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Introduction

Depuis bientôt dix ans, les Memory Studies se sont constituées comme un champ de recherche multidisciplinaire visant à étudier « the interplay of present and past in socio-cultural contexts[2] ». Si la multiplication des colloques, des publications et des associations de chercheurs[3] participe à renforcer l’institutionnalisation[4] du champ tout en témoignant de la vivacité des recherches en cours, il n’en reste pas moins que l’épanouissement des Memory Studies ne va pas sans courir le risque d’un éparpillement du domaine que l’on peut associer en premier lieu aux questions protéiformes suscitées par la mémoire elle-même. Ce risque est encore renforcé par l’apparition de domaines connexes (les recherches sur la nostalgie[5]) ou l’utilisation de concepts transversaux (la postmemory) peinant parfois à s’articuler les uns aux autres. À cela s’ajoute la présence d’îlots isolés comme les études de mémoire en France qui apparaissent dans des disciplines séparées comme l’histoire ou la sociologie. Pour la plupart, ces études restent à l’écart du territoire intellectuel des Memory Studies, principalement implanté dans le monde anglo-saxon et dans de nombreux pays européens comme l’Allemagne ou la Suède.

Face à ce risque de dispersion, notre propos sera de montrer en quoi l’intermédialité peut être envisagée comme un opérateur de champ permettant de mieux dessiner les frontières — parfois étanches, parfois poreuses — qui composent le paysage actuel des Memory Studies[6]. Pour ce faire, l’intermédialité sera comprise, selon les mots d’Irina O. Rajewsky, comme « a critical category[7] » destinée à éclairer non pas une production médiatique particulière, mais les implications et présupposés épistémologiques à la base de certaines grandes orientations des études de mémoire.

Sous cet éclairage, il s’agira d’envisager l’intermédialité non sous l’angle d’une définition unique, mais comme un « umbrella-term[8] » recouvrant différents types d’approches. Parmi les mises en perspective critiques de l’intermédialité[9], celle proposée par Rémy Besson apparaît comme particulièrement pertinente. Dans « Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine », Besson synthétise « quatre acceptions différentes du champ d’application de l’intermédialité[10] », selon que l’on considère le média comme une production culturelle singulière, une série culturelle ayant acquis un certain degré d’autonomie ou un moyen favorisant la mise en relation dans un milieu donné[11]. Envisagée à partir de cette définition polysémique du média, l’intermédialité peut donc se travailler selon quatre paradigmes qui sont ceux de la coprésence, du transfert, de l’émergence et du milieu, paradigmes sur lesquels nous reviendrons plus largement dans la suite de cet article et qui permettront de mettre en relation certaines grandes orientations des Memory Studies avec des compréhensions différentes de l’intermédialité.

Sur la base de cette conception plurielle, mais articulée, de l’intermédialité, nous procéderons en plusieurs temps. Nous commencerons par effectuer une première découpe en montrant comment, du côté des Memory Studies, l’approche intermédiale surgit principalement à travers une relecture des théories de Bolter et Grusin mettant l’accent sur le fait que les lieux ou les événements dignes de mémoire sont constamment remédiés à travers différents médias, ce qui assure leur circulation dans l’espace et le temps. Cette ligne de force permettra de distinguer ce qui sépare les Memory Studies des études de mémoire en France, lesquelles semblent privilégier, dans leur approche des productions médiatiques, une conception des phénomènes mémoriels plus statique, patrimoniale et davantage centrée sur le territoire.

Dans un deuxième temps, nous montrerons qu’au sein même des Memory Studies se croisent différentes conceptions de l’intermédialité qui délimitent des territoires d’investigation relativement proches, mais ne partageant pas nécessairement les mêmes préoccupations. En leur état actuel, et malgré les références nombreuses à Bolter et Grusin, les Memory Studies semblent souffrir d’une certaine sous-théorisation concernant l’intermédialité, notamment en ce qui concerne les phénomènes de postmemory. On s’apercevra ainsi que les médias occupent une place paradoxale au sein des Memory Studies, puisqu’ils sont à la fois au centre de l’échiquier mémoriel, mais, en même temps, relativement peu travaillés en tant que tels.

Pour surmonter cette situation paradoxale, l’objectif de la conclusion sera de faire jouer les quatre paradigmes proposés par Besson pour définir de nouvelles lignes de partage au sein du champ actuel des Memory Studies en intégrant une réflexion plus fondamentale sur la « médialité » de l’environnement mémoriel à l’heure numérique.

Les Memory Studies : état des lieux

L’avènement des Memory Studies se situe dans ce qu’Astrid Erll a proposé d’appeler la troisième phase des études de mémoire[12]. Au premier âge correspondent les écrits des « pères fondateurs » comme Maurice Halbwachs, Henri Bergson, Sigmund Freud ou Aby Warburg, qui s’intéressent au début du 20e siècle aux relations entre société, culture et mémoire. La deuxième vague mémorielle a lieu dans les années 1980 et 1990 dans le sillage des travaux de Pierre Nora portant sur les lieux de mémoire. Cette époque est également marquée par la diffusion grandissante du souvenir de la Shoah dans l’espace public. Selon Andreas Huyssen, le judéocide entre alors dans un réseau de constellations avec d’autres mémoires et « begins to function as metaphor for other traumatic histories and memories[13] » comme les massacres au Rwanda et au Kosovo. Le troisième âge des études de mémoire marque un changement de paradigme important : l’accent se porte dorénavant sur les processus d’échange et de circulation des mémoires. Comme le résument Ann Rigney et Astrid Erll, l’attention se déplace « from “sitesˮ to dynamics within memory studies[14] ». C’est ce qu’on a aussi appelé le transnational ou le transcultural turn, sur lequel nous reviendrons plus longuement par la suite.

