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L’utilisation d’Adolf Hitler comme figure comique n’a rien d’inhabituel ni même de très nouveau. On la retrouve au cinéma dès les années 1940[1] dans des films recourant à la caricature pour dénoncer la monomanie du Führer et saper l’aura d’omnipotence qu’il s’efforçait d’ériger autour de lui (Rosenfeld, 2015, p. 236). Les personnifications du chef nazi par Charlie Chaplin, Tom Dugan et Bobby Watson ont marqué en ce sens l’histoire du Septième Art. Par la suite, la découverte des horreurs de la Shoah rendit l’approche humoristique moins appropriée que le réalisme pour traiter d’Hitler et du IIIe Reich. Cela n’empêcha pas certains réalisateurs d’exploiter la figure du dictateur nazi à des fins comiques dans des films (ou des nanars) tels Le führer en folie de Philippe Clair (1974) ou plus récemment Mein Führer – Die wirklich wahrste Wahrheit über Adolf Hitler[2] de Dani Levy (2007). Même si elle dénote un mauvais goût souvent décrié par les associations de survivants ou de proches de victimes des camps de concentration, la représentation comique d’Hitler – qui donne lieu aujourd’hui à toutes sortes de bizarreries, notamment sur Internet avec la bande dessinée Hipster Hitler, le site Cats That Look Like Hitler[3] ou le phénomène des mèmes d’Hitler[4] – s’appuie pourtant sur un élément consensuel : cet humour doit s’exercer aux dépens du Führer. Rire d’Hitler, soit, mais à condition de le diaboliser, de ne pas nier son rôle d’instigateur de l’Holocauste. Hitler doit continuer de faire l’unanimité contre lui.

Ce consensus n’est toutefois pas exempt de contradictions. La représentation comique d’Hitler a souvent servi à tester les limites de l’humour. Par exemple, outre diverses unes de journaux satiriques comme Charlie Hebdo[5] et Siné Mensuel[6], on peut penser à Pierre Desproges dans La minute nécessaire de monsieur Cyclopède. Dans un épisode de 1982 intitulé « Évitons de sombrer dans l’antinazisme primaire », Desproges expliquait qu’on n’avait pas encore tout dit sur les horreurs et les atrocités perpétrées par le IIIe Reich : « Eh bien saviez-vous qu’Hitler, non seulement il était nazi, mais en plus, quand il était en vacances, il faisait pipi dans la mer[7]? » On peut aussi évoquer la controversée série de bande dessinée de Jean-Marie Gourio et Philippe Vuillemin, Hitler = SS, d’abord parue dans le magazine Hara-Kiri entre 1984 et 1987. La vie dans les camps d’extermination nazis y est évoquée d’une manière impertinente et triviale. Dans un bref roman-photo accompagnant l’édition française en album, on aperçoit les deux bédéistes en train de subir l’interrogatoire d’officiers nazis. Pour justifier leur travail, ils clament à tour de rôle : « Moi j’ai fait les histoires pour faire rigoler les Allemands », « Et puis moi j’ai fait les dessins pour faire rigoler les Juifs[8]. » Enfin, pour conclure cette série d’exemples, mentionnons le cas extrême de Dieudonné M’bala M’bala, dont l’humour noir verse tellement dans la provocation et le discours haineux qu’on perd de vue ce qui doit susciter le rire.

C’est de tout ce contexte qu’il faut tenir compte à mon avis avant d’entrer dans les deux oeuvres qui seront examinées ici. La première a connu un immense succès en Allemagne avant d’être traduite en 38 langues et adaptée pour le grand écran : le roman Il est de retour (Er ist wieder da, 2012) de Timur Vermes. L’auteur y décrit le réveil d’Hitler à Berlin en 2011 dans le même état d’esprit et la même tenue militaire que lors de sa « disparition » le 30 avril 1945. Le dictateur nazi constate que l’Allemagne a cessé de « rayonner sur l’Europe » et il entreprend de ramener « le peuple » vers le droit chemin. La deuxième oeuvre qui va retenir mon attention a peut-être moins fait parler d’elle que le bestseller de Vermes, mais ce n’est pas faute de livrer une contribution très originale elle aussi à la question qui nous occupe : Dolfi et Marilyn (2013) de François Saintonge. L’action de ce roman d’anticipation se situe à Paris en 2060, une époque où l’on pratique couramment le clonage. Le héros-narrateur, Tycho Mercier, est professeur d’Histoire à la Sorbonne et spécialiste de la Seconde Guerre mondiale. Des événements fortuits font qu’il se retrouve en possession d’un clone d’Adolf Hitler (« Dolfi ») – un article pourtant prohibé – et d’un clone clandestin de Marilyn Monroe. Bien qu’inoffensif et docile en apparence, Dolfi semble pourtant programmé par son ADN pour devenir un monstre. Le parallèle que je souhaite tracer entre ces deux oeuvres devrait m’amener à démontrer que Vermes et Saintonge empruntent des voies différentes pour exprimer la même inquiétude : à force de décontextualiser le nom d’Hitler, le monde contemporain – car c’est bien de lui qu’il s’agit en toile de fond – ne fait que mettre en place les conditions pour que l’histoire se répète.

