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En 1992, la Revue canadienne de l’éducation publie un numéro spécial sur la pédagogie féministe, dirigé par Linda Briskin et Rebecca Priegert Coulter, dans lequel paraît notamment l’un des premiers textes en français sur le sujet (« Dentelle de pédagogies féministes ») de Claudie Solar (1992a). En 1994, bell hooks, comme tant d’autres, poursuit sa démarche sur la pédagogie féministe avec un arrimage à la Pédagogie des opprimés (1974) de Paulo Freire (1921-1997) dans Teaching to Transgress : Education as the Practice of Freedom, rappelant aux féministes qui en forment d’autres la complexité de la déconstruction et de la non-reproduction des rapports de pouvoir dans les salles de classe. Indépendamment des espaces de formation, les contenus comme les manières d’enseigner sont susceptibles tant de transformer que de perpétuer les rapports sociaux de genre, de classe ou de race, pour ne nommer que ceux-là. Que ce soit dans les cours d’études féministes (ou de genre) dans les universités, dans le mouvement des femmes, en éducation populaire, en éducation des adultes, dans la formation des maîtres (sic!), bref en formation initiale ou continue, l’intégration d’une perspective féministe influe tant sur les problématiques abordées que sur les stratégies d’enseignement ou d’intervention (Corbeil et Marchand 2010; Solar 2017).

Près de 25 ans après ces publications pionnières, nous souhaitons réfléchir aux théories, aux pratiques actuelles et aux nouveaux défis posés par l’intégration de pédagogies[1] ancrées dans la déconstruction des rapports sociaux de genre, et ce, dans tous les ordres et cadres d’enseignement, de formation et d’intervention; car l’enseignement se réfère fréquemment aux activités éducatives au sein d’établissements ‒ de la maternelle à l’université ‒, tandis que la formation rime le plus souvent avec l’éducation des adultes et l’intervention, avec le milieu communautaire ou associatif.

Malgré le foisonnement des études féministes et des groupes militants dans les réseaux francophones, il est d’abord surprenant de constater le petit nombre de publications en français sur le sujet des pédagogies féministes. En effet, à l’exception de quelques productions précoces (Solar 1992a, 1992b et 1998b; FNEEQ – CSN 1996; Collectif Laure-Gaudreault 1997; Ferrer et Leblanc-Rainville 1988; Faurest et autres 1988; Gill 1992), les écrits scientifiques francophones, surtout par comparaison avec leurs équivalents anglophones, se préoccupent peu de la philosophie et des pratiques des féministes en contexte d’enseignement ou de formation, tout au moins jusqu’au tournant des années 2000. Après cette date, on constate un renouveau dans les publications francophones, comme anglophones d’ailleurs[2].

Des trajectoires, des filiations et l’enracinement des pédagogies féministes : un bref historique

Retracer l’histoire d’un concept et des pratiques qu’il sous-tend n’est pas simple dans un contexte où, à l’image de la variété des textes rassemblés dans le présent numéro, le développement des pédagogies féministes s’est orchestré dans différents espaces-temps, à partir de diverses postures et préoccupations, rendant la filiation de ce champ complexe à appréhender. Par conséquent, nous hésitons à donner aux pédagogies féministes un point d’origine, une filiation claire et unique ou un héritage certain, même s’il est important de les mettre en relation avec les autres pédagogies émancipatrices, d’une part, et avec l’émergence graduelle des mouvements (proto)féministes, d’autre part.

En effet, depuis fort longtemps, des militantes – parmi les plus connues, pensons à Olympe de Gouges (1748-1793) ou à Mary Wollstonecraft (1759-1797) – revendiquent l’accès à une éducation institutionnalisée de haut niveau et réellement inclusive des femmes, notamment celles des classes populaires[3]. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les savoirs (proto)féministes aux xviiie et xixe siècles s’apprennent surtout à l’extérieur des établissements éducatifs (où les perspectives féministes s’implanteront plus significativement au xxe siècle), d’où l’importance passée comme actuelle de l’autoformation (proto)féministe et des mouvements de femmes dans cette transmission[4].

