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Dans mon parcours, rien ne me destinait à une carrière de traducteur. De fait, au début de la vingtaine, j’avais écarté d’emblée cette option qui me semblait peu créatrice, trop tournée à reproduire intégralement et fidèlement des textes écrits par d’autres. Il ne s’agissait encore bien sûr que du passage de l’anglais au français, et de documents officiels ou de rapports gouvernementaux. Je n’avais pas encore découvert que la traduction pouvait avoir une autre signification quand on abordait une oeuvre riche de sens, et reflétant un échafaudage complexe de langues et de traditions littéraires. Ou plutôt, je ne m’étais pas encore imaginé que je pourrais jouer ce rôle de passeur de culture au profit d’autres lecteurs, moins bien entraînés à chevaucher les frontières entre différents univers, parfois à demi submergés dans un texte ou à peine esquissés à la surface de l’écriture. À l’époque de mon séjour à New York, au milieu des années 1970, je lisais beaucoup de littérature américaine, surtout les Beats et le mouvement littéraire de San Francisco, et je professais un attachement particulier à Jack Kerouac, symbole du passage d’un état d’être canadien-français à une identité tout abandonnée à la plénitude d’un continent devenu américain et anglophone. J’abordais ces oeuvres sans me rendre compte vraiment que je les lisais dans la langue d’origine, tant j’étais devenu, moi, né à Québec dans une ville unilingue francophone, parfaitement à l’aise dans les méandres du parler nord-américain des années cinquante, avec son slang, son jargon, ses glissements sémantiques éblouissants. Au contraire, pour moi, c’est le texte Beat traduit en France qui était incompréhensible, gravement appauvri par des approximations langagières appartenant à un autre palier de littérature, illisible parce que plus parisien qu’américain, à la fois trop savant sur le plan lexicographique et faussement populiste. Là-bas, les traducteurs obscurcissaient le discours, trituraient le sens et réduisaient les Beats à des dandys égarés dans une géographie aux consonances autochtones. Qui aurait voulu se joindre à cette tribu ?

Une fois débarqué à New York pour poursuivre des études en anthropologie sociale et armé de ma culture beat, jusque-là avant tout livresque, je me mis à arpenter les rues du Lower East Side et de Greenwich Village à l’écoute de la prononciation correcte, des mots éclairants, de l’élan d’oralité débordante qui avait produit cette littérature. L’on pouvait encore voir Allen Ginsberg, Gregory Corso et Gary Snyder circuler dans le voisinage. Appliquant la méthode anthropologique et les principes de la sociolinguistique à laquelle je m’initiais au New School for Social Research, je fréquentais les intersections bruyantes, les cafétérias cosmopolites et les parcs publics bondés de locuteurs surexcités, buvant chaque mot, chaque parole, pourchassant les dialectes, les prononciations locales et le ton propre au contexte de chaque conversation. Surtout, je prêtais l’oreille aux langues étrangères qui fleurissaient en abondance dans les rues, aux inflexions étranges que leur imposait l’anglais américain et à la gestuelle surprenante de ceux qui, tout comme moi, — et ils étaient légion — tentaient de prendre pied dans le rythme de l’anglais new-yorkais sous ses multiples variantes culturelles. Puis je retournais en classe faire part de ma récolte au professeur, Dale Fitzgerald, qui maîtrisait parfaitement une langue africaine et était grand amateur de jazz. Le cri d’un chauffeur de taxi ou l’avertissement sonore d’un policier était traduit en alphabet phonétique et passé au crible de la théorie saussurienne. Une conversation saisie au vol entre deux feux de circulation devenait l’occasion de saisir les différents niveaux de langue en usage dans la ville, ou d’étudier la polyphonie qui bruissait au coin des rues. Ainsi s’éclairait un peu plus chaque jour la complexité insoupçonnée de chaque jaillissement oral, de chaque signifiant dans une ville aux mille horizons linguistiques. Je constatais, à force d’écoute attentive, que le landlord de mon building sur Second Avenue parlait une langue mâtinée d’une tonalité yiddish est-européenne, que le concierge utilisait un anglais né sur les contreforts des Blue Ridge Mountains, au coeur du Deep South, et que l’ouvrier hispanophone qui faisait les menus travaux trahissait dans ses interjections une origine portoricaine. Au bout de plusieurs mois de séjour, j’ai appris que les parlers pouvaient être déconstruits, qu’ils portaient des traces historiques assez facilement identifiables et qu’ils étaient le résultat d’une longue sédimentation culturelle. Puis l’heure sonna où j’ai pris le chemin du retour pour m’installer cette fois non pas dans ma ville natale, trop univoque, mais au milieu d’un archipel, à l’espace de confluence des eaux venues de toutes les directions, à Montréal.