« Le Hitler fou de YouTube » : Il est de retour de Timur Vermes

« Rire avec Hitler, c’est possible? A-t-on le droit au juste[9]? » Ces questions sont toutes rhétoriques. Vermes, on l’aura compris, ne se gêne pas pour le faire. Tout commence avec la couverture du livre, identique pour chaque édition (voir figure 1). On y voit la fameuse mèche noire du Führer émerger d’un fond blanc; en dessous, un carré noir formé par les mots du titre représente sa non moins fameuse moustache.

Figure 1

Couverture du livre de Timur Vermes.

Source : https://www.10-18.fr/

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La première édition du roman allait même jusqu’à évoquer, par le prix du livre (19,33 €), l’année où Hitler accéda à la Chancellerie de l’Allemagne. Avant d’entamer sa lecture, le lecteur sait donc qu’il va entrer dans une zone ambiguë. On est loin de l’orientation imposée par Christian Duguay dans son téléfilm de 2003, Hitler: The Rise of Evil (La naissance du mal), car le destinataire y est averti d’entrée de jeu qu’il assistera à l’histoire d’un monstre. Cela dit, Vermes joue tout de même sur le caractère sulfureux de son protagoniste en le désignant d’un vague « il » – Il est de retour –, ou, pour le dire à la manière de J. K. Rowling, comme « Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom ». Le « je » adopté ensuite par Hitler, à qui Vermes confie la narration du roman, contraste avec cet anonymat partiel, tout en faisant écho à un autre « je », de sinistre mémoire : celui de Mein Kampf (l’une des sources dont s’est servi l’écrivain).

L’action d’Il est de retour se passe à Berlin en 2011. Hitler se réveille sur un terrain vague à l’endroit occupé par son bunker soixante-six ans plus tôt. Pour lui, seulement quelques instants se sont écoulés depuis le 30 avril 1945. Toujours vêtu de son uniforme militaire, qui empeste le benzène, et préoccupé par la guerre (il ignore si Staline va entrer dans la ville au cours des prochains jours), Hitler est surpris par l’absence de sa garde rapprochée : aucune trace de Karl Dönitz ni de Martin Bormann ni même d’Eva Braun – alors qu’il se souvient d’avoir été assis avec elle « sur un canapé recouvert d’une couverture » (Vermes, 2015, p. 12). Aucune technologie ultrasophistiquée comme dans Doctor Who ou Back to the Future[10] ne viendra expliquer le bond temporel effectué par le Führer; Vermes n’avait manifestement pas l’intention d’approfondir la donnée science-fictionnelle de son récit[11]. En revanche, un groupe de gamins se demande « d’où il sort ce loser? » (p. 14). Hitler en déduit qu’il s’agit de membres de la Jeunesse hitlérienne, mais s’étonne de se faire appeler seulement « monsieur » et de ne pas être gratifié du salut nazi. Le ton est donné : Vermes base son récit sur un monumental quiproquo, qui ne cessera de prendre de l’ampleur par la suite.

Du côté du narrateur, pourtant, le malentendu se dissipe assez vite. Confronté à de multiples signes futuristes, Hitler est bien forcé d’admettre qu’il a changé d’époque. Une grande partie du récit, dont la trame évènementielle reste globalement assez mince, consiste à rapporter les découvertes, les rencontres et les pensées du Führer chrononaute. On voit un homme qui n’a tiré aucune leçon de la guerre, qui poursuit des idées fixes et par-dessus le marché croit avoir été choisi par la Providence pour reprendre sa mission de sauvetage du peuple allemand. La collision entre le point de vue anachronique du protagoniste et la réalité actuelle de l’Allemagne provoque plusieurs situations cocasses.

