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Introduction

La question de la préservation des écosystèmes et de la biodiversité s’affiche aujourd’hui comme une préoccupation majeure à côté ou en complément de la question du climat qui a fait l’objet de nombreuses tentatives de régulation, à différentes échelles. Une des raisons de cette mise sur l’agenda politique des enjeux de biodiversité est le constat partagé d’une érosion qui s’accélère, depuis la fin des années 1990. Cependant, on ne peut occulter le fait que l’intérêt suscité par ces questions tient aussi à la conviction, chez les acteurs de la biodiversité, qu’ils peuvent participer voire proposer potentiellement un ensemble de règles susceptibles d’assurer la préservation des ressources, et ainsi permettre une utilisation plus raisonnée des services délivrés par les écosystèmes (TEEB[1], 2010). Le concept de services écosystémiques (SE ci-après), popularisé à partir de la fin des années 1990 par des économistes et des écologues et mis sur l’agenda politique international au début des années 2000 par les Nations Unies dans le cadre du Millennium Ecosystem Assessment (MEA, 2005), a sans nul doute aussi influencé cette manière de voir les choses, en portant un nouveau regard sur les relations humain-nature, fondé sur la satisfaction du bien-être humain. Certaines questions comme le caractère positif des apports de la biodiversité aux êtres humains (les bienfaits ou le bien-être lié à l’utilisation des SE) et la nécessité de leur préservation constituent des hypothèses acceptées par tous (Bourdeau-Lepage et Vidal, 2013). Au-delà, ce jugement repose également sur un certain consensus, qu’il s’agit ici d’interroger, tenant à la manière de les évaluer et de les représenter.

Ce travail cherche à interroger le fondement et la réalité même de cet apparent consensus et les implications en matière de politique publique de protection de la biodiversité et des écosystèmes qu’il induit. Plutôt que de confronter des disciplines éloignées, comme c’est le cas le plus souvent (Teyssèdre, 2010), cet article prend le parti de se centrer sur deux disciplines assez proches, l’économie et la géographie[2], avec comme objectif de montrer les potentialités de fertilisation croisée des ces deux disciplines, notamment pour l’analyse des SE urbains (SEU ci-après), objets du présent dossier thématique. Nous mobilisons ces deux disciplines dans une perspective interdisciplinaire, même si nous sommes au départ, l’un et l’autre de formation économique. Cependant, nous avons évolué depuis assez longtemps dans des collectifs interdisciplinaires sur les questions d’environnement et de développement durable, pour en saisir les principaux enjeux et l’intérêt d’une fertilisation croisée (Galochet et al., 2008 ; Petit et Herbert, 2010 ; Hubert et al., 2016).

De ce fait, notre article propose de procéder à une lecture comparative thématique sur les questions d’évaluation et de spatialisation, afin de souligner l’intérêt d’une démarche plus intégrée et interdisciplinaire, plus en phase aussi avec les préoccupations des politiques publiques. Pour cela nous posons des points de départ disciplinaires assez tranchés quitte à les nuancer ensuite. Ce sont les suivants. L’approche économique des SE se focalise essentiellement sur des questions d’évaluation monétaire, dans le but de fournir au décideur public des arguments pour arbitrer dans les choix qu’il doit réaliser (par exemple, quelle est la valeur des SE détruits dans le cadre de la construction d’une infrastructure routière ou ferroviaire ? – comment comparer cette valeur avec l'évaluation économique des avantages procurés par cette infrastructure ?). Néanmoins, pour des raisons touchant aux méthodes mobilisées notamment, la variable spatiale est généralement peu prise en compte ou du moins, sa dimension territoriale demeure sous-exploitée. En contraste, l’approche géographique va proposer une représentation plurielle et transversale des SE, éventuellement documentée par des outils techniques comme les SIG ou la télédétection, mais qui éprouvera des difficultés pour les hiérarchiser et in fine, pour offrir des éléments permettant d’arbitrer dans la prise de décision. Ce sont donc ces questions d’arbitrage, fondamentales pour les politiques publiques qui vont focaliser notre attention. Ainsi la dimension évaluative sera privilégiée, au détriment sans doute d’autres dimensions (les dimensions esthétique ou patrimoniale par exemple) qui sont traitées par les géographes, voire par certains économistes.

Notre analyse souhaite souligner en particulier l’émergence d’approches plus intégrées (combinant socioéconomie et géographie) et plus transversales, qui permettent de dépasser certaines des limites soulignées ici.

Sur cette base, nous revenons tout d’abord sur la manière dont les questions d’évaluation et de spatialisation des services écosystémiques ont été abordées dans la littérature internationale, puis, en nous appuyant sur les travaux récents développés sur les services écosystémiques urbains, nous montrons tout l’intérêt d’une démarche intégrée, beaucoup plus en phase avec les besoins exprimés par les politiques publiques. Nous plaidons pour finir pour une approche transversale et interdisciplinaire des services écosystémiques en avançant l’idée de services écosystémiques territorialisés.

Notre article cherche ainsi à montrer, à partir de la notion de services écosystémiques territorialisés (SET), l’intérêt d’une hybridation entre les approches transversales des SE que nous avons développées. Ces approches reposent sur la notion d’usage et défendent des méthodes d’évaluation fondées sur une hybridation des méthodologies et le recours à des analyses multicritères. Nous souhaitons montrer la pertinence de ces approches pour l’analyse des SEU à partir d’une lecture croisant plusieurs critères : les représentations, les usages et les modes d’évaluation.

1. L’évaluation et la spatialisation des services écosystémiques : deux enjeux essentiels mais trop souvent cloisonnés

En économie comme en géographie ou dans bien d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, des courants, approches et méthodes différentes coexistent et parfois même s’affrontent de façon virulente (Petit et Vivien, 2016). Pour la question qui nous intéresse ici, cette coexistence permet de souligner un certain nombre d’enjeux – notamment méthodologiques – quant aux méthodes permettant d’évaluer l’importance des SE, mais aussi quant à leur distribution spatiale.

1.1 L’évaluation monétaire des services écosystémiques et la difficile prise en compte des variables spatiales

Parce que la notion de SE met l’accent sur les bénéfices, en termes de bien-être humain, qui peuvent être délivrés par les écosystèmes, l’économie apparaît assez spontanément comme une voie d’entrée privilégiée pour appréhender ces services, dans la mesure où c’est la discipline qui a le plus œuvré sur les questions d’évaluation. Toutefois, même si nous abordons cette question de l’évaluation monétaire dans cette section comme constituant l’un des éléments caractéristiques de l’approche économique, nous tenons à signaler d’emblée que l’économie des écosystèmes et de la biodiversité ne se réduit pas à cette seule dimension, elle-même sujette à de nombreuses critiques (Spash, 2008).

La majorité des travaux économiques qui portent sur les SE propose une évaluation monétaire, même si les économistes qui ont recours à ce type d’évaluation reconnaissent bien souvent que celui-ci ne constitue pas une fin en soi (Chevassus-au-Louis et al., 2009). En outre, certaines des méthodes développées dans le domaine de l’analyse économique des SE s’appuient sur la variable spatiale (méthode des prix hédoniques, méthode des coûts de déplacement), mais en réduisant bien souvent l’espace à une simple distance entre deux points.

Dans l’approche économique standard, donner une valeur monétaire aux SE peut renvoyer à différents faisceaux de valeurs qui décrivent, si on les cumule, une « valeur économique totale ». Chacune de ces valeurs, pour reprendre le découpage opéré par Franck-Dominique Vivien (2005), renvoie à une question corrélative :

Une valeur pour quoi ? pourrait-on d’abord se demander, ce qui permet de distinguer des « valeurs d’usage » et de « non-usage ». Les premières renvoient aux bénéfices retirés par les individus de la « consommation » de SE (par exemple, des services d’approvisionnement comme la chasse ou la pêche), tandis que les secondes ont trait aux fonctions écologiques remplies par les écosystèmes qui auraient une valeur indépendamment de tout usage, ce que certains désignent sous l’expression de « valeur d’existence ».

