Corps de l’article

Les pédagogies féministes s’articulent autour de la reconnaissance et de la lutte contre les mécanismes d’oppression et de subordination du « viriarcat » dans la construction sociale du féminin, dans les pratiques sociales qui perpétuent la disqualification et le dénigrement du savoir et de l’action des femmes par le recours aux codes du viriarcat (Mathieu 1991; Anderson 2011) et par leur intériorisation, au détriment de façons de concevoir le monde et d’y agir qui soient autres. Si l’école participe à limiter les horizons d’existence et d’action des femmes, c’est à la fois par ses contenus et les postures sous-jacentes à leur apprentissage, qui traduisent une injustice profonde. Elle prend ainsi part à une vaste oeuvre de reproduction sociale consolidée dans une variété de pratiques, légitimée par l’autorité conférée à ses discours et à ses acteurs. Les programmes et les manuels scolaires québécois, notamment en histoire, n’y font pas exception (Brunet 2013).

La faible proportion de femmes et leur représentation stéréotypée dans les manuels d’histoire est un sujet récurrent de la recherche dans le domaine de l’éducation au Québec et ailleurs depuis les années 70 (Alvermann et Commeyras 1996; Brodeur 2011; Clark 2005; Consentino 2008; Efthymiou 2007; Lucas 2005; Mang 1995; Tetreault 1986; Trecker 1971). Malgré l’apport incontestable de ces recherches, il faut encore pousser la réflexion et s’intéresser, entre autres, aux aspects pédagogiques en rapport avec l’utilisation des manuels. Rappelons qu’au Québec la Loi sur l’instruction publique prévoit le droit à un manuel pour chaque élève dans chaque matière. On sait aussi que le manuel, malgré des critiques qui l’assaillent, demeure un outil très prisé par le personnel enseignant et par les élèves, qui le considèrent très souvent comme objectif et neutre (Bain 2006; Brunet 2016; Lowenthal 1996). En prenant ces éléments en considération, nous jugeons pertinent de nous demander comment, dans une pédagogie féministe, travailler avec un outil sexiste qui fait partie du quotidien de la très grande majorité des élèves.

Si notre objet est ici le manuel d’histoire, le récit de pratique proposé dans notre article peut s’appliquer à d’autres situations d’enseignement, l’objectif étant de travailler avec un matériel scolaire androcentrique mais dans l’optique de le subvertir.

Les enjeux liés à la fois à la place des femmes dans les contenus scolaires et à la place des élèves dans la (re)construction et l’interprétation des savoirs et des sources de savoirs interpellent en trame de fond les concepts de justice et d’agentivité épistémiques qui orientent depuis les années 70 les travaux des épistémologues féministes (Grasswick 2016). Ces concepts, d’un point de vue féministe, sont le produit d’une analyse normative de « l’influence des construits sociaux que sont les conceptions et normes relatives au genre, ainsi que des expériences et intérêts spécifiques au genre, sur la production des savoirs » (Anderson 1995 : 54) et, plus largement, sur les diverses pratiques épistémiques, c’est-à-dire les pratiques relatives aux savoirs, à leur interprétation, à leur apprentissage et à leur enseignement. Comme entreprise normative, les épistémologies féministes travaillent contre les conceptions sexistes du savoir, pour la prise en considération du point de vue situé (standpoint) des femmes, mais aussi des autres groupes minorisés dans la construction et la validation du savoir, pour affranchir les voix des femmes d’horizons divers des structures d’oppression systémique (Harding 1991). En bref, ces épistémologies ont comme visée une justice épistémique qui reconnaît la validité et la valeur des énoncés de savoirs produits par les femmes, mais également l’inclusion des femmes et de leur perspective dans les énoncés de savoir en général (Harding 1991). En ce sens, les épistémologies féministes sous-tendent les pédagogies féministes en offrant une conception de rapports aux savoirs émancipés des structures de pouvoir disqualifiantes et opprimantes.

La finalité émancipatrice au coeur de la pratique pédagogique présentée ici sous-entend aussi de se libérer de la vision positiviste de la soumission de l’élève à l’autorité du manuel comme source d’un savoir définitif et « vrai », ainsi que des discours aliénants qu’il contient. Un accompagnement féministe permet d’aborder cette double aspiration. Selon Lampron (2016 : 169), « la pédagogie féministe peut être définie en tant que théorie et praxis ayant pour objet, de pair, de favoriser les apprentissages en profondeur (pédagogie) dans une optique de transformation des savoirs, de l’apprenant ou de l’apprenante et même de l’enseignant-formateur ou de l’enseignante-formatrice au cours de ce procédé non seulement éducatif mais aussi politique (féministe) ».