Le quiproquo persiste cependant : Vermes l’a relégué du côté des Allemands qui regardent cet olibrius et demeurent persuadés qu’il s’agit d’un acteur; un acteur particulièrement investi dans un processus de « method acting » puisqu’il refuse catégoriquement de sortir de son personnage. La risibilité d’Hitler se déploie à travers le dialogue de sourds qui s’installe entre le Führer (qui maintient son discours de 1945) et les Allemands de 2011 (qui sont convaincus que toutes les déclarations de cet « acteur » doivent être prises au second degré). Le comble du quiproquo est atteint lorsque des extrémistes néonazis adressent à Hitler une lettre anonyme : « Arete tes coneries, cochon de juif! » (Vermes, 2015, p. 211), puis le passent à tabac à la fin du chapitre 33. Hitler, champion de l’antinazisme? Il suffisait d’y penser.

Mais comment Hitler le revenant, seul et sans ressource, peut-il poursuivre sa mission et « sauver le peuple » (p. 55)? En soulevant les foules – une chose que, de toute évidence, la « femme lourdaude » à la tête du pays ne faisait pas, elle qui était « aussi charismatique qu’un saule pleureur, et dont l’action était déjà d’emblée discréditée par ses trente-six années de collaboration bolchevique, sans qu’elle en soit le moins du monde gênée aux entournures » (p. 144). Ce n’est pas la politique qui procure à Hitler la tribune dont il a besoin, mais le monde médiatique. Une apparition à la télévision lors d’une populaire émission humoristique le transforme en vedette instantanée. Les médias traditionnels refusent de monter les choses en épingle; c’est sur Internet que le triomphe d’Hitler « l’humoriste » éclate. Le « Hitler fou de YouTube » fait sensation. Des milliers d’internautes (surtout des jeunes) s’amusent de l’y voir tenir des propos controversés le plus sereinement du monde : « Je traite de la vérité, déclare-t-il en entrevue à Ute Kassler, une reporter du Bild. Et je dis ce que l’homme simple ressent. Ce qu’il dirait s’il était à ma place. » (p. 249) « Vous êtes nazi? », ne peut s’empêcher de lui demander la journaliste. « C’est quoi cette question!? Évidemment! » Hitler fait mouche sur toute la ligne, si bien qu’à la fin, il reçoit le prix Adolf-Grimme (p. 296), qui récompense les films télévisés en Allemagne. La dimension satirique dépasse donc largement la figure du Führer ressuscité : l’ironie dont Vermes estampille son texte s’étend à l’ensemble de l’Allemagne contemporaine.

L’aspect le plus troublant d’Il est de retour n’est pas tant cet humour corrosif, qui occupe l’essentiel du texte, que la facilité avec laquelle ce Hitler décontextualisé est porté aux nues. Rien, ni personne, ne s’oppose réellement à sa remontée en puissance. Certes, Vermes a opté pour la prudence en ce qui concerne la question juive : « Nous sommes bien d’accord : les “juifs” ne sont pas un sujet de plaisanterie! » (p. 97), concède son narrateur. Il ne les tient évidemment pas en plus haute estime que du temps où il les persécutait. Des allusions, ici et là, sur la « juiverie financière » et autre préjugé raciste, suffisent à rappeler sa position. Mais Vermes a fait preuve de retenue, montrant son personnage se comportant de manière avenante et policée, à cent lieues des excès de rage que ne cesse de lui prêter Shigeru Mizuki dans le manga Hitler. À l’agence Flashlight, grâce à laquelle il peut se donner en spectacle sur les ondes de MyTV, personne ne s’offusque réellement de ses propos (sans pour autant les cautionner). Bellini, Sensenbrink et Sawatzky restent avant tout frappés par sa ressemblance « avec le vrai ». Or, un jour, Vera Krömeier, une jeune secrétaire qui s’amusait à l’appeler « Mon Füreur » et à lui adresser le salut nazi, décide de quitter l’agence après que sa grand-mère, une rescapée de la Shoah, lui eut exposé l’inconvenance de la situation :

