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Autour de 2014-2015, lorsqu’il avait été question d’offrir à Jean Duhaime des Mélanges et que des collègues avaient été sollicités en ce sens, il s’est avéré que plusieurs contributions n’entraient pas dans le cadre strictement exégétique (biblique) envisagé au premier abord pour Construction des identités religieuses à l’époque de Second Temple. Il y avait un reste. Si bien que la revue Théologiques a pu envisager de publier un numéro en hommage à son ancien directeur, qui serait complémentaire au volume paru chez Peeters dans la collection « Biblical Tools and Studies » (Gagné, Gignac et Oegema 2016) et qui porterait sur le même thème : la construction des identités religieuses. Comme en cinéma, il s’agit d’une « prise 2 ».

En introduction à ce premier livre dont le présent numéro est le compagnon, la carrière de Jean Duhaime — son itinéraire, son « identité » de chercheur — a déjà été présentée et je n’y reviendrai pas (Gagné, Gignac et Oegema 2016, 2-4)[1]. J’aimerais plutôt ici tenter une lecture transversale du numéro : ce que les articles nous disent de l’identité religieuse. Il ne s’agit pas d’offrir un résumé des articles (puisque chacun a le sien, en français et en anglais), mais d’indiquer leur(s) convergence(s) et leur divergence(s) éventuelles, et surtout de souligner en quoi ils nous donnent à penser.

D’emblée on remarque une réelle pluridisciplinarité : exégèse biblique linguistique (Gignac), analyse du discours (Salib), observations ethnographiques (éventuellement participatives : Heymann, Roda), histoire (Robinson), théologie (J. Duhaime), socio-linguistique (Anctil), droit (B. Duhaime et Labadie), critique textuelle (Flint). Et le noyau dur du dossier porte plus spécifiquement sur l’identité juive (Heymann, Roda, Robinson, J. Duhaime, Anctil, B. Duhaime et Labadie) — un sujet qui tenait à coeur à Jean Duhaime et auquel il apporte à nouveau sa contribution[2].

Alain Gignac, en ouverture, propose une analyse discursive du plus court écrit du Nouveau Testament, qui tient en une page : le billet à Philémon (Phm), attribué à Paul de Tarse. L’exégèse n’est-elle pas l’art de gloser en vingt pages ce qui tient en une seule, pour en extraire la substantifique moelle (ceci exprimé avec un brin d’auto-ironie) ? Gignac voit en Phm la construction d’une identité messianique nouvelle, où les rapports de fraternité se télescopent et s’entrechoquent avec les rapports sociaux hiérarchiques du ier siècle, sans les élider ou se substituer à eux. (Ce qui introduit d’emblée, pour ainsi dire, une tension voire une aporie au coeur même de la posture messianique chrétienne.) Pour quiconque accorde une importance à cet écrit en apparence anecdotique et quelque peu superficiel, soit à cause d’une appartenance à la communauté chrétienne, soit à cause d’un intérêt pour la spiritualité messianique, Phm témoigne d’un discours qui cherche à opérer chez ses protagonistes des passages et des transformations, et par là, chez un éventuel lecteur, une opération analogue. Autrement dit, le discours adressé par Paul à Philémon propose un monde possible et une identité nouvelle au lecteur en quête de sens — sans bien sûr pouvoir les imposer. Si le Nouveau Testament constitue l’ADN de l’expérience chrétienne, c’est qu’il trace un chemin, propose une trace, dans son énonciation même, plus que dans ses énoncés — un chemin que le lecteur et la lectrice sont invités à emprunter pour construire leur identité. En poussant plus loin la métaphore, on pourrait dire que, tel l’ADN, le Nouveau Testament — et même le petit papyrus envoyé à Philémon — constitue le code qui permet de reconstituer dans l’aujourd’hui de la lecture les protéines qui permettront de fabriquer un corps ecclésial ou une identité messianique, un ADN qui nous laisse la trace de l’insaisissable expérience originelle, qu’il faut, non pas calquer de manière fondamentaliste, mais reproduire de manière créatrice.