Ainsi, l’atelier décrit dans les pages qui suivent avait comme objet de favoriser la mise au point d’outils d’une pratique réflexive critique, en appui à l’exercice de l’agentivité qu’ont les élèves sur les savoirs, c’est-à-dire le pouvoir d’agir qui dirige d’abord la conscience vers soi pour s’engager de façon critique envers les savoirs, formuler des buts devant ces derniers, évaluer le contexte de leur action épistémique et agir conséquemment (Zagzebski 2013). Cela suppose que les élèves disposent d’un espace de « relations symétriques [permettant] de participer activement à la construction du savoir, et aussi à l’élaboration et à la correction des normes et des règles qui valident son adéquation à la vérité » (Demers, Bachand et Leblanc 2016 : 41) et que la prise de risque dans l’interprétation des énoncés de savoir est encouragée. L’agentivité épistémique peut contribuer à libérer les élèves du mécanisme opprimant et réducteur de transmission-reproduction des savoirs d’une autre personne que présuppose une appropriation passive des contenus du manuel d’histoire comme vérité digne d’être reproduite, d’une part, et à assurer le développement et la prise en considération de l’expression des points de vue situés (Harding 1991) par rapport aux textes du manuel et aux biais de genre (notamment) inhérents à leur production, d’autre part. La pédagogie féministe à l’oeuvre dans cette situation favorise la reconnaissance des élèves comme actrices et acteurs épistémiques : la problématisation, par les élèves, à la fois du traitement des femmes dans les manuels d’histoire et de leur légitimité comme source de savoir à laquelle elles et ils devraient se soumettre permet la déconstruction critique des structures d’oppression dans la production et la diffusion des savoirs.

L’analyse du contenu des manuels est aussi guidée par le concept d’agentivité historique. Au sens large, il se rapporte au libre arbitre, à la volonté, à l’intentionnalité, au choix et à l’initiative, ainsi qu’à la liberté (Emirbayer et Mische 1998) et se définit « comme un processus d’engagement temporellement ancré, informé par le passé et l’évaluation pragmatique du présent, mais dirigé vers l’avenir, notamment dans la capacité d’imaginer prospectivement un répertoire de possibilités alternatives » (Demers, Bachand et Leblanc 2016 : 46). Ainsi, la compréhension de l’agentivité historique (des actrices ou des acteurs historiques) favorise un plus grand discernement de la complexité du passé et du présent. À cet égard, plusieurs recherches axées sur la didactique de l’histoire démontrent que les difficultés à envisager l’histoire en tenant compte des choix et des actions individuelles ou de groupes – particulièrement lorsqu’il est question de personnes opprimées – contribuent à diminuer chez les élèves le sentiment de leur pouvoir d’action. Il peut ainsi leur sembler que le changement ne se trouve pas à leur portée et que l’histoire est le résultat de forces inéluctables (Barton 1997; Seixas 1993; Vansledright 1997).

Les récits historiques, dont ceux des manuels scolaires, renferment de nombreux obstacles à la compréhension de l’agentivité (Lefrançois, Éthier et Demers 2011; Barton 2012; Brunet 2016), particulièrement lorsqu’il est question de la reconnaissance de cette agentivité chez les groupes minorisés. Plutôt que de proposer ici une liste d’obstacles prédéfinis, nous souhaitons illustrer la manière dont une pratique de problématisation et de coconstruction des savoirs en rapport avec ces questions amène les personnes qui y participent 1) à reconnaître par elles-mêmes et de façon épistémiquement active plusieurs obstacles à la compréhension de l’agentivité; et 2) à s’engager dans une remise en question de l’autorité et de la légitimité des outils didactiques comme source de savoir et agent d’apprentissage.

La raison d’être d’un atelier sur l’agentivité des femmes dans les manuels d’histoire

L’idée d’un atelier sur l’agentivité des femmes dans les manuels d’histoire émerge de plusieurs observations autant de notre propre pratique (enseignement au secondaire, au collégial et à l’université) que de la recherche doctorale complétée en 2016 par l’une des auteures du présent article (Brunet 2016). Dans cette thèse, des élèves de quatrième secondaire ont réalisé un exercice analogue à l’atelier décrit ci-dessous, soit la comparaison de courts textes de manuels d’histoire en rapport avec le féminisme. Malgré un malaise évident à accomplir une tâche qui s’éloigne considérablement du type de travail généralement demandé en classe, une majorité d’élèves ont été capables de mettre en évidence des différences qui se rattachaient à l’agentivité des femmes entre les extraits proposés. Leurs conclusions éclairant à la fois le potentiel de l’exercice dans une visée émancipatrice, mais aussi ses limites (notamment la nécessité d’un accompagnement et d’une pratique répétée), il nous semblait important de nous tourner vers la formation initiale et continue des enseignantes et des enseignants en vue de poursuivre la réflexion et d’alimenter le potentiel pédagogique de cette activité.