En parallèle, les mouvements sociaux progressistes en vue d’une transformation des rapports de pouvoir ont souvent postulé que cette évolution devait s’opérer par un changement de mentalité. Ainsi, le xixe siècle voit anarchistes, abolitionnistes de l’esclavage, marxistes et (proto)féministes, tout comme les adeptes du libéralisme et du réformisme, investir l’éducation comme moyen privilégié pour réaliser leur oeuvre. Plutôt que de remplacer un endoctrinement par un autre, l’idée était de faire de l’école – y compris l’éducation aux adultes – un espace d’émancipation. Cette prémisse remontant (au moins) aussi loin qu’aux Lumières radicales[5], il n’est pas nécessairement utile d’essayer d’établir une origine pour la « pédagogie émancipatrice », qu’elle porte le nom de « pédagogie anarchiste » dans les écoles de Paul Robin (1837-1912), Francisco Ferrer (1859-1909) ou Sébastien Faure (1858-1942) (Allain à paraître), d’« anarchiste féministe » dans l’enseignement d’Emma Goldman (1869-1940) (Goldman 1906), d’« antiesclavagiste » ou d’« antiraciste » sous la gouverne d’Anna Julia Cooper (1858-1964) (Guy-Sheftal 1995 : 43) ou, un peu plus tard, de « pédagogies critiques » au sein de l’école de Francfort (Kincheloe 2004; Breuing 2011). Il nous semble plus utile de constater l’influence croisée des pédagogies féministes et des pédagogies théorisées et appliquées par d’autres mouvements d’émancipation, arrimage (parfois assumé, parfois partiel) qui se poursuit au xxe siècle. Les pédagogies émancipatrices exercent ainsi un attrait sur plusieurs féministes ‒ qui les intègrent sous le prisme du genre ‒ sans pour autant constituer nécessairement l’inspiration principale.

On peut aussi prendre comme point de départ, au Québec, les premières instances de la lutte des droits des femmes, notamment à l’égard du suffrage. À titre d’exemple, dès 1923, un nouveau cours d’instruction civique sera offert à l’Université de Montréal (Lavigne et Stanton-Jean 2017 : 165) pour aider les femmes à se positionner au regard de l’élection fédérale, cours qui outillera par ailleurs de nombreuses Canadiennes françaises pour soutenir l’obtention du droit de vote au provincial, certaines devenant ainsi des militantes dans le mouvement des femmes. Cet épisode (et tant d’autres) de mise en pratique des visées émancipatrices des pédagogies féministes amène les historiennes québécoises Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean (2017 : 168) à souligner que « le mouvement féministe libère la parole collective des femmes et leur donne la possibilité d’écouter d’autres femmes expliquer l’importance de leur implication dans la société ». Marie-Blanche Tahon (1985 : 32) considère même que c’est notamment par la lutte pour les droits juridiques que « le mouvement féministe est devenu un mouvement de masse, un mouvement populaire » appelé à se déployer tout au long du xxe siècle et au-delà.

Par conséquent, beaucoup de femmes ‒ quel que soit leur ancrage social et politique, mais ayant développé une pensée féministe ‒ ont contribué à la mise en place des pédagogies féministes ou des pédagogies des féminismes dans différents espaces-temps. Or, c’est au moment où des féministes sont entrées dans des établissements scolaires ou de formation, comme étudiantes, professeures, éducatrices ou intervenantes, que l’expression « pédagogies féministes » s’est développée (Solar 1998b et 1992a; Loring 1984). La mise en commun des expériences d’oppression, la reconnaissance par les femmes de la méconnaissance de leur corps comme de leur histoire et la remise en question du rôle autoritaire des professeurs et des professeures auraient contribué à révolutionner les pratiques des enseignantes et des étudiantes féministes dans les salles de classe, sans nécessairement qu’il y ait d’ancrage théorique direct dans les écrits sur la pédagogie existant à l’époque.

Pour certaines auteures, particulièrement aux États-Unis, les pédagogies féministes sont le résultat du développement des études féministes ou des femmes (Women’s Studies), soit de l’institutionnalisation d’une partie du mouvement dans les universités (Weiler 1991). Cette institutionnalisation n’a pas seulement pour objet d’importer les idées et les savoirs féministes dans les cours, mais également les méthodes collectives d’éveil ou d’approfondissement de la conscience politique qui émergent des « groupes de conscientisation » féministes, selon Kathleen Weiler (1991 : 456) : « Key to understanding the methods and epistemological claims of feminist pedagogy is an understanding of its origins in more grassroots political activity, particularly in the consciousness-raising groups of the women’s liberation movement of the late 1960s and early 1970s. »

Même si les pratiques ont depuis évolué, nombre de féministes dans un rôle d’enseignement tentent d’appliquer des idées et des principes féministes dans les espaces où elles se retrouvent, plusieurs ne découvrant que très tardivement les écrits théoriques sur les pédagogies. D’ailleurs, l’absence de références concrètes ou définitionnelles par les enseignantes sondées dans la recherche d’Anastasie Amboulé Abath, Marie-Ève Campbell et Geneviève Pagé, que l’on peut lire dans ce numéro, suggère que leur échantillon est constitué principalement de ce type de pédagogues. On pourrait peut-être alors parler davantage des pédagogies des personnes enseignantes féministes ou des pédagogies des féminismes. Cependant à l’instar des autres pédagogies libératrices, le coeur demeure ici l’engagement pour la transformation sociale à travers l’éducation (Lampron 2016).

