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Introduction

Après une période où le béton semblait être la seule solution pour construire la ville et modéliser l’urbain (Baker, 2004), l’on redécouvre aujourd’hui les différentes propriétés de la nature et différentes voies sont convoquées pour s’en rapprocher (Chanvallon, Héas, 2011).

Dans le champ psychologique, par exemple, un nombre croissant d’auteurs constatent les apports de la nature sur le fonctionnement humain (Roszak, 2001), tandis que les champs des sciences dures ou naturelles viennent informer la manière dont cette nature permet de contrer des effets de la pollution (Nowak, 2006). On redécouvre également sa beauté, son calme, ses bienfaits et donc, la nécessité de la préserver (Bailly, 2012), voire de la ramener dans les villes, après une « métropolisation subie », c’est à dire tournée vers le moderne et pensée sans la nature.

Dans ce contexte, l’action publique locale s’empare aujourd’hui de cette question, qui semble indiscutablement liée au bien-être des populations, avec l’aménagement, par exemple, de multiples parcs, de voies vertes, de jardins collectifs et de services écosystémiques qui sont à la disposition des citoyens. À ce titre, le territoire de Lyon est particulièrement intéressant et fertile en matière de services écosystémiques. Celui-ci bénéficie d’un cadre vert important, ainsi que d’un terreau étendu d’initiatives citoyennes, désireuses de proposer, d’améliorer ces services.

Notre terrain de recherche s’articule autour de ces différentes initiatives citoyennes. Nous tentons de montrer la manière dont elles émergent sur le territoire lyonnais en relation à différents risques perçus. Nous interrogeons également la manière dont elles impactent le territoire avec des rapports plus ou moins distants avec l’action publique locale. Nous menons principalement des entretiens semi-directifs, voire non directifs dans certains cas, avec des acteurs, qui sont des parties prenantes ou fondateurs d’associations liées au développement durable sur le territoire. Ces 25 entretiens nous permettent de présenter les résultats dans cet article qui s’accompagnent d’observations participantes et non participantes de réunions de collectifs, avec la ville ou avec la métropole ou encore directement sur le terrain lorsque les acteurs sont au contact des citoyens. Bien évidemment, ce travail de terrain est indissociable d’une étude documentaire poussée et passant par différents documents glanés au cours des échanges : chartes d’associations, tracts, présentations, archives, mais aussi sites internet. Ces réflexions sont issues d’une thèse en cours de réalisation. Cet article vise à explorer, au travers de l’action institutionnelle puis au travers de l’action citoyenne sur le territoire lyonnais, la notion de services écosystémiques tout en interrogeant sa pertinence et ses limites, en mettant l’accent sur les services dits culturels.

Dans ce contexte de réflexion autour de ces services écosystémiques, ce texte propose d’interroger dans un premier temps la notion même de services écosystémiques, de voir ceux produits par la ville tout en présentant l’émergence des initiatives citoyennes. Dans un second temps, nous mettons en lumière ces actions citoyennes en les rapportant aux définitions de services écosystémiques tout en analysant les valeurs derrière ces services. Nous terminerons en nous demandant si ces services sont évaluables.

1. Différents types de services écosystémiques sur le territoire lyonnais ?

Concernant la question environnementale, le cadre d’action publique et politique en dit beaucoup sur les risques perçus et la manière dont est pensé l’environnement. La notion de développement durable, critiquée à bien des égards pour sa vision positiviste de la croissance (voir par exemple, Buclet, 2011), conserve l’économie et le développement comme pilier pour résoudre des problèmes environnementaux : ce qui peut s’avérer paradoxal. Cependant, cette notion a permis de poser un cadre général, international sur la prise en compte de l’environnement et a ouvert la porte à un ensemble de déclinaisons locales d’agenda 21 et de comportements dits écoresponsables. Ainsi, il semble que nous entrons dans une ère de la réflexion sur le bien-être en ville et sur la place de la nature. Cette dernière, longtemps repoussée de la ville, refait surface et tend peu à peu à devenir un facteur de charme, de tranquillité et là encore, de bien-être.

1.1 Ouvrir la boite noire des ressources naturelles

D’après le Millenium Ecosystem Assessment (Clergeau, 2012), le service écosystémique renvoie, en général, aux bénéfices que les humains tirent du fonctionnement des écosystèmes. Ce concept permet ainsi « d’ouvrir la boite noire des ressources naturelles » (Rankovic, Pacteau et Abbadie, 2012) et nous interpelle sur le fait que toute activité humaine repose effectivement sur des processus écologiques et biogéochimiques pour en appeler à une gestion intégrée. Une littérature scientifique va consacrer cette notion de services écosystémiques à partir de la fin des années 70 (Costanza et al., 1997 ; Daily, 1997 ; Ehrlich et Mooney, 1983 ; Westman, 1977) ou encore pour lentement poser la question de l’évaluation économique de ces services (De Groot et al., 2005). En 2005, la notion, s’appuyant sur les résultats de l’évaluation des écosystèmes pour le millénaire, va prendre son envol pour s’étendre, non plus seulement au monde scientifique, mais auprès des décideurs, des gestionnaires, et plus globalement du secteur privé (Maris, 2014). La nouvelle grille d’analyse, qui s’impose alors sur ces services, permet de voir les tendances des bénéfices que les sociétés humaines tirent de l’état biophysique des écosystèmes (Maris, 2014). Tout ce qu’apporte la nature au « bien-être humain » est alors pris comme étant un service écosystémique.

