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Dans le contexte d’une instabilité grandissante au Moyen-Orient depuis 2003, et surtout de la montée du terrorisme lié à l’islamisme radical dans les pays de l’Occident depuis 2011, de plus en plus d’auteurs – universitaires ou penseurs proches des décideurs gouvernementaux et autres think tanks stratégiques – ont investi le domaine des études de la « violence islamiste ». Ces dernières tournent autour de questions liées à la relation de l’Occident à l’islam dans les diverses « zones culturelles islamiques », pour reprendre l’expression utilisée par Mustapha Kamal Pasha (2017), et au sein des sociétés occidentales, aujourd’hui et historiquement. Plus généralement, ces études traitent du rapport de l’Occident au monde, à sa capacité à percevoir l’altérité culturelle et politique, et pas seulement comme une erreur à corriger par l’intégration à une modernité occidentale. Au-delà de la réflexion philosophique sur la perception de l’Autre musulman, ces questionnements sont souvent suscités – ouvertement ou en filigrane – par une volonté d’expliquer la nature et les motifs de la violence islamiste qui frappe les sociétés occidentales.

À ce titre, une des questions clés que pose le débat sur les motivations de la violence islamiste dirigée contre l’Occident – États-Unis et Europe de l’Ouest – est celle de la responsabilité occidentale. Comme le suggère notamment Clark McCauley (2005) en forçant à peine le trait, ce débat oppose ceux qui d’un côté arguent que les attaques liées à l’islamisme radical s’expliquent par les actions occidentales – dans un passé proche et lointain – et ceux qui, au contraire, avancent que ces attaques sont avant tout dues à des motivations endogènes aux islamistes radicaux, à une idéologie fondamentaliste qui nie la modernité occidentale, sa culture, et voue une haine de principe à la globalisation à l’occidentale. Pour McCauley (2005 : 663), il y a donc ceux, comme Olivier Roy (2005) par exemple, qui pensent que les islamistes « nous détestent pour ce que nous sommes » et ceux, comme Robert Pape (2005) et Mia Bloom (2005), qui pensent qu’« ils nous détestent pour ce que nous avons fait ou faisons », qu’il y a – pour reprendre l’expression bien connue de Robert Pape – une « logique stratégique » au terrorisme islamiste (2005). Évidemment, selon la réponse à laquelle on adhère, les recommandations en matière de politique intérieure et étrangère apparaissent bien différentes.

Au coeur de la question, il s’agit ici de l’une des clés de lecture du débat sur la relation de l’Occident à l’islam et aux zones culturelles islamiques. Ainsi, si l’on accepte l’idée d’une responsabilité historique occidentale, si l’on pense que, par exemple, les interventions américaines en Irak en 1991 et en 2003 ont été un catalyseur majeur de la radicalisation d’une partie des forces islamistes qui s’en sont d’autant plus prises à l’Occident par la suite, on en viendra à préconiser d’autres solutions pour « régler » le problème de la violence islamiste que celles retenues si l’on refuse cette interprétation. On développera également un rapport différent aux régions culturelles islamiques, en particulier au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord (zone dite Moan), d’où sont originaires la majeure partie des forces islamistes qui attaquent aujourd’hui les sociétés occidentales. Selon le camp dans lequel on se trouve, on portera aussi un regard différent sur ces « combattants étrangers », les combattants islamistes originaires de l’Occident, notamment, qui soit partent rejoindre des groupes armés en Irak et en Syrie, soit mènent des attaques sur le sol occidental, souvent dans les villes mêmes où ils sont nés et où ils ont grandi. Sont-ils de simples marginaux et exclus qui ont été séduits par une rhétorique islamiste radicale faite de messages primitifs véhiculés par les réseaux sociaux ou sont-ils porteurs de revendications plus profondes propres aux sociétés occidentales d’où ils sont originaires et se construisant en écho aux revendications de larges pans des sociétés musulmanes dans de nombreuses zones culturelles islamiques ? La vérité se situe sans doute quelque part entre ces deux extrêmes, mais il reste indéniable que les explications dominantes gravitent consciemment ou inconsciemment vers l’un ou l’autre des deux pôles définis plus haut.