Le troisième âge des études de mémoire s’accompagne d’une volonté d’établir ce domaine d’étude en un champ de recherche cohérent et légitime[15]. En janvier 2008 paraît aux éditions Sage le premier numéro de la revue Memory Studies, qui se conçoit comme un « critical forum for dialogue and debate on the […] issues central to a collaborative understanding of memory today[16] ». Parallèlement, des collections (chez De Gruyter), des anthologies et des manuels de lecture voient le jour, tandis que des centres de recherche, des écoles doctorales et des lieux d’échanges scientifiques renforcent l’académisation du champ. Enfin, des apports aussi importants que ceux de Marianne Hirsch sur la postmemory, d’Alison Landsberg sur la prosthetic memory ou de Michael Rothberg sur la multidirectional memory font émerger de nouveaux concepts qui participent à dynamiser les échanges.

À l’heure actuelle, et malgré de nombreux efforts en ce sens, l’une des difficultés des Memory Studies est de passer d’une approche multidisciplinaire à une réelle interdisciplinarité pour entrecroiser des disciplines aussi différentes que la sociologie, les sciences politiques, la psychologie, les études littéraires ou cinématographiques. Dans l’un des premiers articles de la revue, « Creating a New Discipline of Memory Studies », Henry Roediger et James Wertsch appelaient déjà de leurs voeux une réelle collaboration entre les différentes disciplines : « Memory Studies is currently a multidisciplinary field; our hope for the future is that it will become interdisciplinary[17] ». Deux ans plus tard, dans l’introduction de l’anthologie A Companion to Cultural Memory Studies, Astrid Erll continue à envisager l’interdisciplinarité comme l’horizon idéal du nouveau champ de recherche : « Cultural Memory Studies is therefore not merely a multidisciplinary field, but fundamentally an interdisciplinary project[18]. » Aujourd’hui, il semble toutefois que cette interdisciplinarité n’a pas été réellement menée à bien[19]. Comme l’évoque de manière critique Vivian Liska, les Memory Studies apparaissent plutôt comme « an incoherent and dispersed field, characterized by a host of different terminologies rather than a common, generally-agreed-upon conceptual foundation[20] ».

Malgré cette apparente dispersion, on peut distinguer un prérequis assez largement partagé selon lequel les Memory Studies doivent s’entendre comme des Cultural Memory Studies, l’idée étant que la plupart des phénomènes mémoriels peuvent être compris comme des phénomènes culturels. Dans cette perspective, et bien que sa perception puisse connaître certaines variations, la culture relève d’une conception qui doit moins aux Cultural Studies britanniques qu’à la Kulturwissenschaft allemande et à l’anthropologie culturelle de Clifford Geertz. Les (Cultural) Memory Studies[21] se définissent ainsi comme « a theoretical perspective which links literary and media studies closely to interdisciplinary research in the humanities and social sciences[22] ».

Une telle définition implique de reconnaître le rôle central joué par les médias. En effet, à partir du moment où l’on considère les phénomènes de mémoire sous l’angle culturel arrivent au premier plan les dynamiques de médiation qui assurent à une culture mémorielle de circuler et d’être partagée par les membres d’une communauté. Comme le soulignent Erll et Rigney, les médias « play an active role in shaping our understanding of the past, in “mediatingˮ between us (as readers, viewers, listeners) and past experiences, and hence in setting the agenda for future acts of remembrance within society[23] ».

Pourtant, comme nous allons le voir, la prise en compte des médias s’effectue à travers une conception assez restreinte de l’(inter)médialité, ce qui fait dire à certains chercheurs que les Media Studies n’occupent pas encore une place centrale dans le champ des études de mémoire. Pour Dagmar Brunow, il s’avère que l’impact du cinéma et d’autres médias a été peu travaillé jusqu’à présent, à tel point qu’elle localise l’une des tendances les plus prometteuses des Memory Studies dans l’émergence d’un sous-champ qu’elle appelle les « Media Memory Studies ». Selon Brunow, ce sous-champ ne constituerait pas un supplément aux Cultural Memory Studies, mais plutôt « a heuristic device to highlight the importance of media for the construction of cultural memory[24] ».

Si nous rejoignons Brunow sur cette position, il reste toutefois à comprendre pourquoi le rôle des médias est affirmé comme déterminant, mais relativement sous-théorisé tant au niveau de la définition même du média que du point de vue de l’intermédialité. Selon nous, cette affirmation paradoxale tient au fait que les dynamiques mémorielles sont pensées selon une logique qui articule étroitement une perception anthropologique de la mémoire (le transcultural turn) à son pendant médiatique (la remédiation).

L’intermédialité sous l’angle de la remédiation mémorielle

Dans les Memory Studies, le rapport à l’intermédialité est en effet d’abord articulé en fonction de la théorie de la double remédiation développée par Bolter et Grusin dans Remediation: Understanding New Media[25]. À cet égard, l’ouvrage dirigé conjointement par Astrid Erll et Ann Rigney en 2009, Mediation, Remediation, and the Dynamics of Cultural Memory, constitue une pierre angulaire qui importe pour la première fois les théories de Bolter et Grusin dans le champ des études de mémoire[26]. Pour les auteures de l’ouvrage, la notion de remédiation s’avère cruciale si l’on veut comprendre les processus de réappropriation qui opèrent dans le champ des phénomènes mémoriels : « Just as there is no cultural memory prior to mediation, there is no mediation without remediation: all representations of the past draw on available media technologies, on existent media products, on patterns of representation and medial aesthetics[27]. »

Dans leur introduction, Erll et Rigney font état du caractère toujours « émergent » des médias et des réseaux qui se tissent entre différentes formes médiatiques. Leur attention se focalise aussi sur la double logique de la remédiation qui permet d’éclairer les dynamiques de la mémoire culturelle en attirant l’attention sur le degré d’immediacy ou d’hypermediacy qu’un média entretient à l’égard de la représentation du passé. Si certaines reconstitutions historiques semblent offrir un accès direct à l’événement, d’autres représentations sont plus opaques et attirent en permanence l’attention du spectateur sur la matérialité du médium qui reconfigure telle ou telle période de l’histoire.