La deuxième question touche à la prise en compte de l’enjeu temporel de l’opération d’évaluation : une valeur pour quand ? Les valeurs d’usage, si elles renvoient généralement à un usage présent, peuvent aussi être déclinées dans une perspective orientée vers les usages futurs. C’est là qu’intervient la notion de « valeur d’option », qui renvoie à l’idée d’une préservation des écosystèmes aujourd’hui, en vue d’un usage demain. Mais, si l’on intègre l’incomplétude des connaissances sur les usages futurs des écosystèmes (telle plante pourra servir de vaccin demain alors qu’elle n’a aucun usage reconnu aujourd’hui), on parlera alors de « valeur de quasi-option ».

Enfin, on peut s’interroger sur le destinataire final : une valeur pour qui ? Si l’usage des écosystèmes est destiné aux autres humains aujourd’hui, on désignera souvent cette dimension sous le vocable de « valeur altruiste », mais si on réserve cet usage aux générations futures, on qualifiera alors la valeur associée aux écosystèmes de « valeur de legs ».

La « valeur économique totale » des écosystèmes serait ainsi constituée de l’addition des précédents faisceaux de valeurs, qui ne sont pas toujours mutuellement exclusifs. D’ailleurs, il est souvent difficile, lorsque l’on recherche cette grandeur, de décomposer en autant de catégories le prix qui est délivré à l’aide des méthodes actuellement en usage. On notera au passage que cette manière de décomposer la valeur des SE en autant de faisceaux ne prend pas en compte la dimension spatiale : une valeur pour où ? Comment intégrer l’ailleurs dans l’évaluation, sachant que ceux qui attachent une valeur à certains services écosystémiques peuvent se situer à des milliers de kilomètres de l’endroit où ces services sont localisés ?

Sans entrer dans les détails des différentes méthodes mobilisées pour évaluer monétairement les SE (voir Chevassus-au-Louis et al., 2009 pour un bilan synthétique), on peut cependant souligner certaines de leurs failles. De fait, qu’elles renvoient à des préférences révélées ou à des préférences déclarées, aucune méthode ne permet de s’adapter à tous les types de services, dans toutes les configurations possibles. En outre, réaliser une comparaison des valeurs déterminées grâce à ces méthodes (qu’il s’agisse de l’évaluation contingente, de la méthode des coûts de déplacement, ou encore de la méthode des prix hédoniques), dans le temps et dans l’espace, n’a souvent que peu de sens. En effet, chaque résultat reste lié au niveau de vie des populations qui vivent à proximité des écosystèmes, à leur attachement ou à leur dépendance vis-à-vis de la qualité des écosystèmes et on peut souligner que ces préférences ne sont pas stables dans le temps. Ces failles méthodologiques, mais aussi parfois des arguments éthiques, poussent un certain nombre d’économistes à rejeter catégoriquement toute forme d'évaluation monétaire des SE, ou à suggérer d’associer ces évaluations monétaires avec d’autres formes d’évaluation, mettant en jeu par exemple des processus délibératifs, ou tentant de faire entrer les évaluations monétaires dans un cadre plus large, multicritères. L’argument avancé est souvent la reconnaissance du caractère incommensurable de la nature avec les objets manufacturés, mais aussi le fait qu’il soit impossible de faire entrer les écosystèmes dans un cadre utilitariste où on pourrait froidement ordonner les préférences des individus, sans tenir compte de l’attachement culturel que certains peuvent avoir à l’égard des écosystèmes. La philosophe Virginie Maris (2014) utilise à ce propos une analogie avec le sentiment d’amitié. Qu’est-ce qui permettrait à un individu d’évaluer monétairement l’amitié ? Comment faire pour dissocier ses amis les uns des autres ? Est-ce que, pour un ami éloigné, la somme que je mettrais dans le déplacement qui me permet d’aller le rencontrer signifie que j’attache plus d’importance à cet ami qui me coûte cher, plutôt qu’à un ami qui ne me coûte rien en comparaison puisqu’il habite le même quartier que moi ?

Au-delà de ces critiques déjà bien documentées, il est intéressant, au regard des objectifs de notre article de positionner clairement les méthodes mobilisées en économie pour l’évaluation des SE vis-à-vis des enjeux touchant à l’espace. Deux des méthodes les plus usitées prennent explicitement en compte les variables spatiales. C’est le cas tout d’abord de la méthode des coûts de déplacement, souvent utilisée pour estimer la valeur de l’usage récréatif d’un site (parc national, lieu de baignade, etc.). Concrètement, cette méthode (qui s’appuie sur des préférences révélées) consiste à récolter des informations sur la fréquentation du site, le nombre de visiteurs chaque année, leurs lieux de résidence, leurs modes de transport pour se rendre sur le site, leurs caractéristiques socio-économiques et démographiques, etc. On estime sur cette base l’ensemble des coûts engendrés par le déplacement d’un individu (ou d’un ménage) pour se rendre sur le site[3]. À partir des données recueillies et d’enquêtes complémentaires, un traitement statistique est réalisé, visant à établir une fonction de demande pour le site (suivant le principe établi d’une relation inverse entre le coût du déplacement et la demande du service écosystémique récréatif — plus le coût est élevé, plus la demande est faible). Les résultats permettent de déterminer la valeur moyenne du site pour chaque visiteur et par extension, la valeur moyenne du service culturel associé au site.

Au-delà des limites déjà évoquées quant à l’intérêt d’une évaluation monétaire, ce type de méthode fait ressortir un certain nombre de contradictions. Par exemple, un cycliste ou un randonneur qui mettrait 3 heures pour venir sur le site n’engagera que l’amortissement du prix de son vélo ou de ses chaussures pour se rendre sur place (autant dire une somme ridiculement faible). Or, d’après la méthode des coûts de déplacement, celui-ci attacherait moins de valeur au service culturel délivré par ce site qu’une personne qui mettrait le même temps pour s’y rendre, avec son véhicule 4x4 diesel...

La méthode des prix hédoniques figure aussi parmi les méthodes permettant de révéler de manière indirecte les préférences des acteurs économiques. Elle est souvent utilisée pour traiter de la valeur économique d’un paysage (dimension esthétique, qui relève donc des services culturels) ou de la qualité environnementale d’un lieu (niveau de pollution, bruit, etc.). Concrètement, dans le cas des paysages, la méthode consiste à comparer le prix des logements en fonction de leur distance par rapport à une aménité paysagère (le bord de mer par exemple), et en fonction de la possibilité offerte ou non d’avoir une vue sur ce paysage. On compare en particulier des logements disposant des mêmes caractéristiques (superficie, date de construction, équipements intérieurs, distance aux commerces, etc.), mais où le seul élément qui les différencie est la présence ou non de cette aménité paysagère. Compte tenu des prix pratiqués sur le marché immobilier, la différence de prix entre ces deux types de logements doit pouvoir donner une information sur la valeur économique attribuée au paysage. Sur la base des données recueillies, la méthode consiste ensuite à établir une fonction établissant un lien entre les caractéristiques du marché immobilier et les prix pratiqués, pour isoler la variable paysagère et ainsi donner une évaluation de la valeur du paysage. Notons que cette méthode des prix hédoniques figure parmi les méthodes les plus souvent mobilisées (à côté de la méthode d’évaluation contingente) pour évaluer les SE en contexte urbain (Gómez-Baggethun et al., 2013). Les critiques adressées à cette méthode sont là encore nombreuses. Soulignons simplement une limite évidente de la méthode qui ne tient pas compte des contraintes réglementaires d’aménagement et d’urbanisme ayant un impact sur l’usage du sol.

