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Introduction

Les enjeux afférents aux questions de nationalité ont intégré depuis plusieurs décennies le champ de la sécurité dans les politiques publiques des « États-nations » contemporains. La France n’échappe pas à ce glissement, bien qu’elle demeure l’un des pays proposant une politique de nationalité assez ouverte (Fulchiron 2000 ; Thiellay 2011), comparativement par exemple à l’autre grand modèle en matière de politique de nationalité, l’Allemagne. Cependant, la propension à recourir aux modifications législatives comme réponse sécuritaire à l’identification d’une menace interpelle de plus en plus, particulièrement dans le cas français. Dans son discours du 16 novembre 2015 à Versailles, l’ancien président français évoque ainsi sa volonté de légiférer sur la nationalité, en introduisant l’idée de « pouvoir déchoir de sa nationalité française un individu condamné pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou un acte de terrorisme, même s’il est né français » (Hollande 2015 : 23 min15). Si cette déclaration fait suite aux attentats perpétrés trois jours plus tôt à Paris et Saint-Denis, on constate déjà depuis 2003 une tendance à légiférer pour restreindre les conditions d’accès à la nationalité française et les droits qui lui sont inhérents (Loi no 2 003-1119).

En recourant aux outils analytiques bourdieusiens relatifs aux mécanismes de reproduction de la domination (Bourdieu et Passeron 1970) ainsi qu’aux travaux de Pierre Bourdieu sur l’État et le Parlement (Bourdieu 1998, 2001, 2012), nous postulons dans cet article que l’écriture législative sur l’enjeu de la nationalité en France depuis les années 2000 a répondu en réalité à un processus de sécuritisation. Nous cherchons donc par cette étude à contribuer aux débats animant les études sur la sécuritisation[1], en écartant l’idée d’une dimension purement discursive du processus et en invitant à observer davantage ce que le vecteur législatif produit, dans un contexte démocratique et régi par l’État de droit. Nous soutenons que la loi écrite par les représentants légitimes dupeuple français, les parlementaires, agit aussi bien au commencement de la sécuritisation que dans sa finalisation. Nous adoptons ici une vision habermasienne du droit, en le considérant comme un vecteur normatif permettant de rationaliser et d’objectiver un message et des représentations d’enjeux tels que la sécurité ou la nationalité (Habermas 1997 : 70-71). Le cas français s’avère alors particulièrement intéressant, dans la mesure où son histoire et ses « habitus »[2] permettent de dévoiler la portée sécuritaire de l’acte d’énonciation législatif sur la nationalité, dans la pratique normative et politique. La marginalisation de l’Autre par rapport au Nous, ou du moins l’instauration du soupçon d’une menace, montre que le phénomène de sécuritisation s’appuie sur une contextualisation s’expliquant par les habitus culturels et législatifs d’une collectivité donnée et par son audience.

Le champ des études critiques sur la sécurité a produit ces dernières années de nombreux travaux autour de la nécessité de s’intéresser aux « pratiques » de la « sécuritisation » (voir, entre autres, Waever 1995 ; Bigo 1996 ; Buzan, Waever and Wilde 1998 ; Huysmans 2002 ; Salter 2008 ; Balzacq 2011 ; Williams 2011 ; Neal 2013 ; Bourbeau 2015). D’autres études ont plus spécifiquement porté sur l’existence d’une sécuritisation de l’enjeu migratoire comme étant le résultat de structures ou du contexte (Bigo 1998 ; Salter 2008), des discours (Ceyhan et Tsoukala 2002) ou des acteurs – énonciateurs ou récepteurs (Balzacq 2005, 2015 ; Roe 2008 ; Léonard et Kaunert 2011)[3]. De manière générale, les études sur la sécuritisation ne montrent finalement plus seulement ce qui fait la sécurité, mais également ce qu’elle fait. Nous constatons cependant un désintérêt général, à quelques exceptions près (Roe 2008 ; Basaran 2010, 2011 ; Neal 2013 ; Olesker 2013), vis-à-vis de la « pratique » législative dans les processus de sécuritisation. Cet article invite ainsi les études critiques sur la sécuritisation à mettre davantage l’accent sur la performativité écrite des législations, à travers une étude ethnographique des modifications législatives en matière de nationalité en France entre 2003 et 2011[4]. Il s’agit par conséquent de s’intéresser aux modifications juridiques en matière de nationalité dans les lois de 2003, 2006, 2007 et 2011 (Loi no 2 003-1119 ; Loi no 2 006-911 ; Loi no 2 007-1631 ; Loi no 2 011-672).

L’article montre dans un premier temps pourquoi la force de l’écrit législatif doit être davantage prise en considération dans l’analyse des processus de sécuritisation. Dans un second temps, il présentera et discutera le cas des récentes évolutions législatives en matière de nationalité pour dévoiler comment ces écrits législatifs s’inscrivent à la fois comme constructions et pratiques sécuritisantes.

I – De l’étude de discours à celle de l’écrit : la sécuritisation par la loi

Les tenants de l’école de Copenhague ont focalisé leur analyse du processus de sécuritisation sur la performativité des discours, au détriment de celle des écrits. Or, nous verrons dans cette partie que l’écrit législatif agit dans le processus de sécuritisation à la fois comme « securitization move » et comme « securitization practice »[5].

A – Relativiser la « force magique » de l’oralité dans l’analyse de la sécuritisation

Dans cette partie, nous discutons la primauté accordée aux discours dans les études sur la sécuritisation afin d’inviter à analyser davantage la force de l’écrit, et plus particulièrement celle de l’écrit juridique et législatif dans les processus de sécuritisation. De manière générale, l’oralité s’impose en effet plus naturellement à nous, car elle attire plus facilement l’attention que ne le fait l’écrit. Elle interpelle par le bruit, force l’entente et potentiellement l’écoute sans nécessairement laisser le choix à l’auditeur, au destinataire. Le discours prononcé s’avère plus productif et efficient sur le plan argumentatif qu’un texte écrit, dans le sens où, au-delà des mots, le ton, la gestuelle et le moment choisi pour le faire entendre et le diffuser sont des outils redoutables. Il est évident qu’un texte, selon la personne qui l’énonce et la façon dont il est prononcé, n’aura pas la même dimension argumentative, ni la même force de persuasion, ni non plus la même importance de « récepteurs ».