Partant de cette conception assez large, la remédiation se trouve plus précisément définie sous un angle diachronique par Astrid Erll. Celle-ci fait valoir que la remédiation[28], transposée dans le champ des études mémorielles, vise à désigner les opérations de reprise et de reconfiguration d’un même événement historique à travers le temps, ce qui assure sa constante actualisation médiatique. Sous cet éclairage, la remédiation désigne « the fact that especially those events which are transformed into lieux de mémoire are usually represented again and again, over decades and centuries, in different media[29] ». Pour Erll, le propos est alors de retracer les « intermedial networks[30] » ayant alimenté la mémoire médiatique d’un événement à travers le temps.

Cette conception de la remédiation mémorielle ne recouvre pas totalement celle de la remédiation médiatique. Il s’agit d’un sens plus restreint, puisque la remédiation est surtout envisagée en termes d’adaptation, et non en termes d’émergence, ce qui était pourtant l’idée de base de Bolter et Grusin lorsqu’ils évoquaient l’apparition de nouveaux médias et la remédiation de formes médiatiques anciennes. En réalité, la remédiation mémorielle entendue par Erll s’inscrit davantage dans la logique du transfert décrite par Rémy Besson, où l’accent est mis « sur les modes de passage d’un type de média à un autre[31] ». Mais cette orientation spécifique n’est en rien étrange si on comprend qu’elle soutient une perspective anthropologique plus générale[32]. Pour Dagmar Brunow, l’insertion du concept de remédiation dans les Memory Studies permet « to acknowledge both the diachronic aspect and the intermedial dynamics at play in the construction of cultural memory[33] ».

La remédiation mémorielle s’accorde en effet parfaitement avec le transcultural ou transnational turn[34] caractérisant le troisième âge des Memory Studies. Au tournant des années 2000, de nombreux auteurs entendent dépasser l’approche des phénomènes de mémoire sous l’angle de l’État-nation tel qu’il était promulgué par Pierre Nora dans les années 1980. Plutôt que de promouvoir le concept d’une mémoire-conteneur qui s’arrêterait aux frontières d’un pays ou d’une région en favorisant une sorte d’isomorphisme entre territoire, culture et mémoire, des chercheurs comme Michael Rothberg (multidirectional memory[35]), Daniel Levy et Natan Sznaider (cosmopolitan memory[36]) promeuvent des modèles mémoriels centrifuges prenant en compte la circulation incessante des mémoires par-delà les frontières et les époques.

En ce sens, il est cohérent qu’Astrid Erll, tout en important le concept de remédiation dans le champ des études de mémoire, soit aussi à l’origine de la notion de travelling memory pour désigner des dynamiques mémorielles continuellement en mouvement : « The term “travelling memoryˮ is a metaphorical shorthand, an abbreviation for the fact that in the production of cultural memory, people, media, mnemonic forms, contents, and practices are in constant, unceasing motion. […] I claim that all cultural memory must “travelˮ, be kept in motion, in order to “stay aliveˮ, to have an impact both on individual minds and social formations[37]. »

Véritable tournant anthropologique, inspiré notamment par la définition des travelling cultures de James Clifford, le transcultural turn implique évidemment d’autres dimensions que la composante strictement médiatique, mais il trouve dans le concept de remédiation importé par Erll un outil conceptuel idéal pour soutenir, sur le plan médiatique, son approche circulatoire des phénomènes mémoriels.

Une première cartographie

L’attention portée au rôle de l’intermédialité dans les Memory Studies autorise un premier geste de découpe et l’établissement d’une cartographie à l’embouchure d’au moins trois territoires. En effet, si l’on considère l’intermédialité comme un opérateur de champ, on s’aperçoit que cette catégorie critique permet tout d’abord de mieux délimiter le territoire propre des Memory Studies en le distinguant du champ des études de mémoire telles qu’elles sont pratiquées en France. En outre, deuxième délimitation, il s’avère que la frontière entre les études intermédiales et les Memory Studies est relativement peu étendue et que le passage d’une région à l’autre se fait essentiellement via un corridor étroit privilégiant une conception assez restreinte de l’intermédialité. Ce sont ces deux délimitations territoriales que nous souhaitons à présent explorer.

Conception centrifuge/centripète de la mémoire

Du côté des études de mémoire en France, force est de constater que celles-ci n’apparaissent pas comme un champ de recherche institué. Dans « Réflexion sur l’institutionnalisation récente des Memory Studies », la sociologue Sarah Gensburger soutient que « la “mémoireˮ n’est pas un objet de recherche spécifique, mais doit être étudiée au sein et à l’aide des outils et méthodes ordinaires des disciplines, au premier rang desquelles la sociologie[38] ». Gensburger fait valoir que l’interdisciplinarité revendiquée par les Memory Studies ne semble pas conduire à des résultats véritablement probants. Aussi, plutôt que de vouloir s’approprier de manière superficielle certains savoirs théoriques en provenance d’autres champs disciplinaires, il paraît préférable d’effectuer d’abord un retour réflexif sur sa propre discipline afin de mieux définir le type d’expertise disciplinaire qui pourra être par la suite appliquée à l’objet « mémoire ». La position adoptée par Gensburger est celle d’une grande part de la recherche francophone, où l’étude des problématiques mémorielles est souvent compartimentée au sein de traditions disciplinaires spécifiques comme les sciences politiques, les études littéraires, l’histoire ou la sociologie.