Il convient également de s’interroger sur les objectifs assignés à l’évaluation monétaire des SE, notamment en matière de politiques publiques. Il est possible de distinguer sommairement trois manières de concevoir l’évaluation des SE au regard des politiques publiques (Carnoye et al., 2012) :

  • Évaluer au regard de l’efficacité des politiques publiques : on tente ici de prendre en compte les « externalités » environnementales pour les projets de politique publique (Point, 1998 ; 2010). Selon cette perspective, on peut assimiler l’interaction entre les écosystèmes et les humains (ou humain-nature) à des interactions entre humains, à condition de faire l'hypothèse que les écosystèmes médiatisent des interactions humain-nature[4]. Cette vision utilitariste de la nature et des SE conduit à identifier les formes de la valeur du plus « tangible » au moins « tangible » (Chevassus au Louis et al., 2009). Dans ce cadre, le modèle qui sert de base à la prise de décision est celui de l’analyse coûts-avantages qui permet de départager des options ou des variantes de politique publique.

  • Évaluer pour valoriser : Le projet d’évaluation n’est plus interne à la politique publique, mais est un enjeu de cette politique. La valorisation est censée permettre une prise en compte par les acteurs économiques de valeurs « cachées » (par exemple, l’utilisation d’une ressource « gratuite »). L’argument principal est la perte potentielle de valeur par omission de prise en compte de cette dimension. On peut mobiliser cette perspective à plusieurs échelles, suivant les enjeux de politique publique envisagés. Il y a donc là un enjeu fort de construction méthodologique, avec un objectif de définition consensuelle des SE et de détermination de méthodes ayant (potentiellement) une vocation universelle. Le résultat attendu de ce type de démarche est de donner une valeur monétaire décontextualisée aux SE et de pouvoir appliquer cette évaluation sur (et à) des territoires.

  • Évaluer pour compenser : Cette approche apparaît comme plus récente, même si les mécanismes institutionnels de compensation se développent très rapidement aujourd’hui. Dans ce cadre, on s’écarte de la référence à la valeur pour s’intéresser au prix (valeur d’échange). On assiste donc, d’une certaine manière, à un glissement de l’objectif de monétarisation à un objectif de marchandisation. Cependant, il s’agit d’une marchandisation particulière, car par définition il n’y a pas de marché, mais des transactions de gré à gré entre les acteurs. L’outil contractuel privilégié est celui des paiements pour services environnementaux. Il s’agit d’une transaction en apparence simple (entre acteurs privés), mais qui nécessite en réalité des constructions très complexes (Wunder, 2005). En effet, l’organisation institutionnelle des transactions est souvent très encadrée par les pouvoirs publics, si bien que ce modèle s’éloigne fortement de l’idéal d’un marché très atomisé (il y a généralement peu d’acteurs) et libre (les contraintes institutionnelles sont fortes).

Ces exemples et débats montrent que l’approche économique des services écosystémiques s’intéresse essentiellement à la question de l’usage de la nature pour satisfaire les besoins humains. Il s’agit là d’une vision unilatérale de la nature, que François Ost (2003) appelle la nature-objet. Un des enjeux d’une approche plus transversale est d’ouvrir les problématiques à la question de la nature-sujet, voire même de la nature-projet. Les différentes approches de la géographie permettent de fournir des pistes d’argumentation ou de mise en confrontation qui pourront être utilement mobilisées dans le cadre de la démarche que nous proposons.

1.2 La représentation spatiale des services écosystémiques : enjeux méthodologiques et appropriation par les politiques publiques

Si les SE ont principalement été abordés à partir de la fin des années 1990 sous l’angle de leur évaluation monétaire, nous avons vu dans la section précédente que c’est sans doute parce que cet aspect constituait un enjeu pour les politiques publiques, notamment à l’échelle nationale. Néanmoins, afin de disposer d’informations permettant d’intégrer les SE aux enjeux d’aménagement du territoire, la représentation spatiale de ces services est rapidement apparue comme un élément essentiel pour orienter les décisions. Où sont localisés les espaces dispensant les SE ? Comment s’assurer que ces espaces sont protégés afin qu’ils continuent de délivrer ces services ? Bien évidemment, derrière ces questions se joue aussi l’enjeu de la quantification et/ou de l’évaluation des SE[5].

Les géographes vont être particulièrement impliqués dans les travaux sur la spatialisation des SE. Soulignons toutefois, comme nous l’avons mentionné pour la discipline économique, que la géographie ne saurait se résumer à cette seule dimension de spatialisation. En tant que discipline se situant au carrefour des sciences de la nature (géographie physique) et des sciences de la société (géographie sociale, géographie humaine, analyse phénoménologique...), la géographie couvre un très large spectre d’approches, de méthodes et de courants dont l’application aux enjeux environnementaux permet de rappeler toute la richesse (voir Chartier et Rodary, 2016).

L’analyse de la littérature académique traitant de la spatialisation des SE sur la période 1990-2012, réalisée par Le Clec’h et al. (2014) souligne le caractère exponentiel des travaux consacrés à cette question, avec un pic très net observable en 2012. Cependant, suivant les outils et instruments de mesure utilisés, le cadre d’analyse retenu, les types de SE cibles, on a affaire finalement à une mosaïque de travaux qu’il n’est pas évident d’ordonner. Le Clec’h et al. (2014) indiquent que cette très grande variété des travaux de spatialisation tient au caractère souvent non stabilisé de la notion de SE : « le concept même de service écosystémique présente encore des incertitudes et des flous qui se retrouvent dans les approches spatialisées » (Le Clec’h et al., 2014, p. 209). Un débat important persiste notamment pour savoir ce qui est spatialisé : des services, des fonctions ou des processus biophysiques ? Les approches naturalistes auront tendance à spatialiser des processus biophysiques et les fonctions délivrées par les écosystèmes, tandis que la notion même de SE renvoie à une vision anthropocentrée qui nécessite de se focaliser sur les bénéficiaires (humains) des services délivrés par les écosystèmes. « D’un point de vue spatial, le bénéfice devient en toute logique l’objet à spatialiser et à représenter. Or, si les processus à l’origine des services écosystémiques possèdent une dimension spatio-temporelle clairement identifiable, les bénéfices sont éminemment plus complexes à caractériser. Ainsi, bien qu’identifiables, ils demeurent impossibles à spatialiser de façon systématique. » (Le Clec’h et al., 2014, p. 210).

Cette difficulté à représenter les SE explique sans doute pourquoi une frange infime des travaux recensés par les auteurs de cette étude bibliographique (5 % seulement) spatialisent des SE : « La manière la plus courante de représenter un service écosystémique (environ 45 %) se fait au travers des indicateurs de fonctions ou de processus des écosystèmes (…). La structure (type d’occupation des sols par exemple) est souvent utilisée comme proxy de services écosystémiques – environ 32 % des études (…). La représentation des valeurs sociales (…) ou des biens, coûts et bénéfices (restauration, etc.) et valeurs d’usage représentent quant à eux que 6 % des spatialisations de services écosystémiques (…). Il est en effet souvent plus facile de représenter le fournisseur du service écosystémique (structure ou fonction/processus) que de représenter le bénéficiaire (valeurs sociales ou d’usage) sauf, peut-être, pour les services culturels qui reposent en grande partie sur la notion de perception. » (Le Clec’h et al., 2014, p. 211-212).

Des travaux ont cependant été développés dès le milieu des années 2000 aux États-Unis visant à représenter spatialement les valeurs associées aux SE (Troy et Wilson, 2006). La méthode développée par ces auteurs consiste à transférer les valeurs monétaires des SE obtenues dans une étude de cas à une autre étude pour laquelle les données ne sont pas disponibles. C’est à cet exercice que se sont livrés, dès le début des années 2000, Kreuter et al. (2001) lorsqu’ils ont souhaité quantifier l’impact de l’expansion urbaine sur la fourniture de SE. Ils ont à cette fin mobilisé les images du satellite LANDSAT en reliant les données fournies par ces images aux valeurs globales des SE mentionnées par Costanza et al. (1997) dans leur fameux article. Les résultats de cette analyse indiquent qu’à l’échelle globale, l’expansion urbaine s’est traduite par une perte de 65 % des pâturages et par une augmentation de 29 % des terres urbanisées, sur une période s’étalant de 1976 à 1991. Dans le même temps, cette expansion urbaine s’est traduite par une perte de 4 % de la valeur des SE des espaces considérés.