Des discours comme ceux de Nicolas Sarkozy à Grenoble en 2010 ou de François Hollande à Versailles en 2015 ont incontestablement contribué à lier la sécurité et l’immigration pour le premier, et la sécurité et la nationalité pour le second. Mais, là où chacun invitait à légiférer dans cette direction, les deux ont échoué à inscrire dans la loi leur proposition, la dénaturalisation pour Sarkozy et la dénationalisation pour Hollande (voir Beauchamps 2016a, 2016b). Ils apparaissent cependant comme les parfaits exemples de l’approche waeverienne soutenant que la pratique discursive des agents sociaux (étatiques) et, plus particulièrement, la force performative du langage sont les conditions opératoires de la sécuritisation d’un enjeu sociétal.

Mais qu’en est-il réellement de la force supposée performative de ce type de discours ? Comme le souligne déjà en introduction de ce numéro Thierry Balzacq, le caractère discursif de la sécuritisation alimente justement de vifs débats, autour notamment de sa dimension performative ou, du moins, de l’utilisation de la théorie du speech act telle que Ole Waever la propose (Buzan, Waever et Wilde 1998 ; Waever 1995). On remarque, dès lors, que les actes oraux et actes écrits ne semblent pas vraiment se différencier dans l’approche austinienne des actes de langage (Austin 1962) et, par incidence, dans l’approche théorique de la sécuritisation de Waever. Cependant, la thèse du « dire, c’est faire », s’est vue largement discutée par les linguistes, les philosophes ou encore les sociologues[6], particulièrement en raison de l’immense force performative accordée par John Austin à ce type d’énonciation. C’est donc très logiquement que ces débats se sont intégrés dans ceux qui animent les études sur la sécuritisation, interrogeant principalement la dimension très pragmatique accordée au langage parlé.

Langage et pensée étant intimement liés[7], l’identité du locuteur se révèle un autre élément essentiel du potentiel performatif d’un énoncé. Or, comme le souligne Beatrice Fraenkel (2006), l’approche austinienne ne distingue ni l’énonciateur oral ni l’énonciateur écrit. Bourdieu critique en ce sens la portée quasi magique du concept d’acte de langage et invite à prendre en considération la rencontre entre des « dispositions » individuelles, forgées par l’habitus, et la structure dans laquelle elles sont produites et exprimées. Dans tout « acte de parole », il est impératif de s’interroger sur qui le « prononce, qui l’entend, selon quelles catégories de réception celui qui l’entend a reçu le message » (Bourdieu 2012 : 261). Il en va de même dans l’étude des processus de sécuritisation. La force performative d’une énonciation réside dans la position occupée par celui qui délivre un message, à l’intérieur et en fonction de la structuration d’un champ précis. C’est le rapport de force entre les agents du champ donné, qu’ils soient dominés ou dominants, qui vient structurer cet espace social.

En adoptant à cet égard une posture volontairement plus sociologique, Balzacq insiste plus particulièrement sur l’utilisation presque impropre du speech act austinien dans l’étude des pratiques sécuritaires : « [L]’approche du speech act réduit finalement la notion de sécurité à une procédure conventionnelle comme le mariage » (Balzacq 2005 : 3). La dimension universelle théorique du speech act waeverien omet finalement de prendre en considération un certain nombre de variables externes, comme celle de l’importance contextuelle vis-à-vis de l’identité collective (Hansen 2006) ou celle de sa dimension politique (Huysmans 2011 : 381). Si Balzacq reconnaît volontiers une certaine effectivité de l’acte de langage dans le processus de sécuritisation d’un objet, il invite cependant à se focaliser davantage sur l’audience plutôt que sur l’énonciation elle-même ou, comme le suggérait déjà Bourdieu, sur l’énonciateur[8].

C’est ce que proposent justement Sarah Léonard et Christian Kaunert en s’essayant à une reconceptualisation de l’audience dans le processus de sécuritisation (Léonard et Kaunert 2011). Pour ce faire, ils s’appuient sur le travail de John W. Kingdon et sur son « modèle des trois flux », qui repose sur l’idée que l’introduction d’un enjeu dans l’agenda politique passe par la construction d’un problème, puis par la formation d’une réponse politique et, enfin, par la mise en pratique et la diffusion politique de la réponse choisie (Kingdon 2010). Ils arrivent ainsi à la conclusion que l’audience doit être « conceptualisée » comme un récepteur inévitablement hétérogène (Léonard et Kaunert 2011 : 74).

Sans remettre en question le fait que le discours peut avoir une certaine dimension performative, c’est la force « magique » attribuée à un acte de langage, cette dimension de construction efficiente, que nous discutons ici. Comment une construction syntaxique et linguistique transforme-t-elle une idée subjective en une vérité objective ? Si le discours joue un rôle évident dans ce processus, sans négliger l’identité des interlocuteurs, il semble que la concrétisation normative de la sécuritisation dans le cas français prenne significativement corps dans l’écrit, du fait d’un contexte très spécifique de légitimation, à savoir l’État de droit.

B – L’État démocratique comme cadre contextuel de la sécuritisation législative en France

La prise en compte du contexte dans l’analyse d’un processus de sécuritisation est très importante et s’avère particulièrement indispensable pour comprendre les effets des écrits législatifs dans le cas français. En effet, comme le souligne Ronnie Olesker, la notion de « légitimité » est insuffisamment considérée dans les études sur la sécuritisation, alors qu’à notre sens elle est au coeur d’un tel processus (Olesker 2018). Balzacq rappelle très justement la nécessité d’acceptation de l’audience dans tout processus de sécuritisation, ce qui implique qu’elle doit considérer comme légitime l’évolution de la représentation sécuritaire objectivée d’un enjeu (Balzacq 2005 : 189-190). La position de l’énonciateur dans un cadre contextuel donné est essentielle à prendre en compte pour analyser ce processus, puisqu’il est celui qui codifie ce qui est légitime dans une société et ce qui ne l’est pas. Étudier ainsi la sécuritisation par la loi en France, ou la « loi comme sécuritisation » (Olesker 2013 : 1), revient à étudier un processus de légitimation d’une nouvelle doxa sécuritaire, c’est-à-dire la constitution d’un nouveau « allant de soi » dans un ordre et dans un contexte social précis.