Que l’on propose de distinguer les services finaux des composantes écologiques intermédiaires (Wallace, 2007), ou de voir une typologie de services adaptés au bien-être humain, on peut reprocher à ces approches de simplifier la réalité écologique, voire d’occulter des processus circulaires. Rankovic et al. (2012), dans leur article, font la distinction entre les services consommés de manière directe et indirecte : les premiers ne nécessitant pas de transformations et procurent des bénéfices sans intermédiaires humains. Dans un contexte urbain, il apparaît que la majorité des services écosystémiques sont de fait indirects, car ils impliquent une transformation/un transport par l’humain/l’intervention de la technique : par exemple, les parcs botaniques nécessitent un entretien régulier, et font l’objet par ailleurs d’une forte attention de la part des jardiniers avec parfois des agencements créés pour attirer, plaire aux visiteurs. La simple présence de nature en ville, comme des arbres, qui nécessitent l’entretien de techniciens, pour limiter la prolifération de branches dangereuses, ou un coin de verdure, qui demande une coupe régulière pour empêcher la nature sauvage de se développer et ainsi attirer nuisibles, ordures ou squats (Brun et al., 2016). Outre des raisons de sécurité urbaine ou de calme, cet entretien est nécessaire pour favoriser une meilleure appropriation par les habitants (Tchékémian, 2007) : la nature sauvage n’offrant pas, pour ces habitants, les conditions idéales pour profiter d’un espace de verdure récréatif. Paradoxalement, les habitants sont même parfois à la recherche de « touches de sauvage dans la ville » (Aggéri, 2016) : par exemple, une forêt entretenue où l’on peut se perdre, des chemins cachés, ou des coins artificiellement sauvages. Ainsi, pour le milieu urbain, il paraît difficile de parler de services écosystémiques consommés de manière directe.

Dès lors, on peut en retirer que les services écosystémiques ne sont pas forcément des objets environnementaux, mais plutôt des objets ou encore des constructions sociales environnementales. Ce type de services vient ainsi répondre à une demande sociale, renvoyant à un contexte de besoin de nature en ville. Du côté de l’action publique, ces systèmes écologiques sont une manière de lutter contre les risques urbains et les changements climatiques : pollution, forte chaleur, par exemple (Clergeau, 2015). Des quatre types de services écosystémiques proposés, approvisionnement[1], régulation[2], culturels et services de support[3], nous retiendrons ici principalement les services culturels. Cela renvoie aux bénéfices non matériels que les êtres humains tirent des écosystèmes : les valeurs spirituelles et religieuses, les valeurs éducatives, esthétiques, l’inspiration, les relations sociales, les loisirs, l’écotourisme ou encore le sens du lieu (Blanc, 2016). Par exemple, ces services peuvent avoir une influence sur les relations sociales, mais également sur l’esthétique. Ainsi, les sociétés, selon le MEA, seraient influencées par ces services, au point qu’ils permettent de modifier des points de vue : plus précisément, la société serait déterminée par la nature. Mais on peut se demander, dès lors, comment l’environnement naturel dans lequel évoluent les individus, modèle leurs savoirs, valeurs et croyances, et « en quoi une culture est-elle un bénéfice que les êtres humains tireraient de la nature » (Blanc, 2016, ) ? Précisons également que si ces services écosystémiques culturels se rapportent aux valeurs que les êtres attribuent à la nature il faut alors tenir compte de la diversité des valeurs que les sociétés, les individus, les groupes affectent à la nature.

Ces critiques étant rappelées, notre travail ici est de tester la pertinence de ces notions de services écosystémiques culturels au regard des actions de la Ville de Lyon et des initiatives citoyennes, c’est-à-dire de ce que proposent les collectifs de citoyens en matière environnementale. Peut-on les qualifier de services écosystémiques culturels (voire de régulation, à moindre échelle), et quelles valeurs ces individus y associent-ils?

1.2 Les services écosystémiques sur le territoire urbain lyonnais

La Ville de Lyon est à ce titre particulièrement exemplaire puisqu’elle propose une vaste offre de services et de démarches territoriales pour l’environnement. La métropole du Grand Lyon représente 59 communes pour 1,3 million d’habitants, c’est-à-dire 80 % de la population du Rhône. Sur les 51 500 hectares de territoire de la métropole, la moitié sont des espaces agricoles ou naturels. À seulement 2 heures de Paris en Train à grande vitesse (TGV), la Métropole de Lyon a la volonté de devenir une vitrine française européenne du développement urbain avec un marketing territorial particulièrement fort incarné par « Only Lyon » (Dumont, 2013). Ses compétences sont notamment les déplacements, l’énergie et l’environnement, le développement économique, l’attractivité du territoire, les grands projets d’aménagements urbains, l’eau et l’assainissement ou encore l’habitat et le logement. Avec le document Vision 2010, qui est le plan Climat du Grand Lyon, le territoire suit une politique environnementale active en matière de transport, d’habitat et d’énergie. Les nombreux parcs de la ville mettent, par exemple, de l’avant une gestion respectueuse de la nature et cinq parcs sont labellisés écojardins.

La Métropole et les Villes se sont en effet engagé dans une gestion durable des espaces verts avec des méthodes alternatives aux produits phytosanitaires comme l’introduction d’insectes prédateurs, la végétalisation avec des plantes couvre-sols ou encore la récupération des eaux de pluie dans le cadre du programme Gestion raisonnée de l’arrosage automatique lyonnais (Graal) depuis 2004. Nous pourrions encore évoquer le recours exclusif à des filières de bois certifiés, l’utilisation de peintures et solvants non polluants ou encore le compostage des déchets verts dans les parcs pour démontrer l’engagement qui est fait par la Métropole dans la thématique du développement durable. Le parc de la tête d’or est un exemple en la matière puisqu’il fut l’un des premiers à adopter une Charte pour la nature en 2000. La Métropole propose ainsi 12 000 hectares d’espaces naturels, avec 14 grands parcs, et 200 km de sentiers nature. Le développement de la nature en ville est régi par la Charte de l’Arbre, qui résume les visions, les principes et les axes de recommandations pour une dynamique paysagère commune entre tous les acteurs du territoire. Cette gestion de la nature sur le territoire prend une importance puisque Lyon est plus généralement associée à l’urbain et aux quartiers où se mêlaient historiquement industries et habitations (Saunier, 1994). Le label Lyon Ville Durable est également intéressant :

Un label représentant l’écusson de la ville en vert sur fond blanc, et permet donc d’identifier les entreprises, lieux, artisans, évènements, commerces qui répondent, participent aux enjeux pragmatiques de développement durable. Il permet de donner une certaine visibilité à l’offre locale de produits, qui participent et encouragent le respect de l’environnement. (Site officiel, Ville de Lyon) [4]