Pour leur part, Troy et Wilson (2006) ont préféré mobiliser le même type de méthode, mais en focalisant leur analyse sur trois cas d’étude[6]. Ils ont en parallèle développé un cadre d’analyse d’aide à la décision (Natural Assets Information System), permettant de combiner un système d’information géographique avec des données sur l’évolution de la valeur monétaire des SE à partir de la méthode de transfert de valeurs. Cette application leur permet de produire des cartes représentant des classes de valeurs associées aux différents SE présents sur les territoires considérés.

C’est à un exercice un peu différent que se sont attelés les chercheurs du projet Natural Capital (http://www.naturalcapitalproject.org/), développé sous la direction de Gretchen Daily, depuis le milieu des années 2000 (Kareiva et al., 2011). Foncièrement interdisciplinaire, le projet Natural Capital a permis le développement d’un outil (InVEST) reposant sur des modèles de compréhension du développement d’un certain nombre d’écosystèmes types. Les données intégrées au modèle peuvent être spatialisées[7].

Les données visualisables grâce au logiciel sont aussi bien des données biophysiques (par exemple, le volume de carbone séquestré, en tonnes) que des données économiques (la valeur actuelle nette de ce volume de carbone séquestré).

L’intérêt du logiciel tient aussi dans la capacité à raisonner à plusieurs échelles spatiales et à produire des scénarios sur l’évolution de la fourniture de SE selon les évolutions anticipées de l’occupation de l’espace.

Dans le sillage de ces travaux développés pour l’essentiel aux États-Unis, la spatialisation des SE est apparue comme un enjeu majeur de politique publique, à toutes les échelles, à partir de la remise des premiers rapports du MEA. L’Union européenne s’est dotée également en 2011 d’une stratégie européenne de la biodiversité à l’horizon 2020. Celle-ci identifie 6 objectifs (targets) et 20 actions prioritaires. Parmi les 20 actions prioritaires, on retrouve l’action n° 5 visant notamment, dans chaque territoire national de l’Union, à cartographier et évaluer l’état des écosystèmes et des services qu’ils délivrent (Maes et al., 2015). À cette fin, un groupe de travail a été installé, le MAES (Mapping and Assessment of Ecosystems and their Services) visant à assurer le suivi méthodologique des travaux de spatialisation dans les différents pays de l’Union européenne. Les objectifs associés à cette spatialisation sont très clairs[8] : identifier les services, prioriser les choix de politique publique et communiquer.

Cependant, comme le soulignent Le Clec’h et al. (2014 : p.205) : « La force potentielle d’une spatialisation tient notamment à ses dimensions quantitative et spatiale ce qui permet de disposer d’arguments territorialisés en termes de sensibilisation, de négociation et/ou de monétarisation en lien avec les services écosystémiques. Le risque est d’introduire, de manière consciente ou non, un biais dans leur caractérisation et dans leur évaluation ». (p. 205) 

Cette limite explique aussi pourquoi une grande part des travaux sur la spatialisation des SE se concentre sur les enjeux méthodologiques, tout en étant très fortement dépendante des données existantes. Le développement de ces travaux à l’échelle globale, couplée au développement des logiciels de traitement de l’imagerie satellite, soulignent combien cet aspect constitue aujourd’hui un enjeu majeur, aussi bien en termes de développement scientifique que d’intégration aux politiques publiques, à toutes les échelles.

L’analyse que nous venons de conduire des modalités de traitement des SE — sous l’angle de l’évaluation monétaire chez certains économistes et sous l’angle de la représentation spatiale chez certains géographes — permet de rappeler les écueils de chacune de ces deux approches, dès lors que des rapprochements sont tentés de part et d’autre. Les économistes qui pratiquent l’évaluation monétaire ont ainsi tendance, lorsqu’ils mobilisent la variable spatiale, à ne retenir que la distribution spatialisée des valeurs, sans prendre en compte les dimensions identitaire et patrimoniale de l’attachement au territoire que les géographes ont pourtant amplement étudié. La mobilisation de l’outil cartographique demeure ainsi essentiellement instrumentale. En parallèle, les tentatives des géographes pour associer aux représentations spatialisées des SE des variables économiques se limitent à un transfert de valeurs, décontextualisées et reflétant mal les limites des méthodes développées par les économistes pour attribuer une valeur monétaire aux SE.

Afin de surmonter ces écueils, il convient de pouvoir jeter les bases d’une démarche interdisciplinaire visant à un enrichissement mutuel des approches économique et géographique. Cet enrichissement passe, selon nous par la mobilisation de la notion de territoire, qui a suscité l’intérêt des géographes de longue date, mais qui donne aussi lieu à des développements intéressants en économie régionale et urbaine ou en économie territoriale.

Comprendre la spécificité des territoires est un prérequis indispensable pour proposer un cadre de réflexion commun. C’est la raison pour laquelle nous nous focalisons, dans la section suivante, sur les territoires urbains, afin de mettre en lumière un ensemble d’enjeux qui viendront nourrir notre réflexion pour le développement d’une approche fondée sur l’analyse des SE territorialisés.

2. Les services écosystémiques urbains : unification des enjeux et construction de nouveaux débats

Une des grandes différences entre les approches économique et géographique auxquelles nous nous sommes référés ci-dessus concerne d’une part, l’entrée privilégiée et d’autre part, la manière de représenter et d’analyser les acteurs, les échelles et les liens entre eux. Nous mobiliserons particulièrement la dimension territoriale, que nous définissons à partir du travail de Laganier et al. (2002) par trois dimensions : une dimension identitaire, une dimension matérielle et une dimension organisationnelle.

Cette définition pluridisciplinaire n’empêche pas une différenciation des approches et des visions de ce qu’est un territoire.

Par exemple, pour la plupart des économistes, la ville n’est pas un objet important en soi (sauf pour analyser des stratégies de formation des prix du foncier), alors que l’activité économique des entreprises est fondamentale. On raisonne plutôt en termes de services pour l’entreprise et d’externalités négatives. C’est pourquoi l’entrée productive pour l’analyse des SE et l’évaluation sont tellement privilégiés par la discipline économique. À l’inverse, la géographie, l’aménagement et l’urbanisme considèrent les espaces urbains comme fondamentaux. On raisonne en termes d’usages, de bien-être et d’aménités.

Une autre différence, de nature cette fois méthodologique, est notable : de nombreux géographes analysent l’ensemble des formes d’occupation du sol de manière équivalente, l’activité économique étant aussi importante que l’habitat, la mobilité, etc. Ils intègrent cependant, outre les dimensions de bien-être, les dimensions symboliques, imaginaires ou identitaires que la plupart des économistes peinent à appréhender, puisqu’ils se focalisent sur les choix productifs ou de consommation, dans une optique utilitariste.

Néanmoins, en dépit des différences disciplinaires, émergent des objets communs : l’approche en termes de SE et en particulier la thématique des SEU font partie de ce bagage commun.

Au plan international, la thématique première de cette approche des écosystèmes urbains a émergé dès la fin des années 1990, dans le sillage des travaux de Costanza et al. (1997). Bolund et Hunhammar (1999) proposent ainsi, dès la fin des années 1990, une évaluation des bénéfices apportés par les écosystèmes urbains, dans le contexte de l’aire urbaine de Stockholm. Sept écosystèmes urbains sont identifiés[9] : les arbres d’alignement, les parcs, les forêts urbaines, les espaces cultivés, les zones humides, les cours d’eau et les lacs salés. Ils incluent également dans leur inventaire les services culturels qui sont considérés comme des services indirects. Les évaluations proposées insistent sur les effets bénéfiques de certains services : filtration de l’air et de l’eau par exemple. Les auteurs adoptent à ce propos une approche plutôt quantitative (par des indicateurs), ce qui est cohérent avec leur méthodologie. Par contre, les services culturels, qui ne sont pas associés directement aux écosystèmes précédemment listés, sont réputés fournir des bénéfices évaluables monétairement. L’enjeu d’évaluation est alors présenté différemment : les auteurs s’appuient sur une étude sur le consentement à payer des habitants de Stockholm qui permet de proposer une évaluation monétaire de ces services (Bolund et Hunhammar, 1999).

