Corps de l’article

Introduction

Dans le cadre de la transition énergétique, on assiste depuis plusieurs années à l’émergence de stratégies locales en matière de réduction des consommations énergétiques et au développement des énergies renouvelables et de récupération (EnR&R). Plus généralement, on observe des efforts variés de différents territoires pour s’approprier la question de l’énergie ; mais, le plus souvent, ces approches se font au niveau des quartiers (Masboungi, 2011). Les approches au niveau de la planification territoriale sont plus rares et la systématisation des modes opératoires à ce niveau sont quasi-absents, alors que des textes scientifiques apparaissent depuis quelques années (Balducci et al, 2011, Novarina et Zerf, 2010, Vandevyvere et Stremke, 2012) et que ces efforts en matière de gestion de l’énergie sont toujours associés à une gouvernance climatique urbaine (Traisnel, 2011).

Ceci pose la question suivante : quels sont les facteurs qui favorisent – voire permettent le démarrage – de la prise en main de l’énergie par les acteurs territoriaux ? Deux catégories de communautés territoriales (CT) françaises nous sont apparues d’emblée : celles qui se sont lancées dans une politique énergétique avant l’obligation imposée par la législation nationale (« Grenelle 2 » de l’environnement, et la réglementation thermique [RT] 2012) et celles qui ont attendu l’entrée en vigueur de ces législations. Cette catégorisation nous amène à préciser la question : quels sont les facteurs qui amènent certaines collectivités territoriales à élaborer des stratégies énergétiques avant qu’elles n’y soient obligées ? Pour répondre à cette question, il faut autant tenter de comprendre les facteurs qui jouent un rôle moteur que ceux qui sont inopérants.

Pour répondre à ces questions, nous avons associé les résultats de deux recherches indépendantes sur ces questions. La première offre une vue d’ensemble des pratiques des CT en matière de politique énergétique, à travers les résultats d’une enquête menée auprès d’un échantillon de 170 établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) français de toutes tailles (de la communauté de communes de 6000 habitants, à la métropole de plus de 400 000 habitants) au début de l’année 2015 dans le cadre d’une étude réalisée par leur association, l’assemblée des communautés et métropoles de France (AdCF)[1]. La seconde section aborde les freins et obstacles à la prise en main de l’énergie, thème par thème, selon les 170 réponses aux questionnaires. La seconde recherche financée par le Conseil Français de l’énergie (CFE)[2] et présentée dans la troisième section, se base sur un corpus d’entretiens semi-directifs, réalisés en 2014-2016 auprès de 30 acteurs de collectivités françaises et étrangères : Grenoble, Bristol (Angleterre), Fribourg (Allemagne) et Innsbruck (Autriche). À noter d’abord que nous ferons référence au cas grenoblois tout au long de ces pages, en guise d’exemple pour notre propos, cette collectivité étant une pionnière en matière de gestion de l’énergie et faisant partie de nos cas d’études comparés. L’analyse de ces quatre cas apporte une compréhension plus fine et contextualisée des mécanismes de construction des politiques énergétiques locales et permet de mieux cerner les facteurs pouvant expliquer la prise en main ou non de la question énergétique au niveau territorial. Il ne s’agit pas ici de discuter des vertus ou des carences des unes et des autres, mais bien d’expliciter les différentes conditions favorisant la transition énergétique des territoires, ainsi que les freins qui obèrent ce mouvement. Il faut noter ici que les conclusions des analyses des deux projets sont compatibles. Les résultats plus quantitatifs de l’enquête venant confirmer les résultats des entretiens semi-directifs du second projet.

La première section de l’article présente le contexte général tandis que la seconde exploite les résultats de l’enquête AdCF, visant à déterminer l’état d’avancement général des EPCI dans les politiques climatiques et énergétiques[3], les moyens et leviers déployés, ainsi que les difficultés rencontrées. La troisième partie propose une comparaison qualitative thématique avec les cas étrangers étudiés dans le cadre de l’étude conduite pour le CFE. L’idée est de comprendre pourquoi les EPCI s’emparent de la problématique de l’énergie et par quel biais : la mobilité, les stratégies de développement urbain, la participation citoyenne. On cherchera ensuite à déterminer si choisir l’angle de l’énergie pour mener des actions dans ces directions nécessite des préalables ou des conditions particulières.

Nous précisons la méthodologie pour chacune des deux études dans les sections appropriées. Globalement, si l’enquête AdCF était plus large dans son questionnement, les deux recherches cherchaient à comprendre l’enjeu et les modalités de la prise en compte de l’énergie au niveau territorial. Quels étaient les moteurs et les blocages de ce processus, les motivations et les origines ? Nous n’avons donc pas, dans cet article, tenu compte des éléments portant sur l’adaptation par exemple. Nous avons mené tout d’abord une analyse de chaque recherche indépendamment l’une de l’autre (mais une coordination sur les questions liées à l’énergie avait été mise en place pour l’élaboration du questionnaire) à partir de la question commune : quels sont les moteurs et les blocages entourant la prise en main de la question énergie par les ECPI ? Les résultats ont ensuite été confrontés et une série de facteurs possibles en a été déduite. Enfin, cette liste fait l’objet d’une analyse croisée entre les deux projets de recherche. Ceci nous a permis de mener la comparaison entre les CT obligées (c’est-à-dire, celles ayant agi sous l’obligation de la réglementation) ; les précurseures, c’est-à-dire celles qui ont devancé cette réglementation, voire, dans certains cas, qui ont été les terrains d’expérimentations à partir desquelles la réglementation a été élaborée et les non obligés, nous soumises à la loi en raison de leur taille.

1. État des lieux de l'enquête AdCF

L’énergie est désormais associée tant à la lutte contre les changements climatiques, au développement économique ou à un objet sociotechnique par les CT (gestion des réseaux, production et consommation). De plus, un nombre croissant de compétences des collectivités territoriales sont désormais traités sous l’angle énergétique tels que la mobilité, les smart cities, la gestion des ressources, les règles pour l’évolution du cadre bâti (à l’échelle de la ville, de l’îlot ou du bâtiment), la précarité, la restauration collective et développement économique. Mais cette complexité soulève la question des moyens humains et financiers à déployer pour gérer l’énergie.

En 2016, soit quatre ans après l’avènement des Plan Climat Energie Territoriaux PCET instaurés par la loi Grenelle 2, l’AdCF décide d’actualiser son étude de 2011 sur les politiques climatiques et énergétiques[4]. Cette section en livre les résultats[5] et propose une évaluation du niveau moyen d’appropriation de la thématique énergie par ces groupements de communes.