En s’en tenant aux définitions de services écosystémiques précédemment proposées, on peut en identifier différents types au sein de la Métropole. L’aménagement des parcs urbains fait à la fois ressortir des services écosystémiques de régulation notamment par des arbres et de la verdure (aménagés), des services culturels ainsi que des services de supports pour maintenir un système local écologique. Au milieu de quartiers « tout béton », il est ainsi possible de retrouver des espaces verts naissants permettant, outre le bien-être visuel et psychologique, de limiter la production d’ilots de chaleur (Clergeau, 2015). Ces différentes actions politiques ont permis à la ville de décrocher la certification ISO 14001 avec des objectifs d’amélioration continue des performances environnementales. Si ces initiatives politiques environnementales sont volontaires et portent un message vert, qu’en est-il de la part des citoyens dans ces différents processus de décision ? Seuls quelques représentants de la société civile (avec branches socioprofessionnelles, entreprises, collectivités) sont présents par exemple dans la Vision 2020 du Grand Lyon. Cet exemple pointe les problématiques de concertation et de démocratie participative qui est un véritable enjeu dans la mise en place des politiques urbaines aujourd’hui. En effet, si la démocratie participative est invoquée par les pouvoirs publics, essentiellement pour des questions d’aménagement du territoire et environnementales, elle permet essentiellement de légitimer et de consolider l’ordre établi (Gourgues, 2013). Pourtant, la ville est le lieu idéal de la mise en place pour la participation des citoyens, car chaque individu fait l’expérience pratique et réflexive du vivre en ville et se retrouve en capacité d’apporter, de transcrire cette expérience dans un débat ou une réflexion plus globale (Deboulet et Nez, 2013). Cela étant, la métropole et la région incluent les citoyens d’une autre manière soit en participant financièrement à la constitution ou plutôt à la pérennisation d’associations liées de près ou de loin au développement durable. Ces financements interviennent dans un cadre de décentralisation et de baisses de dotations de l’État aux collectivités qui passent alors par des associations pour la mise en œuvre de certaines actions et compétences sur le territoire. Ils permettent de témoigner de l’engagement de la Métropole, des Villes et de la Région pour le développement durable et l’action citoyenne : par la région Rhône-Alpes, le financement prend la forme d’un appel à projets, dont on n’interrogera pas ici le paradoxe, Rhône-alpins écocitoyens, qui se destine à valoriser les « initiatives pionnières ou originales dans le domaine de l’écoresponsabilité ou de l’adaptation au changement climatique » (Scop La Péniche, 2013). Les deux volets se déclinent ainsi comme suit :

  • Eco-citoyens engagés : accompagnement au changement de comportement vers les publics adultes.

  • Eco-citoyens solidaires : accompagnement des initiatives de citoyens vers un public adulte en situation de précarité.

Au-delà des services écosystémiques proposés par la ville, ce type d’aides, qui se déclinent également au niveau de la métropole et qui s’incarnent dans des subventions (Grand Lyon, 2017), permettent à la ville de prolonger et d’étendre les services qu’elles proposent aux citoyens tout en leur faisant appel. Cela permet de plus de réifier certaines notions qui sont omniprésentes dans ces documents de financements comme « développement durable », « écocitoyenneté », « écoactions » par exemple. Pour la Ville, marquer son engagement en faveur de ce type d’initiatives citoyennes (Devaux, 2015) c’est avant tout être porteur de symboles : « il est parfois plus important pour les gouvernants de montrer qu’ils se préoccupent d’un problème que d’agir sur ce problème » (Hassenteufel et Smith, 2002, p. 67). L’action citoyenne devient ici un instrument au service de la compétition entre territoires : une logique de marketing urbain (Rosemberg, 2000) qui est renforcée par les distinctions et différents prix des villes et projets innovants. Cela nous amène cependant sur la piste de découverte des initiatives citoyennes qui sont au cœur de notre sujet.

1.3 Les initiatives citoyennes sur le territoire lyonnais

Quasiment en marge des différents processus politiques que nous avons pu étudier, les acteurs citoyens sont pris dans différentes injonctions contradictoires au quotidien. Ils doivent en effet, dans leur identité professionnelle (Dubar, 2010), produire des richesses et travailler pour contribuer au développement de l’économie, réduire leur empreinte de carbone en se comportant en écocitoyen modèle, mais aussi répondre aux attentes et aux contraintes familiales. Il en résulte des situations où chacun doit, par exemple, manger mieux tout en ayant moins de temps à la pause de midi. Différents éléments-contingents (Raymond, 2009), qui sont notamment familiaux, économiques, esthétiques et environnementaux, gravitent finalement autour de l’individu pour chaque situation. Ce dernier doit s’adapter et trouver la bonne combinaison d’éléments pour se sortir de situations-problèmes. Ces quelques éléments d’analyse permettent de comprendre toute la difficulté pour les individus à incarner la figure de l’écocitoyen (Laforgue, 2012). Dans un contexte de démocratie participative où les citoyens sont peu ou pas présents (Raymond, Laforgue et Chavanon, 2011) dans les processus de concertation et les arènes de participation, ces initiatives citoyennes naissent hors des processus décisionnels. En parallèle de cet enjeu de démocratie et d’une remise en cause des pouvoirs en place, il y a une montée de la préoccupation environnementale chez tout un chacun. Ici, il faut entendre environnement de deux manières : environnement direct et urbain des individus, c’est-à-dire le monde qui les entoure et auquel ils sont confrontés, mais aussi l’environnement entendu au sens de la nature : fleurs, plantations, verdure. Le développement durable et la prise de conscience qui ne cesse de se développer depuis, amène ces citoyens à prendre non seulement en compte la planète, mais aussi les autres, la vie humaine.