Cependant, au-delà de la question de l’interdisciplinarité dont le caractère problématique est aussi reconnu depuis l’intérieur même des Memory Studies[39], la position de Gensburger renvoie indirectement à la faible prise en compte des apports de la sociologie dans le champ pourtant multidisciplinaire des Memory Studies. Lors d’une enquête réalisée auprès de 255 répondants qui s’identifient comme des memory scholars, Anamaria Dutceac Segesten et Jenny Wüstenberg ont montré que la sociologie n’apparaît pas comme une discipline dominante au sein des Memory Studies, la préférence des répondants allant d’abord aux productions labellisées « Memory Studies », puis, dans une moindre mesure, aux travaux relevant de l’histoire et des Cultural Studies. Pour les deux chercheuses, « methodologically and in terms of the literature consulted, they [the adherents] seem to have more affinity with the humanities and cultural studies than with the (social) sciences, although the latter obviously has a contribution to make[40] ». S’il n’existe pas d’interdisciplinarité au sens strict, des affinités disciplinaires se manifestent donc bel et bien au sein des Memory Studies, ce qui ne manque pas de laisser en marge des disciplines mieux établies sur d’autres territoires, comme la sociologie de la mémoire en France.

Parallèlement à ces difficultés disciplinaires, on note aussi une faible porosité entre le champ français et celui des Memory Studies que l’on peut probablement mettre en partie sur le compte de difficultés linguistiques, la langue d’expression des Memory Studies étant principalement l’anglais (et l’allemand, dans une moindre mesure). Les chercheurs français interviennent peu dans les publications ou manifestations scientifiques liées aux Memory Studies[41]. Bien qu’elle soit en passe de se résorber[42], cette difficulté d’interpénétration se manifeste également par certaines lacunes éditoriales. À ce jour, les ouvrages de Marianne Hirsch ou de Michael Rothberg ne sont toujours pas traduits en français, sans parler des apports décisifs de Jan et Aleida Assmann au sujet des notions de mémoires communicative et culturelle. Par ailleurs, indépendamment des retards de traduction, les références à des auteurs comme Astrid Erll ou Andreas Huyssen restent relativement rares dans les articles français[43].

En même temps, il serait réducteur d’expliquer l’écart entre les études de mémoire en France et les Memory Studies par le seul prisme de l’interdisciplinarité ou par des difficultés d’ordre linguistique affectant la traduction de certains auteurs-clés. Le recours à la catégorie critique de l’intermédialité offre une perspective d’analyse complémentaire, puisqu’on peut aussi émettre l’hypothèse que les études de mémoire en France tendent à favoriser une approche des médias qui s’écarte des logiques de circulation caractérisant le transcultural turn au profit de synergies allant dans le sens d’un renforcement des identités, qu’elles soient nationales ou territoriales.

C’est peut-être à ce niveau qu’il convient de distinguer plus finement l’état du champ historique français et son articulation avec l’étude des représentations médiatiques. Bien que les travaux de Benjamin Stora sur la guerre d’Algérie ou plus récemment l’ouvrage de Michelle Zancarini-Fournel sur une histoire populaire de la France[44] témoignent suffisamment de la présence dans le champ français de recherches portant sur des logiques centrifuges (et postcoloniales) proches des Memory Studies, ces recherches aboutissent à montrer comment le système médiatique français (le cinéma notamment) est resté relativement silencieux en ce qui concerne l’expression des traumatismes refoulés de l’histoire nationale[45]. En ce sens, on pourrait avancer que les études médiatiques de mémoire en France ont finalement peu développé leur dimension centrifuge en raison d’une tension entre un système médiatique très centralisé et un refoulement aux marges de ce système des expressions des mémoires (post)coloniales.

Toutefois, la prise en compte de dynamiques centrifuges ne doit pas faire oublier le rôle central que jouent encore aujourd’hui dans le champ français les logiques patrimoniales, c’est-à-dire des dynamiques centripètes qui consistent à concevoir la mémoire comme ce qui assure la corrélation identitaire d’un groupe et d’un territoire à travers le temps[46]. Pareille orientation épistémologique est en partie redevable à l’influence de Pierre Nora. Dans les différents volumes des Lieux de mémoire, celui-ci dessine les contours d’une mémoire-patrimoine, concept par lequel il ne faut pas seulement entendre « l’élargissement brutal de la notion et sa dilatation récente et problématique à tous les objets témoins du passé national, mais, beaucoup plus profondément, la transformation en bien commun et en héritage collectif des enjeux traditionnels de la mémoire elle-même[47] ».

Même si le concept de patrimoine a fait l’objet de débats et de remises en question, il n’en reste pas moins que la voie patrimoniale est la plus fréquentée lorsqu’il s’agit d’associer en France médias et mémoire, de nombreux chercheurs se focalisant principalement sur les dynamiques sociales et identitaires que les représentations ou les dispositifs à vocation mémorielle soulèvent à l’échelle des communautés nationales ou régionales. La machine patrimoniale, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Henri-Pierre Jeudy[48], est aussi bien observée à travers la conservation de monuments officiels, la mise en valeur du patrimoine industriel[49], ou le déploiement des fictions patrimoniales au cinéma et à la télévision[50]. Quel que soit l’ancrage disciplinaire (de l’histoire à la sociologie en passant par les études cinématographiques), c’est l’identité du groupe qui est centrale, et le patrimoine est d’abord pensé comme « un dispositif social et un discours organisateur de la mémoire d’un groupe, dans un contexte historique et social donné[51] », ce qui nous éloigne des logiques de circulation observées au sein des Memory Studies.