Parmi les 170 réponses au questionnaire diffusé entre fin décembre 2014 et février 2015, 98 sont le fait d’EPCI de plus de 50 000 habitants, obligés par la loi Grenelle 2 de 2010 d’adopter un PCET au plus tard le 31 décembre 2012 (mais sans sanction en cas de non-respect de ce délai). Il s’agissait de répertorier les actions engagées, les moyens mobilisés, les méthodes mises en œuvre, les partenaires techniques et financiers sollicités ou encore les difficultés rencontrées. Les 72 autres communautés de communes, n’atteignant pas le seuil de 50 000 habitants, pouvaient élaborer un plan climat de façon volontaire. Dans le cadre de l’étude, six entretiens ont été menés auprès d’élus et d’agents de communautés pour apporter des éléments de contexte. À noter que, concernant la recherche pour le CFE, il s’agissait d’analyser les actions de villes précurseures ou novatrices seulement. Le panel de l’enquête AdCF couvre donc des situations plus larges, comprenant des exemples de territoires où l’énergie est quasiment absente des réflexions et des actions. C’est aussi une carence de la littérature, les CT non actives n’ayant pas fait l’objet de recherches ; pourtant, les freins sont encore plus révélateurs que les moteurs de la situation et du processus actuels. Le panel de répondants inclut trois types de groupements de communes :

  1. Les précurseures, dont les efforts de prise en main de l’enjeu énergie sur leur territoire s’effectuent avant que la réglementation ne les y oblige.

  2. Les obligées, qui forment la majorité, pour lesquelles le point de départ est bien l’obligation réglementaire, mais dont le niveau d’ambition peut grandement varier. Elles rassemblent donc plus de 50 000 habitants sous la forme de communautés d’agglomération (CA), de communautés urbaines (CU) et de métropoles.

  3. Les EPCI « non obligés », non contraints par la loi, plus petits, qui assument moins de compétences et disposent en outre de ressources plus limitées. Cela signifie qu’elles ont moins de moyens (mais aussi moins de responsabilités) que les premières pour agir.

Ces caractéristiques comptent parmi les principaux facteurs d’explication des disparités d’investissement entre ces groupes. Les sections suivantes montrent dans quels domaines les EPCI prennent en compte ces problématiques. L’analyse du niveau d’appropriation suit chaque présentation d’un résultat de l’enquête.

1.1 Une prise en main de l’énergie à travers des politiques sectorielles

En moyenne[6], les politiques énergétiques et climatiques des obligées couvrent neuf domaines d’intervention, tandis qu’on en dénombre seulement trois pour les non obligés. Cela ne présume cependant pas de l’opérationnalité ni du degré d’avancement de leurs politiques : certains EPCI ont pu établir des orientations stratégiques dans de nombreux secteurs sans passer à la concrétisation (soit parce qu’elles sont encore en phase amont de la construction de leur politique, soit parce qu’elles s’appuient sur d’autres acteurs pour sa mise en œuvre) ; inversement, des EPCI de petites tailles ont entrepris des mesures parfois très opérationnelles.

Les obligées ont investi cinq domaines d’intervention principaux :

  • Transport et mobilité (94 % des EPCI de cette catégorie),

  • Efficacité énergétique dans les logements (87 %),

  • Changements de comportements en interne aux EPCI (76 %),

  • Changements de comportements encouragés auprès du grand public (72 %),

  • Développement des énergies renouvelables (EnR) (74 %).

Bien que cela ne ressorte pas ici, beaucoup de ces communautés prennent également en compte les problématiques énergétiques et climatiques dans leurs politiques d’aménagement du territoire. Les domaines les plus investis par les non obligés sont :

  • Développement des énergies renouvelables (40 %),

  • Efficacité énergétique dans le secteur résidentiel (38 %),

  • Changement de comportements en interne (services de l’EPCI) (36 %),

  • Changement de comportements des usagers du territoire (29 % des cas).

Les domaines que les EPCI ont investis en prenant en compte la thématique énergétique laissent penser que les PCET ont jusqu’ici été moins saisis comme des dispositifs de lutte contre les changements climatiques que comme un cadre permettant de développer des méthodes et des actions de gestion de l’énergie à l’échelle locale. L’énergie a l’avantage de représenter un intérêt financier et d’être un domaine que les acteurs peuvent s’approprier plus facilement, car le bénéfice en est sinon immédiat, du moins mesurable de façon opérationnelle à assez court terme.

On peut s’étonner, en revanche, que les EPCI, qui instaurent des mesures d’exemplarité environnementale (et économique) à travers l’énergie ne soient pas plus nombreux. De la même façon, on aurait pu s’attendre à ce que la prise en compte des enjeux énergétiques (et climatiques) soit plus systématique dans la planification ou l’urbanisme opérationnel, à tout le moins pour les EPCI ayant les compétences nécessaires : la législation, la littérature, les outils existent, la formation initiale et continue des agents ne méconnait désormais pas ces principes, beaucoup des partenaires techniques des communautés y sont sensibilisés. Mais les collectivités tendent à se concentrer sur des opérations urbaines au niveau soit du bâtiment ou des ilots — plus rares sont celles qui s’engagent dans un projet d’écoquartier d’envergure. Même ce dernier cas de figure ne suffit pas à mettre tout un territoire en situation de transition énergétique. En effet, les outils de planification urbaine et d’aménagement — en particulier les Plan Locaux d’Urbanisme PLU — ne sont pas toujours employés de manière à incarner la politique énergétique (et climatiques) des collectivités[7]. Les nouvelles versions des documents d’urbanisme sont en voie d’être reformulées pour aller davantage en ce sens, mais nous sommes encore loin du compte, du fait de la nature de ces documents et de la complexité de l’enjeu.