Par conséquent, la définition du cadre contextuel est nécessaire pour comprendre les mécanismes de légitimation des constructions des représentations sécuritaires qui sont à l’oeuvre. Dans le cas français, le contexte législatif répond à des caractéristiques démocratiques reposant sur une structure organisationnelle répondant à l’État de droit. Incarnant la valeur intrinsèque d’un État démocratique, l’État de droit érige le droit comme fondement organisationnel et légitime de la structuration des institutions. Dans une démarche à la fois historique et sociologique, Bourdieu montre que le droit et ses tenants, à savoir les juristes, sont aux fondements de la constitution du système étatique français moderne (Bourdieu 2012 : 427-432).

L’étude de la loi prend ici tout son sens, puisque l’État français est produit, produit et est soumis lui-même au droit. La tradition juridique et la structure institutionnelle française intègrent en partie cet habitus culturel dans le fait de définir le cadre normatif des représentations dominantes. Il s’agit alors de déterminer ce qui caractérise la tradition française en matière de nationalité et de naturalisation, afin d’en révéler les évolutions qui ont déjà pu être nourries par un processus de sécuritisation législative. Mustapha El Karouni présente la tradition juridique française comme étant caractérisée par « un droit savant, académique », en opposition avec le droit américain qui relève selon lui de « l’empirisme » et du « conséquentialisme » (voir Ginocchi, Guinard, Maffesoli et Robbe 2009 : 23). La tradition juridique française est donc celle d’un droit rigoureusement écrit, cherchant à vouloir être uniforme et égalitaire. Comme l’explique Marie-Anne Cohendet, l’« État est [ici] la seule personne morale de droit public qui détient tout le pouvoir de décision, et […] il l’exerce exclusivement par ses agents, qui sont soumis au pouvoir hiérarchique et dont il peut, dès lors, réformer les actes » (Cohendet 2008 : 416).

L’appareil étatique français, à travers ses instruments juridiques, joue ainsi inévitablement un rôle dans les processus de sécuritisation, puisqu’il est celui qui produit la qualification et les représentations officielles et dominantes de ce qu’est, ou est censé être, l’Autre. Les institutions étatiques imposent cette « langue officielle » qu’est le langage juridique, dont la parfaite maîtrise se révèle finalement assez rare, créant un monopole de légitimité sur le marché linguistique. L’énonciateur (celui qui produit l’énonciation juridique, à savoir le juriste ou le législateur) est ici préparé et entraîné à maîtriser « le sens objectif et l’effet social de ses prises de position » (Bourdieu 2001 : 220). Les détenteurs de ce capital linguistique alimentent alors une parole légitimée par le caractère objectivant du droit (Habermas 1997), mais également par la position des énonciateurs-producteurs.

On appellera ici « énonciation juridique » l’énonciation justement d’un acteur ou d’une structure institutionnellement admise à produire du droit, et « énonciation législative » celle qui est produite par les « législateurs » officiels, chargés de voter et d’entériner les textes de loi, à savoir les parlementaires français dans ce cas. Ce type de discours intègre un genre spécifique, qui lui-même correspond à un « modèle discursif qui comprend un ensemble de règles de fonctionnement et de contraintes » (Amossy 2010 : 217). C’est un discours dont on ne peut ignorer la spécificité fonctionnelle (d’imposition) dans une société organisée selon l’État de droit comme en France, puisqu’il « est une parole créatrice qui fait exister ce qu’elle énonce » (Bourdieu 2001 : 66).

Par cette description du « discours juridique », on comprend le caractère intrinsèque de la performativité de l’énonciation juridique, déclinée en différentes formes : la législation, l’acte unilatéral, le contrat, le traité, la jurisprudence. Comme n’importe quel autre langage, ce genre et ses sous-genres répondent à des codes généralement admis et reconnus comme légitimes par l’auditoire (plus ou moins consciemment), qui sont eux-mêmes rappelés dans les textes à travers des types de renvois également très codifiés : « L’article 1 du code X est ainsi modifié… » ou « le titre III du livre V du même code est complété … ». Parmi les types de retranscriptions juridiques, la loi incarne le résultat d’une réflexion autour d’un sujet, le fruit de débats entre différents points de vue (à travers notamment les amendements). Elle cristallise, imprime, incarne, légitime, rend objective l’approche subjective de la position dominante au sein du champ politique, champ extrêmement influent sur l’ensemble des autres champs présents dans une société démocratique, malgré son autonomie (Bourdieu 2000 : 57-58).

Le système étatique inscrit alors un cadre dans lequel la menace et les représentations de la citoyenneté et de la nationalité se construisent juridiquement en termes de survie identitaire collective, pour objectiver le type de représentations légitimes dans une société. Cette « normalisation » de représentations subjectives ainsi créée juridiquement, permet, par la suite, de rendre « légale » et par conséquent acceptable la mise en place de mesures exceptionnelles (comme le retour des contrôles aux frontières dans l’espace Schengen) ou en banalisant ces représentations (l’immigration comme enjeu de sécurité). Tugba Basaran montre justement comment le droit a banalisé certaines politiques de sécuritisation en France, notamment en matière d’immigration, en introduisant dans le droit commun une mesure exceptionnelle en 1992, la création de « zones d’attente » qui instaure un espace légalement défini pour traiter l’arrivée de certains étrangers en dehors du cadre juridique normal du droit d’asile (Basaran 2011 : 63-64). Cette mesure se voit d’ailleurs élargie par la loi de 2011 permettant d’expulser rapidement désormais des étrangers sans documents de voyage ou de résidence, ailleurs que seulement dans les aéroports ou dans les gares (Loi no 2 011-672, articles 10-16).