Sous l’éclairage patrimonial, les médias ne sont certes pas ignorés, mais ce n’est pas la dimension du « entre » qui prime. En réalité, l’action de médias comme le cinéma ou la télévision est surtout analysée en tant que puissant vecteur de renforcement identitaire. Comme l’écrivent Raphaëlle Moine et Pierre Beylot au sujet des fictions patrimoniales, celles-ci se distinguent par « leur capacité à proposer la mise en scène d’un héritage collectif, à constituer une communauté de spectateurs “unifiéeˮ par un passé commun[52] ». Autrement dit, les médias agissent pleinement dans une logique centrifuge, puisqu’ils visent à consolider les mémoires nationales ou territoriales d’une communauté donnée.

C’est par ce biais qu’apparaît le plus nettement une différence d’orientation entre de nombreuses études médiatiques de mémoire en France et les Memory Studies. Si la différence entre les deux domaines peut s’expliquer en raison de facteurs linguistiques ou d’une mise en doute des bénéfices réels de l’interdisciplinarité, elle repose aussi sur le fait que le rôle des médias n’est pas souvent envisagé, du côté français, selon un prisme épistémologique qui mettrait l’accent sur les phénomènes de transfert et de déplacement. À l’inverse, la logique de remédiation développée par Erll et Rigney se trouve attentive aux diffractions mémorielles qui résultent du passage d’un média à l’autre ainsi qu’à l’interaction de ces médias avec leur environnement socioculturel, l’important étant de saisir la mémoire culturelle comme un processus de construction qui peut certes consolider certains lieux de mémoire fédérateurs, mais aussi en promouvoir de nouveaux. L’attention se porte sur les facteurs « which allow certain collective memories to become hegemonic or, conversely, allow hitherto marginalized memories to gain prominence in the public arena[53] ». Dans ce contexte, on comprend pourquoi le concept de patrimoine est une notion peu utilisée dans les Memory Studies, de même que son équivalent anglais, le concept d’« heritage[54] ». En revanche, les Memory Studies s’allient volontiers aux études postcoloniales[55] pour envisager des dynamiques culturelles qui consacrent l’émergence de mémoires jusqu’alors marginales au sein de l’espace public.

Si elle reste prégnante, l’approche centrifuge des mémoires médiatiques ne vaut cependant pas pour l’ensemble de la recherche française. En plus des travaux historiques comme ceux de Benjamin Stora, on distingue, du côté sociologique, certaines études de cas visant à découpler la mémoire du territoire. Ainsi, dans « La mémoire désidentifiante », l’anthropologue Dominique Belkis et le sociologue Michel Peroni cherchent à comprendre, en prenant appui sur un film documentaire, ce que devient « la mémoire des lieux quand elle est détachée de la figure imposée de la mémoire habitante[56] ». Pourtant, même si le film analysé fait partie intégrante d’un processus d’enquête qui évite « de ramener son régime esthétique à une lecture sociologique[57] », force est de reconnaître que la question du média et, à plus forte raison, de la médialité est peu développée par les auteurs.

Sans surprise, c’est surtout du côté des sciences de l’information et de la communication (auxquelles on pourrait ajouter certaines études littéraires ou cinématographiques) qu’apparaissent certains travaux menant de front une réflexion portant sur l’intermédialité et les questions mémorielles. À cet égard, les recherches de Louise Merzeau ont un caractère exemplaire[58], que ce soit en interrogeant la question des traces à l’heure numérique ou, plus largement, en examinant les vecteurs technologiques, sociaux et institutionnels de la mémoire dans la perspective médiologique développée par Régis Debray. D’autres travaux approfondissent cette orientation de recherche en se basant principalement sur des études de cas. Par exemple, dans un dossier sur l’âge d’or publié dans la revue Le Temps des Médias, Séverine Equoy Hutin montre comment la dimension patrimoniale de la station de radio française Nostalgie doit être comprise selon la dynamique intermédiale du médium radiophonique lors de son passage au numérique et de ses extensions sur Internet. Sous cet éclairage, la radio n’est plus considérée comme un véhicule d’information, mais comme un véritable milieu de mémoire, le site de la radio devenant « un lieu virtuel de “commémoractionˮ accessible au-delà du flux sonore et au-delà des générations[59] », ce qui rejoint le quatrième paradigme de Besson : l’intermédialité comme médiation dans un milieu donné.

À travers ces différents exemples, on comprend que le concept d’intermédialité ne sert pas seulement à pointer la différence d’approche entre le champ des Memory Studies et ce qui se pratique dans les études de mémoire en France, mais que ce concept permet aussi de mettre en évidence certaines inclinaisons à l’intérieur même des études françaises de mémoire selon une ligne de partage qui concerne le degré d’attention portée aux médias, les approches les plus centrifuges en termes de mémoire étant celles qui entendent dépasser la conception du média comme miroir identitaire pour envisager les logiques de transfert et de réappropriation à l’oeuvre au sein d’environnements ou de constellations multimédiatiques.

Remédiation ou intermédialité ?

Après avoir effectué ce premier travail de démarcation, il reste à se pencher sur les zones de contact que les Memory Studies entretiennent avec les études intermédiales.