Je n’étais venu que deux ou trois fois dans la métropole québécoise au cours de ma vie, et encore c’était pour découvrir Expo 67 ou juste avant. Je connaissais mieux Broadway que le boulevard Saint-Laurent, Fifth Avenue que la rue Sainte-Catherine. Et comme de l’étrangeté incompréhensible naît le désir d’apprendre, je me suis mis à parcourir les quartiers de Montréal comme l’aurait fait un immigrant nouvellement arrivé, en apprenant le nom des principales artères, en tentant de mémoriser l’emplacement des parcs, comme deux ou trois ans plus tôt à New York. Peu à peu le voile opaque qui m’obscurcissait la vue se leva et apparurent les multiples frontières linguistiques et culturelles qui traversent la montréalité de part en part, en un chevauchement complexe d’identités et d’appartenances historiques. J’ai vu deux grands ensembles géographiquement opposés dans la ville puis, au coeur de l’espace urbain, une multitude d’implantations ultérieures, d’allure bigarrée, dont la trame zigzaguait en filigrane de rue en rue jusqu’à perte d’horizon. L’épicentre montréalais en particulier semblait regorger de formes culturelles abandonnées à une hybridité ludique, dont certaines manifestaient une vitalité étonnante au milieu de paysages urbains sans cesse redéfinis. Ailleurs, parfois tout juste à côté, des traces historiques difficilement compréhensibles au premier abord jonchaient les trottoirs. Le mur noirci d’une haute manufacture au portail inaccessible, quelques lettres d’un alphabet inconnu, des lieux de prière difficilement identifiables et, au détour des rues, des édifices aux fonctions obscurcies par le passage des ans. Un autre texte surgissait, aux superpositions culturelles complexes, à peine lisible, avec ici et là des bribes aux résonnances bien senties, à la démarche assurée au milieu d’un étalement désordonné de témoignages divers.

Puis un déclic s’est produit au tout début des années quatre-vingt qui annonçait un déferlement bientôt irrésistible. J’en ai eu l’intuition quand j’entendis de loin en loin la sonorité torrentielle d’une langue qui venait vers moi alors que je parcourais en toute quiétude les décombres historiques du Plateau Mont-Royal et du boulevard Saint-Laurent. Partout gisait dans ces lieux l’écho irrépressible d’une culture hier encore si dense et si exubérante, partout surgissait les traces d’un parler tout juste disparu, si récemment en fait que sur le bâti environnant suintait encore cette langue venue des confins de l’univers. Mais quelle langue ? Trop de glossies étranges se pressaient alors sur la Main en une cacophonie délirante pour en identifier la provenance et la couleur exacte. J’allais et je venais dans l’ombre de cette présence que je ne parvenais pas tout à fait à rejoindre ou à saisir pleinement. Dans le ciel et sur le sol humide se profilaient encore lisibles les vapeurs et les effluves sulfureuses d’un feu d’artifice intense, qu’un spectateur attardé découvre trop tard. Quand il arrive enfin sur place, les flammes se sont éteintes et le public s’est dispersé. Ici et là s’attardent seulement des témoins distraits qui se laissent encore bercer par un éclat à peine esquissé dans le firmament immense et vide. Par chance, il était encore temps à cette époque d’aller au-devant de ces promeneurs épris de nostalgie et qui vibraient d’une émotion à peine diminuée par le passage des ans. L’un d’eux s’appelait David Rome et il était né dans une province de l’Empire russe, dans la Lituanie du gaon de Vilnius. J’ai fait sa connaissance aux archives du Congrès juif canadien et j’ai pu constater comment il aimait s’entourer d’un amoncellement indescriptible de documents et de livres portant sur l’histoire juive montréalaise. Je suis resté à ses côtés pendant des semaines, puis pendant des mois, puis pendant des années.