Le développement des études féministes se comprend en parallèle avec le mouvement des femmes; les groupes, les centres ou les organisations qui le composent ont significativement contribué à générer les premières stratégies d’intervention auprès des femmes et les premiers savoirs les concernant. Les écrits de Freire (1974, 1992 et 2006) ont aussi représenté une source majeure d’inspiration dans un contexte où le mouvement féministe, notamment ses organisations et ses associations, s’était depuis longtemps investi dans l’éducation populaire comme source d’autonomisation (empowerment) ou d’« empouvoirement » (AIF et Moreau 2002). Des militantes ont ainsi appris à rejoindre les femmes, plusieurs groupes féministes québécois offrant des services leur étant destinés (Brodeur et autres 1982) et mettant sur pied des activités éducatives dans un but de formation ou de sensibilisation (Denis 2003); un certain nombre de professeures universitaires d’études féministes y ont d’ailleurs fait leurs armes. Il s’ensuit que le milieu communautaire ou associatif parle davantage d’intervention que de pédagogie, de nombreuses travailleuses de groupes de femmes ne se reconnaissant pas (ou peu) comme praticiennes d’éducation populaire (CSE 2016) et encore moins comme enseignantes ou formatrices, deux termes propres au milieu éducatif[6].

Les pédagogies émancipatrices (ou critiques) demeurant évocatrices pour les féministes, le développement des pédagogies féministes s’inscrit, pour certaines auteures, en filiation directe avec les écrits de Freire (Luke et Gore 1992). Or, si les pédagogies des féministes ont largement subi l’influence de cet artisan brésilien de l’alphabétisation, des Québécoises se sont aussi inspirées d’Albert Memmi (1968 et 1973); « si Freire apporte un lien entre éducation, savoir et classe opprimée, Memmi lui en établit un entre éducation, savoir et peuple opprimé » (Solar 1992a : 272), offrant ainsi un avant-goût des pédagogies décoloniales. Dans un texte de ce numéro, Isabelle Collet attribue l’origine des pédagogies féministes en Suisse à l’influence de Freire, réfugié à Genève de 1970 à 1980, notamment à travers le relais assuré par des enseignantes comme Rosiska Darcy de Oliveira[7].

Le croisement entre les pédagogies émancipatrices et féministes se reflète également dans les propos de l’influente féministe et pédagogue bell hooks. Cette dernière raconte sa rencontre d’abord avec les textes de Freire, puis avec le pédagogue, soulignant l’apport considérable et novateur de sa pensée pour le développement de ses propres réflexions sur l’enseignement comme pratique de libération (hooks 1994 : 52) :

Deeply committed to feminist pedagogy, I find that much like weaving a tapestry[8], I have taken threads of Paulo’s work and woven it into that version of feminist pedagogy I believe my work as a writer and teacher embodies. Again, I want to assert that it was the intersection of Paulo’s thought and the lived pedagogy of the many black teachers of my girlhood (most of them women) […] that has had a profound impact on my thinking about the art and practice of teaching.

Dans cette citation, hooks nomme également une autre influence importante souvent passée sous silence : les éducatrices et les éducateurs racisés qui se sont donné du mal pour faire émerger la pensée critique chez leurs élèves et ainsi les préparer à combattre le racisme. Dans ses mots, hooks (1994 : 52) décrit plus précisément ces éducatrices :

[Those] who saw themselves as having a liberatory mission to educate us in a manner that would prepare us to effectively resist racism and white supremacy […] And though these black women did not openly advocate feminism (if they even knew the word) the very fact that they insisted on academic excellence and open critical thought for young black females was an antisexist practice.

D’autres travaux ont documenté comment l’engagement de plusieurs femmes noires dans l’enseignement et l’éducation populaire, comme forme d’activisme quasi traditionnel, a été ignoré, à tort, dans la construction de l’histoire et des canons des pédagogies critiques (Evans-Winter et Piert 2014). On peut donc noter l’existence d’une autre filiation, celle qui est héritée des enseignements de l’éducation populaire, notamment afrodescendante, en vue de l’émancipation par rapport au sexisme et au racisme.

Cette lutte apparaît également dans les pédagogies décoloniales, qui ont aussi intégré certains éléments de l’analyse féministe. En effet, des écrits soulignent l’importance de reconnaître l’imbrication des systèmes coloniaux, impérialistes et sexistes dans la construction historique et actuelle des connaissances; de par l’imposition de concepts, de cadres et de règles formés par ces systèmes, les savoirs sont régulés et modulés (Tihuwai Smith 2012 : 7-8). Une partie de la littérature qui se revendique des pédagogies décoloniales, notamment en provenance de l’Amérique du Sud, intègre également une perspective féministe (Elenes 2001; Espinosa-Miñoso et autres 2013).