L’énonciation juridique renvoie à un véritable langage qui vient servir et se nourrir de la structure étatique. La tradition juridique et la structure institutionnelle française répondent alors à un habitus culturel et législatif reposant sur l’État de droit, mais aussi la légitimation législative des politiques sécuritisantes. Elles démontrent que ces dernières n’opèrent pas nécessairement de rupture nette des pratiques sécuritaires[9].

C – La force énonciative de l’écriture législative dans la sécuritisation en France

En reprenant la distinction utilisée par Rita Floyd entre « securitization move » et « securitization practice », Olesker identifie les propositions de loi comme correspondant au premier et les lois adoptées, au second (Olesker 2013 : 2). C’est en ce sens que seules des lois adoptées sont étudiées dans cet article que nous définissons comme résolument performatives, et par conséquent agissant comme une « securitization practice ».

En effet, la promulgation d’une loi comme concrétisation d’une énonciation législative transforme cette loi en règle, en fait applicable et à appliquer, pour une longue durée. Christophe Grzegorczyk explique ainsi « qu’en droit les mots “font” tout ou presque » (Grzegorczyk 1986 : 186). L’écriture, par sa possibilité à la fois de conservation et de transmission intergénérationnelle, favorise la construction d’un langage codificateur et normatif[10]. Le philosophe Jacques Derrida qualifiait déjà l’écriture de plus mesurée que le « parlé » (Derrida 1972 : 369 et 374).

Chaque mot est parfaitement et soigneusement pesé au cours de l’élaboration législative, même de manière inconsciente, et certains amendements concernent souvent uniquement la modification d’un seul mot dans un article. Les débats oraux parlementaires autour du texte de 2011 laissaient justement comprendre un sens bien différent de ce que ce texte crée. En effet, on observe que les députés défenseurs du texte de loi insistent sur l’idée que la loi est résolument tournée vers une gestion « plus humaine» de l’immigration, alors que le texte évoque clairement la restriction d’un certain nombre de droits pour les étrangers présents sur le territoire français, que ce soit en matière de droit au séjour ou d’accès à la nationalité française (Loi no 2 011-672 ; voir infra)[11]. Si Andrew Neal a raison de décrire le corpus des débats parlementaires comme une « mine d’or » pour comprendre les artefacts des discours sur la sécurité, il n’en demeure pas moins essentiel, selon nous, de s’intéresser au dispositif d’énonciation législatif et plus spécifiquement au message produit (Neal 2013 : 126).

On comprend ainsi qu’étant plus qu’un acte de langage, la sécuritisation se réalise finalement à travers un acte d’énonciation, avec tout ce que cela implique : un énonciateur, un message, un récepteur, dans un contexte donné (voir le schéma ci-dessous).

Dispositif d’énonciation législatif français

Dispositif d’énonciation législatif français

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C’est précisément dans cette dimension stabilisatrice que l’écrit juridique joue un rôle aussi bien au commencement qu’à la fin d’un processus de sécuritisation. Au début du processus, en inscrivant dans un texte l’association d’un enjeu particulier, tel que l’immigration ou l’environnement, à un contexte sécuritaire ou du moins en exprimant une menace contre laquelle l’État doit se prémunir. En instillant cette perception dans un cadre normatif légal, les citoyens doivent respecter la nouvelle doxa énoncée, sous peine de sanctions.

Prenons l’exemple de l’ordonnance publiée en 1945, pénalisant « [t]out individu qui, par aide directe ou indirecte, aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger »[12]. Cette ordonnance s’inscrit dans un contexte de sortie de guerre et d’occupation étrangère, dans lequel il s’agit de combattre les réseaux clandestins et de se défaire de l’idéologie nazie incarnée par le régime du maréchal Pétain dans les années précédentes. Cette loi introduit l’idée qu’aider un étranger en situation irrégulière met à mal la sécurité du pays, et la sanction peut aller jusqu’à deux ans de prison.

Si la législation a quelque peu évolué (notamment en 1981, 1995, 2003 ou encore 2012), ce que l’on appelle communément en France « délit de solidarité » est désormais un instrument qui permet d’empêcher l’installation de migrants en situation irrégulière qui peuvent être des demandeurs d’asile. La graine plantée en 1945, ou plus précisément le « securitization move », a permis de construire l’idée qu’aider la migration d’un individu, quel qu’il soit, n’est pas quelque chose de positif pour la société ; pire, elle représente même une menace pour la sécurité des citoyens résidant en France.

L’écrit juridique intervient également au terme d’un processus de sécuritisation en entérinant officiellement la représentation sécuritaire préalablement distillée. En légalisant la doxa véhiculée, en la transformant en vérité objectivée puisque officielle, l’écrit juridique vient parachever le processus de sécuritisation. L’écrit juridique joue précisément ici le rôle de légitimation de la sécuritisation. Celle de la politique d’immigration de manière générale est certainement l’exemple le plus éloquent, puisqu’au-delà de traiter de l’immigration dans des textes évoquant des enjeux de sécurité et vice et versa (voir Loi no 2 011-672 en France ou encore la Homeland Security Act of 2002, aux États-Unis), cette construction s’est même institutionnalisée à travers la répartition des différents maroquins ministériels.

Rappelons qu’en France la question de l’immigration est désormais systématiquement confiée au ministre chargé de la sécurité intérieure. Il y a cependant eu une courte exception, lorsque le président Sarkozy a mis en place un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement. L’association de l’ensemble de ces thématiques traduisait une construction plus subtile de la sécuritisation, jouant justement sur l’association déjà intériorisée d’« immigration » et de « sécurité » et supposant une corrélation valable pour les autres sujets abordés ici.

Nous constatons ainsi un glissement d’objet de la sécuritisation en France. La sécuritisation de l’immigré se reconfigure plus précisément en direction de la figure de l’étranger ou du citoyen naturalisé. La tendance à vouloir élargir les conditions de déchéance de la nationalité, voire de dénationalisation (voir Beauchamps 2016a, 2016b), montre que la nationalité est devenue en France un enjeu de sécurité nationale. Mais pour s’imposer aujourd’hui en tant qu’outil de sécurité, la législation en matière de nationalité a été modifiée à de nombreuses reprises, introduisant de manière presque insidieuse cette doxa, dans un contexte marqué par le terrorisme islamiste (des attentats du 11 septembre 2001 à, encore récemment, ceux de Nice en 2016).