Deux recherches américaines récentes montrent par ailleurs que le personnel enseignant, en poste et en formation, tend à renforcer les stéréotypes de toutes sortes, y compris de genre, ou à encourager une histoire de type téléologique dans sa pratique (Monaghan 2014; Scheiner-Fisher et Russell 2015). Les conclusions de ces deux études insistent sur la nécessité de mieux former les enseignantes et les enseignants à réfléchir aux problématiques de genre, notamment dans l’enseignement de l’histoire.

L’atelier que nous avons conçu a été tenu pour la première fois lors d’un congrès professionnel de la Société des professeurs d’histoire du Québec portant sur le thème des 75 ans du droit de vote des femmes (Brunet 2015a). Les réactions très positives et les rétroactions du personnel enseignant y ayant participé nous ont incitées à répéter l’expérience à plusieurs reprises de même qu’à en améliorer divers éléments. Nous donnons l’atelier depuis dans de nombreux groupes à la formation à l’enseignement dans deux universités et les personnes qui y prennent part viennent de divers programmes de formation à l’enseignement pour l’éducation préscolaire de même que pour le primaire et le secondaire[1]. Notre atelier est en constante évolution, puisqu’il s’enrichit de la pratique répétée. La section qui suit présente le déroulement de cette activité et fait ressortir les dimensions de l’agentivité épistémique propres aux pédagogies féministes qui s’y développent.

Première étape : subvertir le manuel comme outil

D’une durée variant de 75 à 150 minutes[2], notre atelier se déroule en trois étapes. La première consiste en une courte discussion ouverte à propos des manuels scolaires. Elle permet de faire ressortir les représentations qu’ont les membres du groupe en ce qui a trait à l’objectivité supposée de cet outil didactique, de même qu’à la place accordée aux femmes dans les manuels d’histoire. Une majorité de candidates et de candidats à l’enseignement accordent une confiance quasi aveugle au matériel didactique. Le personnel enseignant en exercice est légèrement plus critique, mais demeure sceptique à l’idée que le récit offert par différents manuels puisse varier. L’argument le plus souvent invoqué est la présence d’un programme obligatoire de même que le contrôle du matériel didactique par les bureaux d’approbation provinciaux[3]. Pour certaines personnes, la vérification du matériel didactique par ces instances confère crédibilité et légitimité au matériel et en assure le caractère non sexiste. Soulignons que se trouve, parmi les critères d’approbation, « une rédaction non-sexiste des textes » et « des rapports égalitaires entre les personnages des deux sexes » (Ministère de l’Éducation du Québec 2004) qui, en apparence, leur donnent raison. Cependant, comme l’expliquent les auteures du récent rapport du Conseil du statut de la femme (2016 : 31) sur l’égalité des sexes en milieu scolaire, de nombreuses limites demeurent, en particulier pour les manuels d’histoire, notamment :

  • « [l]’inexistence d’une formation spécialisée obligatoire en matière d’évaluation de manuels sur le plan des inégalités sociales et de genre […] Il est nécessaire de posséder un savoir spécialisé pour percevoir les éléments plus subtils qui reconduisent les représentations stéréotypées de sexe, particulièrement en ce qui concerne le juste apport des femmes à l’histoire […];

  • Les manuels les plus susceptibles de transmettre des contenus stéréotypés et d’être exemptés d’une analyse qualitative plus poussée (en histoire notamment) sont effectivement évalués d’abord et avant tout du point de vue de la conformité avec les éléments prescrits du programme de formation, sans prise en compte des critères socioculturels. »

Par ailleurs, une croyance partagée par plusieurs personnes qui ont participé à l’atelier est que les manuels d’histoire ont évolué de façon importante au cours des dernières décennies de pair avec les progrès en matière d’égalité des sexes. Or, des études récentes montrent que, tant qualitativement que quantitativement, ce progrès est à peine perceptible et que les femmes demeurent reléguées aux encadrés externes, aux documents iconographiques ou encore à des rôles stéréotypés (Brodeur 2011; Brunet 2013 et 2016; Conseil du statut de la femme 2016; Efthymiou 2007).

La première étape de l’atelier débouche néanmoins sur un début de questionnement critique pour plusieurs personnes qui avouent s’être parfois demandé où étaient les femmes dans le récit. Un consensus apparaît alors dans la volonté d’effectuer leurs propres vérifications. Il est ici question d’un engagement épistémique certain.