Depuis le traumatisme du 11 septembre 2001, les publications traitant des questions évoquées plus haut se sont globalement divisées entre deux principaux types d’écrits. Cette séparation, bien que présente dès avant, s’est accentuée après cette date avec la croissance du nombre de publications. De fait, l’attrait des études portant sur la violence et le terrorisme islamistes est évidemment renforcé par le dynamisme de son actualité. Il s’agit ici d’un autre aspect fondamental à garder à l’esprit lorsque l’on discute des études sur la violence islamiste, et plus généralement de la question de la relation occidentale à l’islam au sens large ; le domaine est loin d’être purement théorique et une large partie des publications vise clairement à fournir des recommandations politiques. Plus particulièrement, le domaine des études sur le terrorisme a longtemps été, et ce, depuis ses débuts dans les années 1980, dominé par ce que certains auteurs appelaient péjorativement des manuels de contre-insurrection, déguisés en publications universitaires (Schmid et Jongman 1988, cités dans Jackson 2007 : 245). À bien des égards, ce défaut marque encore certaines contributions récentes qui semblent surtout se concentrer sur les mesures à prendre par les États pour combattre le problème, tout en ressassant rapidement ce qui leur semble être des vérités générales sur l’islam, l’islamisme et la situation dans la région Moan. Ce n’est évidemment pas le cas de toutes les contributions orientées davantage vers l’aspect pratique et stratégique. Faire la part des choses est également important.

Sur cette toile de fond, Routledge a publié en 2017 trois ouvrages qui soulèvent – avec plus ou moins de justesse et de compétence – des questions liées à cette problématique générale de la violence islamiste. Ces trois livres – The New Geopolitics of Terror dirigé par William Hopkinson et Julian Lindley-French, Islam and International Relations de Mustapha Kamal Pasha et Jihadist Insurgent Movements de Paul B. Rich et Richard Burchill – se concentrent sur des aspects différents de la question. Ils peuvent être distingués selon les lignes de fracture établies plus haut. D’un côté, une approche plus théorique avec Mustapha Kamal Pasha, qui prend soin de se placer dans le champ des études sur l’islam et sur l’islamisme, sur la relation de l’Occident avec les zones culturelles islamiques dans le temps. Et d’un autre côté, une approche plus « opérationnelle », représentée par l’ouvrage de William Hopkinson et Julian Lindley-French, qui se positionne ouvertement comme un manuel ou « briefing étendu » destiné aux « ministres » (2017 : Introduction, The challenge of the book[1]). Entre les deux, l’ouvrage dirigé par Paul B. Rich et Richard Burchill rassemble des contributions venant aussi bien du monde universitaire que du monde des think tanks stratégiques. Une dernière observation s’impose avant d’entrer dans le vif de l’analyse : si les auteurs ou directeurs des trois ouvrages travaillent en Occident, Mustapha Kamal Pasha reste celui qui est le moins marqué par ce cadre analytique, une différence de taille dans un domaine d’études qui souffre souvent d’un certain occidentalo-centrisme, pour ne pas dire néo-orientalisme (Pasha 2017 : 41-42).

Cet essai analytique – dont ces trois ouvrages sont le fil rouge – se structure en deux parties. La première traite de la question de l’idéologie des islamistes, se concentrant sur ces ouvrages qui prennent pour paradigme explicatif la présence d’une opposition culturelle de fond entre l’Occident et le reste du monde. Dans cette catégorie, nous retrouverons naturellement les ouvrages moins historiques, moins académiques, qui parfois peinent à dépasser le simple constat de l’existence du conflit et préconisent des mesures souvent simples et agressives pour se défaire du problème. Par opposition, dans un second temps, l’essai se concentrera sur la littérature qui aborde le problème dans le temps long et traite de la complexité de la relation entre l’Occident et les zones culturelles islamiques. Il s’agira de discuter des auteurs pour qui le conflit ne va pas de soi et qui avancent que ses racines sont plus complexes que la simple idéologie, mettant aussi en lumière la responsabilité occidentale de ses politiques coloniales et néocoloniales pour expliquer les confrontations dans leurs diversités géographiques et historiques.

