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Les travaux d’Élie Baranets s’inscrivent dans le champ d’études relatif à la notion de victoire démocratique. Selon cette perspective, les régimes démocratiques sont avantagés en situation de guerre. Ainsi, et de façon non exhaustive, le débat public, contradictoire et transparent, impliquerait un effet de sélection chez les dirigeants qui opteraient pour les engagements militaires susceptibles d’assurer la victoire. Par ailleurs, conséquence d’un individualisme favorisant l’esprit d’initiative, le commandement y serait de meilleure qualité (page 61 et suivantes). Or, ces démocraties connaissent également des défaites.

Pour Élie Baranets, ces dernières pourraient s’expliquer par ce qu’il appelle le « contournement démocratique », c’est-à-dire un abus par l’exécutif des prérogatives qui lui sont conférées. Plus précisément, ce contournement est une tromperie correspondant à un écart substantiel entre les objectifs de guerre réels et les objectifs de guerre annoncés. Après avoir présenté en introduction de manière didactique sa méthode d’enquête, Élie Baranets tente de valider son hypothèse de façon dynamique à l’aide de deux études de cas : l’intervention des États-Unis au Vietnam à partir de 1965 et celle d’Israël au Liban en 1982.

Les analyses sont structurées selon la même logique : des rappels chronologiques, la genèse du contournement démocratique, puis ses effets. Il justifie le choix de ces deux cas, d’une part, parce qu’il considère que ce sont les deux conflits les plus utilisés par la littérature spécialisée et, d’autre part, parce que, si sa théorie est validée dans deux cas très différents, elle pourrait être plus facilement généralisée.

Aussi, selon l’auteur, ces exemples qui contredisent le paradigme de victoire démocratique illustrent la spirale grandissante du contournement, c’est-à-dire « restriction dans l’engagement – difficultés militaires – contestation » (page 111). En effet, afin de s’assurer des succès en matière de « politiques publiques » – à comprendre selon l’auteur comme politiques domestiques et soutien de l’opinion publique –, les gouvernants dissimulent le décalage qui peut exister entre les motifs réels et les valeurs promues. Le principe de publicité ou de transparence démocratique est écarté. De plus, pour préserver l’opinion publique, et donc le risque de contestation, ils minorent le coût humain. Des restrictions dans l’engagement sont donc nécessaires pour répondre à ces impératifs de discrétion et de prudence stratégiques (page 104). Cependant, ces réductions conduisent à des difficultés militaires dont les conséquences entraînent la contestation qui, elle-même, accroît les restrictions dans l’engagement. Un cycle qui conduit à la défaite.

Concernant les États-Unis au Vietnam, Élie Baranets focalise son attention sur le rôle joué à partir de 1963 par Lyndon Johnson, dont les pratiques discrétionnaires deviendraient véritablement structurantes du contournement. Homme de politique interne, Johnson a pour objectif la réalisation d’une Great Society, qui commande un capital politique important. En pleine guerre froide, l’usage de la force au Vietnam est nécessaire pour éviter la perte du Sud-Vietnam, mais la discrétion est exigée afin d’éviter que le débat public ne s’écarte de la « Grande Société ». En réussissant à faire voter la résolution du golfe du Tonkin, Johnson s’assure de la légalité de la guerre. Cependant, le vote s’appuie sur des « incidents fantômes » présentés au Congrès par l’exécutif en toute connaissance de cause.

L’examen de l’opération « Paix en Galilée » s’articule autour de deux portraits, celui d’Ariel Sharon et celui de Menahem Begin. Les deux hommes ont dissimulé leurs véritables objectifs de guerre par des buts plus modestes. Ainsi, d’une totale destruction des infrastructures de l’Organisation de libération de la Palestine conjuguée à une expulsion des forces syriennes du Liban, on est passé à un « simple » refoulement des forces palestiniennes de quarante kilomètres au-delà de la frontière nord-israélienne.

Dans les deux cas, en voulant éviter la contestation, les dirigeants américains et israéliens ont choisi des modalités d’action qui l’ont précipitée et amplifiée. La « spirale grandissante » s’est réalimentée d’elle-même jusqu’à provoquer la défaite militaire.

Si le travail d’Élie Baranets se rapproche du libéralisme tout en faisant appel ponctuellement à des raisonnements constructivistes, son apport au débat interparadigmatique est limité. En revanche, son enquête tend à favoriser le dialogue entre des théories intermédiaires. Aussi, son originalité s’illustre moins au travers de sa position théorique que par son objet d’étude : les défaites des démocraties. La théorie du contournement démocratique relève d’une rigueur scientifique assumée et confrontée aussi bien au réel qu’au principe de falsification poppérien.

Comme le réclame l’auteur, il serait bon de confronter cette théorie du contournement démocratique à d’autres cas. Il pourrait aussi être judicieux de rechercher des comparaisons avec des régimes autoritaires. En considérant, par exemple, l’enlisement de l’Union soviétique en Afghanistan, on peut se poser la question de savoir si le problème ne serait pas l’ingérence plutôt que la transparence, critère limité qui ne répond pas à toutes les questions. De plus, Élie Baranets évacue l’une des idées principales du domaine dans lequel il s’inscrit : la guerre juste. Négligeant les principes d’autorita principis et de causa justa, il ne se concentre que sur celui de l’intention recta. Enfin, le lecteur pourra regretter de ne pas trouver d’examen de l’intervention américaine de 2003 en Irak, alors même que Colin Powell illustre la couverture de l’ouvrage.