Tout comme celui des mouvements d’émancipation, le rôle fondamental des pédagogues, du corps professoral formé dans les facultés d’éducation ‒ ou encore, à des époques antérieures, dans des établissements voués à la formation à l’enseignement, nommément les écoles normales au Québec ‒ se doit finalement d’être souligné dans une perspective de filiation et d’actualisation des pédagogies féministes. Ces personnes connaissent le langage de la didactique et, de par leur perspective féministe, ont à coeur la formation de celles et de ceux qui enseigneront et qui joueront un rôle dont l’effet sera multiplicateur. Elles tentent donc de documenter, de valider et de promouvoir l’institutionnalisation de pratiques transformatrices. Plusieurs articles de ce numéro (Josée Trudel, Marie-Hélène Brunet et Stéphanie Demers, Gaël Pasquier et Gabrielle Richard, Joëlle Magar-Braeuner) semblent entrer dans cette catégorie.

Ces trajectoires multiples, variées et souvent non linéaires permettent d’esquisser la construction transhistorique et multivoque des pédagogies féministes, qui prennent différents visages et s’ancrent dans diverses prémisses. Tout comme il existe une multiplicité de courants féministes (ex : radical, libéral, intersectionnel, queer, antiraciste), il en va de même des perspectives féministes sur les pédagogies. À titre d’exemple, deux textes de ce numéro mettent en jeu et confrontent clairement différentes visions de la pédagogie dans les récits de pratique au coeur de leurs articles : féminisme matérialiste et libéral pour Isabelle Collet; féminisme intersectionnel et libéral pour Joëlle Magar-Braeuner.

Des définitions des pédagogies féministes

Étant donné la diversité de ces trajectoires et la multiplicité de leurs espaces liminaires, il est difficile d’en arriver à une définition consensuelle et spécifique des pédagogies féministes. Linda Briskin (1990) soulignait que la pédagogie féministe est une forme de pratique féministe qui prend racine dans le mouvement des femmes et s’inscrit dans les traditions de pédagogies critique et radicale. L’« éducation », prise dans son sens large, peut ainsi être une forme de reprise de pouvoir et d’instrument de changement social car, à travers l’éducation, l’intervention ou la formation, c’est la transformation sociale qui est visée, de même que le bien-être et l’autonomie des femmes. Arrêtons-nous cependant au sens du terme « pédagogie ».

Comme le souligne Francine Best (1988 : 161) dans un texte proposant un historique concis du terme, la pédagogie était au départ à la fois la science et l’art de l’éducation. Toutefois, l’entrée des sciences de l’éducation à l’université relègue la pédagogie à la pratique, marginalisant ainsi le mot. Best (1988 : 169) souhaite alors revaloriser le terme et écrit : « à notre sens, la formule “ recherche pédagogique ” vaut largement celle de “ recherche en éducation ” ». La proposition de cette philosophe de formation ‒ et directrice jusqu’en 1988 de l’Institut national de recherche pédagogique en France ‒ peut aussi s’appliquer au Québec où, selon les universités, on trouve les facultés ou départements des « sciences de l’éducation » ou d’« éducation » dès lors que le rapport Parent propose en 1963 d’abolir les écoles normales et de transférer la formation des maîtres (sic!) à l’université.

Le terme « pédagogie » peut ainsi avoir un sens large, retenu par Penny Jane Burke et Sue Jackson (2007 : 157), car il se révèle utile et sert à préciser que « l’enseignement est à la fois un art et une science ». Ces auteures cherchent à définir quelles seraient les pédagogies favorisant l’apprentissage tout au long de la vie; pour cela, elles se sont appuyées sur « les pédagogies féministes, critiques, de libération et radicales » (ibid.). Elles emploient le terme « pédagogie » dans une perspective politique et s’intéressent à « l’action et [à] la pratique transformative » (ibid.). L’apprentissage est situé et le « savoir est toujours lié au pouvoir » (ibid.). Selon Penny Welch (1994 : 156), l’ensemble des pédagogies féministes se fonde sur trois principes qui ont pour objet :

  • d’établir des relations égalitaires dans la classe;

  • de faire en sorte que les étudiantes et les étudiants se sentent valorisés en tant que personnes;

  • d’utiliser l’expérience des personnes étudiantes comme source d’apprentissage.

Pour Burke et Jackson, à ces principes, il convient d’ajouter que l’activité pédagogique soit transformative.