Deuxième étape : définir l’agentivité

L’objectif de la deuxième étape de notre atelier est d’initier le groupe visé au concept d’agentivité historique à travers une démarche inductive, par l’intermédiaire de l’analyse de deux photographies : la première présente Adélard Godbout et la seconde, quatre activistes pour le droit de vote au Québec, dont Thérèse Casgrain. Les photographies sont accompagnées de la citation suivante : « On doit se demander pourquoi, dans les livres d’histoire, on insiste pour dire que ce sont les gouvernements qui ont accordé le droit de vote aux femmes, au lieu d’expliquer pourquoi et comment les femmes l’ont réclamé » (Dumont 1998 : 50). Après avoir formé de petites équipes, nous invitons les personnes qui prennent part à l’atelier à réfléchir aux implications de la situation dénoncée par Micheline Dumont. Dans quelle mesure l’affirmation de Dumont s’applique-t-elle à l’enseignement de l’histoire, aux récits offerts dans les manuels? Laquelle des photographies présentées correspond le plus à l’idée que les élèves se font ou devraient se faire de la lutte pour le droit de vote et pourquoi? L’attribution du changement historique à une personne ou à un groupe a-t-elle une importance dans la compréhension du passé? Quelles sont les conséquences de cette situation sur la compréhension qu’ont les élèves des luttes féministes?

À cette étape, les participantes et les participants, qui sont regroupés en équipes, s’interrogent sur le rôle attribué aux personnages féminins dans les récits historiques et parviennent déjà à affirmer que les récits des manuels divergent à ce sujet, puisque les formulations peuvent varier et qu’elles ne sont pas inoffensives. Pour plusieurs, cette dernière constatation est accompagnée d’une certaine colère. Certaines personnes énoncent leur stupeur ou parfois leur gêne de ne pas avoir auparavant réfléchi à ces questions ou encore ont l’impression de s’être fait duper ou d’avoir manqué quelque chose, situation aussi observée par Opériol (2014) lors de son travail auprès d’enseignantes et d’enseignants suisses qui souhaitaient intégrer le genre à leur enseignement. Bard (2005) rappelle de plus que la découverte de l’histoire des femmes provoque un choc du fait de son invisibilité antérieure dans le parcours scolaire. C’est d’ailleurs une dénonciation qui revient souvent dans notre atelier : le parcours scolaire (même universitaire) aurait omis un pan fondamental de l’histoire, réduisant au silence les voix et les actions de plus de la moitié de la population. On souligne même que les programmes ont la prétention de présenter une histoire dite universelle, alors que peu de cas y est fait du rôle historique des femmes.

D’autres personnes ont toutefois une réaction défensive. Rappelons ici que l’exercice ne consiste pas à discréditer les auteures et les auteurs de manuels scolaires (qui font face à de multiples contraintes éditoriales et qui sont issus personnellement d’un système éducatif épistémiquement injuste), mais à réfléchir de façon critique sur la manière dont on écrit et dont on enseigne l’histoire. Malgré un avertissement à ce sujet, certains participants (dans notre échantillon, cette situation ne s’est observée que chez des personnes s’identifiant au genre masculin) condamnent la prétendue volonté abusive d’inclusion à tout prix des « minorités » dans l’histoire. Nous pensons notamment à cet étudiant qui était indigné que l’on puisse remettre en question la trame narrative « traditionnelle ». Pour lui, cela équivalait à « amputer » le récit au profit des femmes qui, en réalité, n’avaient pas joué un « rôle si important » dans l’histoire.

Bien que ce point de vue demeure minoritaire, il nous apparaît important de le relever, car des propos similaires ont été tenus par des personnes ayant pris part à d’autres recherches (Barton 2012; Colley 2015; Levstik et Groth 2002) de même que par des commentateurs québécois (Bock-Côté 2017; Rioux 2012). Conséquemment, il est probable qu’une telle réaction se reproduise. Si l’on peut anticiper la situation, il demeure parfois difficile de gérer les interactions dans le groupe lorsqu’une personne affiche, parfois avec agressivité ou condescendance, des convictions androcentriques ou même misogynes (qu’elles soient conscientes ou non). Dans le cas qui nous occupe, nous n’avons pas eu à intervenir puisque plusieurs membres du groupe ont pris la parole et ont confronté l’étudiant à ses propres contradictions. Dans ce petit groupe, les étudiantes et les étudiants se connaissaient bien et entretenaient des relations cordiales, ce qui a certainement permis de calmer le jeu et de ramener une discussion productive. En ce sens, la délibération autour de la validité des énoncés androcentriques a favorisé leur problématisation selon la prise en considération d’un point de vue situé et la (dé)construction de leur production, démarche importante dans l’exercice d’une agentivité épistémique substantive. L’absence de confrontation des points de vue et d’une analyse de leurs fondements tend à maintenir les conceptions initiales figées, voire à alimenter leur réification lorsque les sujets-interprètes sont isolés dans l’exercice herméneutique (Stroupe 2014; Simard 2004).