Un jour, tandis que je fouillais dans l’enchevêtrement pour jeter un peu de lumière sur les rapports entre Juifs et francophones entre les deux guerres, il m’a pris à part et a entrepris le récit tant attendu. Je connaissais déjà le texte yiddish pour l’avoir observé à la Bibliothèque publique juive sur les rayons — sans pouvoir le lire —, mais Rome savait l’approcher d’une manière particulière, avec amour et tendresse. Il m’a montré des ouvrages à la facture fort simple, publiés à Montréal, couverts de lettres hébraïques et qui renfermaient une signification émotionnelle particulière qu’il m’a communiquée à petites doses. À Montréal, tout ne s’était pas passé en anglais, a-t-il susurré, et la première génération arrivée d’Europe de l’Est avait apporté avec elle une langue et une culture restée pendant une ou deux générations le principal véhicule des aspirations littéraires au sein de la communauté juive montréalaise. Rome avait aussi l’habitude de se rendre dans son arrière-boutique pour chercher des recueils de poésie. J’ai alors appris les noms de merveilleux écrivains qui avaient marqué le Plateau Mont-Royal et le Mile-End de leur empreinte discrète, dont je ne pouvais lire les noms, et dont les élans littéraires gisaient maintenant dans des boîtes d’archives. Des êtres qui étaient venus d’un autre continent il y a plusieurs décennies, avaient souffert les affres de l’arrachement et de l’éloignement géographique, sinon les horreurs de l’Holocauste, puis avaient repris le fil de leur existence en rédigeant des textes inspirés au sujet de leur enfance, de la ville qui les avait accueillis ou des souffrances dont leur âme était pétrie. Ce fut un moment unique, en fait une succession de découvertes à l’état pur, tandis que d’autres opuscules yiddish sortaient jour après jour, selon l’humeur de Rome, de contenants défraîchis ou de rayonnages obscurs logés au fond d’une salle à peine éclairée. J’avais au bout des doigts la texture rugueuse du papier et sous les yeux des lettres illisibles alignées selon un ordre impénétrable. Dans mes narines pénétrait l’odeur un peu âcre de la poussière accumulée sur les couvertures. Une trace demeurait du moment historique qui avait fait apparaître à Montréal un témoignage venu d’outremer, dans des circonstances jusque-là insondables pour moi. Des pages et des pages de littérature yiddish, que des immigrants avaient cru bon laisser à la postérité et qui avaient assouvi leur désir d’écriture. Qui lisait ces oeuvres maintenant ?

Pour un chercheur impréparé à affronter un tel déferlement de littérature montréalaise en langue étrangère, c’était inattendu, inespéré et surtout bouleversant. Rien ne m’avait destiné à une rencontre d’une telle intensité ni mes rapports avec la communauté juive de Montréal, qui étaient tout de même assez intenses à cette époque, ni mes lectures sur le sujet. Il y avait bien un esprit yiddish qui flottait encore au-dessus de certains milieux, comme au théâtre ou dans la musique, et l’on parlait encore ici et là des grandes figures culturelles de la vie est-européenne, mais de littérature yiddish somme toute assez peu. À cette période, du milieu des années 1980, les derniers grands écrivains yiddish montréalais venaient de disparaître, ou ils étaient entrés dans la dernière phase de leur carrière littéraire et languissaient loin des yeux du public. Pénétré de cette découverte inexplicable dans les circonstances, j’ai longtemps avancé à petits pas dans le dédale de la culture yiddish de Montréal, grappillant ici et là des faits, amassant des images et parcourant des pages remplies d’une graphie hébraïque pour moi impénétrable. Sur les photos anciennes, j’observais des visages issus d’un autre monde, souvent graves, au regard intérieur sévère, parfois intenses de souffrance. Une diaspora est-européenne émergeait par fragments sous mon regard, défiant les paramètres dominants de la vie juive canadienne, surgissant dans les interstices, émergeant aux confins désormais non parcourus de la mémoire collective. Je suis resté longtemps interloqué, incapable de me confier à quiconque, secoué par la découverte d’un substrat culturel submergé et qui brillait encore, dans la pénombre, de mille feux inexplicables. Dans les archives du Congrès juif canadien apparaissaient aussi de temps à autre des lettres en yiddish échangées au-delà des océans avec un correspondant de Vilnius ou de Varsovie, des notes rédigées à la hâte entre deux réunions d’un syndicat des tailleurs montréalais, des mots d’ordre sur une affichette remplis de points d’exclamation impérieux. Parfois, quand la chance me souriait, je découvrais des affiches en deux langues, invitant le public à un récital de poésie à la Bibliothèque juive ou à venir rencontrer une grande personnalité de la littérature yiddish. Des noms et des images défilaient : Yehoash, Chaim Zhitlowsky, Sholem Asch, H. Leivick, Kalman Marmor. À d’autres moments, Rome m’aidait à déchiffrer le titre d’un article jauni du Keneder Odler, laissé par inadvertance dans un dossier datant des années 1940 : « Yidishe Folks Biblyotek hot durkhgefirt ovent lekoved Yud Yud Segal », ou encore « Komunistishe politik oyf der yidisher gas ».