L’affiliation à ces dernières s’établit principalement par le biais de l’expertise anglo-saxonne ou germanique en ce domaine, ce qui peut s’expliquer par les affinités linguistiques et l’implantation géographique de chercheuses comme Astrid Erll ou Ann Rigney travaillant le champ des études de mémoire. Cette affiliation se vérifie par l’usage massif des théories de Bolter et Grusin, mais aussi par la référence, chez Dagmar Brunow notamment, à des ouvrages comme Media Borders, Multimodality and Intermediality[60], dont le sommaire est principalement composé d’auteurs (Jürgen E. Müller, Irina O. Rajewsky…) renvoyant à la tradition allemande de l’intermédialité et dont les articles sont tous écrits ou traduits en anglais. Le passage entre le champ des Memory Studies et celui des études intermédiales s’effectue donc sur la base d’une aire linguistique commune, laissant de côté les éclairages pourtant décisifs que des chercheurs connectés par exemple au Centre de recherches intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques de Montréal pourraient apporter à la compréhension des liens entre dynamiques médiatique et mémorielle, particulièrement à l’âge numérique.

Remarquons que cette méconnaissance ne se produit pas à sens unique. Du côté des chercheurs francophones en études intermédiales, on constate une relative ignorance de ce qui se produit dans le champ voisin. Par exemple, l’article de Rémy Besson sur le site Man on Bridge consacré à des images photographiques de la ville de Dublin ne mentionne à aucune occasion le terme « mémoire ». L’attention du chercheur se focalise sur le statut du fonds d’archives en ligne et ses déclinaisons transmédiales, le but étant de proposer « une réflexion méthodologique concernant le mode d’interprétation le plus adapté à ce type de format, qui, entre cinéma et archive, conduit à repenser notre rapport au passé à l’époque du numérique[61] ».

Le cas de l’article de Besson laisse entrevoir une difficulté à synchroniser deux types d’approches : celles qui, du côté intermédial, sont centrées sur la matérialité, la fonctionnalité des médias et leur rôle de médiation dans la circulation et l’appropriation des mémoires, et celles qui, du côté des Memory Studies, portent sur la spécificité des mémoires en jeu ainsi que sur l’incidence que ces dernières pourraient avoir sur la société comprise selon l’angle des études culturelles. Plus largement, on peut se demander dans quelle mesure l’approche intermédiale n’a pas investi le champ des Memory Studies par le biais de quelques concepts isolés au détriment d’une posture de recherche cohérente et relativement unifiée[62].

Comme on le sait, l’intermédialité est principalement pensée à travers le concept de remédiation de Bolter et Grusin, mais il est clair que cette approche tend à laisser dans l’ombre d’autres perspectives intermédiales. L’insuffisance des théories de Bolter et Grusin pour le champ des Memory Studies a d’ailleurs été pointée par Dagmar Brunow, cette dernière remarquant avec justesse que Bolter et Grusin « do not mention intermediality and intertextuality at all[63] » et qu’ils accordent peu de place aux adaptations qui constituent pourtant le matériau de base de chercheuses comme Astrid Erll et Ann Rigney[64].

Pour contrebalancer cette faiblesse initiale — qui consiste finalement à privilégier la remédiation à l’intermédialité —, Dagmar Brunow introduit d’autres concepts, comme la distinction d’Irina O. Rajewsky entre medial transposition, media combination et intermedial references[65], qui lui permet de travailler des films intégrant des montages d’archives[66]. Brunow plaide aussi pour que l’intermédialité ne soit pas juste abordée d’un point de vue formel, mais qu’elle intègre, comme le revendique Jørgen Bruhn, les « ideological questions of gender, class, race or struggles between different aesthetic positions[67] ». Dans « Between Transnationalism and Localization: the Pan-European TV Miniseries 14-Diaries of the The Great War[68] », Silke Arnold-de Simine et Tea Sindbaek Andersen recourent, quant à elles, au concept de transmedia storytelling développé par Henry Jenkins[69] pour analyser la façon dont un projet transmédial autour de la Grande Guerre fut reçu dans différents pays européens.

Malgré leur intérêt, ces analyses tendent à montrer qu’en dehors du concept de remédiation, les notions liées au champ de l’intermédialité sont approchées de manière dispersée et qu’elles sont mobilisées en fonction de la spécificité des objets médiatiques retenus par les chercheurs, ce qui nous amène à rejoindre la constatation de Dagmar Brunow selon laquelle les Media Memory Studies constituent aujourd’hui un « burgeoning (or rather currently emerging) field[70] ».

La difficulté de coordonner l’approche intermédiale depuis le champ des Memory Studies est d’autant plus prononcée que certains concepts mémoriels souffrent d’une sous-théorisation évidente du point de vue de l’intermédialité. À cet égard, le cas de la postmemory développée par Marianne Hirsch est certainement le plus emblématique. Dans The Generation of Postmemory. Writing and Visual Culture After the Holocaust[71], Hirsch définit la postmemory comme la relation que les enfants de la seconde génération entretiennent avec l’expérience traumatique qu’ont vécue leurs parents et, plus largement, la communauté dont ils sont issus. Selon Hirsch, la postmemory n’équivaut pas à un réel travail de remémoration. Il s’agit plutôt de s’approprier un passé que l’on n’a pas vécu par un investissement imaginaire qui doit permettre de combler les failles de la mémoire familiale.