Le contexte financier des collectivités tend aussi à freiner l’engagement dans des actions onéreuses ou l’acceptation d’un surcoût pour les opérations prévues, même si le retour sur investissement se révèle rapide et/ou particulièrement positif. Dans ce cadre, les compétences et les capacités internes d’une collectivité à obtenir des financements (de la part de l’Union européenne, de l’Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie — ADEME, ou de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine soit l’ANRU, etc.) sont déterminantes. On le voit très bien dans le cas de Grenoble (ou encore de Lyon à travers la participation à des projets tels que Intelligent Energy Europe, le développement des smartgrids, les opérations Mur-Mur ou Concerto, etc.) On constate globalement un effet positif de la dépendance au sentier : plus une collectivité a de l‘expérience et du succès dans l‘obtention de financement extérieurs, plus elle a de chance d’en obtenir d’autres — si les résultats sont produits…

1.2 Des potentiels d’EnR&R dont l’exploitation doit être facilitée

Le développement des EnR&R est un champ qui, s’il monte en puissance, reste un sujet de préoccupation récent dans notre pays. Les facteurs d’explication tiennent à la fois aux prix relatifs de l’énergie entre EnR&R, nucléaires et fossiles, et au poids des acteurs énergétiques historiques français (combiné avec la prééminence de l’État dans ce domaine), ainsi qu’au coût du développement des réseaux de distribution. Surtout, la mise au point d’une stratégie territorialisée et la production locale d’énergies requièrent une préparation complexe, faisant intervenir de nombreux acteurs auprès desquels les capacités de négociation des EPCI sont mises à l’épreuve : la technicité des sujets nécessite une expertise dédiée (énergies, réseaux, marchés publics, etc.), à acquérir en interne ou à solliciter auprès de bureaux d’études, des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) ou des directions départementales des territoires (DDT) par exemple. Il faut de plus souvent soit une acceptation de la part des citoyens — pour un projet de parc éolien par exemple — soit une participation active, comme la décision d’installer du photovoltaïque sur un toit. Cela implique donc d’y consacrer des budgets, de constituer des équipes, de monter une politique interne transversale pour la prise en compte des enjeux énergétiques par les différents services.

En cela, à Grenoble, la présence de Gaz Electricité de Grenoble (GEG), une entreprise publique locale (EPL), dote justement « la Métro » de nombreuses compétences qui lui permettent de mieux coordonner la gestion de l’énergie et du développement urbain, ce qui n’est pas le cas de la grande majorité des autres collectivités. Ceci étant dit, disposer d’une EPL n’est pas une condition sine qua non puisque la plupart des territoires parviennent avec succès à se saisir de la problématique en son absence.

1.3 Moyens dédiés et organisation des communautés

Nombre des points abordés jusqu’ici renvoient plus ou moins directement à l’organisation des EPCI, aux moyens consacrés à la politique énergétique et à la place de cette thématique dans le projet de territoire.

De manière générale, mais pas systématique, plus la taille des EPCI est importante, plus les budgets indiqués dans les réponses à l’enquête AdCF sont élevés. À noter cependant que 54 % des obligées n’ont pas pu ou pas su indiquer les sommes engagées (question non renseignée ou montants inchiffrables, car dispersés au sein de plusieurs des directions). Les réponses permettent néanmoins de constater que les EPCI concentrent leurs efforts sur l’investissement plutôt que sur des dépenses de fonctionnement. Cela conduit à penser que les besoins d’infrastructures sont importants et que les collectivités qui œuvrent sur ces thématiques ne sont pas encore entrées dans une logique de gestion, comme l’illustrent les budgets investissement (en moyenne, 637 000 € par an pour les obligées), qui bénéficient de montants cinq fois supérieurs aux dépenses de fonctionnement. Ce facteur est de trois pour les non obligés.

Il s’avère manifestement difficile d’avoir un bilan fiable des moyens financiers engagés par les EPCI sur les thématiques énergétiques, même pour ceux ayant élaboré un document-cadre (PCET, Agenda 21, par exemple). Cela est principalement dû à la nature transversale des actions à entreprendre, et aux multiples bénéfices qu’elles entrainent, rattachant les actions à plusieurs compétences : une action sur la mobilité est-elle une action sur l’énergie ? L’entrée par les moyens humains n’offre pas beaucoup plus d’éclairage. Les politiques énergétiques requièrent une approche transversale et multiscalaire et elles impliquent un très large éventail d’acteurs telles que les services de l’Etat, les autres échelons territoriaux, les syndicats d’énergie, les représentants du monde économique, les associations et les citoyens. Beaucoup de ces acteurs détiennent une expertise dont l’apport est indispensable pour compléter l’ingénierie intercommunale. Au regard de l’ampleur des champs à couvrir, du coût et de la technicité des procédures à échafauder, leurs relations avec les collectivités constituent un point central dans la gestion de l’énergie.

2. Politiques énergétiques des EPCI : enjeux et obstacles

Un des freins relevés à la mise en œuvre d’une réelle stratégie énergétique territoriale dans notre enquête est le fait que ceci ne constitue pas toujours une priorité pour certaines collectivités. Cette thématique ne se voit pas attribuer les moyens nécessaires, le contexte financier des collectivités étant souvent présenté comme un obstacle supplémentaire. Cela relève d’une volonté politique locale, d’une trop faible capacité de beaucoup de collectivités à trouver des financements, et d’une méconnaissance des gisements d’économies que recèle l’énergie.

Insistons sur le fait que le pilotage effectif de l’énergie par les collectivités locales (avec un contrôle fort des délégataires, voire une gestion tout ou en partie en régie) est un mouvement naissant en France, dans lequel interviennent de très nombreux acteurs, variant d’un type d’énergie à l’autre. Cela est source de difficultés pour la gouvernance avec ces acteurs aux fonctions et aux objectifs parfois divergents (La Branche, 2014). Malgré la dynamique certaine qui caractérise cette évolution, les EPCI de notre panel se sont peu engagés dans leur rôle d’animateur territorial sur les questions énergétiques ; ils ont notamment du mal à entrainer les entreprises dans leur sillage. Apportons quelques éléments d’explications à cette situation.

2.1 Énergie climat, les EPCI en retard : éléments d’explication

Élections locales, calendrier d’adoption du schéma régional climat air énergie (SRCAE), franchissement récent du seuil des 50 000 habitants, les raisons pour lesquelles certaines grandes communautés n’avaient pas encore adopté leur PCET au moment de l’enquête sont surtout conjoncturelles (17 cas sur 19). Atteindre le seuil des 50 000 habitants implique par exemple la prise en main d’un certain nombre de compétences, en même temps que l’obligation d’adopter un plan climat. Ce cas échéant, elles se retrouvent sans expérience préalable, avec des problématiques de ressources humaines et l’obligation de prendre en main d’autres enjeux[8]. Elles doivent alors s’attaquer à un Plan Climat sans personnel dédié, avec l’obligation de gérer prioritairement la prise en main des compétences de service à la population, comme la petite enfance, la distribution d’eau et la voirie. Si on ajoute la complexité des problématiques énergétiques, on peut estimer que le caractère encore trop timoré des efforts est compréhensible, tant les difficultés sont grandes. Par ailleurs, suivant la stratégie et le mode d’élaboration plus ou moins concertés choisis par l’EPCI, l’élaboration du PCET a pu s’avérer longue, retardant le moment de l’adoption du document.