Je lui ai raconté que je travaillais pour vous. Alors elle s’est mise dans tous ses états et elle est devenue folle tout d’un coup. Et après elle a continué à pleurer et elle a dit que ce n’était pas drôle du tout ce que vous faisiez, que ça ne faisait rire personne. Qu’un type comme vous ne pouvait pas se promener comme ça dans la nature. Alors je lui ai dit que tout ça c’était une satire. Que vous faisiez ça pour ce que ça n’arrive plus. Pour elle, ce n’était pas une satire. Elle a dit que vous disiez exactement ce que disait Hitler à son époque. Et que les gens à l’époque, ils avaient ri aussi.

Vermes, 2015, p. 305

Cette vieille grand-mère juive est l’unique figure d’opposition totale à ce « retour » d’Hitler. Et encore, elle n’apparaît qu’en arrière-plan, comme pour mieux marquer le fossé qui sépare les générations. Au fond, si Mlle Krömeier souhaite démissionner, c’est davantage par égard pour les larmes de sa grand-mère que par révulsion devant « l’humour » d’Hitler. Ute Kassler, du Bild, incarne elle aussi une opposante au spectacle du retour d’Hitler, mais Sawatzky neutralise son offensive en montrant que le jour de l’entrevue, Mme Kassler a payé l’addition à l’hôtel Adlon et, donc, que « [le] Bild a financé le Führer » (p. 285)!

Qu’une oeuvre comme Il est de retour ait remporté un aussi vif succès en Allemagne – au point de rester inscrit 90 semaines sur la liste des meilleures ventes, dont 20 au premier rang (Vermes, 2012, 2e de couv.) – est somme toute surprenant. Non pas parce qu’Hitler y est dépeint de façon satirique. En entrevue avec John Kelly, Vermes déclarait qu’il y a deux Hitler dans l’esprit des Allemands : le Hitler monstrueux et le Hitler amusant[12]. En ce sens, la parodie d’Hitler-Stromberg dans la télésérie Switch reloaded (diffusée sur la chaîne ProSieben, 2007-2012) est l’un des nombreux avatars comiques du Führer qui rendait « acceptable » pour les Allemands le roman de Vermes. Mais en portant attention au sous-texte d’Il est de retour, on peut se demander si le public allemand a bien pris acte de ce que lui racontait Vermes. Le romancier originaire de Nuremberg (un lieu significatif ici) n’emploie nulle part un ton alarmiste ou une approche moralisante, mais les conclusions auxquelles son livre nous invite font peur : si aucun nouvel Hitler n’a encore surgi dans l’Allemagne d’aujourd’hui, ce n’est pas parce que sa vision politique est indéfendable, mais parce que, pour le moment, nul n’a démontré suffisamment de… charisme. Ce n’est plus tant d’Hitler qu’il faut se méfier que de la population prête à le plébisciter spontanément et sans réfléchir. Vermes ne va peut-être pas jusqu’à inviter ses contemporains à un réexamen de la conscience collective, mais il met tout de même le doigt sur un écueil des temps présents : la banalisation du radicalisme.

Comment redevenir un monstre : Dolfi et Marilyn de François Saintonge

Le voyage dans le temps n’est pas l’unique moyen pour Hitler d’échapper à la mort si l’on en croit François Saintonge. Dans Dolfi et Marilyn, l’écrivain français imagine le monde en 2060, une époque singulièrement identique à la nôtre (comme Vermes, Saintonge n’approfondit pas le motif science-fictionnel sur lequel est fondé son récit), excepté sur un point[13] : « Le clonage est entré dans les moeurs. » (Saintonge, 2014, 4e de couv.) Sa législation tient en quelques clauses :

Il est interdit de cloner un vivant. La pratique du clonage de personnalités à des fins commerciales est elle-même scabreuse à tant d’égards! Le législateur ne s’est pas contenté de fixer à soixante-dix ans, comme pour les ouvrages de l’esprit, le délai après lequel un mort entre dans le domaine public et devient clonable. Il contrôle aussi les tirages et taxe lourdement ces produits au prix de revient déjà très élevé.

p. 64

Les clones sont donc des produits de luxe que se procurent des acheteurs fortunés pour usage domestique (avec tout ce que cela sous-entend). Dix ans sont nécessaires à la production d’un « clone adulte présentable » (p. 64-65), c’est-à-dire parvenu à la maturité désirée mais aussi « éduqué » de manière à se montrer docile et serviable auprès de ses acquéreurs.

