Corps de l’article

1. Introduction

Un poème donne généralement lieu à de nombreuses lectures, parfois radicalement différentes, si bien qu’il peut inspirer plusieurs retraductions, a fortiori quand il représente un défi. Et lorsqu’il est question de « classiques » de la poésie, il n’est pas rare que l’on ait affaire à des poèmes de forme fixe, qui posent aux traducteurs de nombreux défis en apparence plus insurmontables les uns que les autres… Or, les traducteurs de poésie sont souvent divisés au sujet de la reproduction des formes fixes. Les uns croient qu’il faut absolument traduire une forme classique par une autre forme classique (Laranjeira 1996 et Schneider 1978). Les autres estiment que c’est donner trop d’importance à l’apparence et trop peu au fond que de respecter à tout prix un schéma métrique. Ces derniers préfèrent oublier le mètre et prônent une traduction en vers libres, voire en prose poétique (Bonnefoy 1998 ; Caillois 1978). Y a-t-il lieu de s’étonner que les plus grands poèmes à forme fixe, ceux-là mêmes qui présentent une communion sens-forme qui semble intraduisible, génèrent un potentiel de retraduction ?

Qui dit poète classique de forme fixe, au Québec, dit Émile Nelligan, symbole par excellence du « poète maudit » (voir Chamberland 1991 : 264 et Dumont 1999 : 30). Même ceux et celles qui ne lisent pas de poésie ont déjà entendu son nom (Beausoleil 1999 : 9) ou même ses vers (Mailhot 1997 : 66), ne serait-ce qu’en chanson, de la bouche d’un Claude Léveillée ou d’une Monique Leyrac. De tous les membres de l’École de Montréal, Nelligan est de loin le plus traduit en espagnol. Son oeuvre est diffusée au Mexique dès les années 1980, et ces premières traductions sont non seulement rééditées à la fin des années 1990, mais aussi révisées et augmentées. En outre, deux anthologies mexicaines et une espagnole[1] publient une sélection traduite de son oeuvre entre 1996 et 2002. Dans chacune de ces trois anthologies, la sélection néliganienne tend à être plus longue que celle des autres poètes. Dans celle de García Peinado (2001), par exemple, on peut lire 14 poèmes de Nelligan, soit plus de 20 % de l’ensemble des poèmes traduits. Aussi, dans Poetas de Quebec, moins de 10 % des poètes (5 sur 56) possèdent cinq textes traduits : Nelligan est le premier. Dans La nieve inmaculada, on retrouve un seul texte par poète, mais Nelligan est le tout premier de la liste[2]. Enfin, notons que bon nombre de traductions non officielles de son oeuvre circulent sur Internet. Selon Bernard Pozier (2015)[3], directeur littéraire des Écrits des forges, ce serait même les traductions de Nelligan qui auraient piqué l’intérêt des Mexicains pour les poètes québécois.

Mis en musique et inclus dans de nombreux manuels, Soir d’hiver[4] constitue sans doute l’un des plus grands « classiques » nelliganiens. Il s’agit, selon Robert Giroux, du « poème chanté le plus connu de Nelligan » (Giroux 1993 : 20) et, selon Kathy Mezei (1980 : 93), du poème que l’on célèbre probablement le plus après Le Vaisseau d’Or. À ce jour, j’ai répertorié non pas quatre versions espagnoles de Soir d’hiver, contrairement à ce que laisse entendre le titre de cet article, mais cinq : deux de Campos (l’une parue en 1989, l’autre en 1999[5]), une signée conjointement par Fernández del Valle et Carvajal (1996[6]), une autre de Valdivia (2002[7]) et une dernière de Frontán Alfonso (difficile à dater, mais qui circule sur le Web[8]). Pour l’analyse proprement dite, je n’en conserverai que quatre, puisque je considère la version la plus récente de Campos (1999) comme « définitive ». Mis à part la version de 1989, le corpus compte donc quatre traductions contemporaines les unes des autres, et résolument actuelles (c’est-à-dire plutôt éloignées de l’époque où Nelligan a rédigé l’original). Il est difficile de savoir si les traducteurs étaient au fait de l’existence des autres versions au moment où ils ont produit la leur. À cet égard, je préfère donc parler de différentes traductions que de différentes « retraductions » (ce qui explique le choix de la parenthèse du titre). Chose sûre, de toutes ces versions, la deuxième de Campos est la plus citée (sinon la seule) dans la presse écrite mexicaine (notamment dans les dossiers de presse de la Foire du livre de Guadalajara en 2003[9]), tandis que celle de Frontán Alfonso, plus clandestine, disons, mais aussi assez bien diffusée, se promène sur Internet de blogue en blogue[10].