Nous définissons comme initiatives citoyennes, dans cette contribution, tout groupement d’individus, d’acteurs ordinaires[5], qui organisent des actions et agissent pour le développement durable sur le territoire. Ces groupements prônent, comme nous allons le voir des valeurs et des pratiques spécifiques, qui permettent d’investir un capital environnemental[6] qu’il nous paraît très intéressant d’étudier. Nous parlons d’initiatives, car ce sont des idées citoyennes bottom-up : qui partent du bas pour aller vers le haut. Citoyennes, car ces actions ont pour visée, outre le développement personnel, une amélioration, un développement du quartier, sur le plan des services, mais aussi paysager[7]. Ces différentes initiatives citoyennes se rapprochent de ce que N. Blanc (2016) appelle des communautés environnementales, soit des habitants transformant leur environnement immédiat au cours d’un processus dynamique de construction d’un collectif (Dris, 2012). L’habitant interagit avec la nature et lui donne du sens, le tout dans des systèmes d’interactions non figés et fluctuants. À l’inverse de certaines définitions des initiatives citoyennes (Laville, 2015), nous ne considérons pas que celles-ci se construisent de fait dans une conflictualité sociale. Si les études mettant en avant des initiatives citoyennes sont nombreuses, peu s’intéressent aux initiatives citoyennes que l’on peut qualifier d’environnementales. Les travaux en sociologie dans ce domaine s’intéressent principalement aux jardins partagés (Baudry et al., 2014 ; D’Andrea et Tozzi, 2014 ; Flachs, 2010 ; Yotti Kingsley et Townsend, 2006 ; Hynes, 1996 ; Caggiano, 2010) et notamment à la manière dont ces lieux impactent le territoire urbain. D’autres initiatives citoyennes environnementales ont été étudiées notamment Les Incroyables Comestibles (Roig, 2015) ou l’habitant participatif (Devaux, 2015). ‬‬

Ces collectifs œuvrent à une certaine régénération environnementale, mais aussi économique, sociale, politique des territoires. Sur le territoire lyonnais, ces initiatives citoyennes, relatives au développement durable et à l’écologie urbaine sont nombreuses. Nous pouvons en distinguer 4 types en tout et pour tout, dont deux seront ici réellement pris en compte pour notre réflexion :

  • Celles qui remettent la nature au centre de la vie et de l’urbain : réimplantation de jardins, d’arbres, de plantes sur des lieux non utilisés comme les friches urbaines.

  • Celles qui mettent en avant la consommation durable par les produits locaux et une gestion exemplaire des déchets par exemple : récupération des déchets organiques, récupération de matériaux pour construction et promotion de l’agriculture durable.

  • Celles qui favorisent la pédagogie et une prise de parole par les citoyens sur les thématiques liées à l’énergie et l’environnement. Il s’agit ici de fournir un support pour faire monter en généralité les idées citoyennes.

  • Celles qui font la promotion des dispositifs techniques pour assurer des économies d’énergie. Les habitats participatifs par exemple.

Le tableau 1 montre les différents objectifs et moyens d’action de ces initiatives, qui soutiennent un avenir durable du territoire lyonnais.

Tableau 1 : les modes d’actions et objectifs des initiatives citoyennes

Tableau 1 : les modes d’actions et objectifs des initiatives citoyennes

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2. Une production de services écosystémiques culturels par les citoyens ?

Les définitions des services écosystémiques étant posées, et ayant développé les services produits par la Ville, nous nous demandons maintenant si ces initiatives citoyennes présentées produisent des services écosystémiques, et si ces services sont innervés par un ensemble de valeurs.

2.1 La mise en place de services écosystémiques

Nous nous focaliserons ici principalement sur deux initiatives citoyennes existantes sur le territoire, pour montrer la manière dont elles produisent des services écosystémiques. Il s’agit de l’association Les Compostiers et les jardins partagés. Deux initiatives, qui sont aujourd’hui des associations ayant émergé de manière bottom-up et produisant deux actions relativement différentes.

2.1.1 Les Compostiers

Dans le domaine de la consommation durable, l’association Les Compostiers cherche à démocratiser le compostage collectif en ville. Elle met ainsi en place des composteurs de quartiers, des composteurs d’immeuble et d’entreprises, pour que tout un chacun puisse accéder à un traitement des déchets naturels. Née en 2009, cette association veut promouvoir le recyclage des biodéchets et le compostage de ceux-ci, afin de recréer une logique de cycle des déchets, de les considérer comme une potentielle ressource :

Limiter les déchets et éviter les déchets : tout considérer comme potentiellement une ressource. Il y avait une question sur la définition du compost : en fait, c’est issu de déchets, mais c’est une ressource. Faut arriver à faire sortir le compost du statut de déchets en fait. Faut le considérer autrement. (Associative, Les compostiers, entretien avril 2015).

Après trois années d’existence, cette association a été financée par la Métropole, et l’est toujours aujourd’hui. Cela a permis de salarier deux personnes à plein temps et une à mi-temps. L’association a installé près de 90 composteurs depuis sa création. Ces composteurs sont fabriqués avec du bois de récupération par les membres de l’association. Ils proposent également des formations au compostage : ceci étant un processus long et demandant une certaine maitrise – et une surveillance – pour obtenir un compost viable et utilisable. Le projet est de donner une deuxième vie aux déchets, de produire un amendement naturel pour les sols, de réduire l’utilisation d’entrants chimiques, de réduire le poids des déchets, de favoriser le lien social, mais aussi, et surtout de développer une conscience de l’environnement et de la nature chez les personnes. Ce type de composteurs est, selon le format, ouvert durant des heures fixes avec la présence de bénévole. Chacun peut également, après la maturation, longue, récupérer du compost pour son jardin. Ces déchets n’apparaissent plus comme des déchets et permettent d’être valorisés et réutilisés : ils deviennent une ressource utile après transformation. Cette modification de la vision, de la représentation du déchet se situe d’ailleurs dans la logique de la modernité liquide (Bauman, 2006) où les identités, flexibles, sont changeantes. La thématique du lien social est quant à elle à relativiser dans ce contexte : si nos observations montrent que l’attente durant les heures d’ouverture aux composteurs publics permet aux individus d’échanger, de partager sur les bonnes pratiques et sur leur gestion des déchets, le poids de ces liens est à relativiser, quand bien même la communalisation serait un vecteur privilégié pour les changements de comportements vis-à-vis de l’environnement et l’énergie (Brisepierre, 2011). Chaque composteur se retrouve ainsi bien dans la définition d’un service écosystémique culturel : puisqu’il permet à chaque individu de recycler ses biodéchets, et donc de réapprendre, de se réapproprier les cycles de la nature, tout en limitant le gaspillage et le poids des poubelles. Cet objet créé et aménagé offre un point d’entrée intéressant pour des comportements écovertueux. Ces composteurs peuvent également être vus comme des services d’approvisionnement : le compost étant créé à partir d’autres ressources et permettant de faire pousser fleurs et plantes par exemple.