Pour sa part, le dossier du Chantier sur la pédagogie féministe du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), mis en ligne en 2017 par le Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine (CDEACF), propose six idées directrices sur la pédagogie féministe[9] :

  1. une reconnaissance de l’expérience comme source de savoirs légitimes;

  2. une mise en valeur du développement de l’esprit critique et une sensibilisation aux enjeux sociaux;

  3. un questionnement et une déconstruction des rapports de pouvoir ainsi qu’une lutte contre les différentes formes d’inégalités, dont celles de genre, dans un but de transformation sociale;

  4. des pratiques participatives et émancipatrices;

  5. une réflexion sur le rapport entre la personne en situation d’apprentissage, d’une part, et la personne formatrice, d’autre part;

  6. les savoirs féministes, les savoir-faire et les savoir-être.

De son côté, Debotri Dhar (2014 : 163), après une analyse de différents aspects des pédagogies féministes englobant une large période (de 1979 à 2011) et de multiples auteures et auteurs, relève cinq éléments clés :

  1. la distinction entre le naturel et le social;

  2. l’intersectionnalité et son rôle fondamental dans l’identité;

  3. l’importance de l’apprentissage expérientiel;

  4. la volonté d’abolir les hiérarchies traditionnelles et de promouvoir des environnements éducatifs démocratiques et participatifs;

  5. une volonté de transformation.

Selon une analyse des interactions en salle de classe, le manuel de formation à l’intention des professeures et des professeurs d’université ou de l’éducation des adultes, quant à lui, souligne que les pédagogies féministes permettent de contrer les discriminations (Solar 1992b). On les sait nombreuses et celles-ci concernent ici cinq grandes catégories (ibid.) :

  1. les interactions, telles que le sexisme, la discrimination ethnoculturelle, le racisme ou l’hétérosexisme;

  2. les stéréotypes;

  3. la communication non verbale ou paraverbale, cette dernière étant perçue par l’intonation;

  4. le langage;

  5. les programmes d’études, c’est-à-dire le curriculum.

On le voit : les idées se recoupent, non pas entièrement, mais sur de nombreux points. Il est alors possible de proposer que les pédagogies féministes ont pour objet de contrer les rapports de pouvoir connus, d’une part, et que, étant donné que « les êtres vivants se refont constamment en interaction avec leurs environnements » (Kincheloe 2008 : 147), les pédagogies féministes ont évolué au rythme des avancées des lectures féministes du monde qu’elles veulent toutes transformer, d’autre part. C’est ainsi que la notion de genre a supplanté celle de sexe pour désigner le social, que l’antiracisme demeure vivant et inspirant, que la notion d’intersection des oppressions y a été intégrée, que l’expérience demeure source de savoirs et que les identités interreliées et imbriquées varient selon les contextes, les cultures, les pays et les types de formation (Solar 1997)[10].

D’ailleurs, en 30 ans, de nouveaux questionnements ont vu le jour. Si certaines préoccupations au regard de l’ethnicité ou de la classe sociale ont fait partie des débats féministes dès le départ, d’autres sont plus récentes ou visibilisées dans les écrits et les pratiques. En vue de la publication de ce numéro, nous avions lancé un appel large afin de mettre en débat les enjeux émergents liés aux pédagogies féministes. Les textes recueillis se démarquent par la diversité des univers ciblés (communautaire ou associatif, éducation aux adultes, universitaires, personnes enseignantes ou éducatrices, personnes avec limitation physique) et plusieurs auteures utilisent une perspective intersectionnelle. Cependant, peu se sont engagées dans les débats qui émergent de la littérature anglophone sur des sujets connexes :

  • l’utilisation des technologies de l’information communication (TIC) en pédagogie féministe (Alexander et Sapra 2013; Zhao 2010);

  • les liens entre l’affectif et l’apprentissage (Fahs et Bertagni 2013; Fay 1992; Sedgwick 2003);

  • les liens entre les cultures militantes et l’apprentissage (Bowdon, Pigg et Pompos Mansfield 2014; Sasaki 2002; Sheridan et Jacobi 2014);

  • l’enseignement du multiculturalisme (Berry 2010; Giroux et McLaren 2014; Kaye/Kantrowitz 2002; Nair 2014);

  • l’articulation des pédagogies féministes et des approches queer (Kumashiro 2002; Pinar 1998; Sorkin Rabinowitz 2002) et décoloniales (Desai et Sanya 2016; Tuck et Yang 2012; Tihuwai Smith 2012).

Nous pouvons ainsi appréhender ce numéro, rassemblant des points de vue variés, dans une optique d’ouverture d’un espace dialogique propre au champ francophone des pédagogies féministes, qui, malgré sa richesse, reste encore à défricher.