Parmi les cinq traducteurs hispanophones de Soir d’hiver, tous sont latino-américains, pour la plupart d’origine mexicaine (Marco Antonio Campos, Lorenza Fernández del Valle, Juan Carvajal, Benjamín Valdivia), mais il y aussi un Uruguayen (Miguel Frontán Alfonso). Les Mexicains ont tous une certaine expérience de la poésie québécoise, mais ils l’ont acquise pendant ou après qu’ils ont traduit Nelligan. Ainsi, au moment où il publie sa première, puis sa seconde traduction de Nelligan, Campos en est encore à ses premières armes en poésie québécoise : ce n’est qu’après l’an 2000 qu’il traduira une bonne part de l’anthologie Latinos del norte (2003), puis un recueil de Gatien Lapointe (2005) et un autre de Paul-Marie Lapointe (2009)[11]. De même, les premières traductions cosignées par Fernández del Valle dans l’anthologie Poetas de Quebec (1996) sont pour lui une première rencontre avec la poésie québécoise, qui sera bientôt suivie de la traduction de deux recueils complets, l’un d’Hélène Monette (1998), l’autre de Claude Beausoleil (1999)[12]. En revanche, Carvajal n’aura pas d’autre projet lié à la poésie québécoise que l’anthologie. Quant à Benjamin Valdivia, il a traduit un recueil de Gilles Cyr (2001)[13] avant de s’attaquer à l’anthologie La nieve inmaculada (2002), qui inclut Nelligan. Par contraste, Frontán Alfonso ne semble avoir traduit aucun autre poète québécois que Nelligan. Cela dit, tous les traducteurs latino-américains de Nelligan avaient de l’expérience en traduction et en création poétiques avant de produire les versions à l’étude[14].

Curieusement, aucune des versions répertoriées de Soir d’hiver ne reproduit, à première vue ou à la première écoute, le schéma métrique ou rimique du poème original. Je dis « curieusement », car parmi les nombreuses retraductions anglaises des poèmes de Nelligan, une majorité tente de reproduire la forme fixe. Je songe ici notamment aux retraductions du « Vaisseau d’Or » que comparait Philip Stratford en 1993 dans un colloque consacré à Nelligan « Cinquante ans après sa mort » :

En passant, you will notice that every translator has observed the sonnet form – [P.F.] Widdows and [Fred] Cogswell rhyming regularly, [A.J.M.] Smith and Stratford taking much more licence. […] You will also note that as writers with English ears trained to English cadences, all translators use the standard English meter, iambic pentameter, rather than Nelligan’s French hexameter.

Stratford 1993 : 265

Comme nous le verrons ci-après, une telle régularité est loin de poindre chez les traducteurs hispanophones du poème. Pourtant, Campos déclare avoir apporté une grande attention à la « musique » des vers de Nelligan lorsqu’il les a traduits, quitte à en sacrifier le sens (Campos 1993 : 274), un postulat qui n’est pas rare en traductologie (voir Berman 1984 : 248-249 et 1999 : 34 et suivantes), en particulier lorsqu’il s’agit de traduction poétique :

Le triomphe de Nelligan, à mon avis, est son extraordinaire musicalité. Si on enlevait, un tant soit peu, de sa sonorité à sa poésie, elle ne serait plus sienne et, peut-être, ne serait plus poésie.

C’est dans ces circonstances difficiles que j’ai dû, avec une résignation douloureuse, sacrifier quelques fois un mot qui n’enlevait rien à l’essence du poème.

Campos 1993 : 275

Ce n’est d’ailleurs pas la seule affirmation que Campos ait faite au sujet de l’importance qu’il accorde à la reproduction d’une certaine « musicalité » à l’heure de traduire de la poésie « par plaisir » (1995 : 52) : « La traducción perfecta en poesía es imposible ; al menos que se desdibuje o desmusicalice lo menos que se pueda. » [La traduction parfaite en poésie est impossible : à moins que l’on estompe et démusicalise le moins possible.] (Campos 1995 : 56, ma traduction.)

Quel que soit le résultat final, je formule l’hypothèse que Campos dit vrai au sujet de son processus de traduction, et je ne doute pas non plus que chacun des traducteurs hispanophones du poème ait aussi tenté, à sa façon, d’en recréer l’« extraordinaire musicalité ». La question est de savoir quelle musique exactement ces traducteurs ont recréée et quelles stratégies ils ont adoptées pour le faire. Cette étude visera à déterminer sous quel angle ils ont abordé l’aspect sonore de Soir d’hiver, en comparant les caractéristiques phoniques de chacune des traductions et leurs effets en regard de la « trame sonore » originale. Je n’aborderai donc aucune des questions concernant la reproduction du sens, même si plusieurs sont sans doute dignes d’être abordées dans le cadre d’une plus longue étude.

Soir d’hiver n’est peut-être pas un sonnet, mais le critique Louis Dantin l’avait cité en exemple de la virtuosité musicale de Nelligan, « grand musicien de syllabes », et en avait souligné la « grâce harmonique triomphante » (Dantin 1904/1997 : 154). La forme du poème est résolument fixe et plutôt traditionnelle : quatre quintets de vers octosyllabiques aux rimes croisées selon un schéma ABABA, où se succèdent les assonances, les allitérations et les rimes internes. En français, trois principaux types de recours sonores contribuent à structurer le poème de Nelligan en lui conférant une cohésion sonore qui soutient sa trame conceptuelle : les répétitions de mots et de vers complets ; les rimes (je ne traiterai pas ici, pour respecter l’espace qui m’est alloué, les autres répétitions phoniques du poème) ; le schéma métrique. J’aborderai les traductions espagnoles en fonction de leur traitement de ces trois types de recours phoniques.

Je pense qu’une analyse de l’aspect sonore des versions pourrait révéler jusqu’à trois types d’approches se distinguant surtout par l’effet créé[15]. D’abord, l’approche structurelle cherchera à importer les recours phoniques originaux, quitte à sacrifier le sens ou à produire un effet d’étrangeté dans la langue cible. En revanche, une approche fonctionnelle visera à recréer l’effet des sons originaux à l’aide des ressources propres à la langue cible. Quant à l’approche adaptative, elle consiste à réinventer complètement la trame sonore pour générer un effet distinct de l’original. Voyons voir laquelle des trois approches a été privilégiée par les traducteurs espagnols de Nelligan pour aborder chacun des trois types de recours sonores du poème original.