2.1.2 Les jardins partagés

Les jardins partagés désignent ces formes de jardins ouverts à tous, prenant place sur des friches urbaines ou « délaissés urbains » : des espaces non utilisés et appartenant à la Ville. Un collectif de citoyen décide d’entretenir cette friche, en exposant son projet à la Ville, et en faisant une demande pour louer ce terrain. Après la signature d’une convention d’occupation, l’association et ses membres peuvent utiliser et exploiter le terrain, selon des règles fixées par la ville : « On a une convention avec la Mairie, convention qui se renouvelle, qu’on résigne régulièrement et il y a des droits et des devoirs ». (Associative, Jardin partagé Grattons les Pentes, entretien, décembre 2015). La grande majorité fait ensuite appel à l’association Passe jardins, et adhère à sa charte, pour accéder à certains services (formations, informations, etc.), et avoir la reconnaissance (passant par l’identification sur une pancarte à l’entrée du jardin) de jardin partagé. Sur le territoire de la Ville de Lyon et ses 9 arrondissements, on trouve 13 jardins familiaux (pour de nombreuses parcelles), 4 jardins d’insertion (pour 43 jardins partagés) (Le passe jardins, 2017). Tout comme les jardins familiaux[8], les jardins partagés commencent à être pris en compte par l’action publique locale et à être intégrés dans le développement urbain. Cela concerne pour l’instant trois jardins sur le territoire : un dans le 7e arrondissement, un dans le troisième et un dans le 8e arrondissement. Dans ces différents cas, il s’agit de la Ville qui sollicite les habitants pour gérer un espace vert, d’une ou plusieurs parcelles. Deux de ces jardins ont été créés spécifiquement par la ville, et s’éloignent donc de notre définition de l’initiative citoyenne bottom-up. Cependant, le point de vue des parties prenantes de l’un de ces jardins a été pris en compte, car la Ville leur a seulement prêté le terrain : aucun financement ni matériel n’a été fourni. Si les jardins ouvriers puis familiaux ont été créés pour leur apport nourricier, ces jardins partagés ont d’autres objectifs.

Le jardinage dans ces lieux nécessite d’être membre de l’association et les listes d’attentes sont en général longues, ce qui témoigne d’un certain succès de ces jardins. Chacun peut en revanche venir observer, voire se balader sur les jardins et poser des questions aux jardiniers. Si certains jardins sont un peu isolés et attirent peu de monde, d’autres sont situés sur des lieux de passage, comme les pentes de la Croix Rousse :

C’est souvent que les gens lisent ce qu’il y a sur la plaque. Donc ils rentrent. Certains se baladent juste sans rien dire, et d’autres viennent nous demander des renseignements. Justement, on était 2-3 dimanches après-midi l’autre fois, et moi je n’ai pas fait grande chose, j’ai passé mon temps à répondre aux questions des personnes qui passent. En même temps, c’est agréable hein. C’est un vrai lieu de passage en tous cas les week-ends, il y a beaucoup de promeneurs. (Associative, Jardin partagé Grattons les Pentes, entretien, décembre 2015).

Ces lieux dépassent la simple production nourricière : ils deviennent des lieux sociaux, d’apprentissages et de développement personnel. En effet, les tailles de parcelles sont insuffisantes pour espérer produire suffisamment pour tous les adhérents : les quelques productions sont partagées, voire utilisées pour des évènements sur le jardin (repas partagés, fêtes, etc.) :

On fait aussi des pique-niques aussi ensemble, quand on a des pommes de terre, on fait une salade et on vient la manger ensemble. On a fait des tournois de pétanque, quand on récolte le miel on fait un pique-nique et on goûte le miel de l’année. On distribue le miel à chacun des adhérents. (Associative, Jardin partagé Grattons les Pentes, entretien, décembre 2015).

Il est nécessaire de préciser que la culture de fruits et légumes n’est pas toujours possible sur ces jardins : les sols, dans les quartiers comme le septième arrondissement de Lyon ou le troisième, ne permettent pas de cultiver des denrées. Les associatifs ont alors recours à un ajout de terre, ou des pots. Le jardin partagé est donc un service écosystémique culturel dans sa plus pure forme puisqu’il offre tout un ensemble de bienfaits non matériels, apportés par la nature, la terre et les arbres : il peut s’agir d’une vue, d’un paysage, d’un lieu de repos et de bien-être, d’un lieu d’apprentissage et de socialisation. Le jardin des pentes de la Croix Rousse offre, par exemple, un grand espace de nature et un panorama sur la Saône avec les quartiers en contrebas. Le jardin l’Ilot d’Amaranthes offre lui un coin de nature au sein d’un quartier très urbanisé, dans le 3e arrondissement. Ils apportent leur verdure au paysage et font profiter aux passants et aux associatifs d’un lieu végétalisé, avec la présence d’arbres[9], de plantes et de fleurs. Les individus peuvent aussi en tirer des savoirs, une réflexion et des valeurs esthétiques. Les jardins partagés font en effet de l’apprentissage l’un de leurs objectifs : il s’agit à la fois de transmettre un savoir aux générations futures, d’améliorer ses propres connaissances et de faire retrouver à tout un chacun le goût du travail de la terre :

On est en lien avec le centre social Bonnefoy, l’Arche de Noé, une ITEP pas loin là (structure qui s’occupe des enfants avec troubles du comportement): ils viennent faire du bricolage sur le jardin. On a aussi la crèche, la maison des tous petits, des écoles, voilà. On leur fait apprendre à planter. Des fois on fait des trucs sur l’écologie, découvrir les insectes du jardin, etc. Les bacs pédagogiques sont plus pour les crèches qui viennent toutes les semaines. (Animatrice, Jardins partagés Ilot d’Amaranthes, avril 2015).