Pratique commerciale licite, le clonage suscite inévitablement une activité clandestine, ce qui nous amène aux deux figures que Saintonge a mises au centre de son récit. « Dolfi » d’une part, surnom attribué à A.H.6 (le sixième clone d’Adolf Hitler), est un article prohibé. La loi interdit en effet le clonage de certaines personnalités historiques, dont ce « grand pestiféré de l’Histoire » (p. 30). « Marilyn » d’autre part, clone de l’iconique actrice américaine que l’on sait, ne subit guère d’interdiction de clonage. Celle qui passe parfois pour la plus belle femme de l’Histoire est même un article fortement en demande, d’où les nombreuses contrefaçons. La Marilyn Monroe que l’on suit dans le roman de Saintonge est un clone clandestin, qu’une série de circonstances rocambolesques transforme en nouvelle Eva Braun.

Rocambolesque : c’est bien le mot qui convient pour décrire le récit imaginé par Saintonge. Si le roman de Timur Vermes reposait sur une intrigue minimale, faite de réflexions anachroniques, de quiproquos et de rencontres cocasses, Dolfi et Marilyn est au contraire riche en rebondissements. Il s’agit à nouveau d’un récit au « je », mais qui ne nous fait pas entrer dans l’intimité d’Hitler. Le narrateur-héros se nomme Tycho Mercier. Professeur d’Histoire à la Sorbonne, il a pour spécialité la Seconde Guerre mondiale. Le projet de convertir sa thèse de doctorat en un ouvrage accessible au grand public l’occupe sans jamais aboutir; c’est l’indication (qui n’a rien d’anodin) que Mercier a davantage tendance à procrastiner qu’à agir. Son fils Bruno partage sa passion pour Clio. Aussi quand sa mère, Phoebe, l’ex-femme de Mercier, remporte pour lui le gros lot d’une tombola au supermarché, il est fou de joie. Le clone d’Hitler – que Bruno a tôt fait de surnommer « Dolfi » – est le compagnon parfait pour jouer aux jeux de guerre en ligne que le jeune garçon apprécie tant. Mercier, pour sa part, comprend que les ennuis ne font que commencer.

Chez Vermes, le comique naissait surtout du quiproquo. Chez Saintonge, il résulte d’imbroglios. Le narrateur se retrouve engagé dans « une situation à la fois ubuesque et kafkaïenne » (p. 119). Se sachant dans l’illégalité avec un clone d’Hitler chez lui, Mercier reconnaît qu’il doit s’en débarrasser. Puisque le responsable de l’opération tombola (que Mercier surnomme « le gavial ») refuse de reprendre le lot encombrant, Mercier doit se résoudre à chercher conseil auprès d’un ancien amant de sa femme, Ricardo Almanzor, fonctionnaire au ministère des Biotechnologies. Almanzor accepte de l’aider mais d’une bien étrange façon : il enfreint les règles du secret et le fait pénétrer dans un Centre de « Régulation » où l’on dispose des clones indésirables, tels M.P.4 (quatrième clone de Marcel Petiot[14]) et A.H.8 (huitième clone d’Hitler). Comme ça, Mercier saura dans quel guêpier le hasard l’a fourré. Situation « ubuesque et kafkaïenne », disais-je; cette description est incomplète. La suite du roman nous entraîne vers une machination tordue à la John Le Carré.

Pas besoin d’être un devin pour prédire qu’avec le clonage d’Hitler, les choses ne peuvent que mal tourner. C’est là que le roman de Saintonge rejoint celui de Vermes : en illustrant lui aussi les dangers de la décontextualisation. Certes, ce placide Dolfi que Mercier héberge chez lui pendant quelques mois n’a pratiquement rien en commun avec « le croque-mitaine mondial » (p. 71). Il correspond physiquement au Hitler de 1923, mais sans la moustache. Vêtu d’un « burlesque Lederhose » (p. 117) et doté d’un ridicule accent tudesque, il rend service à Mercier en taillant la haie et devient le camarade de jeu de son fils Bruno. Il s’émoustille quand on lui sert du chocolat ou de l’eau pétillante. Bref, il n’a rien d’un monstre :