2. Les répétitions de mots et de vers complets

Soir d’hiver a une structure fortement circulaire. Les strophes I et IV ont essentiellement le même contenu, à quelques mots près au dernier vers (« À la douleur » vs « À tout l’ennui »). Or, les premier et troisième vers de chacune de ces strophes sont exactement les mêmes. C’est donc dire que les vers 1, 3, 16 et 18 sont identiques, tous comme les vers 2 et 17 et les vers 4 et 19. Au dernier vers de chacune de ces strophes, la double répétition de « que j’ai » (v. 5 et 20) fait en sorte que non seulement la première strophe, mais le poème au complet, terminent sur une impression de bégaiement qui fait écho à l’idée de « spasme de vivre ». Dans la strophe II, le premier et le troisième vers sont à nouveau presque pareils, à deux mots près « les étangs » vs « les espoirs ». Aussi, le deuxième vers de cette strophe (v. 7) présente une double question, « Où vis-je ? Où vais-je ? » où ce n’est pas le même verbe qui apparaît, mais deux verbes conjugués qui partagent d’indéniables caractéristiques phoniques. Cette double question rappelle d’ailleurs la double répétition « que j’ai, que j’ai » du dernier vers de la première strophe. Enfin, dans la strophe III, le premier et le troisième vers (v. 11 et 13) sont une fois de plus identiques, « Pleurez, oiseaux de février », et l’anaphore « Pleurez » est reprise au quatrième vers de la strophe (v. 14) : deux fois sous la même forme, et une autre sous forme dérivée, selon le même principe que « la neige a neigé » : « Pleurez mes pleurs ». Bref, sur les vingt vers du poème, un est répété tel quel quatre fois, trois autres le sont deux fois, et deux vers sont répétés chacun deux fois avec variations mineures, cela sans compter les répétitions de segments à l’intérieur des vers, avec ou sans variations : « la neige a neigé » (v. 1, 3, 16, 18) ; « que j’ai, que j’ai » (v. 5, 20) ; « Où vis-je ? Où vais-je ? » (v. 7) ; « Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses » (v. 14).

Lorsqu’elles sont concentrées dans un même texte, les réitérations lexicales et grammaticales peuvent donner l’illusion que les mots ne vont nulle part, qu’ils perdent peu à peu leur sens pour devenir « silencieux ». En effet, explique E. D. Blodgett, l’une des façons de faire parler le silence consiste justement à pécher par tautologie, que lorsqu’un mot est sans cesse répété, on n’entend plus ce mot mais son « écho non référentiel » (1989 : 213). Paradoxalement, explique Samuel Monder, de telles répétitions ne sont jamais dépourvues de sens, puisqu’en donnant la sensation de retourner sans cesse vers un même lieu, elles finissent par donner naissance à ce lieu (2004 : 21-22), en l’occurrence le Soir d’hiver, caractérisé par le « spasme de vivre » du sujet lyrique, qui a l’impression de mourir gelé, petit à petit.

Les quatre versions espagnoles du corpus calquent essentiellement les répétitions originales (de strophes, de vers, de segments). À cet égard, elles témoignent donc d’une approche structurelle plus ou moins marquée. Les versions de Fernández del Valle et Carvajal et de Valdivia sont probablement les plus structurelles : toutes les réitérations originales ont été reportées dans leur version respective, à une exception près. Dans la version de Fernández del Valle et Carvajal, c’est le quatrième vers de la troisième strophe qui est visé : la double répétition du verbe « pleurez » et le mot dérivé « pleurs » ne se retrouvent plus dans leur version : « Llorad mis lágrimas y mis rosas ». À première vue, l’abandon de la répétition ne semble pas avoir été causé par la volonté de créer un autre effet sonore, puisque le vers ne recèle pas de recours sonore particulièrement remarquable. En revanche, Valdivia semble avoir voulu improviser au deuxième vers de la deuxième strophe en remplaçant la double question par « ya vea o vaya », très circulaire sur le plan sonore, puisque les phonèmes « ya » entourent deux syllabes composées par « v » et « a ». C’est en un sens, une solution qui ressemble beaucoup, en espagnol, au jeu sonore français entre « vis-je » et « vais-je », plus économique en tout cas que toute tentative d’utiliser « dónde », « adónde » et « vivo », qui rallongent beaucoup le vers. En ce qui a trait à la répétition de « que j’ai, que j’ai », notons que Valdivia est le seul traducteur à avoir reproduit mot à mot la structure française, pronom sujet inclus, créant ainsi un effet d’étrangeté en espagnol, où celui-ci serait normalement élidé : « que yo tengo, que yo tengo ». Cela dit, force est de constater que le segment « que tengo, que tengo », même sans pronom sujet, est beaucoup plus lourd en espagnol qu’en français. Pourquoi aucun traducteur n’a-t-il seulement répété le « tengo », sans le « que » ?