Dans notre atelier, l’enseignante-accompagnatrice guide les discussions et un retour en rencontre plénière permet de mettre au jour, de façon inductive et coconstruite, des éléments clés du concept d’agentivité historique. Il ne s’agit pas ici d’offrir une définition toute faite, mais d’amener les personnes présentes à en reconnaître les attributs. Ressortent généralement les éléments suivants : l’agentivité est en lien direct avec le pouvoir d’action à l’échelle individuelle ou du groupe (agentes ou agents) à l’origine des transformations sociales. Ce pouvoir d’action n’est toutefois pas exempt de contraintes sociales qui doivent clairement être exposées dans le récit, selon des critères de validité et de justice épistémiques. Une fois ces aspects délimités, il est temps de comparer des extraits de manuels.

Troisième étape : subvertir les contenus des manuels

Selon le temps à notre disposition, nous présentons de deux à dix extraits de manuels aux personnes participantes lors de la troisième et dernière étape. Des ensembles d’extraits différents peuvent aussi être offerts à chacune des équipes, et il est possible de prévoir, lorsque le temps le permet, une circulation des divers ensembles d’une équipe à l’autre. Voici un exemple de récits divergents sur le rôle des femmes pendant la guerre se trouvant dans deux manuels québécois de troisième secondaire[4] :

Les femmes, mobilisées par l’industrie pour remplacer les hommes, occupent des emplois et des postes qui leur étaient inaccessibles auparavant. En 1940, les Québécoises obtiennent le droit de voter aux élections provinciales. Après la guerre, les hommes reprennent leur place sur le marché du travail et les femmes doivent retourner à la maison.

Dalongeville et autres 2007 : 172

Les femmes sont appelées à participer à l’effort de guerre, notamment en contribuant au rationnement et à la récupération de matériaux. À partir de 1942, les femmes vont travailler dans les usines de guerre pour combler la pénurie de main-d’oeuvre. On estime qu’elles sont plus de 265 000 dans ces usines en 1944. Le gouvernement canadien finit d’ailleurs par céder aux pressions des mouvements de femmes et invite celles-ci à s’engager dans les corps féminins de l’armée canadienne. Les employées et ouvrières reçoivent un salaire inférieur à celui des hommes pour le même travail. Elles constatent toutefois que leur emploi leur permet d’améliorer leur niveau de vie et d’obtenir une plus grande autonomie financière. Après la guerre, certaines d’entre elles vont décider de conserver leur emploi et vont réclamer une plus grande équité dans la répartition des emplois et des salaires. Cependant, la majorité des travailleuses seront mises à pied pour laisser la place aux soldats qui reviennent au pays.

Fortin et autres 2007 : 157

Plusieurs questions servent alors de tremplin en vue de comparer les extraits. Certains extraits semblent-ils offrir une agentivité plus importante aux femmes que d’autres? Certaines formulations sont-elles problématiques en termes d’agentivité? Est-ce possible de repérer des obstacles dans le récit à la compréhension de l’agentivité des femmes dans l’histoire?

Si nous ne pouvons reproduire ici l’ensemble des discussions, notons que ce processus de coconstruction permet de faire ressortir de nombreux obstacles. Constater que les manuels peuvent offrir un portrait aussi différent d’un même évènement entraîne souvent une certaine consternation. Par exemple, dans le cas des deux extraits à propos de la Seconde Guerre mondiale, les étudiantes et les étudiants soulignent le caractère simpliste du premier extrait. En contraste, le second extrait n’uniformise pas autant l’expérience des femmes, celles-ci présentant une diversité de parcours. Des formulations sont aussi à revoir selon certaines personnes participantes : « les hommes reprennent leur place », « les femmes doivent retourner ». Comme elles l’expliquent, le vécu des femmes semble ainsi réduit à une seule possibilité alors que la réalité se révèle plus complexe.

La mise en évidence des obstacles à l’agentivité historique est davantage détaillée lorsque le temps permet l’étude d’un nombre plus important d’extraits. Ainsi, l’obstacle le plus souvent repéré est l’apparence de « passivité » des femmes dans les évènements historiques. Les équipes dénoncent aussi que plusieurs récits associent les gains en matière d’égalité homme-femme à l’« évolution des mentalités » ou au « bon vouloir des gouvernements » et beaucoup moins aux contestations du patriarcat par des groupes féministes. Les luttes en elles-mêmes sont généralement réduites aux résultats (évènements ponctuels : droit de vote, droit à l’avortement, etc.) et très rarement mises en contexte dans la durée, ce qui contribue à réduire le rôle joué par les femmes dans l’histoire.