Une telle hybridation méthodologique, qui dénote un glissement d’une vision écocentrée des services à une vision anthropocentrée ne semble pas poser de problème aux auteurs. Leur travail s’inscrit en effet dans l’effort d’inventaire et de mise en valeur propre à cette période, effort qui privilégie l’apport de connaissances à la réflexion méthodologique. Le rôle principal de ces inventaires est d’alerter les décideurs publics (et les responsables de la planification urbaine) sur l’importance de ces écosystèmes urbains et de leurs bienfaits pour les citadins, en s’emparant d’une notion qui semble simple et consensuelle (Serpentié et al., 2012). La valorisation monétaire est alors considérée comme un outil utile pour alerter sur les inconvénients de la non prise en compte des écosystèmes dans la décision économique[10].

Le changement de focale sur la manière de rendre compte des écosystèmes urbains devient complètement explicite dans le rapport du CBO (Cities and Biodiversity Outlook Project) rédigé dans le cadre de la conférence de Nagoya (Elmqvist et al., 2013). L’ouvrage se présente comme un ouvrage de référence sur la question urbaine et l’infrastructure écologique des villes. Il identifie très clairement ce qui fait la spécificité des espaces urbains du point de vue des écosystèmes : leur nature anthropisée et largement modifiée par l’occupation humaine, le morcellement des espaces et l’introduction d’espèces non natives (Elmqvist et al., 2013, p. 1).

La spécificité des espaces urbains implique une approche renouvelée des liens humains/nature qui non seulement se centre sur la question des impacts humains, mais justifie la conservation des milieux par l’importance de ces services pour les habitants, et en particulier pour leur qualité de vie (Moll et Petit, 1994). L’approche anthropocentrée devient dominante et l’action publique va trouver de nouveaux arguments associés à la question du bien-être et plus tard, à celle de demande de nature en ville (Bourdeau-Lepage et Vidal, 2013).

L’intérêt se déplace ainsi vers des objets nouveaux qu’il s’agit de mieux connaître. Un des enjeux de la quantification des espaces de nature en ville est alors de maintenir ou restaurer des éléments de biodiversité associés aux espaces urbains qui sont valorisés pour leurs propriétés bénéfiques pour les habitants. Ces espaces font eux-mêmes l’objet de politiques d’aménagement. Ils constituent, à l’intérieur d’espaces bâtis, des aménagements spécifiques destinés à l’humain. La biodiversité devient ainsi un construit des politiques publiques pour les usagers humains (Elmqvist et al., 2013).

L’ouvrage coordonné par T. Elmqvist et al. (2013) constitue ainsi un parachèvement du tournant méthodologique vers une vision anthropocentrée des liens humain-nature en ville, que matérialise la notion de SEU. Un des chapitres de l’ouvrage prend précisément comme titre l’expression même de SE urbains (Gómez-Baggethun et al., 2013). Ce chapitre, très dense, constitue une riche synthèse sur l’approche en terme de SEU car elle en montre, les choix méthodologiques, en fait un bilan, tout en proposant de manière implicite, une césure avec les travaux antérieurs plutôt centrés sur une approche par les écosystèmes urbains.

Néanmoins des différences existent avec les méthodologies de l’évaluation monétaire développées en économie. Ainsi, les approches en terme de SEU préfèrent recourir à des formes d’évaluation hybrides : écologique (indicateurs), économique (valeurs monétaires) et socioculturelle (programmes synthétiques comme le projet i-tree) (Selmi, 2014)[11]. Les formes d’évaluation combinent ainsi des éléments de nature anthropisés et des éléments de quantification de nature biophysiques. La justification de l’évaluation repose sur des effets de bien-être liés à la présence d’éléments de nature en ville par exemple des espaces verts, des promenades, voire des lieux de résidence.

On comprend alors que la notion support est celle d’aménités plutôt que celle d’externalités. Ces aménités, qui renvoient à une vision positive des effets des écosystèmes sur le bien-être humain (alors que les externalités s’attachent à signaler des effets le plus souvent négatifs sur l’environnement), représentent un des enjeux importants des politiques d’évaluation, pour justifier par exemple des politiques publiques d’aménagement, de conservation ou de remédiation. À noter que ce type d’approche n’exclut pas une certaine contradiction interne, entre par exemple, un souhait de ville plus durable et des impacts inverses pour l’environnement liés à l’urbanisation ou à l’étalement urbain (Bailly et Bourdeau-Lepage, 2011).

Malgré une apparente similitude de désignation, les SEU présentent des spécificités notables par rapport aux SE en général (tels que définis par le MEA ou le TEEB) : le point le plus important est la dimension locale (qualité de l’air par exemple). Bien que situés à l’interface de mécanismes endogènes et exogènes au système urbain, les SEU sont souvent considérés comme produisant des mécanismes propres au milieu urbain (Niemelä et al., 2010) et comme faisant partie d’un système urbain général (ou écosystème urbain) autonome.

De cette manière, même si plusieurs SEU peuvent être définis, l’accent est souvent mis sur une catégorie d’écosystèmes et de services particuliers, comme ceux rendus par les espaces végétalisés urbains (EVU) (Selmi et al., 2013). Ainsi, « Les espaces végétalisés urbains sont considérés (…) comme l’ensemble des espaces végétalisés, privés ou publics (au sens de l’ouverture au public ou celui de la propriété foncière du terrain), gérés ou délaissés, situés à l’intérieur ou à proximité d’une “aire urbaine” » (Selmi et al., 2013, p. 9). Ces espaces vont alors fournir essentiellement des services associés au bien-être, à la santé ou aux loisirs, services qui peuvent être considérés comme largement anthropocentrés et pour lesquels une évaluation monétaire est souvent possible (Maillefert et Brogniart, 2016).

Néanmoins, cette manière d’aborder les SEU dénote une vision très centrée sur des espaces urbains denses et reste assez peu développée en France. Ainsi, Selmi (2014) souligne que l’expression EVU (ou Urban Green Space) est très répandue dans la littérature anglophone, mais reste moins utilisée dans les travaux français. D’autres approches peuvent être préférées comme celle de « trame verte urbaine » (Blanc et al., 2012).

Cette distinction n’est pas anodine : la notion de trame verte nous semble davantage reliée à des dynamiques résiliaires, à la différence de la notion d’EVU qui parait plus statique et susceptible de politiques plus catégorielles ; elle nous semble également proposer une représentation continue de l’espace à la différence d’espaces fermés inclus dans des environnements urbains auxquels la notion d’EVU fait référence.

La thématique des SEU constitue pourtant aujourd’hui un objet d’attention croissant. En témoigne par exemple la parution récente d’un numéro spécial de la revue Ecosystem Services consacré aux enjeux et problématiques des SEU (Andersson et al., 2015). Cette publication reflète bien les tendances observables dans le champ de l’analyse des SEU : une focalisation importante sur les services culturels, des méthodologies combinant ou mobilisant alternativement des enquêtes sur la perception des SEU par les acteurs, des techniques de spatialisation de ces services et des méthodes d’évaluation monétaire. En parallèle, on note également un intérêt manifeste pour les démarches mobilisant les SE dans le domaine de la planification urbaine (Hansen et al., 2015)[12].