I – Le « clash des civilisations » et l’attrait de l’explication idéologique

La fin de l’Union soviétique en 1991 a entraîné une reconfiguration du système international. La période a été analysée comme un moment de discontinuité historique majeure à la fin du xxe siècle, préfigurant un nouvel ordre mondial. Ce changement a mis fin au paradigme de la guerre froide, ouvrant la voie à la formulation de nouveaux modèles explicatifs pour penser le monde. Dans ce contexte, Francis Fukuyama a postulé qu’à la suite de la chute de l’urss et du bloc communiste en Europe, tous les pays allaient graduellement tendre vers un modèle libéral démocratique. Dans l’analyse de Fukuyama, ce dernier est vu comme le pinacle de l’évolution des sociétés humaines, et l’adoption de ce modèle par tous les pays est conceptualisée comme le point final de l’évolution socioculturelle et politique – la « fin de l’Histoire » en somme (Fukuyama 1989, 1992). D’autres universitaires ont postulé des analyses alternatives du monde de l’après-guerre froide. À un moment où la puissance américaine était à son apogée à la suite de la guerre du Golfe, au début des années 1990, Samuel Huntington (1993a, 1993b, 1997) a avancé que l’hégémonie des États-Unis serait désormais contestée selon de nouvelles lignes de fracture, qui n’auraient plus rapport avec la classe ou l’idéologie, mais avec des aspects « civilisationnels » au sens large. Pour Huntington, « les principaux conflits de la politique globale auraient [désormais] lieu entre nations et groupes de différentes civilisations » (Huntington 1993a : 22). Ces deux théories sont restées extrêmement influentes au cours des années. Elles restent des points de référence obligés lors de toute discussion de l’ordre mondial actuel. Encore aujourd’hui, elles nourrissent les débats autour de questions comme les printemps arabes, la relation de l’Occident avec le monde arabo-musulman et l’immigration dans l’Union européenne.

Cependant, il est aussi important de se rappeler le contexte dans lequel ces deux modèles ont émergé au début des années 1990. Fukuyama et Huntington – deux penseurs américains proches des cercles de décision gouvernementaux – étaient largement influencés par le triomphalisme américain qui accompagnait la « victoire » des États-Unis – selon les mots du président George H. W. Bush (1992) – dans la guerre froide. À la naissance du « moment unipolaire » (Krauthammer 1990-1991, 2002), ces deux théories étaient tributaires d’une époque apparemment plus simple où, d’après l’Occident tout du moins, le reste du monde devait irrémédiablement se rapprocher du modèle occidental. Dans un tel monde, les éventuels défis à la suprématie et la propagation du modèle démocratique libéral sécularisé ne pourraient venir que de forces conservatrices et archaïques, menant des combats d’arrière-garde contre la modernité, identifiée ici seulement au sens occidental. Dans le monde de l’après-guerre froide, le modèle d’organisation et de pensée dominant au niveau mondial devait être celui de la civilisation occidentale dans sa forme de gouvernement, son idéologie et sa culture.

Les théories de Huntington et Fukuyama continuent d’exercer une forte emprise sur la pensée d’aujourd’hui, les ouvrages actuels s’y référant de manière explicite ou implicite. Paradoxalement d’ailleurs, ces deux auteurs sont parfois plus volontiers cités par leurs critiques que par leurs héritiers. Parmi les trois ouvrages abordés dans cet essai, Mustapha Kamal Pasha se réfère, par exemple, à Huntington et Fukuyama – deux auteurs dont il ne partage pas les thèses – près d’une douzaine de fois pour chacun (2017 : 173-176). Par contraste, aucun des deux n’est cité dans le recueil d’articles réunis par Paul B. Rich et Richard Burchill ni dans le livre de William Hopkinson et Julian Lindley-French. Pourtant, ces deux ouvrages s’inscrivent au moins pour partie dans le cadre analytique établi par Fukuyama et Huntington. De fait, ils placent leurs argumentations au sein d’un monde où une opposition irréconciliable et totale existe entre l’Occident et l’Islam, ce dernier étant souvent déraciné des problématiques propres aux zones dont il est originaire. Pour ces quatre auteurs, les islamistes radicaux sont de simples fanatiques, seulement tributaires d’une idéologie déviante et d’une interprétation erronée du Coran, s’opposant à un Occident porteur de modernité et de progrès. Mais, en limitant le débat à l’opposition idéologique, qui plus est au sein d’un système manichéen, le livre de Hopkinson et de Lindley-French et, dans une moindre mesure, celui de Rich et Burchill simplifient le débat et oublient d’autres facteurs qui peuvent contribuer à expliquer les conflits existants.