La surprise de plusieurs est qu’accorder une plus grande place à l’agentivité historique des femmes n’équivaut pas nécessairement à rallonger le texte. Un bon nombre de participantes et de participants conclut aussi qu’il n’est pas si complexe de donner davantage d’importance aux voix des femmes dans les récits; dans plusieurs cas, c’est simplement le sujet de la phrase qui fait toute la différence. Il n’est donc pas question de ne pas utiliser le manuel en classe, mais plutôt d’amener les élèves à exercer un pouvoir herméneutique critique sur lui, à réfléchir aux biais qu’il contient et reproduit comme constructions sociales biaisées des phénomènes sociohistoriques relativement au genre, notamment. Une étudiante proposait ainsi de faire rédiger aux élèves des récits alternatifs qui incluraient davantage le rôle historique des femmes. Cette démarche de reconstruction est un chantier important des épistémologies féministes et un exercice incontournable d’agentivité épistémique, par lequel les interprètes des sources historiques doivent évaluer de façon critique non seulement l’identité de la source, ses champs d’intérêt, son rôle social, mais également les divers éléments du contexte de production de cette source et les rapports de pouvoir, de domination ou d’oppression qui les caractérisent. Cela exige que ces interprètes reconnaissent leurs propres biais à cet égard (et leurs origines) afin de s’en affranchir et de reconstruire des énoncés de savoirs (dans ce cas historiques) plus épistémiquement justes.

À la fin de l’atelier, un retour sur l’activité montre à quel point les apprentissages sont tangibles pour les personnes qui y ont pris part. Partageant un enthousiasme perceptible, elles se sentent mieux outillées pour critiquer autant l’outil d’apprentissage qu’est le manuel que son contenu. Beaucoup d’entre elles souhaitent d’ailleurs amener leurs futurs élèves à réfléchir davantage de façon critique aux récits historiques et à l’autorité du manuel.

L’évaluation des compétences acquises pendant l’atelier

Au cours du trimestre d’hiver 2017, dans le contexte du cours Didactique des sciences humaines et sociales à l’élémentaire, une évaluation trimestrielle fournissait aussi la possibilité aux étudiantes et aux étudiants d’effectuer une nouvelle analyse de l’agentivité des femmes dans les récits historiques. Toutefois, le format de la situation d’interprétation proposée (de type évaluatif, examen de fin de trimestre) a eu une incidence sur les réponses obtenues.

Si l’obtention d’un certificat d’éthique pour l’utilisation secondaire des données[5] nous permet de présenter d’intéressantes données empiriques, nous demeurons conscientes des limites d’un exercice qui, pour certains étudiants ou étudiantes, a mené à une reproduction des énoncés de savoirs de la formatrice, possiblement dans un souci de répondre aux attentes perçues en vue de l’obtention d’une approbation (note). Si les étudiantes et les étudiants arrivent à s’affranchir de l’autorité institutionnalisée du manuel par l’exercice de leur agentivité épistémique sur ce dernier pendant une activité comme celle que nous venons de décrire, le levier puissant de dépendance épistémique que représente l’évaluation sommative réduit considérablement la prise de risque associée à l’affirmation de son autonomie intellectuelle et critique à l’égard des savoirs (Robertson 2009).

La question d’examen était au choix puisque cinq des huit mises en situation proposées dans l’évaluation devaient être traitées durant les trois heures allouées à cette dernière. L’examen était à livre ouvert, c’est-à-dire que toute la documentation désirée était à la disposition du groupe. C’est ici que nous avons observé une certaine forme de rapport de soumission à l’autorité épistémique, puisque plusieurs personnes ont cité à de multiples reprises un article lu à la suite de l’atelier dans lequel on précisait les obstacles à la compréhension de l’agentivité (Brunet 2015b). Il nous paraît malgré tout important de donner la voix aux étudiantes et aux étudiants, qui, pour un bon nombre, ont dépassé le simple calque en démontrant leur capacité à puiser dans leur propre action herméneutique et leur propre argumentaire.

La mise en situation demandait de choisir l’extrait qui paraissait le plus complet en justifiant, à l’aide de deux arguments, le rejet des autres extraits. Voici les trois extraits en rapport avec la « deuxième vague » du féminisme au Québec :

Les femmes forment des associations féministes et revendiquent l’égalité politique et juridique avec les hommes ainsi que des réformes sociales. Les gouvernements fédéral et provincial adoptent plusieurs lois pour améliorer la condition féminine, dont celle qui établit l’égalité juridique des femmes (1964), proposée par Claire Kirkland-Casgrain. Auparavant, la loi québécoise traitait les femmes mariées comme des mineures soumises à leur mari. En 1968, le divorce est légalisé et la contraception est décriminalisée.