Je ployais devant l’effort pour tenter de redonner sens à ces témoignages disparates, à ces survivances d’une culture devenue crépusculaire, et dont les derniers rayons parvenaient encore jusqu’à moi de loin en loin. Une impression de solitude insondable et une incompréhension déroutante m’étreignaient au contact de ce monde qui avait brillé intensément à Montréal un demi-siècle plus tôt. Je ressentais à la fois un frisson glacial venu des profondeurs de l’horizon à l’heure où le jour disparaît, et le souffle brûlant d’un astre qui irradie dans la plénitude du firmament. Après avoir arpenté les rues du Plateau Mont-Royal à la recherche d’indices évanescents et parcouru pendant des mois des archives enfouies sous les décombres communautaires, j’étais finalement arrivé au rivage d’où coule la source vive, au texte en yiddish, qu’une barrière infranchissable m’empêchait d’approcher. J’entendais le jaillissement de l’onde limpide, mais je ne pouvais m’y abreuver. J’observais intensément les yeux et la bouche des poètes d’où avait retenti un chant étonnant, mais je ne pouvais entendre leur parole puissante. Les pages couvertes de signes hébraïques restaient muettes. Les lettres échangées entre écrivains ressemblaient à un amas des feuilles mortes dispersées au vent, les manuscrits à des vestiges anciens illisibles, les photographies à des documents égarés entre deux exils. Quelle signification donner à tout cela ? Devant moi, jour après jour, s’étalaient quantité de documents chargés d’une vitalité culturelle maintenant évanouie, mais qui vibraient encore de sens par la richesse de leur forme graphique, par la puissance du trait de plume ou par l’intensité de leur propos insaisissable. Entre deux conversations Rome me regardait longuement, silencieux. Il lisait dans mes yeux l’étonnement et l’incrédulité. Il attendait le déclic qui me ferait franchir l’infranchissable. Derrière l’empilement désordonné de paperasse sur son bureau, d’où il contemplait seul les vastes espaces de la culture yiddish montréalaise, il devait juger que la filiation culturelle est un insondable mystère.

La voie était tracée depuis New York et le réflexe de l’anthropologie linguistique fit céder l’embâcle. À l’automne 1984, j’étais dans une classe de yiddish du département d’études juives de l’Université McGill. Puisque j’avais fait quelques années plus tôt l’apprentissage de la langue biblique auprès du hazan de la synagogue reconstructionniste de Montréal, Meir Ifergan, et que je connaissais somme toute assez bien l’alphabet hébreu, je me suis mis à progresser rapidement. Mon professeur, Leib Tencer, un survivant de l’holocauste, était doué d’un talent pédagogique exceptionnel et dans sa bouche le yiddish brillait de tous ses feux. Ce n’était déjà plus un véhicule littéraire savant, comme aux archives du Congrès juif canadien, mais une langue maternelle dotée d’inflexions particulières et propre à rendre des émotions intenses. Peu à peu je me suis adapté à la phonétique gutturale du yiddish, à sa gestuelle parfois théâtrale, à ses imprécations prononcées sotto voce, à ses diminutifs affectueux. Mois après mois, bien sagement, sans me presser, j’entendais la langue qui avait submergé le boulevard Saint-Laurent, soulevé des foules immenses lors des grèves de la confection, retenti pendant des décennies sur les planches du Monument-national. Certes Tencer la prononçait maintenant devant des rangées de sièges bien alignés et face à de jeunes étudiants parfois blasés, mais son yiddish semblait bien vivant, élégant même, porté par une profonde expérience de vie est-européenne. Il s’envolait dans la classe en une série de volutes inattendues et venait caresser mes oreilles attentives. Ce yiddish était aussi une symphonie de couleurs savantes et nuancées. Il possédait une grammaire, des règles précises, un patrimoine historique plus ancien. Tencer et moi sommes devenus très proches. Je découvrais maintenant, avec plusieurs décennies de retard, la langue qui, surgie des confins de l’Europe, avait pris racine à Montréal et avait suscité l’apparition d’une troisième littérature dans la ville.