Campos a lui aussi conservé la majorité des répétitions originales, mais il n’y a plus de parallélisme parfait entre le 4e  et le 19e vers en raison de l’ajout d’un article : « ¡Qué es sino espasmo de vida » et « ¡Qué es sino el espasmo de vida ». On peut se demander s’il s’agit d’une modification voulue ou d’une erreur de ponctuation. Dans la toute première version de Campos, celle de 1989, le parallèle était conservé : l’article « el » était présent dans les deux vers. Aurait-on oublié de le retrancher complètement en 1999 ? A-t-on même voulu qu’il disparaisse au v. 4 ? Un rapprochement sonore volontairement éliminé, cependant, est celui qui unissait en français les v. 6 et 8 : « Tous les étangs gisent gelés » et « Tous ses espoirs gisent gelés » deviennent « ¡Yacen helados los estanques ! » et « voy ? Toda esperanza se hiela ». La parenté entre l’adjectif « helados » et le verbe « se hiela » est le seul élément de répétition qui reste. Une part de ces choix pourrait être due à une volonté fonctionnelle de compenser. Le fait que le vers précédent déborde par enjambement découle probablement du désir d’en rééquilibrer la longueur, et le choix de « se hiela » vise peut-être à créer une rime assonante avec « Noruega » au vers suivant. Cela dit, l’ajout de points d’exclamation encadrant le premier vers de la strophe semble être un trait plus adaptatif que fonctionnel, car il n’y a pas un tel mouvement exclamatif dans la voix lyrique française, qui constate plutôt froidement, que tous les étangs étaient gelés.

De façon similaire à Campos, Frontán Alfonso ne conserve pas systématiquement toutes les répétitions originales. Ainsi, les premier et troisième vers de la troisième strophe ne sont plus identiques : « Llorad, pájaros de febrero » apparaît bien dans les deux vers, mais le premier est additionné du segment « por el sombrío », vraisemblablement pour équilibrer le nombre de syllabes. Cela dit, sa version comporte quelques éléments répétés qui pourraient être considérés comme des moyens de compensation. Par exemple, on remarque une nouvelle répétition : « ¡Qué es el espasmo de la vida, qué, » (v. 4 et 19). Frontán Alfonso procède aussi à une variation aux v. 5 et 20 : il y a toujours répétition, mais elle est pour ainsi dire « dépersonnalisée » : « que hay en mí, que hay ». Ici, on dirait que Frontán Alfonso a tenté d’introduire une nouvelle circularité dans la première et la quatrième strophe, qui fait figure de compensation fonctionnelle. En effet, il est le seul à avoir rendu le « Ah » de Nelligan par « Ay », ce qui fait en sorte que les deux strophes débutent et se terminent exactement sur le même son, reconstruisant ainsi une symétrie d’un autre ordre qu’en français, mais qui produit un effet similaire.

3. Les rimes

Sans contredit, la rime est une partie intégrante des formes fixes, et presque indissociable de l’image que l’on a de la poésie de Nelligan. Comme l’expliquait David Hayne en 1993 (142), « tous les morceaux que Nelligan nous a laissés sont sans exception rimés », et bon nombre de critiques en « ont loué la qualité […] qu’ils attribuent à l’influence des Parnassiens ». En outre, selon Paul Wyczynski, « la musicalité du discours nelliganien » dépendrait également des « rimes intérieures » (Wyczynski 1993 : 182).

Soir d’hiver comporte des rimes croisées selon un ordre de type ABABA, où les rimes impaires sont masculines et les paires, féminines. La « rime » entre la première et la troisième strophe n’en est pas une au sens strict, car elle n’est due qu’à la répétition du même mot, mais, comme Alain Masson, je la considérerai quand même. Celui-ci résume efficacement les ramifications du schéma rimique de Soir d’hiver :

Il s’ensuit un déséquilibre quantitatif entre les rimes féminines et les rimes masculines, qui sont plus nombreuses et qui occupent dans chaque strophe des positions privilégiées, au début et à la fin. Cette disposition donne au cinquième vers de chaque strophe un poids particulier, puisqu’il se lit comme le vers supplémentaire. De plus, le troisième vers joue à la fois le rôle de refrain, puisqu’il répète, au moins dans sa seconde partie le premier vers de chaque strophe, et le rôle d’axe de symétrie, puisqu’autour de lui la structure des rimes de la strophe est pliable comme un embrassement.

Masson 1973 : 105

Certes, il n’est pas facile de faire rimer une traduction. Comme solution de rechange, Roland Maisonneuve suggère l’utilisation de l’assonance, pour éviter qu’une rime forcée ne devienne « un grelot ridicule qui égrène sa monotonie » (1978 : 79). Faisant la part des choses, Albert Schneider juge « trop périlleux » de « chercher systématiquement la rime », mais ne croit pas qu’il faille pour autant la « fuir systématiquement », et argumente lui aussi en faveur des autres recours prosodiques (« assonances, allitérations, rimes intérieures, harmonie des voyelles et des consonnes ») dans les cas où la rime semble impossible à garder (1978 : 33).

En espagnol, on dit que deux mots en fin de vers ou d’hémistiche « riment » lorsque les dernières syllabes depuis l’accent tonique présentent une similarité phonique. La rime est « consonante » quand tous les phonèmes sont répétés ou « assonante » si seules les voyelles coïncident[16]. Comme le rappelle Daniel Devoto (1995 : 99), le e muet n’existe pas en espagnol, si bien qu’il ne semble pas y avoir d’équivalent direct de la distinction française entre rimes « féminines » et « masculines ». Cela dit, pour les besoins de cette étude, nous adopterons, faute de mieux, la catégorisation de Beristáin (2006 : 445) : la rime sera dite « masculine » si les mots sont accentués sur la dernière syllabe ou « féminine » s’ils sont accentués sur l’avant-dernière syllabe. Ce sont ces principes qui guideront ici ma lecture des quatre versions du corpus.

