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Après deux numéros consacrés à la traduction (Vol. VII-2, 2003 et Vol. XIV-1, 2009, accessibles en ligne à partir de rfla-journal.org), la Revue Française de Linguistique Appliquée fait à nouveau le point sur l’évolution de la recherche dans ce domaine et rassemble, dans sa livraison de juin 2016, sept articles reflétant la diversité et le dynamisme des études actuelles dans le champ de la traductologie, englobant traduction et interprétation.

Partant de l’observation que ce champ de pratiques et de recherches théoriques se trouve en pleine mutation, du double fait d’une nouvelle réalité socioéconomique marquée par la globalisation et d’un recours croissant aux outils informatiques, ce numéro propose à travers ces sept articles un premier tour d’horizon des principaux enjeux que posent la traduction et l’interprétation aujourd’hui.

Par-delà les différences de thème et d’approche, ces sept articles convergent sur deux points : d’une part, ils proposent tous un bilan provisoire ainsi que des perspectives de développement sur la traduction ou l’interprétation telles qu’elles se pratiquent ou se théorisent au xxie siècle ; d’autre part, ils sont tous fondés sur des expériences de traduction/interprétation, témoignant ainsi du caractère particulier de cette activité par essence réflexive, dont la théorisation reste intimement liée à la pratique. Cette double convergence permet au numéro d’allier variété et cohérence, et l’accent mis sur la pratique – ou les pratiques – de traduction/interprétation dans l’ensemble des contributions conduit à un éclairage nouveau sur les problématiques traductologiques en adoptant le point de vue du traducteur lui-même.

Le volume s’ouvre sur la contribution la plus théorique du numéro : l’article de Maryvonne Boisseau, qui explore les conséquences épistémologiques des changements socio-économiques et technologiques auxquels la traduction et l’interprétation doivent faire face. En proposant un panorama très complet et actualisé des courants ou discours théoriques existant dans le champ de la traduction/interprétation, l’auteure montre que ces facteurs externes de changement conduisent à une refondation interne de la traductologie en tant que discipline. Cette refondation se caractérise sur le plan théorique par le recul des discours dominants au xxe siècle, à savoir les discours philosophiques et linguistiques, et par le développement de nouveaux courants cognitifs. Elle souligne aussi la place accrue de la traduction non littéraire, dite pragmatique, dont la théorisation reste cependant à faire. Est ainsi mise en lumière la réorientation épistémologique majeure à l’oeuvre dans le domaine de la traductologie, ce qui pourrait aboutir à une redéfinition du champ disciplinaire en des « sciences de la traduction ». Ce premier article offre un cadrage tout à fait pertinent pour la suite du numéro, puisque les autres contributions illustrent et mettent en perspective certains des constats et hypothèses développés dans cet article liminaire.

Les deux articles suivants, par Nicolas Froeliger et Benoît Kremer et Claudia Mejía Quijano, proposent justement de nouveaux cadres théoriques visant à rendre compte des mécanismes cognitifs à l’oeuvre chez le traducteur/interprète lors de l’activité traduisante/interprétante et susceptibles de mieux former les traducteurs et interprètes. Nicolas Froeliger aborde cette question théorique par le biais pratique de la formation des traducteurs dans le domaine de la traduction spécialisée et son article alterne exemples concrets et réflexion théorique. Il défend l’hypothèse selon laquelle l’activité traduisante implique trois phases : une première phase intralinguistique de reformulation en langue source, une deuxième phase de véritable traduction interlinguistique, et enfin une troisième et dernière phase, elle aussi intralinguistique, de reformulation en langue cible. Ce modèle explicatif novateur, qui met en lumière l’importance jusqu’alors sous-estimée du travail de reformulation intralinguistique, réduit la phase proprement interlinguistique, dont le coût cognitif est le plus élevé. La prise en compte de ce modèle dans la formation des traducteurs permettrait ainsi de réduire leur charge cognitive. De façon volontairement provocante, Nicolas Froeliger fait donc un éloge de la « paresse en traduction ».

Benoît Kremer et Claudia Mejía Quijano explorent pour leur part les mécanismes cognitifs susceptibles de rendre compte de l’activité d’interprétation simultanée. Cette sous-discipline récente, née après la Seconde Guerre mondiale, n’a pas fait l’objet d’une théorisation homogène apte à faire apparaître les spécificités de l’interprétation par rapport à la traduction. C’est pour pallier cette lacune que les deux coauteurs proposent un modèle théorique fondé sur « l’acte de parole » en germe chez F. de Saussure. Ce modèle permet de mettre l’accent sur l’unicité et la temporalité particulière de l’acte qui sous-tend l’interprétation, par-delà les multiples éléments que l’interprète doit prendre en compte pour interpréter l’acte de parole initial. Est affirmée la nécessité d’une approche sémiologique globale et cohérente, par laquelle l’interprète doit sélectionner les signes (« indices ») verbaux mais aussi paraverbaux qui lui semblent les plus pertinents. Ce modèle théorique est corrélé, sur le plan cognitif, à l’hypothèse selon laquelle ces indices suscitent des images mentales dans l’esprit de l’interprète.