L’ouvrage de Rich et Burchill reste néanmoins intéressant sur d’autres plans. À ce titre, la préface que propose Ahmed Al-Hamli est révélatrice de la thèse générale ainsi que de certaines forces et faiblesses de l’ouvrage (Rich et Burchill 2017 : 1-4). Bien qu’il accentue, par exemple, l’importance de bien différencier la minorité des islamistes radicaux de l’écrasante majorité des croyants musulmans et qu’il donne des informations sur l’idéologie prônée par l’État islamique (ou ei ; anciennement nommé État islamique en Irak et au Levant), l’auteur ne note pas qu’au-delà de l’idéologie d’autres revendications expliquent le soutien à certains de ces groupes dans les sociétés de la zone Moan et en Occident. Autrement dit, ce n’est pas parce que des pans de la population ne mènent pas une lutte armée active aujourd’hui qu’ils n’ont pas de revendications. La capacité des groupes islamistes radicaux à recruter et à se renouveler depuis près de quatre décennies ne vient pas du simple fait de pouvoir compter sur ceux qui adhèrent à des interprétations fausses de l’islam. De fait, cette tendance à séparer les bons musulmans, au moins en partie sécularisés, des musulmans radicaux islamistes est problématique. D’abord, elle implique que la majorité des musulmans des zones culturelles islamiques aspirent à un modèle de modernité occidental, rejoignant ainsi l’idée de Fukuyama ; ensuite, elle nie l’existence d’une communauté d’intérêts au moins partielle entre les islamistes et nombre d’autres groupes parmi le reste des musulmans.

Cette idée se retrouve également dans la conclusion de l’ouvrage, écrite par Burchill. Ce dernier affirme rapidement qu’il est nécessaire de mieux « comprendre l’idéologie de l’insurrection djihadiste pour mettre fin à la violence » (Rich et Burchill 2017 : 230-240). Mais, en définitive, qu’apporte réellement une meilleure compréhension de la plateforme idéologique – à la limite de l’exégèse religieuse – de l’ei ? Le mouvement radical islamiste au sens large prône une interprétation fortement minoritaire, et apocalyptique dans le cas de l’ei, du Coran et d’autres textes de l’islam – parfaitement expliquée dans trois excellents livres publiés en 2016 par Joby Warrick, qui retrace surtout l’histoire de la formation de l’ei, par Shiraz Maher et par William McCants. Mais faire de l’idéologie islamiste la principale raison du soutien à ces groupes implique de croire que le fond du problème tient au fait qu’une partie des musulmans « comprennent mal » les textes sacrés de l’islam et se perdent dans un combat rétrograde et antimoderne qui dure depuis plusieurs décennies, de penser qu’au fond une grande majorité des autres musulmans aspirent seulement à devenir pareils aux Occidentaux.

L’article de Burchill, comme d’ailleurs les autres contributions de l’ouvrage qui discutent des mouvements islamistes en Afrique subsaharienne et dans d’autres parties de la zone Moan que la Syrie et l’Irak, s’attarde peu ou pas sur la question des revendications qui peuvent accompagner et expliquer le soutien à ces groupes dans les zones culturelles islamiques (Rich et Burchill 2017 : 234). Il ne s’intéresse pas davantage, par exemple, aux dynamiques de compétition politique propres à certaines zones qui expliquent parfois aussi la montée des islamistes. L’ouvrage parle également peu de la diversité idéologique entre les différents groupes islamistes, traitant souvent le tout comme un ensemble idéologique monolithique représentant un point d’opposition presque opaque aux valeurs occidentales. Certaines contributions restent cependant intéressantes pour leurs analyses de la situation sur le terrain dans des contextes particuliers, notamment l’article de Mikael Eriksson, qui propose un tour d’horizon des principaux acteurs du conflit en Libye (Rich et Burchill 2017 : 96-102).