Nous postulons ici que la sécuritisation de la nationalité agit sur le même type de mécanisme que la « violence symbolique » décrite par Bourdieu, à savoir que son mécanisme d’action repose sur le fait qu’elle est méconnue de ceux sur lesquels elle s’exerce (Bourdieu 1998). Nous l’entendons ici de façon légèrement différente dans le sens où elle est « méconnue » plus largement par l’auditoire, voire par certains agents sécuritisateurs-énonciateurs (voir le schéma), mais nous estimons que « violence symbolique » et « sécuritisation » répondent à une complexité de mécanismes causaux, comme Balzacq l’a déjà souligné pour la sécuritisation (Balzacq 2011 : 14), mais surtout à la question de la légitimation.

Rappelons que Bourdieu définit la violence symbolique comme étant « douce, insensible, invisible », s’exerçant par ceux qui disposent du « pouvoir symbolique », lequel, parce qu’il est « méconnu » comme tel, est reconnu comme « légitime » (Bourdieu 1998 : 7). Pour le sociologue, la loi incarne alors l’outil par excellence des détenteurs du pouvoir symbolique (Bourdieu 2012 : 359). De la même manière, nous verrons que l’accumulation progressive de modifications législatives vers davantage de restrictions de droits pour les étrangers souhaitant acquérir la nationalité française agit de façon à sécuritiser l’enjeu de la nationalité.

Nous avons montré comment le droit, à travers la législation, sécuritise, et ce, sans nécessairement avoir recours à un speech act. La sécuritisation d’un objet comme la nationalité ne dépend donc pas d’« actes de langage », mais d’« actes d’énonciation » qui répondent à un mécanisme de construction des représentations bien plus complexe, dont l’étude de l’énonciation législative s’avère nécessaire.

II – L’écrit législatif sur la nationalité française comme vecteur de sécuritisation de l’Autre

En moins de dix ans, la France a réformé son droit de la nationalité à quatre reprises, en 2003, 2006, 2007 et 2011, ce qui a correspondu à une évolution significative des représentations dominantes sur l’accès à la nationalité reposant sur l’idée d’intégration. Il s’agit donc d’identifier les dispositions qui ont été modifiées à la lumière de l’habitus culturel et législatif collectif français, afin d’observer comment la sécuritisation législative s’apparente finalement à un mécanisme de violence symbolique.

A – Une évolution « douce » et progressive de la nationalité vers le champ sécuritaire

L’habitus français législatif, on l’a vu, s’inscrit dans la tradition démocratique de l’État de droit, mais également d’une centralisation très marquée du champ du pouvoir. Pour saisir les mécanismes en présence ici, il est indispensable de rappeler le rapport « traditionnel »[13] de l’État français à l’identité et à l’altérité, avant de présenter les différentes lois qui ont vu se modifier progressivement cette doxa traditionnelle.

Les principes républicains, tels que l’État français les a définis au lendemain de la Révolution française de 1789, reposent sur l’idée de l’égalitarisme entre les individus. L’historien Patrick Weil rappelle ainsi que la jeune République française pratiquait une politique relativement bienveillante à l’égard des immigrés (Weil 2004 : 22). Dès ses fondements, l’État français avait même déjà intégré l’idée de la naturalisation ; par conséquent, il était envisageable d’être français en n’étant pas catholique, ni nécessairement né français. L’opposition à la conception allemande souvent évoquée (voir Fichte [1808] 2013) s’est nourrie originellement de cette ambition française que la nationalité devait reposer sur une « volonté du vivre-ensemble », d’où l’introduction de cette idée de droit du sol (voir Renan 1882). Or, en comparant le cas français au cas allemand, Weil montre qu’en réalité la France a toujours eu une conception assez ethnique de la nationalité (Weil 2002 : 11). Il rappelle qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale la collaboration française a laissé voir un retournement de ces principes originels, car à ce moment-là « la hiérarchie des ethnies l’emporte sur la hiérarchie des valeurs et dissout les catégories de l’État de droit » (Weil 2004 : 48).

Malgré une « tradition » de la nationalité française reposant officiellement sur une question de volonté, la loi a toujours proposé un accès à la nationalité que l’on pourrait qualifier de mixte. En effet, la nationalité française se transmet à la fois par la filiation et par la naissance sur le territoire français, mais selon la condition qu’on appelle « double droit du sol », à savoir qu’il faut également qu’un de ses parents soit né sur le territoire français. La France est également l’un des rares États à reconnaître la double nationalité dans les deux sens, c’est-à-dire pour un étranger qui devient français ou pour un Français qui acquiert une autre nationalité (Thiellay 2011 : 69). Le principe de naturalisation s’est progressivement installé dans l’habitus législatif français comme un outil indispensable des politiques d’intégration des immigrés. D’après les chiffres de l’Organisation de coopération et de développement économiques, le ratio immigration-naturalisation montre qu’entre 2000 et 2010 la France a moins accueilli qu’elle n’a naturalisé (Perret 2015 : 134)[14].

Les évolutions législatives en matière de nationalité ont en revanche fait en sorte que les conditions d’accès par « droit du sol »[15] ont été de plus en plus exigentes sous la Cinquième République (donc depuis 1958) et la décolonisation, pour favoriser davantage l’acquisition par droit du sang. Les nombreuses modifications législatives apportées par la France à la nationalité (contrairement à l’Allemagne, par exemple, qui n’a modifié ses critères de nationalité qu’à deux reprises seulement en un siècle) révèlent l’obsession identitaire qui s’est installée dans les habitus à la fois culturels et législatifs français.