Les trois articles qui viennent ensuite sont plus nettement orientés vers les pratiques des traducteurs/interprètes, en lien avec le développement de nouveaux outils informatiques révolutionnant le métier de traducteur. L’article de Thierry Fontenelle est consacré aux évolutions du métier au sein des institutions européennes. L’intérêt de cet article est double. Il offre d’abord un panorama exhaustif du fonctionnement même de la traduction au sein de ces institutions, enjeu d’autant plus complexe que les langues officielles sont désormais au nombre de vingt-quatre, ce qui représente plus de 5000 traducteurs et plusieurs millions de pages de traduction produites chaque année. Il montre ensuite comment l’utilisation de nouveaux outils de travail alliant TAO (traduction assistée par ordinateur, incluant mémoires de traduction et bases de données) et TA (traduction automatique) aboutit à une véritable mutation du métier, le traducteur devenant un « expert en multifonctions ». Pour répondre à l’augmentation du nombre de documents traduits et optimiser les délais de traduction, les institutions européennes se sont ainsi dotées d’une gigantesque base de données commune (Euramis) qui fonctionne comme corpus parallèle, d’une base de données terminologique (IATE), ainsi que d’un outil de traduction automatique (EC@MT). Relativement à ces nouveaux outils, ce sont aussi de nouveaux besoins en formation qui émergent.

L’article de Sandrine Peraldi illustre lui aussi les mutations techniques du métier de traducteur, dans un autre domaine spécialisé : celui de la traduction financière. L’article se fonde sur une étude de cas, un projet de recherche appliquée visant à établir les avantages et inconvénients de la traduction automatique de documents financiers. Sont ainsi comparées deux versions traduites des mêmes documents : une traduction automatique alimentée par des mémoires de traduction fournies par le commanditaire des traductions (post-édition dite « évoluée »), et une traduction automatique seule (post-édition dite « brute »). Dans les deux cas, il y a bien intervention humaine dans la phase de post-édition : les traductions sont relues et corrigées par un traducteur. Les résultats obtenus peuvent paraître surprenants, dans la mesure où la post-édition évoluée s’est révélée d’une qualité moindre que la post-édition brute. Mais cela s’explique par le degré de spécialisation fort des documents financiers, caractérisés par une complexité tant syntaxique que terminologique, et une possible inadéquation des mémoires de traduction utilisées. Par-delà l’enjeu économique évident (recherche de rentabilité), on voit se dessiner de nouveaux enjeux scientifiques : comment évaluer une traduction ? Comment choisir les outils informatiques en adéquation avec le projet de traduction ? C’est aussi l’identité du métier de traducteur qui se trouve questionnée : les outils informatiques orientent désormais la traduction humaine dans les domaines spécialisés vers un travail de post-édition, ce dont il faut tenir compte dans la formation même des traducteurs.

La question de la formation est également au coeur de l’article de Christiane J. Driesen, consacré à l’interprétation juridique, profession relativement récente qui date des procès de Nuremberg. Il s’agit d’un article volontairement à charge, qui a vocation à dénoncer les divergences criantes entre les juridictions internationales, où l’interprétation simultanée est assurée par des experts formés à ce métier, et les juridictions nationales, où l’interprétation simultanée dans un cadre juridique (gardes à vue, etc.) est assurée par de simples bilingues qui n’ont reçu aucune formation spécifique. L’auteure dénonce les dangers de cette pratique et appelle à une professionnalisation de cette filière sur le plan national. Cette professionnalisation apparaît d’autant plus cruciale dans un contexte de globalisation et d’échanges migratoires accrus. La formation d’interprètes constitue donc un défi de plus pour les instances nationales, notamment pour ce qui est des langues à faible diffusion.

Le dernier article se démarque de l’ensemble des contributions par sa thématique littéraire. Purificación Meseguer y examine ainsi la traduction en espagnol, sous le régime franquiste, du roman d’Henry de Montherlant intitulé Le Chaos et la Nuit (1963). L’analyse de cette traduction se fonde sur un véritable modèle théorique qui met en jeu trois phases : une phase de contextualisation, une phase d’analyse textuelle, et enfin une phase d’analyse de la réception de la traduction. Après avoir rappelé la fascination de Montherlant pour l’Espagne, l’auteure met en évidence le processus de censure, ou plus exactement « métacensure » selon ses termes, dont la traduction du roman témoigne. Ce processus prend la forme de l’omission de quatre passages où le personnage principal, vieil anarchiste espagnol longtemps exilé en France, souhaite la mort de Franco. Il s’agit bien là d’un paradoxe : tout le roman constitue une critique virulente du franquisme, or, seuls quatre passages n’ont pas été traduits. C’est ce paradoxe qui permet de mettre au jour la manipulation politique qui sous-tend cette traduction : par cette censure, toute l’oeuvre peut ainsi être détournée à des fins de propagande et réinterprétée non pas comme une critique du franquisme, mais comme le récit d’un vieil illuminé nostalgique de ses jeunes années, figure du perdant par définition. Est ainsi rappelé l’enjeu politique de la traduction littéraire, problématique qui n’est certes pas nouvelle mais reste toujours d’actualité dans un monde globalisé, où la traduction comme transmission a un rôle non négligeable à jouer.

Enfin, par sa diversité, ce volume permet de mettre en lumière les diverses évolutions, parfois même révolutions, à l’oeuvre en traductologie. Le fait le plus marquant est sans doute que les discours traductologiques opèrent à l’heure actuelle un centrage manifeste sur le traducteur/interprète lui-même, se trouvant devant de nouvelles façons de travailler, de nouveaux besoins en formation, et plus largement de nouveaux enjeux scientifiques et économiques.