Si l’on observe les phonèmes finaux des poèmes traduits, on voit que l’on a affaire dans tous les cas à des versions semi-rimées et, si rimes il y a, elles sont assonantes (quand on fait fi des répétitions pures et simples du même mot). On perd aussi l’alternance entre rime masculine et rime féminine. Il va sans dire que les vers répétés créent forcément des répétitions phoniques s’apparentant à la rime et, comme la plupart des traducteurs ont reproduit ces répétitions, certains vers semblent rimer. Cela dit, aucun d’eux ne semble avoir cherché à conserver la rime à tout prix, à part peut-être à la troisième strophe, où une traduction plutôt littérale permet, en partie grâce à la parenté entre le français et l’espagnol, de reproduire le même patron rimique qu’en français. Pour la troisième strophe, seul Frontán Alfonso n’a pas procédé de façon structurelle, réorganisant les mots au premier vers de façon à ce que celui-ci ne se termine plus par « febrero », et au troisième en inversant « llantos » et « rosas », si bien que « cosas » ne rime plus avec « rosas ». En fait, la version de Frontán Alfonso ne rime pas : quand on fait abstraction des mots répétés, il n’y a plus que deux vers sur vingt qui riment (v. 13 et 15) : « febrero » et « cedro ». On peut donc considérer que la version de Frontán Alfonso est celle qui, sur le plan de la reproduction de la rime, revêt le plus de traits adaptatifs.

Parmi les autres traducteurs, Campos et Fernández del Valle et Carvajal sont ceux qui semblent avoir accordé le plus d’attention à la reproduction des « rimes » ; il s’agit donc des deux versions les plus « fonctionnelles » à ce point de vue, faisant le compromis entre le schéma rimique original et les potentialités de la langue espagnole. Campos, par exemple, a introduit une rime assonante en É/A aux huitième et neuvième vers (« hiela »/« Noruega »), assortie dans ce dernier cas d’un genre de « rime en écho », puisque les phonèmes sont répétés deux fois de suite : « nueva Noruega ». Mentionnons également que chaque strophe compte, chez Campos, trois fois la même voyelle accentuée : Á aux trois premiers vers des strophes I et IV qui encadrent le poème, et É aux trois derniers vers de la strophe II et aux vers impairs de la strophe III. La version de Fernández del Valle et Carvajal compte elle aussi la même voyelle d’appui trois fois par strophe, mais toujours aux vers impairs : Á (strophe I) et É (strophes II, III et IV).

Quant à Valdivia, il est difficile de trouver un patron rimique précis dans sa version. Cela dit, plusieurs assonances finales reviennent périodiquement, contribuant ainsi à unir les strophes sur le plan sonore, même si cela n’est pas fait de manière très « nelliganienne ». Par exemple, la finale en ÁA du deuxième vers de la première strophe refait surface aux septième et huitième de la deuxième, et la finale en ÉO de la première strophe revient dans la troisième (v. 1, 3 et 5). En fait, seuls les avant-derniers vers des strophes I, II et IV sont « orphelins », les autres étant tous répétés en fin de vers. Enfin, comme chez Campos et Fernández del Valle et Carvajal, les voyelles accentuées en fin de vers sont au moins trois fois, sinon quatre, les mêmes au sein d’une même strophe : É trois fois aux strophes I, III et IV ; Á quatre fois à la strophe II.

En somme, bien qu’aucun des traducteurs n’ait reproduit systématiquement le schéma rimique original, Frontán Alfonso se démarque comme étant plus adaptatif en éliminant essentiellement la rime, et Campos et Fernández del Valle et Carvajal et Valdivia semblent plus fonctionnels en ne la cherchant pas systématiquement, mais en ne l’évitant pas non plus. Mais y a-t-il vraiment lieu de s’étonner que les traducteurs hispanophones, tous contemporains, n’aient pas cherché outre mesure la rime dans leur version respective ? Annie Brisset dirait peut-être, comme lors du colloque anniversaire des 50 ans du décès de Nelligan en des mots qui rappellent ceux d’Antoine Berman, que les traducteurs sont – parfois malgré eux – le fruit de leur époque et des tendances qui la caractérisent : « […] lorsqu’un traducteur traduit, il traduit avec un certain horizon poétique qui est celui de la société réceptrice. Je dirais même, plusieurs horizons récepteurs, plusieurs matrices poétiques » (citée dans Grisé et al. 1993 : 291-292). Dans le cas qui nous occupe, force est de constater que la rime est loin, de nos jours, d’avoir la même popularité que chez les parnassiens, et peut-être encore moins en espagnol.

4. Le schéma métrique

Mon traitement du mètre s’inspirera de la méthode d’analyse proposée par Navarro Tomás dans Arte del verso (1965), et reprise en français dans le Précis de métrique espagnole de Madeleine et Arcadio Pardo (1992), et je puiserai les noms des vers particuliers dans le Diccionario de métrica española (2007) de José Domínguez Caparrós (1999/2007). En espagnol, les accents toniques principaux sont le premier et le dernier de chaque vers. Tous les mots ne contiennent en principe qu’un seul temps fort, excepté les adverbes se terminant en « mente », qui peuvent en contenir deux. Toutefois, toutes les accentuations n’ont pas un même poids métrique. En effet, seuls comptent les temps forts des mots lexicaux (substantifs, adjectifs, verbes, adverbes) et de certains mots grammaticaux comme les pronoms sujets et les pronoms et adverbes interrogatifs. En revanche, on considère atones les mots outils tels que les articles définis, prépositions, conjonctions, pronoms objets, ainsi que les adverbes et pronoms relatifs non interrogatifs[17]. Aussi, la métrique espagnole traditionnelle s’appuie sur le décompte syllabique des vers paroxytons accentués sur l’avant-dernière syllabe. Dans le cas des vers oxytons accentués sur la dernière syllabe, on tend à rajouter une syllabe « fantôme » pour les besoins du mètre, alors que l’on en retranche une dans le cas des vers proparoxytons avec accent sur l’avant-dernière syllabe[18].