Ainsi, à la suite de la loi de 1993, l’article 19-3 du Code civil instaure cette condition de double droit du sol[16] : « Est français l’enfant, légitime ou naturel, né en France lorsque l’un de ses parents au moins y est lui-même né »[17]. Dans le même temps, la nouvelle loi vient réaffirmer la préférence à la transmission par filiation à travers l’article 18 du Code civil : « Est français l’enfant dont l’un des parents au moins est français »[18]. Cette évolution législative automatise la règle de droit du sang, sans considération ethnique ou linguistique, sans distinction entre natifs et naturalisés ni entre nationaux et plurinationaux, alors que, pour l’acquisition par droit du sol, l’enfant doit demander sa naturalisation à sa majorité.

Bien que cette loi soit adoptée, nous ne la comprenons pas comme une « securitization practice » ainsi que l’entendrait Olesker (2013), mais comme un « securitization move », puisqu’elle marque ici seulement une première rupture dans la doxa attachée à la nationalité française. D’ailleurs, la loi de 1998 revient sur certaines des mesures adoptées en 1993. Pour les enfants ayant résidé en France de manière continue ou discontinue, pendant au moins cinq années entre l’âge de 11 ans et de 18 ans, l’acquisition de la nationalité française est automatique à leur majorité[19].

Concernant la naturalisation des étrangers avant les modifications de la loi de 2003, notamment des articles 21-24 (voir infra), il fallait pour devenir Français : être âgé de 18 ans ; résider sur le territoire français depuis au moins cinq années ; disposer de « ressources suffisantes pour vivre en France » ; se soumettre à une enquête de moralité ainsi qu’à un « stage d’assimilation » pouvant aller de deux à cinq années avant la demande ; enfin, disposer d’une connaissance suffisante de la langue française[20].

Il faut donc attendre 2003 pour voir donner suite à cette première tentative de sécuritisation de la nationalité, avec la loi relative à « la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité » (Loi no 2 003-1119), qui ouvre le cycle discontinu d’une sécuritisation législative que la loi de 2011 vient, selon nous, parachever et valider. On retrouve dans ce texte des évolutions en matière de nationalité, évidemment, mais surtout concernant la « lutte contre l’immigration illégale », qu’il pénalise plus durement, ou encore l’ajout de nouvelles conditions d’accès relatives à la délivrance de cartes de résident.

Le lien construit ici entre immigration et nationalité cache une interdépendance nécessaire à la légitimation des structures étatiques et de son pouvoir très centralisé. En plus de renvoyer « immigration » et « nationalité » à l’idée qu’il s’agirait des deux faces d’une même médaille, on crée une confusion en regroupant dans un même texte une situation relative à un changement administratif de nationalité avec celle d’immigrés vivant illégalement sur le territoire. La réforme qui suit s’intitule « immigration et intégration » ; elle reproduit à nouveau cette tendance, en réduisant cette fois-ci les possibilités d’immigrer légalement sur le territoire (Loi n° 2006-911). La loi de 2007 relative à « la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile », toujours dans la même dynamique, restreint encore plus l’immigration dite légale, ainsi que celle rendue possible au nom du regroupement familial.

On note ici que la confusion est alimentée par l’ajout d’un chapitre sur le droit d’asile, enjeu traditionnellement traité juridiquement de manière séparée (Loi n° 2007-1631). Enfin, la synthèse et l’aboutissement de ce processus de sécuritisation interviennent avec la loi de 2011 « relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité » (Loi n° 2011-672). Le texte légifère en effet sur l’asile, le travail des étrangers, les conditions de résidence, le regroupement familial, l’immigration illégale ainsi que l’intégration et l’acquisition de la nationalité.

Cet entassement législatif révèle une volonté de chercher à tout prix à fixer des limites juridiques, pour un certain type d’individus, ceux qu’incarne le « eux » dans les représentations dominantes. Si les études sur la sécuritisation ont su dévoiler ce mécanisme vis-à-vis de l’immigration (voir supra) ou, pour certaines au regard de la notion de citoyenneté (cf. Nyers 2004 ; Huysmans et Guillaume 2013), peu de recherches ont porté sur la question de la sécuritisation de la nationalité. Pourtant, dans le cas français, plusieurs discours ont laissé entendre récemment que la nationalité joue désormais un rôle dans les questions relatives à la sécurité du pays et de la population (voir Sarkozy 2010 ; Hollande 2015 ; supra). Cependant, nous observons que cette idée est déjà devenue doxique à travers la sécuritisation opérée depuis 2003.

B – L’écriture législative sécuritisante sur la nationalité française depuis 2003

Les quatre textes de loi que nous avons choisi d’étudier ont tous fait évoluer les modalités juridiques sur la nationalité, de manière restrictive. Les principales évolutions portent sur les conditions de domiciliation, de filiation, d’acquisition de la nationalité française en raison du mariage ou, encore, sur les modalités réglementaires ou les régimes spéciaux.

Bien que la législation évolue clairement vers des modalités plus restrictives en matière de domiciliation, l’installation durable sur le territoire français demeure la condition incontournable pour acquérir la nationalité. Le virage restrictif dans ce domaine est pris dès 2003, porté par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy. Entre 2003 et 2011, les conditions d’accès à la nationalité évoluent, allant de la demande d’« une connaissance suffisante […] des droits et des devoirs conférés par la nationalité française » (loi de 2003) jusqu’à la justification « d’une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue française, dont le niveau et les modalités d’évaluation sont fixés par décret en Conseil d’État » (loi de 2011). Les articles 82 et 83 de la loi de 2006 restreignent également les cas où les candidats à la naturalisation peuvent être dispensés de la condition de résidence de cinq ans. Ces articles suppriment ainsi les exceptions suivantes d’exemptions de la condition de durée de résidence : un enfant mineur dont le nom ne figure pas dans le décret de naturalisation de son parent ayant acquis la nationalité française ; le conjoint et l’enfant majeur d’une personne qui acquiert ou a acquis la nationalité française ; le ressortissant ou ancien ressortissant des territoires et États sur lesquels la France a exercé soit la souveraineté, soit un protectorat, un mandat ou une tutelle.