Les enjeux autour de la notion de SEU paraissent donc hybrides entre des enjeux d’évaluation et de spatialisation, même si la focale se déplace vers une approche anthropocentrée des relations humain-nature. La nature en ville est envisagée comme un construit par et pour l’humain, dont la régulation relève de politiques d’aménagement définies à des échelles locales. Ces politiques peuvent s’appuyer ou être justifiées par des arguments quantifiés monétairement sur l’impact économique positif des SEU.

On assiste donc à une certaine convergence des approches autour de la notion de SE dans le cas spécifique des SEU. Néanmoins cette appropriation de la notion s’effectue de manière différenciée : les approches économiques, centrées sur des formes monétaires d’évaluation laissent de côté les enjeux d’appropriation propres aux territoires. Les approches géographiques qui se centrent sur la spatialisation paraissent davantage écartelées entre une volonté de prendre en compte les enjeux biophysiques et les enjeux liés à l’occupation humaine. Les approches économiques restent enfin assez figées sur un paradigme utilitariste qui repose en dernier ressort sur la question de l’évaluation monétaire. Dès lors, un enjeu d’unification nous parait intéressant à interroger. Comment mieux connecter ces visions et aller vers une approche plus transversale et interdisciplinaire ? C’est précisément l’enjeu de notre dernière section.

3. Vers une approche transversale et interdisciplinaire des Services Ecosystémiques : réflexions autour de la notion de services écosystémiques territorialisés

Pour donner des éléments permettant de répondre aux enjeux évoqués précédemment, nous proposons, dans cette section, quelques pistes de réflexion pouvant permettre de construire une communauté d’approches entre les disciplines des sciences sociales que nous avons mobilisées. Cette communauté d’approches nécessite auparavant de réfléchir à une vision partagée des SE chez les économistes comme chez les géographes et c’est à cette fin que nous proposons de mobiliser la notion de services écosystémiques territorialisés (SET) .

La notion de SET a été élaborée suite à notre participation à plusieurs projets de recherche (voir Annexe 1) qui s’intéressaient aux questions d’évaluation et de représentation des SE, en lien avec des politiques publiques de niveau national ou local. L’idée de SET repose sur les constats faits précédemment et issus des différents travaux de recherche mentionnés: notre hypothèse est que les SE sont d’abord contingents et liés à des territoires spécifiques, marqués par une histoire et des enjeux. Ils relèvent d’une évaluation contextuelle, liée à ces enjeux particuliers. De ce fait, la valeur a peu de chance de pouvoir être transposée ailleurs (la valeur est non transférable), sauf à utiliser l’évaluation comme une norme générale de politique publique qui devient alors une norme de référence décontextualisée, utilisée alors pour alimenter des arbitrages généraux et a-spatiaux. Les SE dépendent ainsi largement de représentations sur la nature des enjeux et des politiques publiques et de l’évolution du territoire. Ceci nécessite de revisiter la question de l’évaluation et des relations entre l’évaluation et les politiques publiques, mettant en jeu également la dimension prospective de cette évaluation.

Pour avancer dans la construction de cette notion nouvelle, nous proposons de structurer la discussion autour de trois enjeux interdépendants: les formes et les normes de l’évaluation, la place des acteurs et de leurs usages de la nature et enfin, la place de la dimension territoriale dans les exercices d’évaluation des SE et ses implications en termes de prospective territoriale.

3.1 Revoir les normes d’évaluation

Comme il a été souligné dans la première section, l’évaluation des SE est liée à un usage (réel, potentiel, présent ou futur) et ne peut être unique ou universelle. Par exemple, la valeur d’une tonne de carbone peut varier du simple au double selon qu’elle représente un coût payé (taxe carbone) ou un coût évité justifiant un équipement public comme une ligne de TGV. L’enjeu ne sera donc pas de mobiliser une valeur abstraite et universelle, mais la valeur qui convient à un moment donné (Thévenot, 1990). La valeur des SE est ainsi liée aux représentations et aux usages en situation — représentations qui ne sont pas nécessairement des représentations conformes à la réalité biophysique des écosystèmes, mais à la perception qu’en ont les acteurs.

Les différents jugements sur les valeurs mobilisent ainsi des registres de justification incommensurables : par exemple, quelle est la validité scientifique d’une comparaison entre une valeur marchande liée à l’exploitation d’une activité économique sur un espace à valeur écologique et la valeur de conservation de cet espace dont la valeur économique est justement indécidable ? Comment arbitrer localement face à des univers incommensurables ?

Si les différents registres de justification ne sont pas comparables, il est possible alors de proposer une mise en évaluation subjective par les usagers potentiels. À cet égard, il existe des méthodes d’évaluation alternatives (comme les évaluations participatives) déjà éprouvées, qui fournissent des valeurs monétaires (ou non) ou qui permettent de proposer une hiérarchisation des enjeux environnementaux (Spash, 2008).

Les méthodes participatives (Citizen Juries, Focus Groups, etc.) sont un premier pas vers une nouvelle réflexion autour de la prise de décision. Elles permettent notamment d’améliorer la qualité de l’information sur les objets soumis à évaluation (un processus participatif organise des échanges d’informations avec des experts ainsi qu’avec les autres membres du groupe évaluatif).

Les méthodes délibératives fondées sur l’élaboration d’un consensus autour d’un objet constituent une étape supplémentaire dans l’effort de co-construction de la valeur. Elles permettent, grâce à la mise en place d’un processus délibératif organisé, de construire les préférences en cours d’action (Kenyon et Nevin, 2001). Ces méthodes concernent également la cartographie (Texier, 2009) et pourraient être utilement testées, au-delà de projets très ponctuels déjà réalisés. Elles posent la question de la construction de la valeur dans un nouveau rapport à l’espace, inscrivent réellement l’évaluation dans un rapport au territoire tout en développant une dimension processuelle.

Elles présentent également des avantages pour le territoire. Elles peuvent, en effet, permettre de répondre aux institutions demandeuses de valeurs (notamment monétaires) et se positionner comme outil d’aide à la décision, tout en dépassant certains problèmes majeurs liés aux méthodes monétaires comme les évaluations contingentes (préférences « éclairées » et construites, agrégées ex ante) et en produisant ainsi des valeurs monétaires non marchandes (qui ne seraient pas des prix d’échange)[13].

Mais ces méthodes délibératives ne vont pas sans soulever par ailleurs de sérieuses questions pouvant concerner par exemple : l’étendue de la participation (parties prenantes ou ensemble des citoyens), la représentativité des participants, la description de l’objet de l’évaluation, l’expression de consentement à payer/consentement à recevoir (CAP/CAR) individuels ou collectifs (ce qu’un individu moyen devrait payer ou bien la société), la possibilité de faire référence à ce qui serait juste, etc. Ainsi, selon Spash (2008) et Vatn (2009) les méthodes d’évaluation délibératives offrent un certain potentiel, mais ouvrent sur d’autres types de questions à l’interface entre la sphère de l’économique et celle du politique.

Compte tenu du temps nécessaire à la mise en œuvre de ces méthodes, et de la difficulté à mobiliser des acteurs intéressés et élaborer un consensus, une méthode complémentaire est déjà opérationnelle : c’est l’analyse multi-critères (AMC).

L’AMC, proposée ici dans sa capacité d’aide à la décision ne cherche pas à fournir la meilleure solution, mais propose un outil susceptible de permettre la comparaison de scénarios ou de solutions et de les classer en fonction de critères ou de pondérations prédéterminées ou non (Brans et Mareschal, 2002).

Cette méthodologie autorise ainsi une approche multiagents en sus de l’approche multi-critères. Elle permet même, dans des cas pour lesquels les acteurs de terrain seraient directement impliqués, une construction processuelle des scénarios (critères et pondérations) à l’échelle du projet (Decouzon et Maillefert, 2012). Elle peut donc se coupler à différentes méthodes, délibératives ou participatives (Spash, 2012) : dans ce cas, le choix des critères et des pondérations devient un enjeu endogène de l’analyse et non plus un choix des experts dédiés à la construction de la modélisation.