Plus légitimement que pour les obligées, les raisons invoquées par les plus petites communautés tiennent au manque de moyens humains et financiers (38 % des cas) ; la démarche PCET, avec son diagnostic préalable complexe (ne serait-ce que pour établir le bilan carbone territorial), son plan d’action, la procédure de suivi et d’évaluation à inventer, car il est propre à chaque territoire, peut en effet être coûteuse et chronophage — voire risqué politiquement : ce sont des contraintes que bien des EPCI de petites tailles, exemptées de l’obligation légale, se refusent à affronter. Cela explique que 35 % des non obligés n’en aient pas fait l’une de leurs priorités.

La nature et l’étendue des compétences outillent inégalement ces deux catégories d’EPCI, par exemple en matière de mobilités ou d’urbanisme. Ainsi, dans le cas grenoblois, le passage en métropole signifie un transfert de la compétence énergie des villes vers la Métro. S’il apporte d’éventuels tâtonnements durant la période de prise en main des compétences, cela permet des actions à une plus grande échelle, une diffusion des moyens et des bonnes pratiques, une péréquation zones urbaines/zones rurales, tout en musclant la collectivité dans ses relations avec les autres acteurs de l’énergie. En outre, les atouts disparates dont disposent les EPCI orientent immanquablement leurs stratégies : un territoire densément peuplé, avec des bâtiments équipés de chauffage au gaz, adaptera assez aisément les infrastructures pour développer un réseau de chaleur urbain alimenté en énergie renouvelable ou de récupération, tandis qu’une communauté à l’habitat dispersé aura une certaine latitude pour la production d’EnR&R[9]. Des exemples montrent que, nécessité faisant loi, des communautés de très petite taille se sont parfois saisies du levier que représentent leurs ressources énergétiques pour mener leurs politiques de développement, avec un succès qui les place en référence nationale et au-delà — tels que le PNR des Bauges, les villes d’Annecy et de Chambéry qui portent un projet de TEPOS ou la communauté de communes du Mené (Côtes-d’Armor). Cette nouvelle catégorie de collectivités avant-gardiste, plus rurale, mène des expériences autour de l’énergie, notamment à travers la démarche territoire à énergie positive[10] (TEPOS). Malheureusement, nous n’avons pas l’espace ici pour analyser ces démarches, très variées les unes des autres, mais leurs initiatives, variées et souvent innovantes appellent des recherches et publications complémentaires.

3. La comparaison thématique

Cette section compare entre eux les cas des villes étudiés dans le cadre du projet CFE, et nous y avons intégré les résultats de l’enquête présentée ci-haut. Des différences et des points communs sont mis en avant. Nous avons également procédé par recension, mais nous souhaitons ici nous focaliser sur les résultats de nos entretiens semi-directifs[11] avec les acteurs de l’énergie au niveau territorial pour les cas suivants : Bristol en Angleterre, Fribourg en Allemagne[12], Innsbruck en Autriche, et Grenoble en France. Nous avons procédé par analyse thématique : la conception de l’énergie en milieu urbain, la mobilité, smartgrids, les acteurs locaux, les stratégies urbaines, les moments déclencheurs, la participation des citoyens, le rôle des échelons décisionnels supérieurs (régions et Europe) sont comparés et leur force d’explication de la prise en main de la question énergétique est évaluée. Il s’agit de relever des points communs et des différences entre les collectivités ayant lancé le processus de l’intégration énergétique dans le territoire.

3.1 Une vision transversale de l’énergie

Un premier constat apparait, en cohérence avec ces liens : toutes les villes qui innovent en matière d’énergie en partagent une conception transversale et multienjeux. Les acteurs interrogés parlent de cette transversalité de manière à la fois explicite et implicite, souvent servie, comme le montre aussi l’enquête AdCF, par un double portage politique et/ou un pilotage par l’élu responsable de l’environnement, du développement durable… en associant l’énergie aux autres questions de manière spontanée : la mobilité, le bâti, l’urbanisme, la diversification rénovation, etc. Cela posé, d’un point de vue opérationnel, l’énergie est surtout associée à la construction ; mais on piétine davantage dans les liens entre énergie et aménagement du territoire à grande échelle – et en milieu urbain, on peine à sortir de l’échelle du quartier et même de l’îlot. Ensuite, la question de la mobilité soulève une ambiguïté : les interrogés pointent tous l‘importance de coupler mobilité et urbanisme pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre, mais beaucoup admettent avoir dû reculer dans leurs ambitions sur ce point[13].

Enfin, au niveau du fonctionnement institutionnel, lorsqu’elles parlent des services et des partenaires, les collectivités les plus en avance insistent plus que les autres sur le travail « en mode projet », « multiacteurs », « multipartenarial », le travail en transversalité, « multienjeux », etc. À cet égard, elles dénoncent l’insuffisance de travailler en silo ou par secteurs pour aborder les questions d’énergie et de climat.

3.2 Les moments déclencheurs

D’emblée, l’analyse comparative des cas français et étrangers montre qu’il n’existe pas un moment déclencheur commun à tous les cas ni même, parfois, un élément déclencheur spécifique à un cas. Le contexte territorial explique mieux la prise en compte qu’un moment clé. Nos acteurs interrogés allemands évoquent la rupture du refus du nucléaire qui les a amenés à se poser la question suivante : si on sort du nucléaire, quelles énergies alors ? À Fribourg, le Big Bang s’est produit dans les années soixante-dix lorsque la centrale nucléaire de Whyl fut planifiée, cette centrale a donné lieu à un refus social massif. En Autriche, les énergies fossiles dans le mix énergétique local ont été rejetées au niveau local pour des raisons de pollution et d’une culture écologiste. Mais une fois la décision prise de lancer une stratégie de déploiement des EnR&R, reste à faire un choix pour déterminer lesquelles exactement.

Il apparait que c’est le tissu local qui influence fortement la décision finale ! Ainsi, à Fribourg, le choix du solaire a été fait, car il existait déjà des entreprises innovantes sur le territoire. En France, où le mouvement vers une énergie territorialisée a été amorcé plus tard (à l’exception de quelques territoires comme Grenoble), c’est plutôt le contexte des changements climatiques qui explique tout d’abord le démarrage des CT précurseures dans ce domaine, et ensuite la diffusion du double enjeu climat-énergie par le biais de la réglementation — le Grenelle 2 de l’environnement. De fait, le nucléaire semble avoir joué un rôle déterminant : soit par son refus (et donc le démarrage d’une stratégie d’EnR&R et de territorialisation de l’énergie, qui est associée à des efforts de réduction de la consommation — efficacité et sobriété) soit, au contraire, par son développement qui en France a freiné l’essor d’une approche alternative. À noter que le poids du nucléaire dans le mix énergétique permet à la France de se focaliser sur le développement d’une mobilité plus propre alors que dans d’autres pays, les énergies fossiles sont beaucoup plus largement utilisées pour le chauffage. Les efforts à faire dans ces pays sont donc plus importants et plus difficiles à mettre en œuvre.

