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Parmi les nombreuses représentations iconographiques de la mort, l’une des plus connues est sans doute celle de la Grande Faucheuse (Grim Reaper). Cette figuration a influencé les thèmes littéraires et les scénarios filmiques et télévisuels, de façons diverses : en insistant sur la dimension tragique de la mort, qu’elle symbolise, ou au contraire, en subvertissant cette image pour la situer dans un registre humoristique, encore peu exploré. Dans cet article, après avoir présenté l’évolution de cette allégorie dans la peinture, le cinéma, les séries et la bande dessinée, nous nous attacherons à analyser sa facette humoristique à partir d’exemples tirés d’un film, de dessins animés, de bandes dessinées et des dessins humoristiques disponibles sur Internet. Cette recension permettra d’illustrer la diversité des stratégies humoristiques qui se retrouvent dans les créations contemporaines s’appuyant sur cette image.

La Grande Faucheuse : représentations dramatiques

La mort personnifiée, la faucheuse des âmes, déjà esquissée dans le texte de l’Apocalypse de Jean, serait apparue en tant que représentation picturale, selon les historiens de l’art, vers la fin du 14e siècle en Italie. Dépeinte le plus souvent dans les représentations classiques sous la forme d’un squelette quelquefois vêtu d’un vêtement noir ou blanc, avec une capuche recouvrant en partie ou en totalité son visage, portant une faux ou bien un arc et des flèches, elle sert de motif important dans les oeuvres d’artistes italiens, français ou allemands. Peinte sur l’un des murs du Campo Santo de Pise, la fresque intitulée le Triomphe de la Mort met en scène plusieurs groupes de personnages : jeunes aristocrates occupés à leurs loisirs, personnes âgées ou souffrant d’infirmités, mendiants. La mort, une représentation féminine ailée, aux cheveux blancs et habillée d’une robe de la même couleur, tient une faux placée au-dessus du groupe de jeunes. Dédaignant les plus affligés, elle illustre l’arbitraire de la mort au moment où l’Europe est confrontée à l’épidémie de la Peste Noire qui a effectué des coupes sombres dans la population, provoquant des réactions de peur et de désespoir. Dans une oeuvre aussi intitulée le Triomphe de la Mort, influencée par le texte de l’Apocalypse et peinte par Pieter Brueghel l’Ancien en 1562, la figure de la mort, squelettique, située au centre du tableau est montée sur un cheval décharné. Munie d’une faux, elle pousse vers un bâtiment en bois marqué d’une croix, une foule désordonnée de personnages encadrés par des soldats. La prégnance de ces images est renforcée par les discours de l’Église sur les affres qui attendent les pêcheurs promis à l’enfer et au purgatoire.

Si le recours à cette allégorie s’atténue entre le 17e et le 20e siècle, elle continue à inspirer des oeuvres de la période romantique. Une gravure de Gustave Doré, datée de 1865, représente l’un des cavaliers de l’Apocalypse décrits par Saint Jean, monté sur un cheval à la longue crinière et aux jambes allongées, le visage découvert. Enserré dans un vêtement aux multiples plis, il abaisse une faux montée sur une longue hampe. Le jeu de lumière met en contraste le cavalier et sa monture avec en arrière plan des figures plus pâles où l’on distingue des personnages, des démons et des dragons aux ailes déployées. Ce thème est repris à la fin du 19e siècle en Allemagne dans une peinture de Hans Thoma. Un jeune couple nouvellement marié est protégé par un cupidon dont la flèche vise la tête squelettique de la Grande Faucheuse, tenant dans sa main gauche une faux dressée, une composition qui reflète la victoire de l’amour sur la mort. Inspirée par la mort de sa mère, une peinture de Gustave Klimt, datant de 1911 puis reprise en 1915, réinterprète ce motif (Hornick, 2013). La figure, vêtue de vêtements sombres décorés de croix, tient un gourdin et observe un groupe intergénérationnel, des grands-parents aux petits-enfants entrelacés, symbolisant la continuité de la vie.

Les représentations de la Grande Faucheuse constituent aussi un thème important dans la culture gothique et fantastique contemporaine dans les affiches, les peintures, les t-shirts, les tatouages et les figurines disponibles sur les sites Internet[1].