En français, Soir d’hiver compte exclusivement des vers octosyllabiques. L’octosyllabe serait, dit-on « le plus ancien des vers français » et, bien qu’il ne possède pas de césure proprement dite, il peut avoir « des coupes en nombre variable et mobile ». Ici, la majorité des vers se lisent d’un trait, sans coupure, mais il y a accents oratoires sur l’onomatopée « Ah ! » des v. 1, 3, 16 et 18 ; deux coupures équivalant aux signes de ponctuation divisant le vers 7 en trois mesures (4-2-2) ; et d’autres coupures aux virgules introduites à la strophe III après « Pleurez » (v. 11 et 13, divisés en 2-6) et après « pleurs » (v. 14, divisé en 4-4). Selon Campos (1993 : 275), l’existence de plusieurs types d’accents toniques en espagnol fait en sorte que « dans une traduction de poésie française en espagnol, le vers s’allonge, et ce, dans la plupart des cas », et c’est ce qui se produit dans toutes les traductions espagnoles de Soir d’hiver. En fait, aucune des versions espagnoles ne présente une métrique aussi régulière que le poème original. Toutefois, un ordre se dégage : 1) Campos est le plus « fonctionnel » ; 2) Fernández del Valle et Carvajal sont « fonctionnels » pour les strophes  I et IV, un peu moins pour les strophes II et III ; 3) Valdivia est à la fois « fonctionnel » et « adaptatif » ; 4) Frontán Alfonso est le plus « adaptatif ». D’une part, la version de Campos présente une forte majorité de vers ennéasyllabiques : 13 ennéasyllabes, 3 décasyllabes, 2 octosyllabes, 2 dodécasyllabes. Lorsqu’il a commenté son approche de la « musique » des poèmes de Nelligan en 1993, Campos a déclaré avoir voulu « qu’ils sonnent comme les poèmes sonnaient à Nelligan » : « j’ai donc dû, quelques fois, afin d’y arriver, recourir à un entrelacement de rythmes » (Campos 1993 : 276), et c’est bel et bien ce qu’il a fait dans le cas de Soir d’hiver, où l’on perçoit les signes d’un compromis fonctionnel entre la volonté de reproduire la régularité métrique de Nelligan et les potentialités de la langue espagnole.

En effet, de toutes les versions, celle de Campos est la plus régulière en termes métriques, car il est possible de déceler un patron dans l’agencement des différents rythmes : les strophes I et IV sont presque entièrement formées d’ennéasyllabes, exception faite du tout dernier vers du poème, qui compte une syllabe de plus. Quant aux strophes II et III, elles suivent un patron très similaire : alternance entre 9 et 12 syllabes pour les trois premiers vers (9-12-9), et entre 8 et 10 syllabes pour les deux derniers (8-10 et 10-8). Mais ce n’est pas tout : même si Campos a utilisé un ennéasyllabe libre (c’est-à-dire que la position des accents toniques varie), on remarque dans la première et la quatrième strophe une récurrence d’accents sur les 2e, 5e et 8e syllabes (v. 1, 3, 4, 16, 1819), ou sur au moins deux de ces trois appuis (2e et 8e syllabes pour les v. 2 et 17 ; 5e et 8e pour les v. 5 et 20). Au sein de la strophe II, on remarque également une accentuation des première et quatrième syllabes de trois vers sur cinq (v. 6, 7, 9) et des appuis aux 4e et 6e syllabes des v. 2 et 10. Dans la strophe III, la 3e syllabe est accentuée dans 4 vers sur 5 (v. 1, 2, 3, 5), avec appuis complémentaires sur la 2e syllabe (v. 1, 3, 4) ou sur la 3e (v. 1, 2, 3, 5). Bref, Campos ne reproduit pas la pure régularité métrique de Nelligan, mais s’en approche.

Chez Fernández del Valle et Carvajal, on retrouve comme chez Campos une majorité de vers ennéasyllabiques (11 sur 20). C’est donc une traduction qui, sans être régulière, témoigne d’un certain effort pour uniformiser la longueur des vers, du moins pour les strophes I et IV. Pour le reste, les types de vers sont moins constants que chez Campos : on dénombre 4 décasyllabes, 1 heptasyllabe, 1 octosyllabe, 1 vers de 13 syllabes[19] et 1 dernier de 15 syllabes. Même s’il est plus difficile de déceler un patron donné, on peut quand même voir un certain retour de combinaisons dans les strophes I et IV (9-10-9-9-9). Aussi, 3 vers sur 5 portent leurs accents toniques sur la 2e, la 5e et la 8e syllabe (comme chez Campos) dans la strophe I, et 4 sur 5 dans la strophe IV. Les deux autres strophes, cependant, ne présentent pas de parallèle rythmique particulier, si ce n’est l’accent sur la 3e syllabe dans 4 des 5 vers de la strophe III.