3.3 Stratégies urbaines

En matière de stratégie urbaine, toutes les villes de l’étude CFE se sont appuyées sur des principes très similaires, issus du développement durable. Pour les plus anciennes expériences — et les précurseures, on constate les principes suivants :

  • une ville partagée et inclusive, avec la participation des habitants à la conception des projets urbains puis à l’animation du quartier et à la gestion de la sociabilité des espaces publics,

  • une politique de mobilité pour une ville des courtes distances,

  • un respect de la nature en ville,

  • une meilleure qualité de vie.

Avec la prise de conscience graduelle de la problématique climato-énergétique dans un premier temps, on voit quelques principes s’ajouter dans presque toutes les stratégies urbaines :

  • des objectifs de réduction des gaz à effets de serre,

  • la compacité urbaine,

  • la multifonctionnalité des services,

  • la maîtrise de la demande,

  • l’efficience énergétique et le développement des énergies renouvelables.

On constate dans cette seconde phase la tendance suivante : l’émergence de la question énergétique comme enjeu essentiel de la ville, dans tous les cas analysés et notamment en matière de construction et d’écoquartiers.

Ceci étant dit, ces principes sont déclinés de manières différentes dans chaque ville. Certaines sont passées d’abord par l’angle climatique, pour ensuite aborder plus frontalement les questions énergétiques. C’est le cas des CT françaises précurseures surtout qui se sont engagées dans la voie des écoquartiers et de l’environnement en ville plus tard que dans les cas étrangers et donc une fois que l’enjeu climatique avait émergé ; elles ont donc intégré l’enjeu climatique au même moment qu’elles ont commencé à développer leurs écoquartiers et à investir la question de l’énergie. En Allemagne et en Autriche, au contraire, le climat est venu s’ajouter aux questions environnementales (investies plus tôt qu’en France) plus générales (santé, végétation, eau, nature en ville), l’énergie étant un élément de cette approche environnementale ancienne. L’élément explicatif semble surtout être la période du démarrage : les premières expériences d’écoquartiers dans les pays européens incluaient moins la question du climat que les projets les plus récents. Fribourg fait à ce titre figure d’exception, ayant pris en compte les changements climatiques dès le départ[14]. Depuis le début des années 2000, les projets urbains ont une focale énergétique et climatique beaucoup plus importante et même prioritaire pour un nombre croissant d’entre eux. À Grenoble, le climat a été l’argument principal, voire un principe organisateur de nombreuses politiques publiques du territoire, notamment au niveau de la Métro avec le premier plan climat de France en 2005.

Un autre point doit être avancé ici : l’urbanisme climato-compatible et intégrant la question de l’énergie a dans tous les cas commencé avec des opérations expérimentales devenues exemplaires, pour ensuite donner lieu à des réflexions plus générales sur l’urbanisme, l’occupation des sols et la cohérence territoriale. On expérimente d’abord de nouvelles normes énergétiques (ou environnementales) ambitieuses sur des bâtiments ou des îlots, puis on élargit à des écoquartiers. Au-delà des projets de quartiers, l’opérationnalisation des approches territoriales de l’énergie est encore en voie de développement, en France et à l’étranger. Ces cas exemplaires (Fribourg, Caserne de Bonne à Grenoble) ont démontré à tous les acteurs la possibilité de traduire des ambitions énergétiques et environnementales en actions et constructions concrètes. L’écoquartier de Grenoble a en effet démontré avant l’heure que le respect et la mise en œuvre de la RT 2012 était possible sur le territoire français.

3.4 Mobilité

On constate de manière générale des efforts pour intégrer les enjeux de mobilité à ceux de planification urbaine. Des expérimentations, tels les schémas directeurs de l’énergie de Lyon ou de Grenoble (en voie d’expérimentation depuis 2015) représentent la prochaine étape, mais elles n’en sont qu’à leur début.

Dans plusieurs villes, on retrouve des stratégies semblables : efforts de réduction de la place de la voiture, promotion des modes alternatifs de mobilité et des transports urbains, réalisation de voies cyclables, densification urbaine près des stations de transports en commun, transport par câble et voies réservées aux bus. Et en 2016, Grenoble rejoint d’autres villes, telles que Fribourg, dans la limitation de la vitesse à 30 km/h.

Un problème se pose : l’intégration de la mobilité dans une planification urbaine climato-compatible à l’échelle du territoire. Ce n’est que récemment que le futur plan de déplacements urbains de la Métro, en cours d’élaboration pour 2014-2030, se propose de renforcer l’irrigation multimodale et la structuration urbaine des polarités de l’agglomération (une approche polycentrée multifonctionnelle de la planification). Néanmoins, comme dans les villes étrangères — et d’autres en France, Lyon par exemple — la mise en œuvre des nouvelles lignes de transports en commun doit être, selon la réglementation, systématiquement accompagnée de stratégies d’intensification de l’urbanisation.

De manière générale dans les cas analysés, avec la prise en main de l’énergie, on note une augmentation des approches transversales et multisectorielles, ce qui a pour effet d’augmenter la complexité conceptuelle et organisationnelle de la planification urbaine, qui cesse d’être un ensemble d’éléments juxtaposés pour devenir un écosociosystème énergétique urbain. Une capacité organisationnelle à s’emparer de l’enjeu climato-énergétique doit donc été construite (et dans le cas des précurseures, celle-ci existe avant l’arrivée de la réglementation) comme préalable nécessaire à la prise en charge de l’enjeu énergétique au niveau territorial. Un processus d’appropriation se met donc en place en raison de moteurs internes. Mais l’apprentissage peut aussi prendre place grâce à l’obligation réglementaire. Il serait intéressant d’approfondir les différences entre les deux, mais ceci nécessiterait une analyse des modes organisationnels fine qui dépasse les limites de cet article. Nous avons déjà montré ailleurs que les efforts de transition énergétique soulèvent avant tout la question des innovations organisationnelles et de la gouvernance plus que techniques (La Branche, 2014). Plus un projet est complexe énergétiquement (avec plusieurs types d’énergie sur un seul bâtiment, avec une enveloppe performante, instrumentés avec les nouvelles technologies de l’information appliquées à l’énergie…), plus les acteurs en interactions sont nombreux et diversifiés (voire en conflits), et plus la gouvernance est complexe et délicate pour atteindre un objectif commun. Après les interfaces humains-machines (IHM, bien connues dans le monde de l’innovation), nous faisons face aux interfaces humains-énergie (IHE) et aux interfaces organisations-énergie, qualifiées de Nœuds socioénergétiques (Buclet et al, 2015). À cette complexité, et ce notamment parce que la prise en main de l’énergie se fait dans une logique de développement durable, s’ajoute la question de la place de la participation des citoyens dans cette stratégie.