La force principale de l’ouvrage réside dans trois contributions, celles de Joffé (72-88), de Bakker et de Bont (109-129) ainsi que de Lindekilde, Bertelsen et Stohl (130-149), qui discutent de ces « combattants étrangers » quittant d’Occident pour rejoindre les mouvements islamistes. Le troisième de ces articles, qui s’appuie sur l’exemple des combattants partis depuis le Danemark pour la zone Moan, est à cet égard excellent. Il vient d’ailleurs contredire partiellement la contribution de Burchill, stipulant parmi l’une de ses conclusions que « la majeure partie des combattants qui partent pour la Syrie ne sont pas prioritairement motivés par l’idéologie et la haine de l’Occident » (Lindekilde, Bertelsen et Stohl : 143). Pour nombre de ces « combattants étrangers », le départ est motivé par un sentiment d’incertitude lié à la perception de soi et de sa place dans la société, à un manque d’intégration sociale (ibid.). L’étape suivante de cette réflexion – que l’ouvrage dans son ensemble ne mène pas – serait de tenter d’analyser quels groupes de la population, au Danemark comme dans d’autres pays d’Europe, sont majoritairement affectés par des dynamiques d’exclusion socioculturelles, éducationnelles et professionnelles.

La littérature traitant de l’islamisme radical a longtemps fait une fixation sur l’explication idéologique, une critique qui lui a déjà été faite (Mohamedou 2017 : Loc. 135), se concentrant sur l’importance de l’interprétation radicale des textes religieux faite par les islamistes radicaux pour justifier leurs attaques dans la zone Moan et contre l’Occident. Cette explication a en partie l’attrait de la facilité et un caractère foncièrement déresponsabilisant. Ainsi, l’idéologie liée à l’islam radical est vue comme le principal – et parfois même le seul – moteur de la violence des islamistes radicaux, et il ne s’agit pas d’aller plus loin lorsqu’il faut analyser leurs motifs et expliquer les sympathies à leur égard. Logiquement, en adhérant à ces explications, les solutions au « problème » posé par les islamistes à l’Occident apparaissent également élémentaires.

L’ouvrage de Hopkinson et Lindley-French, qui tient plus de la colonne d’opinion, illustre cette tendance en préconisant la constitution d’un « directoire » de grandes puissances, présidé par les États-Unis, lequel prendrait en charge la gestion de l’instabilité dans la zone Moan. Dans l’enchaînement, les auteurs proposent une intervention de grande envergure au Moyen-Orient pour combattre l’EI et ensuite « remodeler » la région (Hopkinson et Lindley French 2017 : Demons and dragons, Options). L’ouvrage n’est ainsi pas loin de militer pour la renaissance d’un système de mandat au Moyen-Orient, mettant la région de facto sous administration occidentale. Pour citer les deux auteurs, « un siècle après Sykes-Picot, l’Occident doit intervenir de nouveau au Moyen-Orient parce qu’il y a des intérêts légitimes à défendre, et c’est dans l’intérêt de la large majorité des peuples du Moyen-Orient qu’il le fasse » (Hopkinson et Lindley French 2017 : Demons and dragons, Demons and dragons). On perçoit ici nettement l’influence des paradigmes de Fukuyama et Huntington évoqués plus haut pour faire sens et interagir avec le monde arabo-musulman. En filigrane émerge aussi un argumentaire néo-orientaliste, voire complètement néocolonial, qui part de l’idée d’une responsabilité et d’une capacité de l’Occident à prendre en charge les problèmes du Moyen-Orient. En contrepartie, l’acquiescement des populations autochtones – dans leur « large majorité » – est perçu comme allant de soi, parce qu’in fine toutes doivent aspirer à un modèle de modernité à l’occidentale.

II – L’importance d’une analyse dans le temps long

Par contraste avec les explications qui se concentrent sur l’idéologie de l’ei et des autres mouvements islamistes radicaux, d’autres chercheurs travaillent à placer ces questions dans une perspective historique. Ils relèvent l’importance de l’héritage colonial qui a des répercussions sur les zones culturelles islamiques, mais également sur les sociétés occidentales. Ils soulignent aussi l’importance des éléments contextuels où les dynamiques nationalistes et sociales se superposent et alimentent l’attrait et le soutien aux mouvements islamistes. En parallèle, ils insistent sur la diversité du phénomène islamiste. Dans un ouvrage récent, Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou propose ainsi que l’origine de l’ei peut être appréhendée à travers trois dimensions liées : la continuation d’un mouvement radical islamiste précédent – Al-Qaïda dans son contexte global et régional ; la dégénérescence des développements politiques au Moyen-Orient après l’invasion américaine de l’Irak en 2003, renforcée par le conflit syrien depuis 2011 ; et la montée d’un type spécifique de violence politique liée à des problématiques coloniales encore prégnantes et renforcées par les interventions militaires occidentales dans la région Moan (Mohamedou 2017 : Loc. 135).