Chez Valdivia, les longueurs de vers sont plus partagées, même si l’ennéasyllabe est encore privilégié : on a 6 ennéasyllabes[20], 5 octosyllabes, 4 décasyllabes, 4 dodécasyllabes, 1 hendécasyllabe. Contrairement à ce que l’on a pu observer dans les deux versions précédentes, il est plus difficile dans la traduction de Valdivia de trouver une régularité dans le positionnement des accents toniques. La seule constante qui se dégage est peut-être l’accent tonique sur la 7e syllabe (4 vers sur 5 dans les strophes I et IV ; 3 vers sur 5 dans la strophe II). Dans la strophe III, c’est plutôt la 8e syllabe qui est accentuée dans trois vers sur cinq. Quoi qu’il en soit, le peu d’uniformité de la rythmique des vers laisse supposer que Valdivia n’a pas cherché à conserver un mètre particulier : il a traduit en vers essentiellement libres. Sa version peut donc être considérée plutôt comme « adaptative » sur le plan métrique.

Frontán Alfonso se démarque des autres traducteurs en ceci qu’il a choisi une majorité de vers décasyllabiques : on en compte six, dont quatre partagent le même rythme, avec accents toniques sur la 4e et la 9e syllabe (v. 10, 12, 14, 15). C’est aussi sa version qui compte le plus de vers oxytons (v. 4, 5, 19, 20), inusités en métrique espagnole traditionnelle. Pour le reste, sa version présente 5 octosyllabes qui partagent tous les mêmes accents toniques sur les 2e, 5e et 7e syllabes, et 4 dodécasyllabes, 2 hendécasyllabes, un ennéasyllabe et un vers de 13 syllabes aux accents éparses. En fait, pour trouver une véritable régularité métrique dans la version de Frontán Alfonso, il faut carrément laisser tomber le décompte syllabique traditionnel pour compter les syllabes « réelles ». Selon ce nouveau calcul « moderne », disons, les strophes I et IV présentent une alternance entre deux octosyllabes et trois décasyllabes : 8-10-8-10-10, et la strophe III présente aussi une alternance de trois décasyllabes et d’autres mètres : 14-10-9-10-10. Dans les cas de ces trois strophes, les décasyllabes sont toujours situés aux 2e, 4e, et 5e vers. Quant à la deuxième strophe, même ce décompte « moderne » ne suffit pas à lui conférer une régularité métrique, mais on pourrait considérer qu’elle se lie aux autres au moyen du décasyllabe final : 11-13-12-7-10. Quoi qu’il en soit, le fait de devoir appliquer une autre méthode de repérage chez Frontán Alfonso pour trouver une régularité indique que l’approche du mètre n’y est ni « traditionnelle » ni « nelliganienne », ce qui incite à la considérer comme « adaptative » sur le plan de la reproduction du rythme.

5. Conclusion

Cette étude visait à déterminer sous quel angle les traducteurs hispanophones avaient abordé l’aspect sonore du poème Soir d’hiver, en comparant les caractéristiques phoniques des retraductions et leurs effets en regard de la « trame sonore » originale. Au final, une tendance globale se dessine chez les traducteurs. D’abord, parmi les trois principaux types de recours phoniques du poème (répétitions de vers et de segments ; schémas rimique et métrique), ils ont tous privilégié la reproduction plutôt structurelle des répétitions de vers et de segments. Aussi, en ce qui a trait aux schémas rimique et métrique, aucun d’eux n’en a reproduit à tout prix la régularité ou le caractère « traditionnel », ce qui pourrait suggérer que ladite « tradition », si chère à Nelligan, importe moins aux traducteurs contemporains. Il en résulte en espagnol un « soir d’hiver » aussi mélancolique sur le plan thématique, mais plus libre qu’en français sur le plan formel. Voilà des éléments qui rappellent peut-être plus la fin du parcours lyrique de Nelligan que ses débuts. Comme le rappelle Margarita Alfaro :

El estudio del conjunto de su obra puede ser abordado teniendo en consideración la importancia que revisten, tanto la estructuración formal como la estructuración temática. En cuanto al aspecto formal, es significativa la abundancia, en sus primeros poemas, de formas estróficas fijas […]. Con posterioridad, su poesía evoluciona hacia una estructura poética compuesta por estrofas heterométricas y, finalmente, está presente la búsqueda de una prosodia más libre, aunque aceptando siempre algunas imposiciones de tipo formal.

Margarita Alfaro [2001 : 229]

On peut aborder l’étude de l’ensemble de son oeuvre en fonction de l’importance de sa structure formelle comme thématique. En matière de forme, sa poésie contient, à ses débuts, une abondance significative de strophes fixes […]. Postérieurement, elle évolue vers l’usage de strophes hétérométriques, puis la recherche d’une prosodie plus libre se manifeste, mais toujours sujette à quelque contrainte formelle. (traduction de l’auteure)

Chose certaine, l’analyse systématique de la reproduction des trois types de recours phoniques a permis de déceler des différences entre les versions sur le plan formel :

Tableau 1

Recours phoniques selon le traducteur

Recours phoniques selon le traducteur

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En fait, Campos a produit une version à la hauteur de ses ambitions : de tous les traducteurs du corpus, c’est lui qui semble avoir déployé le plus d’effort pour conférer une certaine régularité rimique et métrique à sa version. On peut donc considérer que l’approche de Campos est la plus « fonctionnelle » de toutes, celle qui représente le compromis le plus réussi entre le type de recours sonores employés par Nelligan et les possibilités qu’offre la langue espagnole. Pour leur part, les versions de Fernández del Valle et Carvajal et Valdivia oscillent entre les approches structurelles et fonctionnelles : aucune des deux ne reproduit vraiment les rimes ni le rythme de Soir d’hiver, mais elles témoignent toutefois d’une certaine préoccupation pour la structure sonore. Quant à la traduction de Frontán Alfonso, elle semble la plus adaptative de toutes, car on peine à y reconnaître les formes fixes si chères à Nelligan.