Par contraste, Amany Fouad Salib montre que le fondamentalisme islamique cherche à instaurer (ou à restaurer), à l’identique, un âge d’or originel des premiers temps de l’Islam et de l’époque fondatrice du prophète et des premiers califes. Le paradigme identitaire fonctionne ici différemment. En deçà de la réduction que lui fait subir une islamologie trop encline à voir dans la mouvance islamiste une instrumentalisation politique du religieux, l’auteure renverse la perspective en prenant au sérieux le discours idéologique des porte-paroles du mouvement (maîtres à penser à l’origine du mouvement ou leaders actuels). La dimension politique est inhérente au projet théologico-politique d’une oumma universelle. Ce qui est à César appartient avant tout à Dieu. En d’autres termes, à partir de l’autocompréhension islamiste, Salib présente le radicalisme des Frères musulmans et des salafistes comme un retour aux racines, avec le slogan : « Allah est notre objectif. Le prophète Mohammad est notre chef. Le Coran est notre constitution. Le djihad est notre voie et la mort pour Allah est notre but ultime. » Apparaît ici pour la première fois un thème qui reviendra ailleurs (J. Duhaime, Anctil) : celui de l’altérité, qui suit l’identité comme son ombre. Le « nous » collectif s’oppose à « eux » et les démonise, dans « un conflit culturel sans trêve » », au point où Salib utilise le néologisme « autrophobie ». Comme aux débuts de l’Islam, la communauté doit se distinguer des idolâtres — l’idolâtrie prenant aujourd’hui la forme du nationalisme (par exemple, arabe) et des influences occidentales.

Les autres articles nous entraînent dans une série de réflexions sur l’identité juive (Heymann, Roda, Robinson) et sur son impact sur les altérités qu’elle rencontre (J. Duhaime, Anctil). On sait que l’identité juive est une problématique complexe — un truisme qui s’applique bien sûr à toute identité, individuelle et collective[3]. Or, entre religion et culture, entre judaïsme et judaïté, l’ambiguïté (ou l’ambivalence) de l’identité juive est une question que les Juifs se posent eux-mêmes et que leur ont aussi renvoyée constamment les autres, tout au long d’une histoire douloureuse (voir la « question juive »). S’agit-il d’assumer (ou non) une foi religieuse qui s’impose comme l’élection divine d’un peuple (Heymann) ou de choisir son appartenance à un héritage culturel (Roda) ? — ces deux articles, à lire en stéréophonie, illustrent bien ce dilemme.

Grâce à une étude terrain, Florence Heymann nous plonge dans un univers hassidique multiple, avec une typologie des groupes présents en Israël. « Les identités religieuses, tout particulièrement ces trois dernières décennies, ont fait et continuent de faire l’objet de recompositions multiples — un phénomène central si l’on veut comprendre l’évolution de la culture et de la société israéliennes. » L’article analyse ce paradoxe : alors que l’ultra-orthodoxie connaît une croissance démographique poussée, affirme sa force politique et devient une donnée incontournable de la sociologie israélienne, elle connaît en même temps une hémorragie de son membership (Schwartz 2014). Heymann s’intéresse aux personnes qui abandonnent l’ultra-orthodoxie et qui sont désignées en hébreu israélien par l’expression : « sortants vers la question ». Qu’arrive-t-il aux personnes nées dans les communautés hassidiques — communautés autarciques (jusqu’à un certain point) et vivant une religion talmudique intégrale sinon intégriste[4] — lorsqu’elles perdent la foi ? Heymann traite en particulier le cas de familles entières confrontées au défi de quitter leur réseau communautaire, une situation qui les oblige bien souvent à mener une double vie. Or, l’expression « retour à la question », dont Heymann n’explique pas vraiment l’origine ou la signification, se comprend en rapport avec « retour à la réponse » (un binôme qui déploie le sens du mot hébreu teshouva, conversion) : ensemble les deux expressions indiqueraient l’interaction entre deux sphères et surtout le passage de l’une à l’autre, soit la sphère laïque (la question) et la sphère religieuse (la réponse). Quoi qu’il en soit, « retour ou sortie vers la question » indique bien le questionnement qui accompagne la « déconstruction » de l’identité religieuse.

Jessica Roda nous conduit en France sur un autre terrain, celui des Juifs sépharades assimilés, issus de mariages mixtes et qui, à l’encontre de la définition identitaire matrilinéaire talmudique, reviennent à la judaïté par la revendication individuelle d’une appartenance culturelle. L’intégration à une association culturelle constitue la nouvelle parenté et propose une « mutualité d’être » où on partage des marqueurs culturels redécouverts (alimentation, musique), qui sont aussi les vecteurs d’expériences émotionnelles intenses. Il s’agit d’un changement de paradigme, d’une rupture (bien postmoderne) avec la définition généalogique de la judaïté.