Il en alla ainsi pendant quatre ans, jusqu’à ce que j’obtienne une bourse postdoctorale du Conseil de recherche en sciences humaines pour explorer l’oeuvre de Jacob-Isaac Segal, un poète yiddish montréalais que j’affectionnais particulièrement et que Rome avait porté à mon attention (Anctil 2012). Segal m’attirait parce que son regard reflétait une tristesse profonde et il me semblait que sa peine ne pouvait que signifier un grand abandon à l’élan littéraire. Ses yeux possédaient une aura de gravité qui me frappa au premier abord et sur son visage l’on pouvait lire une vulnérabilité de tous les instants. Segal avait été le premier à Montréal à manifester un talent poétique hors du commun et sa réputation s’était étendue entre les deux guerres jusqu’à New York, Varsovie, Vilnius, Buenos Aires et même au-delà. On lui devait douze recueils de poésie, dont certains comptaient des centaines de pages. À Montréal, Segal avait été adulé de son vivant au sein de la communauté juive, et l’écho de ses textes résonnait encore dans certains milieux qui cultivaient toujours la mémoire de la grande migration est-européenne. La tâche qui m’attendait était redoutable et je m’avançais tout fin seul dans le dédale d’une oeuvre aux proportions immenses. J’étais devant le texte ségalien comme face à une masse de signes et de caractères qu’il faut déchiffrer un à un, patiemment, pour en extirper le sens, le rythme et la sonorité. Chaque page, chaque strophe, chaque lettre réclamaient de moi un sursaut de concentration et d’effort. Je percevais bien chez Segal la luxuriance de son écriture et la richesse complexe de ses sentiments, mais j’avançais à petits pas, parfois assailli par le doute, l’incompréhension et ma connaissance imparfaite de la langue. Pendant longtemps, un filtre opaque et une torpeur avaient masqué à mes yeux la valeur de la poésie que je tentais d’approcher. Il me fallait passer sans transition d’une langue orale, admirablement prononcée par Tencer, riante, dotée de couleurs vives, à un langage littéraire abstrait, au propos éthéré, et dont il ne restait trace que sur le papier. J’étais devant une parole suspendue par le passage du temps, je me tenais face à un moment de grâce placé sous verre, inaccessible, intouchable, immobile.

Sur les pages s’alignaient strophe après strophe les poèmes de Segal, maintenant muets, imprononçables, oubliés sinon inconnus. Un ordre régnait là qui m’échappait à première vue. Et moi, francophone de culture, j’abordais ces écrits dans l’ignorance presque complète de leur genèse historique et de leurs origines littéraires. Il fallait tout reprendre depuis le début et engager le combat mot par mot. Pis encore, je ne parvenais pas à trouver d’antécédents à la tâche que j’entreprenais dans ma témérité. Segal, plus de trente ans après sa mort, n’avait pratiquement pas été traduit, même en anglais. Des bribes ici et là, semées au hasard, sans plan précis, par des écrivains qui avaient baigné durant leur enfance dans le vaste monde yiddish montréalais, A. M. Klein, Miriam Waddington et quelques autres. Un continent immense à explorer, sans aucune idée de ses proportions, de son ampleur ou de son climat. Aucune possibilité non plus de lire rapidement des pans entiers de l’oeuvre de Segal, voire un seul de ses recueils ni même sa correspondance. Plusieurs de ses poèmes avaient aussi paru dans la presse yiddish, mais ils étaient maintenant éparpillés dans les pages jaunies de nombreux périodiques canadiens et américains, voire même argentins, russes et polonais, sans espoir de les retracer à court terme. Pire encore, aucune balise claire n’existait quant à sa biographie, ses origines ukrainiennes, son parcours de vie au Canada. L’homme trônait à Montréal au sommet d’une tradition littéraire étonnante, mais le socle sur lequel son écriture s’était érigée était maintenant à moitié enfoui, couvert de ronces, et l’inscription qui l’identifiait effacée. Ce n’était pas tout à fait comme s’envoler au loin pour se rendre à Czernovitz ou à Korets retrouver les traces des communautés juives d’avant 1939, mais l’état de délabrement était comparable. Là-bas le génocide, les souffrances de la guerre et quarante ans de communisme avaient déraciné l’arbre de vie ; ici l’oubli, le déplacement vers les banlieues cossues et la course vers une nouvelle identité juive canadienne avaient diminué la croissance et finalement brisé l’élan de la littérature yiddish. Je jetais le regard sur des livres qui n’étaient plus parcourus depuis des décennies, dont les pages étaient vierges, jamais tournées, et qui avaient sombré corps et âme dans le néant.