De manière étonnante, Hirsch, pas plus que ses commentateurs[72], n’inscrit son travail en regard des approches intermédiales, alors que l’une des stratégies les plus courantes du travail postmémoriel consiste à puiser dans d’autres ressources médiatiques que celles de la mémoire familiale et à compenser, par exemple, le manque de photos privées par l’appropriation d’images d’archives officielles. Autrement dit, Hirsch n’envisage pas le rapport à l’intermédialité, en dépit du fait que certaines de ses analyses pourraient aller dans ce sens (voir notamment son étude des relations entre dessin et photographie dans la bande dessinée Maus d’Art Spiegelman). Prolongeant ses analyses, on pourrait soutenir que les oeuvres emblématiques de la postmemory comme Maus ou Austerlitz de W.  G. Sebald se caractérisent par une interaction entre différentes ressources médiatiques, ce qui implique de considérer l’intermédialité non plus sur l’axe diachronique du transfert, mais sur celui, synchronique, de la coprésence, dans une perspective visant à saisir les effets de sens résultant de l’interaction de différents matériaux mémoriels au sein d’une même production médiatique.

Au terme de ce mouvement de délimitation interne, il apparaît donc que les Memory Studies importent certes des outils en provenance des études intermédiales, mais dans un ordre dispersé et peu coordonné, l’ensemble du champ étant principalement couvert par le concept de remédiation de Bolter et Grusin, dont la vertu première est de mettre l’accent sur les phénomènes de circulation et de transfert mémoriels en adéquation avec l’idée de transcultural turn. Pourtant, une posture plus unifiée permettrait de cerner d’autres enjeux mémoriels et médiatiques en replaçant la question du « entre » au centre de la réflexion critique.

L’intermédialité comme outil de reconfiguration du champ des Memory Studies

Pour opérer ce moment de reconfiguration critique, qui constituera la conclusion de l’article, nous souhaitons repartir des paradigmes dégagés par Besson. Ceux-ci indiquent quatre orientations possibles des approches intermédiales dans le champ des études mémorielles. Ces approches peuvent se croiser ou se superposer en partie, mais nous pensons utile, ne serait-ce que d’un point de vue épistémologique, de clarifier les types d’enjeux qui pourraient alimenter le champ que Dagmar Brunow a proposé d’appeler les Media Memory Studies.

Comprise sous l’angle du transfert, l’intermédialité permet d’envisager les dynamiques mémorielles d’un point de vue diachronique à travers les phénomènes d’adaptation, de reprise et de reconfiguration médiatiques d’un même événement historique à travers le temps et l’espace. Cette conception de l’intermédialité est celle qui est la plus mobilisée actuellement avec l’appropriation des théories de Bolter et Grusin. Cette appropriation reste cependant partielle, puisque la remédiation est comprise sous le sens restreint de transposition ou d’adaptation d’un média à l’autre. Dans cette perspective, il s’agit principalement de suivre les processus de mise en visibilité ou, au contraire, de marginalisation d’un événement dans le temps, ainsi que les logiques de réécriture qui confèrent à cet événement de nouvelles portées symboliques pouvant être l’occasion pour certains groupes implantés en des lieux donnés (en situation d’exil par exemple) de réinvestir et de se réapproprier cet événement. Le « entre » exprime ici un intervalle temporel ou spatial dont la prise en compte est déterminante pour comprendre les mouvements de continuité ou de discontinuité affectant les dynamiques de certaines mémoires collectives.

Envisagée en termes de coprésence, l’approche intermédiale se focalise sur les oeuvres de mémoire sous l’angle synchronique en ciblant la coexistence de différents matériaux mémoriels (archives, témoignages…) au sein d’une même production. C’est là une piste qui a moins été explorée jusqu’ici, même si nous avons déjà indiqué l’accointance de ce paradigme avec les productions relevant de la postmemory. Plus globalement, la coprésence offre la possibilité d’une connexion assez nette avec le champ des Trauma Studies, qui se sont développées dans les années 1990[73]. En effet, certains faits du passé — que la chercheuse Vivian Laveska qualifie d’« unusable past » — résistent à toute remédiation médiatique comme à toute « ideological recuperation or cognitive mastery[74] ». Le concept d’unusable past gagnerait à être mis en écho avec la notion de résistance médiatique, qui exprime précisément les formes d’opacité propres à chaque média[75]. Dans notre cas, cette résistance renverrait au refus qu’expriment certaines représentations de transposer un événement du passé dans le média principal qui les constitue, rendant ainsi palpable le caractère non remédiable d’un événement passé ou, à tout le moins, de la trace qui atteste de son déroulement. Par ce biais, on rejoint certaines réflexions développées dans le champ des Media Studies sur la question de la matérialité de la narration, puisque tout texte construit « un tracé intermédial, révélant comment le narré n’a jamais cessé de se déployer à partir “de supports techniques qui en déterminent l’effectivité et d’institutions qui en permettent l’efficacitéˮ[76] ».

Sous le paradigme de la coprésence, le « entre » témoigne donc d’un écart irréductible : l’hétérogénéité formelle affichée par telle ou telle production mémorielle manifeste une béance constitutive du passé, une hantise ou une impossibilité fondamentale qui empêche tout recouvrement harmonieux par une même forme médiatique.