Par ailleurs, j’avouerai que bien avant d’analyser ces quatre traductions, j’ai moi-même traduit le poème en espagnol, ma troisième langue. Je l’ai fait pour me donner une idée des défis que recèle ce poème aux apparences trompeusement simples et aussi pour me prêter au jeu de la retraduction d’un si grand classique. Ma version inédite s’inscrit en porte-à-faux avec les versions publiées, peut-être parce que l’espagnol n’est pas ma langue maternelle, mais peut-être aussi parce que je n’ai pas abordé la musique de Soir d’hiver sous le même angle que ses traducteurs hispanophones « officiels ».

Sur le plan des répétitions lexicales, ma version est l’une des moins structurelles. Peut-être ai-je péché par hypertraduction, n’étant pas hispanophone de naissance. La répétition du « que j’ai, que j’ai » a disparu, sacrifiée pour conserver la mesure de neuf syllabes que j’avais choisie et introduire une nouvelle rime pour ajouter à la similicadence en « -ado » de la strophe. Aussi, comme les questions du v. 7 ont été déplacées en début de vers, on a un genre d’anaphore avec le « De dónde » du v. 10. Par ailleurs, pour les vers où la mesure de neuf syllabes n’était pas assez longue, je suis allée jusqu’à 12 syllabes, longueur maximale des vers plus longs. Ma version compte donc une majorité d’ennéasyllabes alternant avec quelques dodécasyllabes.

Pour ma part, il m’est apparu essentiel de tenter de conserver la rime, sinon à tout prix, du moins de façon consciente. Celle-ci confère au poème de Nelligan son aspect « chanson » et contribue à renforcer la circularité du texte. Je suppose aussi qu’en tant que lectrice québécoise de Nelligan, la perte complète de la fameuse rime me dérangeait profondément. Le schéma préféré n’est peut-être pas aussi riche que celui du poème original, mais les parallèles sonores demeurent intéressants : « nevado », « helado », « comparado » ; « hielo », « cielo » ; « febrero », « enebro » ; « negra », « Noruega » ; « cosas », « rosas ». Seul « vivir » reste une finale orpheline, mais cela peut être intéressant si l’on songe au « spasme de vivre », à la mort de la nature hivernale et au cri du sujet lyrique qui reste, au final, sans réponse en ce froid soir d’hiver.

Par ailleurs, notons que tous les traducteurs latino-américains ont opté pour un « vosotros » péninsulaire pour s’adresser aux « oiseaux de février », tandis que j’ai plutôt choisi « ustedes ». Peut-être le « vosotros » généralisé révèle-t-il un désir de conférer au poème un air ancien qui puisse compenser en partie la perte de la forme traditionnelle originale. « Vosotros » n’étant plus usité en Amérique latine[21], il se pourrait en effet qu’il évoque une poésie de l’époque coloniale comme celle de la soeur Juana Inés de la Cruz. Dans mon cas, ma préférence pour « ustedes » a deux explications. La première est prosodique : à l’impératif, « llorad » est accentué sur la deuxième syllabe, accent tonique qui entre en conflit avec le mot suivant, « pájaro », accentué sur la première syllabe. En revanche, « lloren » est accentué sur la première syllabe, ce qui donne lieu à une répartition plus régulière des accents toniques. La seconde explication, elle, est plus personnelle : à la lecture du poème, j’ai toujours eu le sentiment que le « vous » de Nelligan évoquait ici une marque de politesse : pour moi, les oiseaux sont « vouvoyés » et non pas « tutoyés ». Or, en espagnol péninsulaire comme américain, c’est « ustedes » qu’on utilise quand on souhaite s’adresser poliment à un groupe[22]. Comme Nelligan utilise le « tu » comme le « vous » dans ses poèmes, il est difficile de savoir pour sûr, mais comme la traductrice n’a pas le choix de trancher, sa version portera forcément sa marque.

Claudine Jomphe fait une déclaration intéressante au sujet de la mise en musique de Soir d’hiver qui s’avère ici particulièrement pertinente :

En devenant matériau d’une autre oeuvre d’art, le poème subit l’épreuve du feu – une partie de lui se consume au contact d’éléments étrangers, ce qui reste toutefois n’en paraît que plus intense. Une oeuvre de musique vocale [comme une traduction, ajouterai-je] n’est qu’une des nombreuses lectures d’un poème, mais particulièrement amoureuse et accomplie.

Jomphe 1993 : 52

Pour finir, les traductions de Soir d’hiver – celles des autres comme la mienne – donnent corps à une lecture intime de Nelligan, chacune puisant sans doute dans un « amour » du texte original. Les différences sont probablement liées au bagage littéraire et culturel respectif des traducteurs, qui n’ont pas tous la même connaissance de l’oeuvre du poète ou de la littérature québécoise, ni le même rapport au genre poétique lui-même. Il serait certes intéressant, à cet égard, de se pencher plus avant sur les traducteurs latino-américains à l’étude, tous des poètes publiés, pour voir comment leur oeuvre originale et traduite se situe par rapport à celle de Nelligan, et aussi par rapport aux formes classiques en général. Mais les liens entre écriture et traduction chez les poètes-traducteurs mériteraient sans doute une étude à part entière.