Des terrains d’actualisation des pédagogies féministes : présentation des textes du numéro

C’est dans la foulée du renouveau d’intérêt à l’égard des pédagogies féministes que plusieurs chercheuses ‒ universitaires et des milieux de pratique ‒ du RéQEF se sont regroupées à l’automne 2015 pour former le Chantier de travail sur la pédagogie féministe. De ce dernier ont émergé plusieurs initiatives, dont la création de ce numéro et une recherche qui y figure. En effet, il semblait important de mettre en valeur l’état des connaissances et les nouveaux développements portés par les féministes travaillant dans le domaine de la formation ou de l’intervention ou encore réfléchissant à la pédagogie. Nous avons souhaité regrouper autant les réflexions féministes sur les pédagogies et les approches féministes de la pédagogie que les innovations et les pratiques pédagogiques.

Les textes sont représentatifs, du moins en partie, des recherches actuelles dans le champ des pédagogies féministes en contexte francophone et différents débats et préoccupations les animent. Le dossier s’ouvre sur un article d’Anastasie Amboulé Abath, Marie-Ève Campbell et Geneviève Pagé faisant le point sur les pratiques et les réflexions des enseignantes universitaires membres du RéQEF. Cet article permet de mettre à jour une définition de la pédagogie féministe et souligne quatre points qui font débat parmi les enseignantes universitaires, principalement : 1) l’importance de révéler la position située de la personne enseignante, peu importe le contexte; 2) la distinction entre bonnes pratiques pédagogiques et pratiques pédagogiques féministes; 3) la distinction entre pédagogies anti-oppression et pédagogies féministes; et 4) la place relative des savoirs expérientiels versus les savoirs savants. Les trois auteures relèvent en conclusion que les enjeux d’aujourd’hui sont sensiblement les mêmes que ceux d’il y a 25 ans.

Les deux articles qui suivent concernent le milieu communautaire ou associatif. Le premier est le résultat d’une démarche collective avec l’organisme Relais-femmes, comme le reflète la liste des auteures : Louise Lafortune, Lise Gervais, Berthe Lacharité, Josiane Maheu, Anne St-Cerny, Nancy Guberman, Danielle Coenga-Oliveira et Priscyll Anctil Avoine. Leur article met en exergue le rôle fondamental joué par les groupes féministes dans l’articulation et l’actualisation des pédagogies féministes sur le terrain, notamment à partir des apports du socioconstructivisme au regard d’un accompagnement-formation réflexif et interactif, qui caractérise les interventions proposées par Relais-femmes. L’intégration de perspectives intersectionnelles au référentiel développé par l’organisme au cours de ses 40 années d’existence s’inscrit ainsi dans une démarche de longue durée, de développement continu des compétences et d’articulation avec les besoins des milieux féministes, posant ainsi les bases d’une approche en perpétuel renouvellement.

Vient ensuite le texte sur la créativité féministe que France Huart et Manon Voyeux observent dans la démarche de formation avec le groupe non mixte Vie féminine. La créativité est connue pour ouvrir des horizons à explorer (Gendreau 1998) en sortant délibérément du cadre habituel des rôles et des statuts imposés, ici aux femmes, tandis que les féminismes commandent une lecture collective de l’oppression et favorisent une compréhension du vécu des femmes et de leur contexte. La démarche ainsi pensée débouche sur des possibles quant à leur corps et quant aux sphères du privé et du public. Vie féminine aborde ainsi le pouvoir d’agir, soit l’empowerment des femmes de milieux populaires et précaires. L’enjeu du pouvoir est particulièrement bien détaillé dans ce texte, soulignant certaines distinctions entre le pouvoir sur, perçu négativement, le pouvoir avec et le pouvoir de, terminologie que l’on doit à Mary Follet (1868-1933)[11].

L’article d’Elena Pont met ensuite en lumière l’expérience de femmes paraplégiques au coeur d’une démarche de projection professionnelle ou de formation, dans laquelle entrent en jeu le genre comme le capacitisme. Remettant en question notamment les relations de pouvoir, la division sexuelle du travail et les barrières structurelles et institutionnelles ‒ éléments convergents aux pédagogies féministes ‒ à partir des récits de vie professionnelle de trois informatrices, l’auteure souligne également le potentiel émancipateur des « praxis des pédagogies féministes freirienne et poststructuraliste, dans la réhabilitation des femmes paraplégiques » (p. 99).

Les autres articles du numéro s’engagent dans des débats sur l’école et les enseignants et les enseignantes comme espaces et agents ou agentes de reproduction et de transformation des rapports de pouvoir. En effet, la littérature montre comment l’école peut jouer un rôle important « dans la fabrication des inégalités entre les sexes », cela étant expliqué notamment par la prégnance de la croyance en la « différence “ naturelle ” entre les hommes et les femmes » (Cacouault-Bitaud et Combaz 2012 : 11). Cette croyance est si présente que Nicole Mosconi (2016) a choisi d’en étudier les bases, s’extirpant des attributs purement biologiques pour instruire les apports de la culture et de l’histoire. Heureusement, la plupart des personnes féministes qui enseignent ou qui interviennent en contexte d’apprentissage ont à coeur de ne pas ancrer dans ces différences leurs enseignements et d’ouvrir la voie des pensées et des savoirs féministes pluriels. On pourrait même rapprocher ce désir d’une définition possible des pédagogies féministes (Solar 1992a : 267).