Il en fallait plus pour ébranler ma détermination, et la fascination de découvrir une troisième littérature à Montréal l’emporta sur une situation que d’autres auraient jugée sans espoir. J’ai décidé de lire poème par poème un seul recueil et chaque page ligne par ligne. Pour surmonter le traumatisme de l’altérité radicale, je me suis d’abord attaqué aux textes les plus courts et les plus simples. Parce que son titre exerçait sur moi un attrait particulier, précisément par son caractère évocateur, j’ai choisi d’entamer Lirik, un ouvrage de 326 pages imprimé à Montréal en 1930. Le cinquième publié par le poète sur une période de douze ans, Lirik offrait une matière abondante et se situait au coeur de l’âge d’or littéraire du yiddish dans la ville. Au début, dictionnaire à la main, je déchiffrais une seule phrase à la fois. Je tentais d’identifier les verbes, puis les adjectifs et puis enfin le rythme général du texte. Parfois le sens surgissait soudainement et des images magnifiques émergeaient de la masse de caractères hébraïques, comme par à-coup, sans avertissement d’aucune sorte. À d’autres moments je luttais longuement contre l’ange de la poésie yiddish puis j’étais terrassé par mon manque de connaissance de la langue. Il y a aussi que je m’étais aventuré sur un chemin périlleux, sans guide aucun, sans une main charitable qui puisse me faire avancer vers une compréhension globale de cet auteur que j’abordais pour la première fois. Personne n’avait lu ces oeuvres pour les comprendre en français. Puis j’ai réalisé peu à peu que tout cet effort de lecture, dans un alphabet étranger, exigeait beaucoup d’attention à long terme et que les avancées des journées précédentes avaient tendance à s’évanouir au moindre relâchement. Qu’avais-je compris exactement ? Par quelle voie m’étais-je aventuré au coeur d’un poème ? Que restait-il de l’émotion que j’avais ressentie à la lecture d’un passage enfin déchiffré ? Et qu’avais-je lu exactement ? Tout me filait entre les doigts comme du sable. Souvent il ne restait au bout d’un long effort qu’une ombre de sens. J’avais entrevu une image tel un astre luisant au loin et le paysage illuminé s’effaçait soudainement, étouffé par une suite de nuages opaques :

Ikh hob aykh gelozt zikh bazetsn

in di bargike un tolike yishuv’n

in shreynes mit a goyish folkl.

Zayre kloysterlakh klingen tsu mir,

un der bloyer roykh fun zayre tfiles,

gayt oyf un shlengt zikh far mayne oygn

Dershmek ikh oykh zayer farvoglkayt

Un dem tsar fun zayer farhorevet,

farhorevet shvarts shtikl broyt.

J’ai pris le parti de prendre des notes en marge des poèmes, sur les sujets traités, sur la langue de l’auteur, à propos des images magnifiques qui émergeaient d’une longue et parfois pénible lecture. Longtemps j’ai buté sur certaines formes d’interpellations employées par l’auteur. Segal, par exemple, mettait en scène dans sa poésie un personnage avec lequel il dialoguait sur un ton très familier, à la manière d’un proche auquel on se confie : « In kranker roytlakhkayt iz durkhgeflekt di velt / nor du bist vays un ruyk, vi farnakht[1] ». De qui pouvait-il s’agir et comment tenir compte de ce procédé littéraire plutôt fréquent dans les textes que je parcourais ? Que représentait ce « du » ? Qui était cet être auquel le poète se confiait avec un total abandon, sans jamais le nommer, sans jamais lui donner une forme exacte ? Je mis des semaines et des semaines à percer cette énigme, qui ne se s’est résolue qu’à la suite d’une longue étude du recueil et après être venu à bout de plusieurs poèmes pour moi ardus. Simplement Segal parlait à Dieu, à un être immatériel auquel il s’adressait sur le ton de la supplique ou de la confidence intime. Segal se rendait rencontrer Dieu dans son jardin céleste ou il s’abandonnait à lui au cours de pérégrinations poétiques dans les paysages ukrainiens de son enfance. Mais, fidèle à sa tradition il ne pouvait nommer l’être suprême. Puis j’ai réalisé que le texte ségalien s’élevait en direction du firmament dès que je levais la tête, dès que le passage des semaines venait brouiller les pistes. Inlassablement je me retrouvais devant un texte à relire depuis le début, face à des lettres qu’il fallait prononcer à nouveau une à une pour former des mots, puis de phrases, puis des strophes complètes. L’acquis de lecture, la remémoration automatique du texte déjà parcouru, la résurgence assurée du sens découvert, tout disparaissait à la première occasion. Je demeurais, à mon plus grand désespoir, un lecteur impuissant à garder mémoire du texte lu :