Dalongeville et autres 2007 : 172

Dans les années 1960, des groupes féministes se mobilisent autour de la question de la condition des femmes. Les féministes revendiquent pour les femmes un statut juridique égal à celui des hommes, l’accès à des professions jusque-là réservées aux hommes, une meilleure représentation dans les institutions politiques, etc. Elles estiment aussi que les femmes sont victimes de discrimination salariale. Certaines choisissent de faire valoir leurs revendications auprès des gouvernements provincial et fédéral. C’est le cas de la Fédération des femmes du Québec […] [qui] mène des études sur la condition féminine et exige que l’État reconnaisse l’égalité entre les hommes et les femmes.

Fortin et autres 2007 : 177

À partir des années 1960, la participation des femmes au marché du travail poursuit sa remontée. L’État prend des mesures pour favoriser l’égalité entre les sexes et permettre aux femmes une plus grande liberté de choix. Des lois sont votées en ce sens […] Le droit des femmes à la pleine participation à la vie publique est maintenant assuré.

Thibeault et autres 2007 : 371-372

Les réponses des étudiantes et des étudiants mettent en lumière une multitude de lacunes dans les trois extraits, mais s’appuient aussi sur les qualités du deuxième, choisi à l’unanimité comme étant le « plus complet ». Nous verrons que celui-ci a tout de même essuyé des critiques. Les arguments sont généralement en rapport avec l’absence ou le peu d’agentivité attribuée aux femmes dans les extraits. Nous proposons un bref survol de certaines de ces réponses.

Une étudiante note d’emblée le caractère construit des récits : « Ce n’est pas la même histoire mais pourtant c’est le même évènement » (Mylène). Une autre insiste sur la portée du choix des mots : « les verbes : revendique, mobilise, exige [sic] sont tous utilisés pour décrire les actions des femmes […] Cet extrait donne plus de crédibilité aux femmes et montre tout le travail qu’elles doivent effectuer pour obtenir l’égalité » (Stéphanie).

Julie perçoit un paradoxe dans le troisième extrait : « Pour un texte qui parle de la “ pleine participation ” des femmes, il ne leur accorde qu’une participation minime! » Mégane renchérit : « Puisque les agents ne sont pas présents dans cet extrait, les élèves peuvent penser que [les femmes] n’ont rien fait en termes de lutte pour changer leur situation; leurs choix et leurs décisions deviennent alors invisibles. » Pour Clara, « les femmes [y] sont présentées comme étant “ prédestinées ” à leurs futurs [sic] ». La critique d’un récit linéaire et téléologique revient d’ailleurs pour les deux extraits rejetés : « Les événements sont listés de façon séquentielle comme si les choses n’auraient pas pu être différentes » (Cassandra); « [l’extrait] laisse croire que les revendications des droits des femmes n’a [sic] rencontré aucun obstacle » (Laure); « on dirait que les évènements qui sont racontés dans ce texte n’ont eu aucune malléabilité au cours de l’histoire et que tout ce qui s’est passé n’aurait pas pu aller autrement » (Alice).

La dernière phrase du dernier extrait (« le droit des femmes […] est maintenant assuré ») semble aussi en faire sursauter plusieurs. Philippe offre ici une réplique particulièrement élaborée qui démontre une sensibilité par rapport à l’intersectionnalité :

Ceci n’est clairement pas la réalité, et contribue à effacer les revendications actuelles de divers groupes qui luttent pour un accès plus équitable ([par exemple] Black Lives Matter). De plus, […] on dit que les femmes ont maintenant accès à la vie publique, comme si toutes les femmes vivaient une réalité égale. Il est clair que certaines femmes qui font partie d’une minorité visible, ou de familles à faibles revenus, par exemple, ont moins d’espace dans la vie publique qu’une femme blanche de classe moyenne.

Un élément fréquemment cité durant l’atelier, soit l’homogénéisation du vécu des femmes, est signalé à de multiples reprises à l’examen. Martine critique ainsi l’absence, dans les textes, d’une opposition qui était pourtant bel et bien présente. Elle reproche aux récits de faire comme si « personne n’était contre ces mesures ». Pauline ajoute que le deuxième extrait est plus représentatif de la réalité puisqu’il « mentionne […] le mot “ certaines ”, donc il ne rassemble pas toutes les femmes ensemble comme ayant le même but ou les mêmes pensées ».