Ces interprétations se placent dans la lignée d’un auteur comme François Burgat, qui a longtemps défendu la thèse que « les tensions qui affectent la relation du monde occidental au monde musulman ont une origine bien plus politique qu’idéologique » (2016 : Loc. 217 ; voir aussi par contraste, sur l’origine des mouvements islamistes, Kepel [2003] et Daumas [2016], pour un article d’analyse dans Libération sur le débat scientifique français sur le sujet). Elles proposent une vision de la relation entre islamistes et occidentaux bien plus complexe. Une perspective similaire est défendue par Mustapha Kamal Pasha qui situe la montée des islamistes dans le temps long d’une résurgence islamique plus large qui s’articule encore par rapport à la rupture qu’ont pu représenter pour les musulmans le déclin et la fin des grands empires musulmans aux xviiie et xixe siècles, arrivant simultanément avec la consolidation définitive de la puissance et de l’ascendant occidentaux (Pasha 2017 : 80).

Le but n’est pas de nier l’extremisme de l’idéologie des islamistes radicaux qui mènent des attaques contre l’Occident, mais de souligner le fait qu’il s’agit seulement d’un pan de la question, et pas nécessairement du plus important. De fait, et c’est l’argument qu’avance entre autres Mustapha Kamal Pasha, il ne faut pas passer sous silence l’histoire troublée de la relation entre l’Occident et les zones culturelles islamiques, l’influence de l’héritage colonial, l’écart actuel de puissance politique et économique entre les pays occidentaux et la majorité des pays de la zone Moan, mais également entre les populations musulmanes et les autres au sein de nombreuses sociétés occidentales, pour expliquer les formes de contestation et d’opposition (Pasha 2017 : 80). Dans ce cadre, la solution ne peut être seulement la « démonisation » et ensuite la tentative de « domestication » des forces contre- libérales dans les zones culturelles islamiques (Pasha 2017 : 5). Une telle réponse ne résoudrait pas les problèmes de fond qui structurent la relation entre l’Occident et nombre de pays musulmans. Surtout, cette approche ouvre la voie à une opposition de type civilisationnel entre l’Occident et l’islam au sens large, ce dernier devenant par définition perçu comme une force antimoderne (Pasha 2017 : 35, 72).

À ce titre, il est d’ailleurs intéressant d’étudier l’argumentaire de nombreux mouvements dits islamistes radicaux, de voir comment ces derniers mobilisent leurs soutiens, aussi bien sur le fond que sur la forme. Sur la forme, Mustapha Kamal Pasha note que, même parmi les islamistes radicaux, le rejet de la modernité occidentale ne se fait pas d’un bloc. Ces derniers adoptent et exploitent volontiers son côté technologique (Pasha 2017 : 72 ; voir aussi Mohamedou 2017) – les vidéos de propagande semi-professionnelles et les réseaux sociaux pour l’EI par exemple –, tout en rejetant ses aspects culturels. Au minimum, cela démontre une facette de leur propre modernité et de leur capacité à fonctionner dans le monde du xxie siècle.

Sur le fond, beaucoup des mouvements islamistes radicaux mobilisent ou expliquent leurs actions agressives contre l’Occident comme une réponse aux politiques occidentales. Ils articulent souvent des revendications et se réfèrent à des moments et à des évènements précis. Il est évidemment possible de discuter de l’importance que peuvent avoir ces revendications dans la mobilisation, mais pas de nier leur existence. Pour prendre deux exemples : la mise en avant de revendications politiques était déjà présente chez Oussama ben Laden qui expliquait que son opposition aux États-Unis avait pour origine le soutien américain à Israël contre le Liban en 1982 (Mohamedou 2017 : Loc. 850) ou encore la présence militaire américaine en Arabie saoudite depuis la première guerre du Golfe (Mohamedou 2017 : Loc. 961 ; et, par exemple, l’interview de Ben Laden à Time Magazine le 11 janvier 1999, disponible dans fbis 2004 : 83). Plus récemment, un terroriste français comme Chérif Kouachi – répondant presque immédiatement après les attaques contre Charlie Hebdo à un journaliste le 9 janvier 2015 – se défendait d’être un « tueur » et expliquait que pour lui ce sont les Occidentaux qui « tuaient les enfants des musulmans en Irak, en Syrie et en Afghanistan » (Mohamedou 2017 : Loc. 3446). Dans ce contexte, il voyait son propre acte terroriste comme une « vengeance » (ibid. ; voir aussi Lambin 2015). Encore une fois, il ne s’agit pas ici de justifier les attaques terroristes, mais de mettre en avant l’idée que, pour au moins partie, les violences menées par les islamistes radicaux s’ancrent dans des contextes locaux et globaux particuliers et sont définies par les islamistes eux-mêmes comme relevant d’une logique stratégique.