3.5 La place de la participation des citoyens dans les stratégies énergétiques urbaines

Premier constat : presque tous les acteurs interrogés dans le cadre de la recherche pour le CFE revendiquent une participation citoyenne (du moins sa nécessité) dans la politique locale. Dans la réalité, deux principales observations ressortent : 1) si le discours en faveur de démarches hautement participatives est très développé, les pratiques le sont moins ; 2) si la participation est présentée comme amenant à des résultats plus écologiques, cela n’est pas nécessairement le cas. Si la première observation n’étonne pas outre mesure, la seconde demande davantage de développement.

On pourrait penser qu’un mode de gouvernance participatif a un impact positif sur le niveau d’ambition environnementale. Des analyses empiriques montrent cependant que, quelle que soit la profondeur (ou le type) de participation des citoyens, ceci ne garantit en rien des résultats plus ambitieux au niveau énergétique ou environnemental. Une approche top-down (comme ce fut le cas pour le projet de la Caserne de Bonne, dans l’agglomération grenobloise) peut très bien aboutir à un résultat aussi vertueux sur le plan environnemental qu’un écoquartier élaboré de façon très participative, comme Fribourg. À cet égard, Souami (2009) montre qu’il n’existe pas de tendances générales : dans certains cas, l’implication des citoyens contribue à la prise en compte de l’environnement dans des projets, dans d’autres, cette implication diminue les objectifs portés par les promoteurs (la place de la voiture dans les quartiers), et dans d’autres cas encore, cela n’a pas d’impacts, les préoccupations étant ailleurs (esthétique, vivre ensemble, etc.). Il faut noter que les premiers plans climat, précurseurs donc, ont été en France lancés à l’initiative de décideurs publics locaux, pas à la suite de mouvements de la société civile locale ou d’une prise en main des groupes citoyens — même si certains s’impliquent dans certaines villes. En d’autres termes, et c’est ce qui nous intéresse ici : les degrés et les formes de participation ne sont pas des facteurs explicatifs de la prise en main de la question climato-énergétique dans les territoires[15]. Le mode de décision n’est ni associé à une structure de gestion énergétique quelconque ni au niveau d’ambition environnementale.

Dans notre démarche de recherche du facteur explicatif de la prise en main de l’énergie au niveau territorial, il nous faut mentionner un facteur possible que nous avons investigué, car il semblait potentiellement important : le processus législatif de décentralisation de ces dernières années[16]. En effet, soit les acteurs interviewés — associés aux questions d’énergie en milieu urbain, il est vrai — ignorent ce processus, très général, soit — et c’est un résultat intéressant — ceux-ci utilisent au contraire l’énergie comme une manière d’acquérir des compétences territoriales. Le mouvement de décentralisation amorcé par le législateur n’est pas le déclencheur de la prise en main de la gestion de l’énergie au niveau local, il a même pu être surpassé par les initiatives prises localement en matière d’énergie, même si à ce stade de développement de la question, cette prise de liberté est limitée dans le domaine énergétique (Poupeau, 2013). Nous avons également écarté la dimension participative, car ce facteur ne joue pas un rôle dans la capacité ou la volonté d’une CT à s’emparer de l’enjeu énergétique et des compétences qui lui sont associées. Le moment clé associé au contexte où les territoires de notre panel se sont lancés dans un projet énergétique varie également de pays en pays et semble directement influencé par le type d’acteurs (économiques, industriels, recherches, etc.) en présence sur le territoire à ce moment, ce vers quoi il faut se tourner : le tissu industriel ou universitaire de recherche d’une ville joue-t-il un rôle dans la capacité d’une ville à s’approprier l’enjeu énergétique ? Qu’en est-il de l’Europe ?

3.6 Les échelons supra territoriaux : État, région et Europe

Cependant, le contexte de transition écologique et énergétique, la libéralisation et la privatisation des marchés semblent aujourd’hui en voie de recomposer cette relation État-EPCI (Poupeau, 2004 ; Dégremont-Dorville, 2014).

Malgré les différences dans la structure décisionnelle étatique des pays analysés, on remarque des efforts similaires à ceux constatés en France. Cela s’exprime tout d’abord dans la mise en cohérence des différentes échelles territoriales, à travers l’équivalent étranger des SCoT ou des SRCAE. On retrouve ses efforts en Allemagne, mais davantage encore en Autriche, où le système est plus centralisé et où les décisions nationales y ont plus de poids. Les Allemands parlent d’une absence relative de l’échelon national dans la phase expérimentale et du développement des stratégies énergétiques des territoires urbains. L’Autriche semble développer une stratégie énergétique nationale (à long terme, pour 2050, le pays a une visée d’autonomie énergétique qui l’oblige à conduire une stratégie ambitieuse) traduite en actions au niveau territorial. L’échelon national y est donc plus présent qu’en Allemagne ou en France. Le niveau de dé/centralisation politique d’un pays ne semble donc pas jouer un rôle sur le fait que les CT s’emparent ou non de la question énergétique… mais impacte davantage la façon dont elles s’en emparent. Surtout, on remarque que les collectivités les plus avancées n’attendent pas les échelons supérieurs ni la législation ce qui signifie qu’elles ont une marge de liberté plus grande au moment d’élaborer leurs politiques que les collectivités qui s’engagent dans une démarche énergétique seulement une fois le cadre législatif installé. Ceci ne fait que renforcer notre argument sur le poids du niveau de centralisation qui nous semble à relativiser.