Ce phénomène nous force à examiner la tension entre les systèmes de parenté « traditionnelle » — incorporés dans une lignée matrilinéaire, dans le cas de l’identité juive — et la parenté symbolique ancrée dans l’idée d’une « famille choisie », mais aussi à reconsidérer les débats anthropologiques actuels à propos de la religion

ma traduction, je souligne

Ira Robinson nous propose un recul historique et nous ramène en arrière pour nous rappeler que l’interrogation identitaire n’est pas nouvelle. Grâce à un fonds d’archives inédit, il nous ramène au coeur d’un débat crucial des synagogues de Cleveland, aux États-Unis, au début du xxe siècle, sur la question de la mixité liturgique entre hommes et femmes. Cette question, pour banale qu’elle soit aujourd’hui dans le judaïsme états-unien, a été l’acte fondateur du mouvement conservateur, qui fait le pont entre judaïsme orthodoxe et judaïsme réformé. On peut suivre presque au jour le jour l’évolution des discussions, les conflits de personnalités sous-jacents, les contradictions argumentatives des protagonistes — car dans le feu de l’action, les recompositions et déplacements identitaires ne sont jamais si simples, même si à posteriori, tout paraît limpide. L’identité n’est jamais donnée, elle bouge constamment. Ce qui est vrai pour une génération ou pour un lieu ne sera plus adéquat pour une autre génération ou un ailleurs.

Jean Duhaime nous entraîne vers un autre point de vue sur l’identité juive, envisagée de l’extérieur : comment les chrétiens, après la Shoah, ont-ils tenté de réajuster leur rapport à la réalité juive ? De par la nature messianique du christianisme, l’identité juive — telle qu’elle s’auto-définit et/ou qu’elle est construite (fantasmée ?) par les chrétiens — constitue une donnée incontournable de l’identité chrétienne. Pour le christianisme, le judaïsme est cet autre au coeur de sa propre identité. Après des siècles d’antijudaïsme (théologies de l’accomplissement et de la substitution)[5], culminant dans l’antisémitisme nazi, comment inventer un discours théologique chrétien positif à propos de la foi juive (Gignac 1999) ? Duhaime met en évidence les oscillations dans les paroles et les actions des trois derniers papes, face à cette question. Si les trois ont posé des gestes décisifs et de réelle convivialité religieuse (en visitant des synagogues, entre autres), leurs discours ont varié — de même que les interprétations qu’on en a faites, en particulier l’évaluation de leur portée théologique. Par rapport à l’affirmation historique de Jean-Paul II à propos d’une alliance « jamais révoquée » (dans la ligne de Romains 11,28), des propos de Benoît XVI semblaient vouloir faire marche arrière vers une théologie plus traditionnelle d’accomplissement, voire de substitution. François, sans trop insister, semble se situer du côté de Jean-Paul II. Outre la dynamique de la succession des pontificats qui finit par tracer une ligne directrice à travers une série de courbes (chaque pape infléchissant à sa façon la direction), il existe une explication plus fondamentale à ces oscillations. Le problème relève finalement de la quadrature du cercle : comment prendre en compte au coeur de la foi messianique chrétienne la foi juive qui témoigne d’une fidélité au Dieu de Jésus mais aussi du refus de ce christ ? Face à cette aporie, la théologie chrétienne du judaïsme ne peut être, sans doute, en définitive, qu’apophatique. Le défi et l’exigence éthiques demeurent, cependant : au nom de l’amour du prochain, les chrétiens se doivent de respecter leurs frères aînés, à la fois les plus proches et les plus loin d’eux (parce que plus proches). L’identité chrétienne ne peut se construire contre l’autre, mais à son service.

Pierre Anctil nous offre une réflexion sur son propre itinéraire intellectuel, après coup, pour montrer comment sa rencontre de l’altérité juive a peu à peu transformé sa propre identité, comme subrepticement. Son récit autobiographique marque les étapes qui ont conduit un Québécois de la ville unilingue et catholique qu’est Québec, à devenir le traducteur, l’interprète et le « truchement » de la culture yiddish québécoise : formation ethno-linguistique à New York, découverte du yiddish avec David Rome, traduction de la poésie de Jacob Isaac Segal. L’anthropologue (et l’être humain !) s’est laissé fasciner par l’identité juive montréalaise, singulière et originale, même en Amérique du Nord ; il a accepté d’être interpellé par l’héritage yiddish, devenu entretemps en déliquescence ; il l’a apprivoisé tout autant qu’il s’est laissé apprivoiser par lui. Comme quoi, l’altérité religieuse et culturelle peut être vécue comme une rencontre, et non seulement comme un conflit. On peut construire le « eux » autrement que comme des opposants. Duhaime et Anctil font ainsi contrepoids aux analyses de Salib.