Ce sont surtout les conditions d’accès à la nationalité par mariage qui évoluent de manière significative. Rappelons que, si l’acquisition par cette voie-là est soumise aux mêmes conditions que pour tout candidat à la nationalité, elle n’est pas considérée ici comme une « naturalisation » sur le plan juridique. Dans le cas français, le mariage offre de réels avantages de procédure, notamment en matière de délais, bien que, comme l’explique Jacob Vigdor, « pour beaucoup, l’insertion de la décision du mariage dans ce cadre semble étrange ou anormale » (Vigdor 2009 : 141).

Avant 2003, une personne étrangère mariée à un Français avait le droit de faire une demande d’acquisition de la nationalité après seulement une année de mariage et de vie commune, ce délai étant même supprimé en cas de naissance d’enfant avant ou après la contractualisation du mariage (article 21.2 du Code civil). Or, les lois de 2003 et 2006 viennent allonger ce délai minimum, le faisant passer d’une année à quatre. Ainsi, l’article 65 de la loi de 2003 accroît le délai d’une année « à compter du mariage », mais oblige également le conjoint étranger à démontrer une connaissance suffisante du français pour acquérir la nationalité. Ce délai peut même s’accroître jusqu’à trois ans, si les époux n’ont pas vécu au moins une année ensemble sur le territoire français, sans interruption, depuis leur mariage.

L’article 66 élargit les motifs de refus de naturalisation pour un conjoint étranger, en insérant la nécessité de justifier une connaissance suffisante de la langue française et d’apporter aussi des preuves de son « assimilation » à la nation française. Les sanctions pénales sont parallèlement durcies pour ce que l’on appelle un « mariage blanc », c’est-à-dire un mariage ayant pour objectif d’obtenir un titre de séjour ou la nationalité française. La loi de 2006 vient renforcer les mesures adoptées en 2003, puisqu’elle allonge encore une fois les délais requis pour obtenir une déclaration de nationalité. Les délais passent ainsi à quatre ans au lieu de deux si le couple vit de manière ininterrompue sur le territoire français, et à cinq ans au lieu de trois s’il y a eu des interruptions (article 79). L’article 80 de cette même loi allonge enfin à deux ans au lieu d’un le délai permettant au « Gouvernement » de s’opposer à l’acquisition de la nationalité par mariage.

On note également la mise en place d’une « cérémonie d’accueil dans la citoyenneté française » avec les articles 85, 86, 87 de la loi de 2006, dont les modalités sont complétées par la possibilité de prendre un congé d’une demi-journée pour y participer par l’article 64 de la loi de 2007, ainsi que la signature d’une charte des « droits et des devoirs » par l’article 2 de la loi de 2011. L’instauration de cette cérémonie, complétée par un acte d’écriture, inscrit l’accès à la nationalité française comme une démarche éminemment symbolique. Elle fait office de profession de foi, comme pour se protéger d’une adhésion insincère et potentiellement nuisible au reste de la communauté. Enfin, on constate que l’ensemble de ces modifications législatives tendent à réduire le champ des compétences de l’autorité administrative au profit de sa liberté d’appréciation. Ainsi, et bien que la nationalité soit une compétence législative consacrée par l’article 34 de la Constitution, les décisions en la matière relèvent principalement de l’application de circulaires ministérielles.

En seulement huit ans, quatre lois ont donc codifié et construit de nouvelles légalités et illégalités, délimitant ce qui est juridiquement condamnable ou pas. On constate une suspicion sous-jacente envers les individus non français ou naturalisés. Ces derniers apparaissent en effet plus susceptibles de ne pas respecter la loi et de nuire au « nous » qu’ils sont censés intégrer. Cette perception devenue objective nourrit alors l’idée que cet individu étranger ou naturalisé est une menace contre laquelle l’État a la légitimité de mobiliser ses prérogatives traditionnelles : garantir la sécurité de sa population et son intégrité territoriale[21].

C – Légiférer la nationalité, un « acte d’énonciation » de sécuritisation

Au fondement de la construction de la menace, il y a l’identification d’un problème qui peut porter atteinte à l’intégrité physique ou morale des individus. Dans le cas français, ce problème intègre les politiques de sécurité qui vont déterminer les orientations de l’action publique en la matière. Ce type d’action publique correspond ni plus ni moins à ce que l’on peut appeler la « sécurité intérieure » (voir Nay 2011 : 496). Les questions relatives à l’immigration et à la nationalité sont justement les prérogatives devenues traditionnelles du ministère de l’Intérieur en France, également chargé de la sécurité intérieure. L’agrégation de ces différents enjeux au sein du même ministère crée une confusion de sens dans la pratique sécuritaire des institutions étatiques légitimes.

En tant que véritable « opération juridico-politique [qui] fait passer d’une nationalité à une autre » (Sayad 1999 : 321-322), l’acte d’acquisition d’une nationalité n’est jamais neutre. Si elle relève d’une démarche personnelle, elle représente pour les instances étatiques une de ses prérogatives fondamentales. Chaque État est en mesure de décider pour lui-même des règles permettant l’accès à sa nationalité, même dans le cas de la France dont les institutions ont à répondre à celles de l’Union européenne. Les transformations juridiques en matière d’acquisition de la nationalité jouent donc un rôle non seulement réglementaire et normatif, mais également politique quant à la définition du citoyen national.

L’activité législative française ajoute clairement, à partir de 2003, davantage de restrictions en matière d’acquisition de la nationalité, construisant progressivement l’idée d’une suspicion sécuritaire à l’encontre de l’Autre. La légalité du statut, qui s’inscrit dans la catégorisation administrative, est finalement ce qui va conditionner une intervention des agents responsables de la sécurité nationale (policiers ou gendarmes en France). La catégorisation administrative établit alors une distinction entre les différents types d’immigrés : demandeurs d’asile, réfugiés, immigrés, étrangers, etc. Acquérir la nationalité française apparaît comme le processus qui permet de se prémunir contre cette suspicion d’illégalité, bien que les mesures de la loi de 2011 laissent entendre que l’acquisition de la nationalité française ne suffit plus à lever le voile de la suspicion. L’étranger ou le naturalisé se retrouve à devoir toujours faire davantage la preuve d’une « bonne intégration ». L’augmentation ou la création des conditions d’accès à la nationalité renforce encore la suspicion qui pèse sur les non-nationaux.