Ces actions sont rendues possibles grâce au positionnement géographique de ces jardins partagés. Prenant place sur des friches, ils sont au cœur de la ville, a contrario des jardins familiaux, et sont ainsi accessibles par le plus grand nombre. On retrouve donc bien différentes composantes de la définition proposée des services écosystémiques culturels, dans ces jardins partagés. Ce type de jardin est également un service écosystémique de régulation, car il permet d’apporter tous les bienfaits de la présence de la nature en ville (Cité Verte, 2014) : régulation thermique, valorisation du bâti, santé psychologique, valorisation de la biodiversité et santé physique. Ces effets sont cependant mineurs au vu de la taille de la ville, par rapport aux effets de régulation des grands parcs urbains.

Après avoir définis et décrits les services écosystémiques tout en distinguant ceux produits par la ville et ceux produits par les citoyens, nous allons mettre en avant les différences de représentation et de visions qui subsistent au sujet de ces services. En effet, après analyse des discours, des documents informatifs et des actions, apparaît une divergence claire entre ce que proposent les citoyens et la vision des institutions locales. Dans la perspective de Maurice Hauriou (Sacriste, 2011), nous désignons comme institution l’ensemble des processus et des acteurs aussi bien de la Métropole de Lyon que de la Ville. Il ne s’agit donc pas de pointer les différences existantes entre les services de la Ville, comme il peut en exister, avec parfois des élus résolument tournés vers la mouvance citoyenne et les dynamiques bottom-up.

Si la mise en œuvre de certains services citoyens est directement soutenue par la ville, il demeure des représentations citoyennes de l’action qu’il est intéressant de mettre en avant.

2.2 Des services écosystémiques innervés par des valeurs « citoyennes » ?

En observant et en interrogeant des acteurs issus de différentes associations, plusieurs points caractéristiques, des représentations, des valeurs, émergent et se recoupent. Malgré les liens (parfois) entretenus avec la Ville, ces initiatives possèdent une vision différente quant à la réintroduction de la nature en ville. Par exemple, le côté organisé et entretenu des espaces verts par la ville entre en conflit avec certaines représentations de la nature :

Dans mon projet personnel sur le fait de faire du maraichage, je veux le faire en permaculture et c’est ce que j’ai essayé d’amener sur le jardin ici. C’est pour ça que c’est un peu fouillis et que les gens ne comprennent pas forcément. J’aime bien le côté sauvage, les fleurs, les plantes sauvages qui poussent sur le jardin sans qu’on leur ait demandé de pousser. Garder ça, c’est de la diversité. On a aussi des totems à insectes, à abeilles sauvages. Pour les attirer, faut qu’on ait des plantes sauvages pour ça, pas que du potager. (Associative, Jardins partagés Graines de lait, entretien, février 2016)

Apparaît ici une représentation particulière de la nature, qui doit être fouillis, autrement dit sauvage. C’est par le non-entretien qu’elle peut se développer, et avoir un réel intérêt, non seulement visuel. Il y a ici la recherche d’une nature soit d’un écosystème capable d’évoluer par lui-même et d’apporter ses bienfaits aux habitants. Une autre enquêtée, toujours d’un jardin partagé, évoque les règles (parfois assimilées à des contraintes) de la Ville, notifiées dans la convention d’occupation du terrain :

C’est l’occupation sereine du lieu, dans le calme. S’il y a trop de plaintes de voisins, qui s’aperçoivent qu’on a monté une maison là au milieu. Il y a le contrôle des bâtiments de France aussi, on a pas le droit de faire ce qu’on veut non plus. La cabane, on a une réglementation. Faut pas qu’elle soit plus haute qu’un certain niveau, faut pas qu’elle soit placée trop près d’un arbre patrimonial. Il y a un certain nombre de règles à respecter. Pour mettre les ruches par exemple, c’était un accord avec la Mairie, voilà. Il y a des choses qu’on ne fait pas sans relation. (Associative, Jardins Partagés Les Pentes de la Croix Rousse, entretien, décembre 2015).

Ces différentes règles sont constitutives de l’ordre urbain, et rejoignent une vision historique de la ville : organisée et civilisée, s’opposant au sauvage et l’incontrôlable de la nature. C’est ainsi que certains enquêtés font le parallèle entre leurs actions et le piratage/hacking : « On fait parfois ce qu’on appelle du piratage. Dans le sens où la friche ne sert pas, on a besoin d’espace, donc bon allez on met un composteur. ». (Associatif, Les Compostiers, entretien, mars 2015). En effet, une frange d’associations et de collectifs agissent à la marge de l’action publique. L’association La Ruche de Croix Rousse a ainsi été créée pour s’occuper d’une friche sur les hauteurs de Croix Rousse, mais n’a jamais reçu l’autorisation de la Ville. En effet, l’espace convoité devait servir à construire un stationnement, qui n’a pu finalement être réalisé en raison de l’instabilité des sols. L’association, dans l’attente d’une convention, a démarré l’aménagement d’un jardin tout en occupant une ancienne villa sur la friche. En septembre 2015, la Ville établit un arrêt des activités et n’accorde pas la convention d’occupation, évoquant l’absence d’une rampe pour handicapés. L’association continuera alors, de manière épisodique, à occuper le terrain, qu’ils qualifieront par ailleurs de « jardin pirate »[10]. Cet exemple montre la volonté des habitants à habiter les lieux, les friches de leur quartier, pour les aménager, les occuper. Ces acteurs détournent l’utilisation primaire pensée par l’institution sur un lieu, pour l’habiter et l’utiliser à leur manière.