Mégane remarque, en opposition au premier extrait qui donne un rôle prédominant à une femme, Claire Kirkland-Casgrain, que « l’extrait 2 n’individualise pas […] une seule personne pour en faire une héroïne des féministes. On parle des groupes collectifs féministes, faisant place à l’agentivité collective ». Pour Philippe, cet aspect correspond dans une certaine mesure à un obstacle, puisqu’il uniformise l’expérience féministe : « on met l’accent sur les revendications des groupes féministes qui ont […] lutté pour une égalité entre hommes et femmes. Ceci est une généralisation en quelque sorte [puisqu’il] existe plusieurs différents groupes “ féministes ” ».

À maintes reprises, les étudiantes et les étudiants rappellent que le rôle prépondérant accordé aux gouvernements ou encore à l’État nuit à la reconnaissance de l’agentivité des femmes : « ce n’est pas l’État qui leur donne des droits; ce sont elles qui les exigent et qui luttent pour leur obtention. Elles sont les agentes de leur propre destinée. Elle provoque [sic] les changements sociaux, plutôt que de les subir de façon passive » (Julie). Pour Robert, les élèves pourraient conclure, en lisant les extraits rejetés, que le gouvernement est « le héros de la condition des femmes ». Éléonore ajoute que les femmes « sont présentées de façon passive comme si elles subissaient un mauvais sort et que l’État était venu à leur secours ». Voici les propos de Mélissa :

Ce fait historique présenté ainsi est […] déshumanisé […] Cela n’aide pas l’enfant à se percevoir comme un vecteur de changement parce que le taux d’agentivité est faible […] C’est comme si c’était la loi votée qui a donné le droit de vote aux femmes et non les femmes qui se sont battues pour obtenir ce droit.

Les deux visées affirmées de l’atelier étaient distinctes et complémentaires à la fois. D’une part, le recours à une approche pédagogique féministe visait à affranchir les participantes et les participants de leur soumission à l’autorité épistémique du manuel et de la formatrice et à développer, par son exercice, leur agentivité épistémique propre. D’autre part, l’atelier devait leur permettre de développer les outils critiques requis pour la (dé)(re)construction des récits historiques sexistes, androcentriques et la reconnaissance de l’agentivité historique des femmes, ce qui alimenterait ainsi leur imagination d’horizons d’actions prospectives émancipatrices et transformatrices.

Le récit de pratique qui précède nous aura permis de mettre en lumière les moments clés et les éléments déclencheurs qui génèrent, chez les personnes ayant participé à cet atelier, des actions susceptibles de les mener vers l’atteinte de ces visées, ainsi que des pistes d’amélioration, notamment en ce qui concerne la délibération autour d’énoncés de savoir, la confrontation de représentations incompatibles et la reconnaissance de la prise de risque en jeu dans certaines formes d’évaluation des apprentissages.

Conclusion

Nous avons ici insisté sur les qualités formatrices de l’atelier pour les personnes y ayant participé. Faut-il rappeler que, dans un cadre que nous avons souhaité mettre en place, l’enseignante-formatrice fait partie, elle aussi, de ces personnes? L’expérience a effectivement été pour nous, et encore plus à travers la rédaction de notre article, source de multiples remises en question sur le plan pédagogique. Si les personnes participantes et les participants à l’atelier ont pris conscience de diverses formes de domination (le manuel, le récit historique), nous avons aussi personnellement réalisé qu’il demeure difficile de se libérer de schèmes de pensée hérités d’une forme scolaire (réifiée même à l’université) maître-élèves pouvant nuire à l’agentivité épistémique. Il nous a semblé particulièrement ardu, à certains moments, de faire confiance aux capacités des étudiantes et des étudiants et de ne pas, par exemple, les diriger vers un cadre théorique prédéfini. Si notre objet et la forme de l’atelier étaient féministes, nous sommes en réflexion par rapport à notre choix d’évaluation et, en ce sens, notre questionnement quant aux meilleures façons d’évaluer les apprentissages au sein d’une pédagogie féministe persiste.

L’aspect qui émerge de nos réflexions autour du processus reconstructif qui caractérise l’atelier décrit plus haut est le potentiel immense des épistémologies féministes dans l’apprentissage et l’enseignement des sciences interprétatives comme l’histoire. Effectivement, en tant que fondements des pédagogies féministes, lesquelles accordent une place prépondérante à la praxis et, ce faisant, à l’agentivité, les épistémologies féministes peuvent fournir les outils pour affronter la disqualification systémique des témoignages des actrices historiques, souvent considérées comme peu pertinentes pour la « grande histoire » ou de moindre valeur compte tenu de leur statut social minorisé. Notre propre expérience nous permet de conclure que ces préjugés peuvent et doivent être déconstruits.