Quant à lui, A.H.6 n’avait ni l’histoire personnelle ni la mémoire d’Hitler. Il n’avait déclaré la guerre à personne, il n’avait ordonné nul massacre. Comme la plupart de ses semblables, il n’était sans doute bon qu’à manier le balai ou le râteau et la pelle, à passer l’aspirateur et à battre les tapis… Il était innocent. Innocent! me répétai-je, accoutumé depuis toujours à associer ce regard bleu, cette mèche et la petite moustache absente à la notion de mal absolu.

p. 27-28

Mais comme le dit un proverbe allemand : « Les eaux calmes sont profondes. » Cette bonhomie apparente n’est pas une garantie contre la monstruosité foncière du personnage. Ainsi le décret interdisant le clonage de certaines personnalités historiques ne s’appuie pas uniquement sur des considérations éthiques. Il s’inspire aussi de cas où la malveillance de l’individu original a reflué, malgré tous les efforts des laborantins pour la réprimer. C’est pourquoi un « sous-homme » (p. 178), un minus habens (p. 181) comme Dolfi représente une menace à prendre très au sérieux. Des douze clones produits à partir de l’ADN d’Hitler, Dolfi, sixième du lot, est le dernier spécimen vivant si l’on excepte A.H.8, que le Centre de Régulation a mis hors d’état de nuire.

Chez Timur Vermes, Hitler, une fois catapulté en l’an 2011, ne peut compter que sur lui-même pour galvaniser à nouveau le peuple allemand. Aussi les personnages secondaires dans Il est de retour ont-ils surtout pour fonction de lui donner la réplique. Ils n’influent que modérément sur le cours de l’action. Il en va tout autrement dans le roman de François Saintonge. Dans Dolfi et Marilyn, les personnages secondaires exercent un rôle déterminant sur la progression du récit. Outre ceux dont il a déjà été question, je retiens deux figures antithétiques qui viennent marquer un effort de recontextualisation que l’on ne trouvait pas, ou à peine, dans Il est de retour.

Le premier est le docteur Samuel Grinstein; un juif, comme son nom l’indique. Il est le médecin traitant Bassompierre, le voisin de Mercier à qui appartient le clone clandestin de Marilyn Monroe. Son entrée dans l’histoire provoque d’abord quelques situations embarrassantes et comiques. Grinstein est tout de suite intrigué par Dolfi, dont la tête lui rappelle quelqu’un. Mercier tente maladroitement d’étouffer ses soupçons. Mais inquisiteur, Grinstein s’incruste. Il finit par convaincre Mercier de lui laisser examiner Dolfi. La scène est mémorable (p. 175-176), puisque les rôles sont inversés : le clone d’Hitler subit un examen médical qui rappelle ceux que les nazis infligeaient aux juifs. Or le docteur Grinstein ne sert pas qu’à générer des malaises. Il aide Mercier à retracer Dolfi et Marilyn lorsque ceux-ci sont contraints de partir en cavale. Il permet à Saintonge (et c’est selon moi sa fonction la plus significative) de thématiser la question juive mieux que ne l’avait fait Vermes, qui l’avait pour ainsi dire évacuée : « Les juifs ne sont pas un sujet de plaisanterie. » (Vermes, 2015, p. 251) L’existence même de Dolfi place Grinstein devant un douloureux dilemme moral : devra-t-il, par considération envers les souffrances infligées au peuple juif, éliminer ce monstre en puissance ou, par humanisme, admettre son innocence et tolérer sa scandaleuse apparition?

Aux antipodes du docteur Grinstein, le milliardaire Reinhardt Gentschel, 130 ans, représente le suppôt du Hitler originel, qui rêve de réimplanter le IIIe Reich en plein XXIe siècle. Dans un dénouement digne d’un James Bond futuriste, Saintonge entraîne le lecteur à la principauté de Schliffkopf, en Forêt-Noire, lieu choisi par le vieux mégalomane nazi pour accueillir le retour du Chancelier Hitler. L’importance de Gentschel dans la progression du récit saute aux yeux : il est l’archétype du vilain que le lecteur occidental a l’habitude de rencontrer dans la fiction populaire depuis Dumas. Mais, en tant qu’antithèse du docteur Grinstein, il remplit aussi une autre fonction : celle de catalyser le retour d’Hitler. En ce sens, la prémisse sur laquelle s’est appuyé Saintonge dans Dolfi et Marilyn est plus inquiétante que celle retenue par Vermes dans Il est de retour : un clone d’Hitler est mille fois plus redoutable qu’un Hitler chrononaute puisque sa remontée en puissance ne dépend plus de son seul charisme mais de toute une logistique. Hitler, chez François Saintonge, n’est plus seul. Et c’est là le drame.