Les valeurs citoyennes s’incarnent, au fil des discours, dans la définition même de la citoyenneté. Si la plupart des acteurs reconnaissent plus ou moins la notion d’écocitoyenneté, voire même se considèrent comme écocitoyen, ils insistent et se présentent comme citoyen. Quand est posée la question de ce qu’est un citoyen aujourd’hui, plusieurs pistes de réponses sont évoquées :

Il y a cette réflexion-là du coup, sur ce qu’on pourrait faire, et en gros, qu’est-ce que, en tant que citoyen, avec cette notion de devenir acteur de la vie de la cité, qu’est-ce que je peux faire à mon niveau? Cette question de la citoyenneté revient en se disant ben « tiens, quelles sont les clés à ma disposition? », il y a de plus en plus de choses qui émergent. Il y a des gens qui, par exemple, se disent qu’il faut réécrire les règles de vie commune ensemble, et qu’il faut travailler ensemble dessus. Ces règles de vie commune, c’est comment le pays fonctionne. (Associatif, Alternatiba, entretien, octobre 2015).

Un citoyen, c’est quelqu’un qui s’implique dans la vie, dans la bonne marche de sa commune. Voilà, alors après, on peut aller plus loin en disant c’est plus militant, c’est aussi plus que citoyen (Associative, Les Compostiers, entretien, avril 2015).

Ils se définissent donc comme citoyen, car ils participent à la vie de la cité et à l’action locale pour à la fois changer le paysage urbain, mais aussi le fonctionnement de l’action. En fait, tout se passe comme si ces citoyens désiraient se réapproprier l’espace urbain, recourir à leur « droit à la ville », pour aménager les espaces selon leur vision des choses. On est bien dans la logique du Do it Yourself, où chacun se réapproprie les moyens de l’action, et l’action elle-même : pour en tirer une satisfaction, celle du faire soi-même. Les jardins partagés et le travail de la terre, le fait de faire pousser des légumes, voire des fruits, des fleurs, relèvent de cette logique. En fait, ces initiatives citoyennes vont plus loin que la simple remise en avant de la nature dans la ville. Se terrent derrière ces actions des logiques de partage avec les autres et de gratuité : des idéaux qui renvoient à la confiance en autrui. La plupart des jardins partagés visités sont ouverts à tous et chacun peut venir s’installer, voir les productions et certains proposent même des produits gratuits. Au-delà de cette idée de convivialité vient la solidarité, qui se trouve dans toutes les chartes de ces associations :

«  La diversité des publics et des usagers favorise la rencontre, les échanges. l’entraide : la mixité sociale, culturelle et générationnelle des acteurs, facilite l’intégration des habitants d’origine étrangère, l’adaptation aux publics en difficulté  ». (Charte du Jardin dans tous ses états, site internet).

Ces différents acteurs s’apparentent donc à des « makers » (Anderson, 2012) : un mouvement du faire où le travail est la finalité, sans contrainte ni délai. On peut facilement faire la parallèle avec le hacking informatique, où les individus ont conscience du système dans lequel ils évoluent et proposent leur propre code de conduite, tout en suivant un communisme scientifique (Jollivet, 2002) : un intérêt supérieur à l’intérêt des nations. Ces « communs » (Brinet, 2015), ces choses qui « n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous », pour refaire la ville, passeraient donc avant les règles et les lois. Ces citoyens sortent donc des cadres pensés par l’action publique au départ : si un éventuel financement ou une aide permet à ces initiatives de s’émanciper, elles participent ensuite à adopter des comportements inattendus, voire inappropriés par rapport aux normes urbaines. Ces propos nous ont permis de penser les services écosystémiques culturels proposés par les initiatives citoyennes au prisme des valeurs : cela nous donne l’occasion de voir la manière dont ces acteurs perçoivent la nature, leur propre citoyenneté et l’urbain, autrement dit, les valeurs qu’ils affectent à la nature. Cela pour affiner notre définition de ces initiatives citoyennes comme services écosystémiques.

2.3 Une évaluation possible de ces services écosystémiques ?

Dans la réflexion engagée au cours de notre thèse se pose la question de mesurer l’impact de ces initiatives citoyennes et donc des services écosystémiques mis en place par les citoyens. Ces différentes actions sont-elles évaluables par l’action publique ou par les outils de l’évaluation, par exemple, sont-elles quantifiables, pour permettre une amélioration continue de leurs effets ?

Vaste question, dont la réponse est finalement plutôt simple : tout dépend des actions. En effet, si une association faisant de la sensibilisation et du tri de déchets sur les évènements culturels (concerts et autres évènements festifs sur le territoire du Rhône) il est possible d’estimer le poids des déchets triés et de voir des évolutions selon les évènements, les années par exemple, ou le type de public. Cependant, rien ne vient informer les effets de leur sensibilisation sur le court ou moyen terme. Un autre exemple tout aussi illustrant est le jardin partagé. Si l’on peut mesurer, à une échelle plus ou moins précise, la réduction des particules de pollution dans l’air au niveau de la ville, grâce aux effets de la nature, difficile de mesurer précisément l’effet des jardins partagés dans ce contexte. De même, la réintroduction de la nature en ville, par ces jardins ou via d’autres actions, permet d’apporter un certain bien-être visuel, notamment étudié par différentes recherches en psychologie environnementale. On peut également citer le travail de la terre et le lien social qui sont des constituants primaires de participation aux jardins, comme en témoigne cette enquêtée :

C’est l’occasion de travailler la terre, de faire des expériences, d’être dans un espace vert. (…) On essaye aussi de faire des petits évènements, des concerts, des chorales, on essaye de faire une vie de jardin. (Associative, Jardin partagé Grattons les Pentes, entretien décembre 2015).