Ikh vel onnemen dayn klayne vayse hant,

ir varimen bayn otem fun mayn moyl.

Hoykh iber unz — dos bargik-grine land,

di zun — tsu mayrev vi a goldener zayl[2].

Pour parer à ce phénomène déroutant, je me suis mis à traduire de courts passages ici et là. Parfois, inexplicablement, le sens d’une image poétique me venait sans effort et aussi les mots pour en transposer la signification et le rythme dans ma langue. Immédiatement je saisissais au vol pareil éclair. J’ai alors décidé d’utiliser deux formes d’annotations sur chaque page, une qui rendait compte du labeur accompli pour arriver à la compréhension objective du poème dans la langue yiddish, à travers le recours au dictionnaire et aux connaissances historiques, et une autre qui consignait les avancées spontanées. Une fois cette barrière franchie je suis arrivé à traduire des strophes entières, puis des poèmes au complet. Ces nouveaux textes en français constituaient la somme de mes efforts parfois rationnels, parfois inconscients pour arriver jusqu’au coeur de la démarche poétique de Segal. Il y avait là un condensé de mon travail de déchiffrement mené sur une longue période à partir d’une oeuvre précise. Au bout de plusieurs mois, je me suis retrouvé avec une centaine de poèmes traduits en partie ou en totalité, sur les trois cents que contenaient le recueil intitulé Lirik, souvent les plus courts et les plus imagés. J’avais en main, sous forme de traductions littéraires, le journal de bord d’un anthropologue qui avait sautillé de page en page en quête d’une expression culturelle aujourd’hui évanescente, comme d’autres dans la discipline qui avaient mené des entrevues sur une longue période auprès de représentants d’une culture orale ou choisi de résider au sein d’une population lointaine. La poésie m’avait offert une trajectoire reflétant l’émotivité d’un jeune homme arrivé en 1910 à Montréal, et qui portait en lui la grammaire culturelle de la vie juive ashkénaze traditionnelle d’Europe de l’Est :

Je vous ai laissés vous installer

dans ces localités vallonneuses,

en compagnie d’un peuple de Gentils.

Leurs petites églises résonnent jusqu’à moi

et la fumée bleue de leurs prières,

qui s’en échappe, méandre en quête de mes yeux.

Je perçois bien leur errance à eux aussi

et la tristesse de leur si péniblement acquis,

si coriace maigre pain noir[3].