Considérée sous l’angle de l’émergence, l’intermédialité centre l’attention sur l’apparition de nouveaux médias mémoriels ainsi que sur les compétences de production et de réception réclamées par ces nouveaux dispositifs. Le dispositif transmédia sur la Guerre 14–18 analysé par Silke Arnold-de Simine et Tea Sindbaek Andersen dans l’article déjà évoqué pourrait être travaillé selon ce paradigme, mais l’émergence renvoie plus largement à la prise en compte de nouvelles prosthetic memories. Originellement employé pour le cinéma et la télévision, ce terme d’Alison Landsberg vise à désigner les « sensuous memories produced by an experience of mass-mediated representations[77] ». Dans un contexte marqué par la digitalisation des contenus et l’émergence du Web 2.0, ces prosthetic memories n’ont pas manqué de se diversifier et de gagner en complexité. Dès lors, l’enquête intermédiale sera amenée à interroger de nouveaux modes d’expressions mémorielles comme le webdocumentaire, les applications muséales ou les mémoires animées qui s’éloignent des médias de masse visés par Landsberg[78]. Face à ces nouveaux formats, les théories de Bolter et Grusin pourront à nouveau être sollicitées, mais dans un sens plus proche de leur usage premier, puisqu’il s’agira de comprendre comment les nouveaux dispositifs à fonction mémorielle rejouent des médias plus anciens. On peut par exemple songer à la forme du journal intime qui se trouve actualisée par le film d’animation en vue de produire des « journaux animés » entrelaçant l’expérience du réalisateur avec celle de générations plus anciennes[79]. À l’instar de Renée Bourassa, on pourra aussi observer comment l’ancienne métaphore des palais de mémoire se trouve réactualisée dans les nouveaux mondes virtuels[80].

Par ces quelques exemples, on comprend que les approches entraînées par le paradigme de l’émergence sont situées sur un axe historique qui n’est pas celui de l’évolution des contenus mémoriels en tant que tels, mais celui des formes médiatiques utilisées pour les exprimer. Le « entre » renvoie ici au « jeu » qui se maintient entre différentes formes d’expression de la mémoire avant qu’elles ne soient éventuellement fusionnées au sein d’un nouveau média.

Entre le paradigme de l’émergence et celui du milieu, le glissement est d’autant plus aisé que ce qu’on appelle aujourd’hui les « nouveaux médias » constituent, davantage qu’une somme de médias séparés, un environnement médiatique à l’intérieur duquel opère le sujet mémoriel. Celui-ci n’est pas seulement confronté à de nouvelles applications mémorielles, il se situe également à l’intérieur d’un univers interconnecté qui guide et conditionne une grande part de ses processus de remémoration. Comme l’annonçait déjà Silvestra Mariniello dans le premier numéro de la revue Intermédialités, cela signifie donc qu’il faut interroger « l’émergence d’un milieu-réseau renvoyant à un sujet et à une mémoire qui ne semblent plus les mêmes que le sujet et la mémoire habitant l’écriture[81] ».

C’est sans doute sur ce plan que l’interpénétration entre les Media et les Memory Studies s’effectue dans le sens le plus productif, dans le sens où il devient difficile de dire si ce sont les Media Studies qui vont vers les Memory Studies ou l’inverse, l’environnement mémoriel étant aussi un environnement médiatique. Si on prend en compte l’état actuel du champ des Memory Studies, il faut citer les travaux pionniers d’Andrew Hoskins sur le connective turn et la digital network memory. Face au développement de l’environnement numérique, Hoskins estime nécessaire d’adopter une nouvelle perspective sur la mémoire, laquelle soulignerait « the dynamics of mediated memory […] driven by the connectivities of digital technologies and media, and inextricably forged through and constitutive of digital social networks: in other words, a new “network memoryˮ[82] ». Bien que cette orientation de recherche ne soit pas encore dominante dans les Memory Studies, elle est tout de même alimentée par de nombreux travaux, comme l’article d’Ori Schwartz examinant comment la structure paradigmatique des bases de données influence l’engagement des internautes par rapport à leur propre passé[83]. Bien entendu, cette orientation de recherche converge parfaitement avec les travaux menés du côté des recherches intermédiales, notamment en ce qui concerne les rapports à l’archive ou les questions de la reproduction à l’ère numérique[84].

En même temps, s’il est clair que le paradigme du milieu engage à mettre l’accent sur l’environnement médiatique, il n’en reste pas moins que la question du « entre » reste cruciale et que les approches intermédiales tirent justement leur spécificité dans la volonté de sonder ce qui articule différents dispositifs entre eux ou ce qui se joue entre les vecteurs technologiques, les supports concrets d’inscription et les processus d’institutionnalisation constituant un environnement médiatique donné. D’un point de vue mémoriel, le chantier qui s’ouvre apparaît alors comme extrêmement fécond, puisque le préfixe « entre » apparaît comme un opérateur facilitant la mise en rapport de nouvelles dimensions signifiantes (en et hors ligne par exemple), voire comme valorisant une position de tiers[85] dans les nouveaux processus d’échanges mémoriels. En se focalisant sur la thématique du reenactment, le dernier numéro en date d’Intermédialités permet, par exemple, d’introduire la question du corps dans les interactions entre le vivant et le médiatisé, et d’examiner dans quelle mesure cette intrication permet « une redistribution des responsabilités et des pouvoirs dans la transmission de la culture[86] ». Ce sont là des questions essentielles, participant à définir l’agentivité du sujet mémoriel comme un processus de médiation entre différentes dimensions d’un dispositif médiatique ouvert et changeant.

À travers la reprise des quatre grands paradigmes décrits par Besson, l’intermédialité se présente bien comme une catégorie critique et participe à identifier certaines orientations à l’oeuvre ou potentiellement en devenir au sein des Memory Studies, orientations que nous résumons dans la carte d’orientation présentée ci-dessous. L’avantage d’une telle approche est de clarifier le champ d’opération de ce que Dagmar Brunow a proposé d’appeler les Media Memory Studies, en faisant de la dimension du « entre » non pas une dimension à part, mais bien un principe d’agencement des différentes perspectives de recherche que comportent aujourd’hui les Memory Studies.

Carte d’orientation récapitulative

Carte d’orientation récapitulative

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