Ainsi, il y a un ensemble d’effets secondaires de ces services qui sont difficilement mesurables puisqu’il est difficile d’évaluer l’impact précis d’un parc sur la population ou un quartier. Les facteurs impactés sont multiples et s’imbriquent également entre eux. De ces actions émergent un ensemble d’effets passifs et lents tels que le développement de la nature (l’arbre ou la fleur ne pousse pas en quelques jours) et d’une conscience écologique. Cette conscience, moteur de l’action, à plus ou moins grande échelle, est l’une des finalités recherchées par l’ensemble des associations rencontrées :

Bien sûr, on attache autant d’importance de sensibiliser le public, mais on met en place une action de tri, donc l’organisation doit s’impliquer dans cette démarche. Et donc, pour que le tri soit bien fait, l’organisateur doit le faire aussi. Si c’est un festival, dans les backstage , dans l’espace bénévole, dans les zones du stade, on demande aussi à mettre en place cette action-là (Associatif, Aremacs, entretien juillet 2015).

S’il est donc facile de mesurer le poids des déchets compostés et compostables sur un quartier (avec les composteurs de quartier) ou un bâtiment, il est difficile d’évaluer ce qui se joue sur les consciences. De même, il est difficile d’évaluer le lien social et la rencontre autour du composteur ou du bac de tri sur les festivals ou encore du partage d’expériences, des incitations à l’action ou du renforcement des perceptions où le partage d’expérience devient un levier important, voire primordial, de l’action (Brisepierre, 2011). Il en va de même sur les jardins partagés, où le partage des connaissances, des techniques et des compétences est primordial :

En fait, il y a des gens qui savent, qui ont déjà des jardins, et qui apprennent aux autres. On vit sur la transmission du savoir. Il y a des vieux, il y a des jeunes, et puis, au début, on a fait de temps en temps des stages. Des personnes de passe-jardins sont venues nous faire des sessions de jardinages et après on a transmis tout ça. De même que les apicultrices nous prêtent le matériel pour la récolte de miel et nous transmettent leur savoir sur les abeilles. De même qu’on a deux référents vignes et qui sont allés apprendre à tailler la vigne, ils nous ont ensuite appris à le faire. (Associative, Jardin partagé Grattons les Pentes, entretien décembre 2015).

On peut en revanche imager tout de suite un point négatif de ces services écosystémiques : il s’agit de leur relation à l’économie. En effet, au vu de l’aménagement urbain tel qu’il a été pensé dans les années 70, un parc, un coin de verdure est souvent un peu exceptionnel, notamment dans les quartiers du centre du territoire lyonnais. En conséquence, l’apparition d’un parc, d’un jardin, qu’il soit citoyen ou institutionnel, a de suite un impact sur l’immobilier et les loyers du quartier. L’installation du jardin partagé sur l’ilot d’Amaranthe, en plein quartier de la Guillotière, a par exemple nécessité le réaménagement de la place, et donc l’expulsion de bon nombre de familles immigrées ce qui a suscité la mobilisation d’un collectif d’habitants[11].

Ces propos permettent ainsi de nuancer la notion de services écosystémiques et de sa pertinence en général. Ce concept, aujourd’hui, plus institutionnel que scientifique De ce que N. (Blanc, 2016) ne permet donc pas de prendre en compte toute la vitalité, tous les effets que peuvent avoir les actions citoyennes décrites ici.

Conclusion

La mise en perspective de notre terrain avec la notion de services écosystémiques culturels a permis de mettre en exergue un ensemble d’actions, aussi bien institutionnelles que citoyennes de type bottom-up. Plus ou moins coproduites par ces deux parties, ces actions sont, en revanche, difficilement évaluables dans l’ensemble des impacts qu’elles peuvent avoir sur la ville. Il faut en effet considérer les effets en termes de biodiversité, de lutte contre la pollution, des effets psychiques, sociaux, économiques de ces services. Notre travail engagé ici permet de répondre partiellement à ces questions, en mettant en avant des récits d’acteurs citoyens et engagés au quotidien dans la mise en place de ces services.

À cette étape, il convient de nuancer les propos et d’aborder les inégalités de représentation dans ces initiatives citoyennes. Les acteurs interrogés, de toute une diversité d’initiatives citoyennes environnementales, ont effectivement un niveau d’étude de minimum bac + trois. Si les classes d’âges sont diversement représentées, avec une plus grande proportion d’individus jeunes (entre 20 et 35 ans) dans des collectifs, qui s’inversent avec plus de moins jeunes (50-65 ans) dans les jardins partagés notamment, le niveau de diplôme est lui un facteur discriminant. De même, malgré une volonté de volet solidaire dans l’action de ces collectifs, ils parviennent peu ou pas à concerner et à amener à l’action des individus possédant un plus bas niveau de diplôme. De même, ces initiatives citoyennes proposent des services écosystémiques culturels, toujours selon la définition retenue, qui sont à tempérer, notamment dans leurs effets de production ou de limitation de la pollution, pour la simple raison qu’elles prennent lieu dans un milieu urbain particulièrement pollué. Si ces services permettent aux individus y participant de retirer des bénéfices, ceux-ci ne sont finalement que très peu environnementaux, et sont plus portés sur l’humain, l’apprentissage et le bien-être. En revanche, la notion même de service écosystémique est peu reconnue et aucun acteur participant, jardinier ou autre, ne parle de services écosystémiques de la même manière que peu d’élus mobilisent la notion pour désigner leurs actions et dispositifs (Selmi, Weber et Mehdi, 2013). Comme discuté notamment par V. Maris (2014), cette notion de services écosystémiques perd de sa pertinence une fois confrontée à la réalité sociale. La notion ne permet pas de prendre en compte tous les effets des actions proposées par ces initiatives citoyennes. Cependant, qualifier ces initiatives de services écosystémiques culturels permet de les mettre en avant pour l’action publique, ouvrant par là un intérêt pour les acteurs politiques. Selon Devaux (2015), il peut s’agir d’une manière pour les acteurs politiques de se mettre en avant en participant à ce type d’action, tout en rendant la ville plus attractive pour les futurs habitants et touristes. Elles peuvent également inspirer l’action publique à s’engager plus en avant de ces volets, comme c’est le cas aujourd’hui sur le territoire lyonnais.