L’analyse de Christine Barats allait déjà dans ce sens avant la rédaction de ces textes de loi, mais en s’intéressant au cas de l’immigration et de son association à la représentation de l’Autre, celui qui est différent, alors que ces deux enjeux ne sont pas nécessairement liés : « L’Autre, l’étranger est avant tout celui qui est perçu comme tel, indépendamment du fait migratoire ou de sa nationalité » (Barats 2001 : 176). Nous comprenons qu’au coeur de la construction d’une menace potentielle pour le groupe national, il y a la distinction entre l’individu « national » et le « non-national ». Pour Weil, la catégorie des « naturalisés » fait ainsi partie des « quatre discriminations » récurrentes dans l’histoire de la nationalité en France, avec celles à l’encontre des « femmes », des « musulmans d’Algérie » et des « juifs » (Weil 2008 : 92-93). Le cas particulier du naturalisé est qu’il n’est plus un « non- national », sans non plus être tout à fait un « national ». La suspicion subsiste quant à sa loyauté et à son adhésion au groupe national : l’évolution du cadre législatif observée le montre bien.

Le cycle de sécuritisation identifié en France à travers l’évolution de l’énonciation législative a été accompagné, en 2007, de la création d’un ministère dédié à l’« immigration » et à l’« identité nationale ». Pour Jérôme Valluy, l’existence de ce ministère a eu pour conséquence de déstigmatiser la xénophobie et de mettre en place une « xénophobie de gouvernement » (Valluy 2008)[22]. Rapidement, le second ministre responsable de ce ministère, Éric Besson, propose ainsi un débat national autour de ces deux thématiques, qui tourne rapidement autour de la compatibilité de la religion musulmane avec les valeurs de la République française. Les cibles désignées de ces mesures restrictives sont les immigrés majoritairement musulmans. L’ancien président Nicolas Sarkozy évoquait d’ailleurs les « coutumes » de ces « citoyens français pas comme les autres », en proposant déjà l’idée d’une mesure de « déchéance de la nationalité » pour les citoyens naturalisés ayant commis des crimes relevant du droit commun[23]. Ainsi, le débat sur l’identité nationale en 2009 a joué un rôle de synthèse dans la signification des différentes modifications opérées depuis 2003. La loi de 2011 a alors incarné la concrétisation législative finale de cette construction, puisque les thèmes de l’asile et de la nationalité viennent ici côtoyer les questions relatives à l’« immigration illégale ».

Cette sécuritisation législative de la nationalité française s’est opérée presque insidieusement, à la manière de la violence symbolique définie par Bourdieu. Grâce au caractère de distinction resté sous-jacent à cette construction sécuritaire, l’acte d’énonciation législatif en matière de nationalité a alors participé à la sécuritisation de cette dernière et l’a entérinée. Là où Olesker évoque une banalisation de la sécuritisation par la loi en Israël, le cas français montre que cela va au-delà d’une simple routinisation des pratiques. L’acceptation implicite ou inconsciente de l’audience est justement ce qui rend possible cette routinisation des pratiques de la sécuritisation. On comprend alors qu’une désécuritisation est possible si l’audience comprend et peut définir cette violence symbolique qu’elle a, sans le savoir, acceptée et reconnue.

L’habitus législatif français montre que la naturalisation s’est inscrite comme le socle d’une politique d’intégration assimilationniste. Le durcissement de plusieurs conditions d’accès à la nationalité pourrait alors faire croire que l’on assiste à un retournement de paradigme. Or, bien au contraire, ces mesures semblent répondre à l’idée, évoquée par Sayad, que seuls « ceux qui sont naturalisables ou, en d’autres termes, ceux qui sont susceptibles de se convertir et se laisser convertir en bons citoyens nationaux » (Sayad 1999 : 323) peuvent désormais accéder à la nationalité française.

Conclusion

Le renforcement des conditions d’accès à la nationalité française depuis 2003 a contribué parallèlement à légitimer le renforcement de l’appareil sécuritaire étatique, permettant l’acceptation par les citoyens de l’augmentation des effectifs de sécurité ou la mise en oeuvre des mesures d’exception dans le droit commun. L’idée, qui irrigue les différentes modifications législatives, d’une nationalité française devant se mériter fait naître dans le même temps l’idée de l’étranger ou du naturalisé soupçonnable d’une quelconque menace pour la « communauté nationale française ». Le cas récent de ces Français ayant commis des attentats sur le territoire national (Toulouse, Saint-Denis, Paris), ou ayant migré vers la Syrie ou l’Irak pour combattre dans les rangs d’organisations reconnues comme terroristes, a contribué pour le pouvoir étatique à étayer cette thèse. La tentative d’élargir les conditions de retrait de la nationalité française n’ayant pas abouti législativement, l’État s’est tourné vers l’incorporation d’une justice d’exception dans son régime de droit commun (voir la Loi no 2 017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme). L’acte d’énonciation législatif coïncide ici justement avec un effet de la sécuritisation de la nationalité, puisque le texte tire sa légitimité d’une doxa qui montre que la nationalité française peut aussi être source de menaces. La légitimité de l’extension de pratiques de surveillance, de perquisitions arbitraires ou encore d’arsenaux militaires n’est autre que le fruit du processus de sécuritisation observé dans cet article.

Notre étude a ainsi démontré comment le mécanisme législatif de sécuritisation peut agir de manière « douce, insensible », comme le fait la violence symbolique, et qu’il n’en est justement que plus redoutablement efficace. En nous intéressant à la force de l’écrit, c’est surtout la force du rôle joué par l’écrit législatif dans le processus de sécuritisation que nous avons souhaité souligner ici, mais surtout dévoiler, aussi bien à l’audience qu’aux énonciateurs eux-mêmes (agents sécuritisateurs). On constate en effet que les conséquences de la sécuritisation de la nationalité vont non seulement créer des discriminations arbitraires envers certaines catégories d’individus (il ne s’agit alors plus uniquement de la figure de l’étranger, comme dans la sécuritisation de l’immigration), mais également accroître les risques d’insécurité, tant sur le plan sociétal qu’étatique.