En effet, dans la littérature recensée comme dans nos entretiens, les acteurs interrogés se positionnent dans un registre d’enjeux énergétiques et de réseaux d’acteurs — excluant presque d’emblée les acteurs politiques majeurs, notamment l’État central. Le rôle fondamental, dans ce domaine, de l’échelle nationale s’incarne dans la diffusion à grande échelle des moyens et des objectifs, dont la faisabilité a été démontrée au préalable par les précurseurs. Il en va de même pour les PCET : si l’ADEME a soutenu financièrement les plans climat précurseurs, ce financement, en soit, n’en a pas permis l’existence. Les forces territoriales en place — sensibilité préalable des élus, capacité des agents à les acculturer à tel ou tel sujet, exemples donnés par les collectivités voisines ou faisant partie des mêmes réseaux, etc. — ont été plus fondatrices, tout comme dans le cas des projets phares d’écoquartiers. Pour le projet de la Caserne de Bonne et pour d’autres, l’apport de l’Europe est fortement mis en avant dans l’image et dans la réputation du projet ; pourtant, dans le projet de construction lui-même, sa contribution demeure secondaire. Dans tous les cas précurseurs analysés, les incitations financières — tout comme les injonctions réglementaires — extérieures (européennes ou nationales), jouent un rôle facilitateur de la stratégie énergétique, soit par le biais de financements supplémentaires et/ou par le biais d’ajouts de compétences techniques, souvent par le biais de l’instauration de jumelages ou de réseaux entre des territoires, afin qu’elles partagent leurs bonnes pratiques. En aucun cas cela ne joue un rôle d’initiateur. Ainsi le projet de la Caserne de Bonne, avec ses normes énergétiques très ambitieuses pour l’époque 50 kW/h/m²/an, soit la RT 2012 plusieurs avant), a-t-il été lancé et ensuite seulement la Ville de Grenoble a réussi à obtenir le financement Concerto (sur une partie du projet) avec des obligations de moyens et d’objectifs énergétiques et techniques. La partie de la Caserne de Bonne n’ayant pas fait l’objet du financement européen n’était pas sujette à des obligations de moyens techniques, et l’innovation et l’expérimentation, notamment ce qui concerne le couplage d’énergies différentes sur les mêmes opérations, étaient aussi plus fortement encouragées sur la partie financée. À travers les entretiens, on constate que la réglementation européenne (il en va de même pour le niveau national) n’est pas le moteur de démarrage des expérimentations énergétiques en milieu urbain, mais plutôt un accompagnateur, complémentaire et non déterminant dans le lancement des politiques dédiées. Le même constat avait été fait par une autre étude, portant sur les écoquartiers[17].

3.7 Acteurs locaux

Lorsque l’on regarde les phases initiales de la prise en compte de l’énergie par les CT précurseures, les entretiens offrent une observation commune : la présence d’acteurs territoriaux impliqués, intéressés, compétents et influents. Ces acteurs peuvent différer d’un territoire à un autre ou ne pas tous être présents. Pourtant, on remarque la présence systématique du poids des universités, que les interviewés décrivent comme étant en liens proches avec les décideurs politiques. On pourrait faire l’hypothèse d’une culture de l’innovation et de l’expérimentation dans les villes précurseures, mais ceci demande à être approfondi ailleurs. Cette culture de l’innovation ouvre des possibilités d‘expérimentations, d’abord sur des projets de construction, des écoquartiers, ensuite sur une approche territoriale de l’énergie. Si on pense volontiers à Grenoble avec son tissu de recherche important, les interrogés des autres terrains rapportent un phénomène similaire : un entretien à Innsbruck révèle qu’en 2009, un état des lieux a été réalisé sur les constructions publiques et privées de l’ensemble de la ville, « en relation étroite avec les Chaires universitaires d’efficience énergétique, de physique des bâtiments et de construction en bois de l’Université d’Innsbruck »[18].

Les villes précurseures tendent donc à concevoir l’énergie comme un défi technologique, climatique (et organisationnel) à relever, plutôt qu’un obstacle. Il en va de même pour l’expérimentation, que les chefs de services ou les élus interrogés ne considèrent pas péjorativement. À Innsbruck comme à Grenoble, il existe également une forte culture et une approche de recherche de solutions techniques innovantes dans les universités et dans les centres de recherche étant en relation étroite avec les acteurs industriels de l’énergie. C’est le cas également à Fribourg, sur l’énergie solaire. Les acteurs veillent à une mise en relation et à un transfert de connaissances entre recherche fondamentale et développement industriel sur les systèmes énergétiques et les technologies de l’environnement. À Grenoble, le tissu universitaire est souvent interpellé pour participer à l’élaboration des politiques de la Ville et de la Métro : mobilité, pollution de l’air, recyclage, urbanisme, etc. Les tissus universitaires/de recherche et de l’industrie, qui sont plutôt innovants, de Fribourg et Innsbruck rappellent ceux de Grenoble. Mais rappelons que la cité iséroise détient un atout : sa propre entreprise de l’énergie, GEG. À cet égard, GEG apparait davantage un acteur à part entière que comme un simple outil de la Métro.

Au titre des réflexions demeurant à approfondir, on peut ici reprendre quelques arguments de Gabillet qui, dans sa thèse (2015), explore le rôle d’un acteur local de l’énergie souvent méconnu : les 158 entreprises locales de distribution d’énergie (ELD) françaises, qui assurent la distribution, la fourniture, voire la production d’électricité. Pour l’auteure, leur statut de société d’économie mixte pour la plupart (qui les associe directement aux forces politiques locales) les rend aptes à favoriser le développement de politiques énergétiques territoriales. Pour autant, l’analyse de Gabillet explique que ce n’est que depuis quelques années seulement que les ELD intègrent l’échelon territorial dans leurs stratégies d’entreprise. Leur intérêt récent pour le territorial serait lié en premier lieu à la libéralisation du service public de l’électricité, qui réduit lentement la logique de monopole étatique et laisse une place à ces acteurs. La possibilité d’être concurrencées sur leurs activités de fourniture et de production d’énergie et la réduction de leurs marges les amènent en effet à rechercher de nouveaux relais de croissance et, nous ajouterions de nouveaux business models.

Selon Gabillet, l’émergence de la thématique énergétique conduit à une valorisation de la place des territoires à travers leur participation aux objectifs nationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre, notamment par des appels à projets nationaux et européens ou des financements spécifiques (CSPE, fonds chaleur, appels d’offres notamment de la CRE). La présence des ELD est donc un facteur facilitant ; ce à quoi Gabillet apporte un argument politique : il faut considérer l’aptitude des CT à utiliser ces entreprises comme des outils politiques, ce qui suppose une capacité d’initiative et de pilotage sur les questions énergétiques — une coproduction des actions énergétiques territoriales. Et c’est ce que nous retrouvons dans nos cas précurseurs. On revient donc à l’idée des connexions entre les CT, les entreprises locales (publiques et privées), l’intérêt et la capacité des services de ces CT à s’emparer des enjeux climatoénergétiques et à les intégrer dans la planification urbaine. C’est le cas des villes analysées dans cette recherche. Dans cette logique, on peut facilement concevoir comment le territoire grenoblois, avec GEG, a été particulièrement apte à se saisir de la question énergétique à une échelle plus grande que sa zone urbaine, en intégrant les zones rurales autour et à développer un schéma directeur énergie — lequel, pour GEG, représente une opportunité de développement.