Pasha aborde des problématiques beaucoup plus larges que la simple question de l’islamisme radical. Il fait même l’effort de ne pas se concentrer sur l’islam politique, laissant de côté cet aspect qu’il considère comme l’expression d’une modernité particulière au niveau local (Pasha 2017 : 35), mais qui n’est finalement qu’un phénomène récent qui ne doit pas nous détourner d’une analyse sur la longue durée de la complexité des interactions entre l’Occident – qui n’est peut-être également pas un ensemble monolithique – et les zones culturelles islamiques. Ce dernier aspect est central et nous ramène à la discussion sur la généralisation du modèle politique occidental et sur la tendance des États-Unis et de l’Europe à toujours percevoir ce modèle comme universel, s’appliquant de manière indistincte et naturelle à toutes les autres zones culturelles et civilisationnelles. Il s’agissait déjà d’une critique que Pasha formulait dans un article de 2003 sous-titré Fractured Worlds comme son dernier ouvrage. Il y parlait de la « pratique internationale » – celles aussi des relations internationales – qui prenait « depuis plus de 300 ans… le cadre libéral-moderniste comme l’ordre naturalisé des choses », alors que les pratiques et préceptes alternatifs étaient vus comme « déviance, tradition ou résistance » (Pasha 2003 : 115). Il s’agit peut-être ici d’une idée cruciale qu’il faut garder à l’esprit lorsque l’on aborde la question de la violence de l’islamisme radical et de son impact sur l’Occident. Cette dernière ne peut être déliée d’un cadre plus large, géographique, historique et politique, d’interactions entre l’Occident et les zones culturelles islamiques, sans quoi elle apparaît rapidement comme une violence aveugle, fanatique et incompréhensible. En faisant l’effort de la réinscrire contextuellement, il est par contre possible de développer une compréhension plus fine de sa diversité, de sa nature et de ses motivations.

Finalement, il importe de ne pas opposer recherche théorique et prescriptions pratiques. Les trois ouvrages choisis pour cet essai analytique se séparent assez naturellement entre un ouvrage scientifique plus réflexif et théorique, et deux ouvrages plus orientés vers la pratique, mais avec une base analytique plus réduite. Cette dichotomie n’est pas une nécessité. Au contraire, les ouvrages destinés aux décideurs politiques gagneraient à entreprendre une réflexion plus complexe, quitte à accepter de ne pas proposer des solutions toutes faites. Cette évolution permettrait peut-être aussi la mise en place de politiques à plus long terme, et surtout participerait au développement d’une vraie compréhension des zones culturelles islamiques dans leurs diversités, rendant notamment compte de la complexité de leurs trajectoires historiques.

La réalité – et il s’agit d’une critique centrale que l’on peut faire à beaucoup de livres comme ceux de Rich et Burchill ainsi que de Hopkinson et Lindley-French – est que le contenu des ouvrages qui ne prennent pas le temps de l’analyse historique et contextuelle devient quasiment obsolète au moment même de la publication de ces livres. Alors que les situations – notamment dans la zone Moan et en Afrique subsaharienne où sont actifs beaucoup des mouvements islamistes radicaux – sont extrêmement fluides, toutes les analyses qui se contentent de décrire la situation sur le terrain et d’ensuite spéculer sur son évolution à court terme prennent le risque d’être dépassées au bout de seulement quelques mois. Qui, au printemps 2018, sera intéressé par un article d’il y a un an ou deux dont le seul attrait est de spéculer sur les plans de l’EI, alors que les points d’appui du mouvement en Irak et en Syrie ont été pratiquement détruits en 2016-2017 ? Ou bien par une contribution écrite il y a encore quelques mois discutant des options occidentales pour combattre l’EI ? Sans remettre les choses dans leur contexte, il est difficile de faire une vraie contribution à une meilleure compréhension des enjeux liés à l’islamisme radical.