En ce sens, plusieurs textes de ce numéro se penchent sur la reproduction des stéréotypes dans les outils pédagogiques et la formation du personnel enseignant. Se préoccupant de la formation des éducatrices et des éducateurs à la petite enfance au Québec, Josée Trudel analyse le Programme éducatif des services de garde du Québec, Accueillir la petite enfance et souligne qu’il contribue à reproduire les rapports sociaux de sexe, et ce, malgré la profession de foi à la lutte pour l’égalité des sexes et contre les stéréotypes de genre énoncée dans ce même programme. En effet, l’auteure met en évidence trois éléments qui structurent les contradictions entre les principes et la pratique : 1) la reproduction de la binarité des sexes (confirmant ainsi la naturalisation de la bipartition de l’humanité en deux sexes); 2) l’absence de référence à la construction sociale des sexes (sous-entendant ainsi un respect de la différence des sexes); et 3) la reproduction de nombreux stéréotypes à travers le document, ainsi que l’emploi d’un langage illustrant la prédominance du masculin, et ce, malgré la prédominance numérique des femmes dans la profession.

De même, Marie-Hélène Brunet et Stéphanie Demers dénoncent la dimension stéréotypée des représentations de genre dans les manuels scolaires d’histoire, utilisés dans la formation initiale et continue du personnel enseignant de ce domaine. Elles remettent en question, ce faisant, l’impact pédagogique de ces représentations sur les cohortes d’étudiantes et d’étudiants et de futurs membres du personnel enseignant. Les auteures documentent également la mise en place d’ateliers afin de contrer ces impacts négatifs et de ramener la « finalité émancipatrice au coeur de la pratique pédagogique » (p. 124). À travers ces ateliers, elles mettent en lumière la possibilité de « se libérer de la vision positiviste de la soumission de l’élève à l’autorité du manuel comme source d’un savoir définitif et “ vrai ”, ainsi que des discours aliénants qu’il contient » (p. 124), notamment par la mise en valeur de l’agentivité historique des femmes, le tout dans une perspective féministe.

Dans le même esprit, Gaël Pasquier et Gabrielle Richard analysent les récits de pratiques des formatrices et des formateurs engagés dans la sensibilisation aux inégalités genrées de futurs enseignants et enseignantes. Leur texte permet d’observer les trois résistances auxquelles font face les formatrices et les formateurs, résistances notamment liées à la prégnance des stéréotypes, et suggère des méthodes pour les dépasser. L’article en question se termine par une discussion sur le difficile équilibre entre le temps alloué à l’autoréflexion, à l’introspection et à la discussion des pratiques et des problématiques existantes, ainsi que sur le temps imparti à l’apprentissage de pratiques concrètes et professionnelles en vue de transformer les rapports de pouvoir, les formations ayant une durée souvent trop courte et étant limitées par les objectifs à atteindre.

Joëlle Magar-Braeuner, quant à elle, propose une critique du cadre d’interprétation accompagnant La leçon de discrimination, un outil pédagogique scolaire permettant de découvrir de façon expérientielle le ressenti d’une discrimination. Utilisant une approche féministe matérialiste, elle montre les lacunes d’une analyse qui s’ancre uniquement dans la psychologie sociale et le langage de la discrimination. Son regard, portant sur la complexité des interactions entre les rapports sociaux et les microdynamiques du pouvoir, permet de revoir la pertinence de cet outil afin de mettre en évidence les façons dont les rapports de pouvoir s’actualisent et se reconstruisent dans le quotidien des élèves comme des enseignantes et des enseignants.

Le texte d’Isabelle Collet clôt habilement la partie thématique de ce numéro, en renvoyant à une analyse plus macro de la formation du personnel enseignant dans le système de l’instruction publique francophone en Suisse. À Genève notamment, les enjeux des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes sont enseignés à travers la stratégie de l’éducation à l’égalité (qui fait partie des « éducations à »), un modèle qui ne permet pas de développer une conscience et une compréhension des rapports sociaux de sexe et de genre, en raison notamment de l’absence de savoirs scientifiques et de son accent sur le démantèlement des stéréotypes. Après cette mise en perspective, l’auteure présente sa propre façon d’intervenir dans le contexte de la formation initiale universitaire non obligatoire de celles et ceux qui enseigneront au primaire. En ce sens, elle propose une démarche pédagogique s’appuyant sur les pédagogies critiques (Freire 1974 et 2006) et féministes (Solar 1998b) et offre des outils d’intervention qui favorisent une participation active et une sensibilisation à la multidimensionnalité des stéréotypes de genre portés par les enseignantes et les enseignants, les parents, les membres du personnel de l’éducation et les jeunes mêmes.