Bernard Duhaime et Camille Labadie nous offrent un tour de force didactique, nous initiant aux arcanes de la science juridique, tout en abordant la question identitaire sous un angle original : celui des disputes concernant la propriété du patrimoine archéologique. Le cas de figure ici est celui des manuscrits de Qumrân (un trait d’union des articles de B. Duhaime-Labadie, Flint et David). Je connaissais l’histoire rocambolesque de l’édition des manuscrits, mais s’ajoute ici la question corollaire de leur propriété. En simplifiant : ces importants témoins du judaïsme et de la judaïté de l’Antiquité appartiennent-ils aux pays (arabes et musulmans) où ils ont été trouvés, ou à Israël, qui les a confisqués lors de son occupation de Jérusalem, qui en prend un soin jaloux et qui les met en valeur, comme joyaux de son héritage culturel ? La question serait déjà complexe, mais s’y rajoutent celle du droit international à propos des artéfacts archéologiques, instable car « en construction », et celle des conflits israélo-arabes. « Ces tensions illustrent bien les enjeux juridiques, politiques et stratégiques entourant la question de la propriété légitime des biens culturels antiques dans notre société globalisée. » L’archéologie subit les contrecoups de la politique, lorsqu’elle n’est pas carrément instrumentalisée. Ou, formulé de manière plus neutre : l’archéologie se met au service de l’identité. Les objets du passé s’insèrent dans la trame narrative qui cherche à dire ce que nous sommes.

Peter Flint n’avait pu livrer à temps son texte pour le premier volet exégétique en hommage à Jean Duhaime, mais il tenait beaucoup à saluer son complice qumranien de longue date. Il s’est repris juste à temps, avant de nous quitter abruptement, en novembre 2015. Nous publions avec reconnaissance, de manière posthume, cet article qui montre que la découverte de manuscrits bibliques à Qumrân fait avancer de manière décisive la critique textuelle de la Bible (ici le rouleau d’Isaïe) et que la recherche tarde un peu à intégrer ces apports dans le texte standard hébreu et donc dans les traductions vernaculaires qui prennent appui sur celui-ci. Cet article « hors thème » illustre ainsi la prudence, voire la force d’inertie qui peut s’emparer de la recherche biblique lorsqu’il est question de toucher au texte identitaire du judaïsme et du christianisme. En ce sens, il rejoint indirectement notre dossier.

En postscriptum, nous avons reproduit un texte livré en 2013 lors d’une soirée en hommage à Jean Duhaime, par son collègue Robert David, professeur honoraire de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal (devenue entretemps l’Institut d’études religieuses ancré à la Faculté des arts et des sciences). Sans être à teneur strictement scientifique, ce petit bijou narratif utilise de véritables extraits des écrits du mouvement qumranien pour créer un fragment inédit (et factice) d’une Grotte 12 virtuelle, qu’il analyse ensuite « à la manière » des spécialistes de Qumrân (dont il fait partie, de même que Duhaime et Flint) et qu’il commente, à la manière des pesharim retrouvés à Qumrân — pour les appliquer à Jean Duhaime. Avec une douce ironie, David pastiche donc les petits travers des spécialistes pour retracer du même coup la carrière de celui que nous honorons enfin dans les pages de Théologiques.

En somme, je suis heureux d’offrir à la lecture ces « restes » qui n’avaient pu entrer dans Construction des identités religieuses à l’époque de Second Temple. La publication de ce « deuxième tome » vient nuancer le premier[6]. Car dans la carrière de Jean Duhaime, la Bible ne dit pas tout. Elle doit être lue à partir des questionnements contemporains et en regard des préoccupations actuelles[7]. En quelque sorte, ce numéro de Théologiques, publié subséquemment, constitue le questionnement contemporain qui donne sens aux études bibliques du « premier tome ».

Or, ces « restes » qui déploient ici la problématique de l’identité ne sont pas… sans reste. En opération arithmétique, la division n’est jamais sans reste — même quand le quotient est un nombre entier : douze divisé par six égale deux, reste zéro. Il en va ainsi du processus herméneutique : tout texte, tout corpus textuel, toute archive, tout « terrain » résiste à son lecteur, à sa lectrice, et aucune hypothèse ne réussit à faire tenir tous les éléments à prendre en compte. Il y a toujours un reste. D’où la diversité des approches et des méthodes. Il en va aussi de ce dossier. D’où la nécessité de poursuivre la réflexion…