Segal et Anctil 1992, 50

La traduction, à ma plus grande surprise, était devenue en quelques mois un mode de compréhension du texte ségalien et un mécanisme d’apprentissage fort efficace de la langue yiddish. Moi qui n’avais jamais pensé devenir traducteur, et qui refusais d’être rémunéré pour ce travail exténuant, j’appartenais maintenant à la tribu. On me consultait sur la valeur de certains mots en français, sur ma façon de travailler et, une fois les poèmes de Segal publiés en 1992 aux éditions du Noroît (Segal et Anctil, 1992), je me suis retrouvé consigné dans la catégorie somme toute assez restreinte de ceux qui rendent dans une autre langue un texte à la sonorité incompréhensible au premier abord. J’ai réalisé aussi qu’un véhicule linguistique dont il ne restait à Montréal, en dehors des milieux hassidiques, que quelques locuteurs, pouvait revivre et être prononcé facilement à partir de textes publiés ici même à une période encore toute proche. Le yiddish qui avait été utilisé dans la première moitié du xxe siècle sur le boulevard Saint-Laurent, il s’entendait littéralement à travers une littérature souvent journalistique et descriptive qui courait à pleines pages dans le quotidien yiddish de Montréal, le Keneder Odler, et dans les mémoires des premiers immigrants (Anctil 2001a). Au milieu des années 1990, j’ai ainsi entrepris la traduction d’un opuscule publié par Israël Medresh en 1947, Montreal fun nekhtn, et qui est devenu en 1997, sous le titre Le Montréal juif d’autrefois, le premier ouvrage canadien traduit en entier du yiddish au français (Medresh et Anctil, 1997). Par moment, j’avais l’impression, en traversant ce texte, qui portait sur la période d’arrivée massive des Juifs est-européens avant la Première Guerre mondiale, que l’auteur s’adressait à moi personnellement. Medresh me racontait l’histoire de la communauté juive de 1905-1916, en parlant sa langue maternelle. Il me permettait aussi, sans trop de mal, d’approfondir ma connaissance du yiddish. J’ai continué, au cours des années suivantes et par textes interposés, une conversation avec Hirsch Wolofsky, le fondateur en 1907 du Keneder Odler (Anctil 2001b), et avec Hershl Novak, un militant travailliste-sioniste de la première heure et animateur à Montréal des écoles yiddish au début du xxe siècle (Novak et Anctil 2009). Comme mes compétences en yiddish s’approfondissaient, j’ai aussi pu traduire des études plus savantes sur l’histoire juive de Montréal, comme celle publiée par Belkin en 1956 sur les sionistes de gauche (Belkin et Anctil 1999), ainsi que le dictionnaire biographique de Haim-Leib Fuks, intitulé en français : Cent ans de littérature yiddish et hébraïque à Montréal (Fuks et Anctil 2005). Je me suis même aventuré en 2001 à traduire un roman de Yehuda Elberg, L’empire de Kalman l’infirme, aidé des conseils de l’auteur (Elberg et Anctil 2001).

Tout alla si bien que j’ai appris cette langue, qui n’était plus prononcée au jour le jour, en la traduisant. Pendant vingt ans j’ai parcouru le texte yiddish montréalais en toute quiétude et j’ai réussi à me pénétrer de sa signification historique à partir de certains de ses principaux auteurs montréalais. Je suis même devenu, sans même m’en rendre compte, le traducteur le plus prolifique de cette tradition littéraire au pays. Le tournant principal est venu vers 2002 quand j’ai pris la décision de publier en français une partie des mémoires littéraires du poète Sholem Shtern, que j’avais connu avant sa mort en 1991, et qui brossaient un tableau plus que frappant de la vie littéraire yiddish à Montréal et de ses liens avec le monde des écrivains yiddish new-yorkais (Shtern et Anctil, 2006). Ces pages reflétaient très clairement l’intensité qui avait caractérisé la vie culturelle en langue yiddish dans la ville, et le chavirement dramatique qu’avaient signifiés pour ses créateurs les années de l’Holocauste et la période de l’après-guerre. C’est après toutes ces démarches seulement que j’ai décidé de me risquer, à partir de 2008, grâce à une bourse Killam, à écrire une biographie littéraire du plus grand poète yiddish montréalais Jacob-Isaac Segal. L’ouvrage, qui a paru aux Presses de l’Université Laval en 2012, redéfinissait la notion de littérature québécoise et ouvrait la voie à une compréhension nouvelle d’un univers artistique à peine entrevu par les francophones (Anctil 2012). Dans ce parcours de reconstruction historique, la traduction a joué un rôle décisif, soit celui de me permettre d’avoir accès à un texte lisible et consultable sur une base permanente, enrichi d’annotations et d’explications qui en éclairent la signification véritable. Le passage d’une langue à l’autre est riche d’enseignements culturels, et l’acte de traduction peut aussi s’avérer une ouverture inespérée sur une autre forme de pratique littéraire. Le texte yiddish montréalais, même journalistique, même inachevé, témoigne en condensé des émotions et des gestes quotidiens de son auteur. Écrit dans un cadre institutionnel spécifique, il revêt le plus souvent, une fois traduit, une authenticité éclatante. Jacob-Isaac Segal n’imagina pas un seul instant que ses vers seraient lus un jour par des francophones. Il luttait de toutes ses énergies pour produire une oeuvre en langue yiddish à Montréal et cela lui suffisait amplement.