Conclusion

L’analyse des entretiens semi-directifs et du questionnaire montre que l’existence d’une forme de gestion territoriale de l’énergie préexistante facilite la prise en compte actuelle des efforts de transition énergétique au niveau territorial. Il en est même la condition essentielle. Ceci fait sens : cette observation signifie que des compétences techniques et organisationnelles préexistent à la prise en main de la gestion de l’énergie par la collectivité, qu’il existe une adéquation entre les objectifs et le fonctionnement de l‘institution. Comprendre pourquoi et comment elles se sont développées nécessite ici encore une analyse organisationnelle interne plus fine. Dans le cas grenoblois, comme dans beaucoup de précurseures, l’existence de liens étroits entre le monde de la recherche et la collectivité territoriale est certainement un élément à approfondir. L’existence d’un haut niveau de compétences, voire d’une culture énergétique locale, rend plus facile le développement de nouvelles compétences et de l’expérimentation vers d’autres sources et vecteurs pour la stratégie énergétique (gestion, smartgrids, efficacité, accompagnement à la sobriété, etc.).

Ceci est lié aux enjeux plus théoriques avancés par Young depuis plus de 15 ans (voir, par exemple, 2002) sur le problème d’adéquation (« institutional fit ») entre une institution et ses objectifs environnementaux, que nous détournons ici de manière positive : les moteurs institutionnels (qui nécessitent la présence d’acteurs à la fois compétents en matière d’énergie et ouverts à la question des innovations énergétiques et/ou organisationnelles, mais aussi aménagistes) préexistants augmentent les chances de précéder et/ou d’aller plus loin en matière de responsabilité énergétique que ce que dicte la loi. Cette adéquation a été construite dans nos cas analysés grâce à l’expérience et à une culture de l’innovation pour reprendre les termes de Young. Clairement, plus une collectivité a une histoire longue de prise en charge des questions environnementales, climatiques ou énergétiques, plus elle est à même de s’emparer de cette question dans le contexte de transition énergétique national, européen, voire global. Ensuite, fortes de ces retours d’expérience, les CT précurseures semblent, maintenant, en voie de passer à une plus grande échelle de réflexions et d’innovations. C’est le cas de Grenoble, avec la construction de son schéma directeur énergie. Pour reprendre les termes de Young, les éléments de l’adéquation institutionnelle sont : une culture institutionnelle de l’innovation, un tissu territorial actif dans le champ de l’énergie et de l’apprentissage par l’expérience. Cela amène une CT non seulement à intégrer de manière transversale la problématique de l’énergie (streamlining), mais aussi à être actrice dans la production et/ou dans la distribution de l’énergie. Dégremont-Dorville (2015) suggère, en analysant le cas du Nord-Pas-de-Calais, que les régions construisent une capacité d’action publique à partir des politiques énergétiques territoriales, voire définissent l’énergie comme un enjeu politique et de mobilisation de l’identité territoriale pour redynamiser leur région. À la question de savoir à quel point les structures de décentralisation politique prédéterminent tout ou partie de l’appropriation par les acteurs locaux de la gestion de l’énergie, on peut répondre que c’est plutôt l’inverse qui se produit. Aucun des acteurs interrogés n’a mentionné la décentralisation comme moteur de la prise en main de l’énergie au niveau territorial dans aucun pays et donc, quelle que soit la forme de cette décentralisation. À Grenoble, c’est la montée en compétences plutôt que la décentralisation qui a joué un rôle primordial dans la prise en main de l’énergie, la métropolisation permettant « seulement » l’élaboration du schéma directeur énergie. Le passage de la compétence énergie à la Métro a été un élément quasi omniprésent de nos échanges avec les interlocuteurs et ce, formulé en termes techniques et énergétiques, certes, mais aussi organisationnels et institutionnels, liés à l’antériorité des relations entre les acteurs. Globalement, il semble que la décentralisation politique et la territorialisation énergétique sont à minima indépendantes l’une de l’autre, voire que c’est l’énergie qui nourrit le processus de décentralisation sur les territoires. Néanmoins, il nous semble que plus un pays possède des structures de production et de gestion de l’énergie multiples et décentralisées, plus il lui sera aisé d’implanter sur une même zone plusieurs modes de production d’énergies. Ceci est un élément de la transition énergétique. Néanmoins, une analyse des liens entre les acteurs de l’énergie et la structure énergétique demeure à être menée.

À ce stade de nos recherches, il nous semble possible d’affirmer qu’il n’existe pas un seul facteur déterminant. Mais il est clair que si les acteurs non politiques locaux jouent un rôle dans la mise en œuvre des politiques des CT précurseures, voire, dans celles des collectivités obligées, mais ambitieuses, l’influence des acteurs suprarégionaux apparait plus importante pour la diffusion à grande échelle de certaines pratiques ou normes. Ces acteurs supra territoriaux y participent ainsi grâce au partage de bonnes pratiques par le biais de différents réseaux formels ou plus spontanés au niveau national (CLER réseau pour la transition énergétique, associations de collectivités locales, Assises de l’énergie, Rencontres des TEPOS, etc.) ou européen (réseau Energy Cities, Convention des maires, programmes de recherche, programme Concerto, etc.), soit via la collaboration entre collectivités partenaires, soit par la mise en visibilité grâce à des labellisations, des prix (comme le label écoquartiers) reconnaissant l’avancée et l’intérêt de ces initiatives.

Pour terminer, un enjeu de recherche apparait plus fortement que les autres et finalement, représente somme toute la prochaine phase de recherche incontournable pour répondre aux questions laissées en suspens : comment expliquer de manière concrète la capacité d’une organisation à intégrer des innovations dans son fonctionnement ? Qu’est-ce qui lui permet ou non d’acquérir en interne de nouvelles compétences qui lui permettent ensuite de lancer une stratégie territoriale de l’énergie ? Quels sont, selon les termes de Young, les facteurs qui jouent un rôle dans la montée en adéquation entre le fonctionnement et l’identité d’une CT, et ses efforts pour prendre en main la question de l’énergie ?