Humour et décontextualisation

Le fait de représenter Hitler ou le nazisme sur un mode comique peut paraître frivole et inconsidéré. Or souvent, il n’en est rien : ce type d’humour remplit des fonctions bien précises. J’en ai déjà évoqué une au début de mon étude en mentionnant Chaplin, inoubliable dans la peau du dictateur Adenoid Hynkel. « Hitler must be laughed at », écrivait Chaplin en 1964. « I was determined to ridicule [the Nazis’] mystic bilge about a pure-blooded race. As though such a thing ever existed outside of the Australian Aborigenes! » (p. 392-393) Humour de propagande si l’on veut : Chaplin dénonçait Hitler par l’absurde. Joseph Klatzmann, dans son essai sur L’humour juif, identifie une autre fonction que j’appellerais l’humour de résilience. On le retrouve lui aussi pendant la guerre mais chez les Juifs victimes de persécution. Klatzmann fournit l’exemple suivant :

Deux amis se rencontrent. L’un dit à l’autre : « J’ai pour toi une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle. » « Commence par la bonne nouvelle. » « La voici : Hitler est mort. La mauvaise nouvelle : ce n’est pas vrai. »

Klatzmann, 2002, p. 43-44

Ces deux types d’humour – de propagande et de résilience – furent surtout possibles « à une époque où l’on n’imaginait pas jusqu’où irait l’horreur » (Klatzmann, 2002, p. 43). Dans son autobiographie, Chaplin explique d’ailleurs qu’il n’aurait pas pu réaliser The Great Dictator s’il avait eu vent des horreurs perpétrées dans les camps de concentration : « I could not have made fun of the homicidal insanity of the Nazis. » (Chaplin, 1964, p. 392).

Soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, à une époque où de nombreux paramètres viennent considérablement complexifier le problème – montée de l’extrême-droite en Europe (le 24 avril 2016, le candidat du parti FPÖ en Autriche, Norbert Hofer, a dominé le premier tour des élections présidentielles), crise financière en Europe et agitation eurosceptique, crise de l’immigration sous le coup de l’exode syrien, disparition de témoins directs de la Shoah (décès récents d’Imre Kertész, de Martin Gray et d’Elie Wiesel), persistance des procédures contre les bourreaux nazis (procès et condamnation en 2015 d’Oskar Gröning, le « comptable SS », 94 ans), évolution générale du regard promené sur Hitler (on cherche depuis quelques années à « l’humaniser », à percevoir l’homme derrière le monstre – témoin, le film Der Untergang (La chute) d’Oliver Hirschbiegel en 2004, où Bruno Ganz fait d’Hitler un héros tragique)… Dans ce contexte, la représentation comique d’Hitler nous force à nous interroger sur les limites de l’humour.

Il est de retour et Dolfi et Marilyn sont deux romans désopilants. Ils proposent une décontextualisation insolite d’Hitler. Je n’ai pas relevé tous les éléments comiques dont ils sont truffés : au lecteur d’apprécier l’esprit inventif dont font preuve Timur Vermes et François Saintonge. Anachronismes, quiproquos, imbroglios, absurdités – les deux romanciers jouent sur plusieurs tableaux. Mais on ne rit pas innocemment de ou avec Hitler. La frivolité n’est pas possible. Les déclinaisons comiques du Führer, qui pullulent dans la culture populaire et sur Internet, sont forcément les indices de quelque chose d’autre. Timur Vermes et François Saintonge nous ont laissé deux oeuvres qui donnent largement à penser. Sur les dangers de la décontextualisation, ainsi que je l’ai expliqué, mais aussi sur la troublante question : « Où va le monde? » Comme l’a dit Éric-Emmanuel Schmitt : « Hitler est une vérité cachée au fond de nous-mêmes qui peut toujours resurgir. » (2001, p. 503) Qu’on se le tienne pour dit.