Dans le cadre de la problématique d’évaluation des SE, les méthodes d’analyse multi-critères se situent plutôt dans un cadre d’approches intégrées, qui adoptent des hypothèses proches de l’économie écologique, qui donc préfèrent a priori la quantification à l’évaluation. En ce sens, elles ne relèvent pas d’un rattachement obligatoire à une méthodologie ou un objet précis, mais servent un type particulier de démarche.

L’entrée par les enjeux et les acteurs constitue alors un complément indispensable de la démarche.

3.2 Revoir la question des acteurs, des enjeux et des usages

Les approches économiques, en fondant leurs analyses sur les formes de valeur et leur mesure, font référence, de manière implicite au paradigme utilitariste : l’intérêt premier des biens ou services est associé à l’utilité pour les individus ou éventuellement les entreprises. L’approche géographique va plutôt choisir, on l’a dit, une vision spatialisée des services en les liants à des modes d’occupation de l’espace ou aux paysages (de Groot et al., 2010).

Nous proposons d’adopter une position intermédiaire entre ces deux dimensions (représentations et utilité) en promouvant une entrée par les individus et les usages en lien avec les projets. La notion de SE devient ainsi un construit réciproque qui engage l’ensemble des acteurs (y compris publics) à travers les usages souhaités, prescrits ou au contraire proscrits des ressources et des espaces. De cette manière, il devient possible de construire différents univers de représentations fondés sur des rapports identifiés entre l’humain et la nature. Une telle lecture peut permettre de concilier diverses approches, sans les confronter, ni mettre dos à dos des méthodologies différenciées.

En effet, comme il a été souligné plus haut, la définition des SE peut varier selon les finalités pour lesquelles la notion est utilisée. Fisher et al. (2009) ainsi que Costanza (2008) mettent en avant l’idée que précisément, les définitions et typologies de services sont et ne peuvent qu’être contingentes et adaptatives selon les usages qui en sont faits. De la même manière, Lamarque et al. (2011) montrent que d’une part, les acceptions varient selon que l’objectif est de communiquer de manière générale sur l’importance des SE ou bien de les quantifier et de les cartographier et que d’autre part, la notion est interprétée différemment selon qu’elle concerne la gestion des ressources naturelles ou l’aménagement du territoire.

Quoi qu’il en soit, le dénominateur commun à l’ensemble de ces débats et l’intérêt même de la notion résident dans le fait que les SE procèdent à la fois de mécanismes naturels et de processus d’appropriation de ces mécanismes par les usages et les activités anthropiques. Les services sont ainsi « coproduits ». Cette coproduction est spécifique au territoire, et dépend des usages passés. Par exemple, les modes d’occupation antérieurs peuvent avoir un impact sur les milieux et les services. Des milieux très pollués et très dégradés par l’activité humaine peuvent se reconstituer au fil du temps sous une forme nouvelle difficile à caractériser d’un point de vue écologique (dans le cas auquel nous pensons, une recolonisation d’oiseaux a eu lieu sur des sédiments très pollués[14]). Une intervention humaine de dépollution, très coûteuse, ne ferait que remettre à jour une pollution supplémentaire néfaste pour les milieux. L’arbitrage entre restauration des milieux et inaction se pose de manière originale dans ces cas de pollution, cas qui peuvent également concerner des friches urbaines.

De façon corollaire, si la dimension locale est importante, elle interagit avec les modes d’occupation du sol, sans que ce mode soit univoque ou complètement déterminé par l’occupation humaine. Ceci permet de prendre éventuellement en compte ce que les géographes nomment les disservices et que les économistes ignorent le plus souvent (Antona et Bonin, 2010). Ces effets négatifs (externalités négatives) peuvent, par exemple, intervenir par l’intermédiaire des espèces animales véhiculant pollutions ou maladies (Arnould et al., 2011) qui peuvent être également favorisés par l’appauvrissement de la biodiversité souvent observée en milieu urbain. Certaines pratiques de verdissement en ville peuvent également avoir un effet d’appauvrissement de la biodiversité. Elles peuvent donc paraître utiles à court terme (par exemple pour réduire les îlots de chaleur urbains), mais peu efficaces à long terme (car inadaptées à l’évolution du climat) (Rankovik et al., 2012). La prise en compte des enjeux temporels peut ainsi avoir un impact important sur les choix de politiques d’aménagement à l’échelle des villes, et plus largement des territoires.

Un troisième enjeu peut alors être identifié : il concerne la dimension dynamique de la coproduction des valeurs et s’exprime à travers la question de la prospective territoriale.

3.3 Prendre en compte la dimension territoriale dans l’évaluation des services écosystémiques : l’importance de la prospective dans l’élaboration des politiques publiques

On reproche souvent à l’approche économique des SE de ne pas tenir compte des questions d’interdépendance entre les fonctions écologiques et les SE et de réduire l’approche fonctionnelle à sa dimension d’usage pour les individus : les écosystèmes n’auraient un intérêt que s’ils sont utilisés par les individus (Point, 2010). C’est pourquoi les politiques publiques devraient s’efforcer d’internaliser les externalités pour promouvoir un usage efficient des ressources et arbitrer les usages concurrents. Cette vision utilitariste de la nature ne correspond cependant pas nécessairement aux aspirations de l’ensemble des acteurs qui peuvent trouver un intérêt à la préservation des écosystèmes et des services qu’ils délivrent, non pas par rapport à un arbitrage en termes de coûts et d'avantages, mais par rapport à un ensemble d’enjeux territorialisés pour le présent et pour le futur. À l’échelle d’un territoire, les enjeux vont être construits à l’interface des écosystèmes et des usages et ces enjeux sont pertinents pour informer la décision publique y compris dans sa dimension de calcul économique.

Une des ambitions de l’analyse en termes de services écosystémiques territorialisés que nous proposons ici serait de mieux prendre en compte, à l’échelle des territoires de projet, les objectifs de chacun des acteurs afin de mieux anticiper les conséquences des choix de politique publique sur les écosystèmes et sur leurs usages. Pour aller plus loin, et tenir compte de la dimension temporelle de ces choix, il conviendrait de davantage mettre en dialogue les approches biophysiques et les approches socio-économiques, dans la perspective d’une évaluation ou d’une quantification pouvant servir de base à une démarche de prospective territoriale. Nous pouvons ici nous appuyer sur la démarche mise en œuvre dans le cadre du projet SESEEP (voir Annexe 1) auquel nous avons participé[15].

Après un travail de quantification des SE délivrés par une portion du territoire du Parc Naturel Régional Scarpe Escaut (le Pays de Condé), à partir des enjeux repérés conjointement avec les acteurs, nous avons procédé à la représentation spatiale de ces enjeux et élaboré deux scénarios alternatifs, au cours d’ateliers menés avec des acteurs clés du territoire. Le premier est un scénario tendanciel qui se caractérise par un étalement urbain qui se fait au détriment des espaces agricoles, mais qui se trouve néanmoins conjugué à un accroissement des espaces naturels. Ce scénario a été présenté aux acteurs locaux du PNR et a conduit à l’élaboration d’un scénario alternatif, produit avec ces mêmes acteurs et débouchant sur des préconisations de densification urbaine, du développement d’une agriculture de proximité, une exploitation durable des ressources, mais avec une réduction des espaces naturels. Ce scénario alternatif était basé, parmi les éléments d’argumentation des acteurs locaux, sur une plus grande intensité des SE, à travers un usage plus diversifié des espaces naturels.