Conclusion

Au terme de la démarche de réalisation de ce numéro sur les pédagogies féministes et des féminismes, nous constatons que tous les textes publiés se penchent d’une façon ou d’une autre sur l’application de principes féministes, dans lesquelles les auteures et les auteurs se reconnaissent, en contexte de formation. Les écrits réunis portent davantage sur des analyses de pratique, et moins sur la théorisation macro des pédagogies féministes ou leur évaluation, à l’exemple des travaux de Fran Davis, Arlene Steiger et Karen Tennenhouse (1990) dans l’enseignement des sciences physiques ou de Barbara Biglia et Edurne Jiménez (2012) sur l’actualisation du cyberféminisme. Or, à travers la richesse des analyses présentées ‒ sans toutefois englober l’ensemble des champs de théorisation et de pratique des pédagogies féministes ‒ et dans un contexte où les filiations des pédagogies féministes et des féminismes demeurent complexes à appréhender, nous espérons, à notre tour, qu’il pourra servir tant à une mise en perspective sur ce thème dans la francophonie qu’à inspirer les théories et les pratiques des milieux éducatifs, associatifs et féministes, tout en favorisant l’approfondissement de questionnements, de réalisations et de validations par l’entremise de travaux futurs. Dans ces cas, ce numéro fera oeuvre utile… et pédagogique… en vue d’une transformation des rapports oppressifs ‒ notamment sous le prisme du genre ‒ qui demeurent particulièrement prégnants. Les pédagogies féministes et des féminismes ont joué et doivent continuer à jouer un rôle central dans la déconstruction de ces rapports de pouvoir : ainsi, elles demeurent, de facto, un chantier ouvert…

Articles hors thème

Cinq articles hors thème s’ajoutent aux articles du présent numéro thématique. Le premier est celui de Marie Brien-Bérard, Catherine des Rivières-Pigeon et Hélène Belleau : ces auteures examinent la situation des familles d’enfants ayant un trouble du spectre de l’autisme sous un angle inédit, soit celui des inégalités financières au sein du couple. Elles montrent dans leur texte que les familles vivent des difficultés financières importantes en raison des besoins de services spécialisés des enfants et du faible taux d’emploi des mères.

Dans le deuxième article hors thème, Sylvie Lévesque, Manon Bergeron, Lorraine Fontaine et Catherine Rousseau partent du constat que plusieurs femmes vivent une expérience de violence lorsqu’elles accouchent dans des établissements de soins de santé. Les auteures abordent le concept de la violence obstétricale en proposant une analyse conceptuelle basée sur une approche féministe, afin de mieux circonscrire et définir cette problématique.

Le troisième article hors thème est celui de Catherine Dussault Frenette. Elle analyse, dans trois romans états-uniens récents, des représentations littéraires de rapports violents entre hommes et filles, au cours desquels les premiers initient les secondes sous la contrainte, rapports désignés par l’appellation « entrée imposée » dans la sexualité.

Dominique Damant, Valérie Roy et Marianne Chbat, dans le quatrième article hors thème, présentent les résultats d’une étude qualitative qui évalue les effets d’un programme d’intervention féministe intersectionnel destiné aux femmes exerçant de la violence. Les chercheuses se concentrent sur le volet « socialisation » du programme conçu par une équipe d’actrices des milieux communautaire et universitaire.

Le cinquième article hors thème, celui de Nasima Moujoud, porte sur la situation de travailleuses domestiques migrantes en France. Nous reprenons ici des extraits de la présentation qu’en ont faite Aline Charles et Elsa Galerand, directrices du numéro 30.2, de Recherches féministes intitulé « Travail, temps, pouvoirs et résistances ». À partir des entretiens qu’elle a menés auprès de femmes sans papiers à Paris, Nasima Moujoud met en évidence des rapports de dépendance tels qu’ils sont organisés par l’État français et ses politiques migratoires (Charles et Galerand 2017 : 11) :

[Elle] s’attache plus précisément à rendre compte de l’« effet papiers » sur les stratégies de résistance de ces femmes « parties seules ou sans conjoint » du Maroc et devenues « sans-papières » en France. Elle montre que ces stratégies sont étroitement liées au fait que les politiques migratoires fabriquent un « travail d’immigré » qui est aussi intrinsèquement sexué. En France, le service domestique est aux « sans-papières » ce que le domaine du bâtiment et des travaux publics est aux sans-papiers, avec cette différence notable d’une impossible régularisation par le travail domestique.