Les tentatives de prospective telles que celles proposées par le projet SESEEP, mais aussi d’autres tentatives analogues comme celles menées en Saxe (Landschaft Sachsen 2050), sur l’Île de la Réunion (ANR Descartes) ou encore sur la région urbaine grenobloise (Projet ESNet) s’inscrivent dans une perspective « d’écologisation de la prospective » dans laquelle la notion de SE jouerait un rôle très positif, celui d’assurer « une prise en compte des relations systémiques liant les différentes composantes environnementales ainsi qu’une reconnaissance de l’interdépendance entre l’humain et la nature dans les visions du futur produites » (Perrin, 2016, p 39). Perrin y voit la possibilité d’associer deux types de démarches aujourd’hui séparées : une démarche de gouvernance environnementale (plutôt associée aux approches d’analyse spatiale) et une démarche de gouvernance territoriale (plutôt associée à l’analyse des jeux d’acteurs). Il souligne également que la prise en compte de l’évaluation propre à la démarche par les SE permet d’introduire une innovation intéressante, que nous avons mentionnée, et qui est d’accepter l’idée d’une évolution possible des évaluations territoriales en fonction des projets territoriaux concernés. Autrement dit, la valeur des SE telle que se la représentent les acteurs du territoire pourrait évoluer en fonction des projets et de leur déroulement. La nature co-construite et processuelle de la valeur pourrait ainsi devenir une autre caractéristique de la démarche en terme de SET.

Les remarques ainsi formulées nous semblent aller dans le sens de ce qui constituerait un premier corpus pour la construction de cette nouvelle catégorie de SE : concilier de manière transversale une approche par les espaces et une approche par les enjeux ; accepter l’idée d’une valeur contextualisée et contingente aux projets des acteurs. Pour ce faire, il nous semble important, dans la perspective d’une démarche prenant en compte les SET, de développer une double approche des SE : une approche par la cartographie (qui s’appuierait également sur une analyse multicritères des valeurs associées aux espaces) et une approche par les usages et les acteurs, ce qui permettrait de bien circonscrire les enjeux du territoire, ainsi que la manière dont les acteurs se les représentent et envisagent l’avenir de leur territoire. L’approche cartographique permet de délimiter les enjeux de biodiversité alors que l’approche par les usages permet de confronter ces enjeux aux représentations des acteurs. Les deux visions potentiellement dégagées ne sont pas nécessairement équivalentes, ce qui permet d’identifier les différences potentielles et d’en expliquer les raisons. Une telle démarche pourrait ouvrir une voie vers la construction de scénarios informés (c’est ce que nous avons pu constater dans le projet RIPARIA à propos du marais de Saefthinghe).

Cette démarche propre à notre proposition de SET remet nécessairement en perspective la question de l’évaluation monétaire et la signification qu’elle peut prendre aux yeux des acteurs voire même des politiques publiques. La notion de représentation prend alors tout son sens, comme nous l’avons montré dans le projet BIOSERV à propos des représentations des liens humain-nature (Maillefert et Merlin-Brogniart, 2016). Ces différences de représentations ont également pu être clairement exposées dans le projet SESEEP à propos de la gestion du PNR. L’objectif des gestionnaires d’espaces naturels est la protection ou la compensation, mais ces démarches ont un coût souvent difficile à faire admettre par les décisionnaires financiers. La valorisation monétaire des espaces par les SE permet de donner une légitimité à l’existence d’un coût de conservation jusque-là caché et qui est supporté par la collectivité. Néanmoins, la dimension de monétarisation du coût et sa légitimation dans la décision publique portent en germe la menace d’une instrumentalisation de cette valeur pouvant conduire à la marchandisation des espaces, en contradiction avec l’intention initiale. Cela peut être le cas si on demande à un aménageur de compenser monétairement les impacts occasionnés par un aménagement sur une zone protégée. Faire dialoguer les approches, coconstruire des solutions, confronter des points de vue, tout cela aux échelles très locales a comme avantage de visibiliser aux yeux de chacun les avantages et inconvénients des solutions telles que déclinées par chaque interlocuteur, ainsi que les risques portés par sa propre démarche. La co-construction de visions partagées, notamment avec les usagers permettrait également de montrer comment les usages peuvent réellement affecter les écosystèmes et aiderait à faire des choix mieux informés et peut-être plus légitimes à travers la construction de scénarios de développement. Enfin, ces évaluations et ces scénarios pourraient utilement être comparés à d’autres démarches, d’autres valeurs et d’autres choix, afin d’anticiper les effets potentiels des choix territoriaux. De cette manière, les évaluations tutélaires (génériques) pourraient être mises en confrontation avec les évaluations obtenues localement (territorialisées), ce qui enrichirait la prospective.

Conclusion

La comparaison entre différentes approches des SE nous livre des enseignements utiles sur les apports et limites des différents points de vue et peut permettre une meilleure transversalité pour la connaissance et la gestion des questions environnementales. La démarche que nous avons proposée à titre exploratoire vise à un rapprochement et à une mise en dialogue entre économistes et géographes, suivant une démarche interdisciplinaire. Les travaux présentés dans la première section de cet article tentent d’opérer un rapprochement entre les questions d’évaluation et de représentation spatiale, mais ils restent à un niveau de dialogue interdisciplinaire très limité, dans la mesure où ils ne permettent pas de saisir les enjeux et les limites des méthodes développées par chacune des deux approches disciplinaires.

En effet, les approches économique et géographique que nous avons mobilisées se différencient fondamentalement par leur focale. Les approches d’évaluation monétaire des SE ont souvent pour ambition d’offrir une évaluation générique et a-spatiale de ces services et fondée sur un concept unique et homogénéisant : les externalités (Point, 2010). En contraste, les approches de représentation des SE mobilisées en géographie sont beaucoup plus spécifiques, spatialisées et tournées vers les modes d’occupation du sol. Néanmoins, chacune des approches tend à s’enfermer dans sa propre méthodologie, comme en témoigne, par exemple, la volonté de donner des valeurs universelles monétaires et a-spatiales chez certains économistes et le choix de cartographier des espaces indépendamment des acteurs et des enjeux pour certains géographes. Les visions différentes des SE que cette confrontation génère permet de souligner l’existence d’un conflit d’ordre paradigmatique. Même si la notion de SE se veut universelle et homogénéisante, elle n’évite pas le cloisonnement disciplinaire et peut paradoxalement conduire à une homogénéisation appauvrissante par diffusion d’un paradigme univoque.

Nous défendons au contraire l’hypothèse d’une pluralité de valeurs et de valorisation qui ne peuvent émerger que dans une perspective interdisciplinaire. D’un point de vue opérationnel, dans la mesure où les SE sont par nature situés, leur évaluation doit rester contextuelle et s’appuyer dans la mesure du possible sur une connaissance des enjeux et des savoirs locaux (y compris l’expertise d’usage). La méthode d’évaluation doit ainsi prendre en compte les usages, et leurs conflits. L’enjeu de l’évaluation est de produire une valorisation consensuelle, si possible co-construite par les différents acteurs, et de parvenir à faire dialoguer et rendre comparables les enjeux économiques, sociaux et environnementaux d’un territoire.

La notion de SET exclut de facto l’appui sur une valeur décontextualisée (marchande ou tutélaire), même si une telle valeur de référence peut être utile à une autre échelle, celle des politiques publiques générales. La recherche de valeur nous semble devoir être tournée vers des enjeux concrets de gestion ou de régulation des usages. Elle s’appuie sur une analyse des enjeux territoriaux et nécessite une co-construction. La valeur, de nature hybride, est attachée à des enjeux qui peuvent varier dans le temps et dans l’espace. C’est pourquoi la construction de scénarios est un exercice utile et il convient d’envisager de traiter les SE de manière territorialisée, en s’appuyant sur une démarche de prospective territoriale, utile aux politiques publiques de gestion de la biodiversité et des espaces urbains et ruraux.

Table des sigles

AMC : Analyse Multi-Critères

CAP : Consentement À Payer

CAR : Consentement À Recevoir

EVU: Espaces Végétalisés Urbains

MAES : Mapping and Assessment of Ecosystems and their Services

MEA: Millennium Ecosystem Assessment

SE : Services écosystémiques

SEU : Services Ecosystémiques Urbains

SET : Services Ecosystémiques Territorialisés

TEEB : The Economics of Ecosystems and Biodiversity