Plusieurs films et émissions reprennent cette allégorie (Hansen, 2014). C’est le cas du célèbre film de Bergman, Le Septième Sceau, sorti en 1957, où un chevalier revenu des croisades entreprend une partie d’échecs avec la Grande Faucheuse pour échapper à la mort, s’interrogeant sur le sens de la vie dans un contexte marqué par l’épidémie de la peste et les peurs eschatologiques nourries par les discours religieux :

Dieu nous envoie sa malédiction. Nous allons tous mourir de peste noire! Vous tous, stupide troupeau, et vous qui vous pâmez de fatuité replète. Cela est peut-être votre heure dernière. La Mort est là dans votre dos. Je vois son crâne luire au soleil. Sa faux brille au-dessus de vos têtes. Qui sera le premier?

Les films ultérieurs reprennent cette figure selon des modalités scéniques diverses, soit en conservant les caractéristiques traditionnelles de la Grande Faucheuse (par exemple, Last Action Hero, 1993; Grim Reaper, 2007), soit en modifiant certains de ses aspects pour amplifier la dimension du fantastique et de l’horreur (par exemple, The Masque of the Red Death, 1964; Bill and Ted’s Bogus Journey, 1991; Cemetery Man, 1994; The Frighteners, 1996; Trick ’r Treat, 2007; Hellboy II: The Golden Army, 2008). Elle est aussi modernisée pour éliminer tous les symboles qui lui sont directement rattachés et la présenter sous une apparence plus anodine, sans renoncer cependant à sa fonction principale (par exemple, Deconstructing Harry, 1997; Meet Joe Black, 1998).

La création télévisuelle reprend certaines de ces stratégies en modernisant l’allégorie dans des épisodes de plusieurs séries (par exemple Nothing in the Dark, 1962, dans TheTwilight Zone; Supernatural, 2005-; Reaper, 2007-2009; Dead Like Me, 2003-2004) et la représentant sous les traits d’une femme (American Horror Story: Asylum, 2012-2013). Dans la bande dessinée, ce motif est aussi utilisé et on le retrouve dans des albums français (La grande faucheuse, 1990) et américains (The Sculptor, 2015).

Parallèlement à ces courants où la Grande Faucheuse est imaginée et représentée dans des contextes dramatiques, cette allégorie est aussi utilisée de façon humoristique dans les créations artistiques francophones et anglophones, du cinéma aux dessins disponibles sur Internet) que nous analyserons après avoir d’abord situé quelques éléments théoriques et empiriques sur les rapports entre l’humour et la mort.

L’humour et la mort : perspectives théoriques

L’humour, qui aurait « moins pour objet de provoquer le rire que de suggérer une réflexion originale ou enjouée. L’humour fait sourire plus souvent qu’il ne fait rire » (Elgozy, 1979, p. 14), a donné lieu à plusieurs travaux dans le domaine théorique (Bouquet et Riffault, 2010), historique (Carrell, 2008), sociologique (Kuipers, 2008), psychologique (Martin, 2007) pour en expliciter les dimensions socioculturelles et psychologiques. Parmi les théories de l’humour, nous retiendrons, à l’instar de Vivona (2013), celles qui nous semblent plus intéressantes quant à leurs relations avec le champ de la mort. Selon des théoriciens, l’origine du rire associé à l’humour dériverait des situations d’incongruité (Carrell, 2008; Lynch, 2002) liées à la juxtaposition entre des éléments attendus et inattendus, comme c’est le cas des blagues dont la chute est imprévisible. L’expression de formes de supériorité ou d’hostilité à l’égard des membres d’un groupe ou d’un individu, dans les blagues à contenu ethnique ou sexiste (Carrell, 2008; Martin, 2007) constituerait l’une des assises essentielles de l’humour dont la fonction principale serait de désamorcer les tensions (Martin, 2007; Ritz, 1996). Kuipers (2008) insiste sur les dimensions de la transgression des barrières sociales qui sont liées à l’humour et cette fonction serait particulièrement importante dans les contextes touchant la mort, l’humour servant à la dédramatiser et à en atténuer les retombées affligeantes. Cette fonction est déjà présente dans la Grèce ancienne, ce que montre l’analyse d’épitaphes et d’épigrammes (Stevanovic, 2007), un traitement que l’on retrouve aussi dans les épigrammes funéraires collectés dans d’anciens cimetières des États-Unis (Ovies, 2006). L’ouvrage collectif de Narváez (2003) présente un tour d’horizon des rapports entre l’humour et la mort dans le folklore et la culture populaire dans différents contextes (entre autres, désastres médiatisés, suites du 11 septembre 2001, veillées funéraires en Irlande et à Terre-Neuve, épitaphes américaines, Jour des morts au Mexique, etc.), pour montrer les variations culturelles et les modalités des articulations entre ces deux champs. Le recours à l’humour, comme mécanisme de défense ou comme modalité agressive, se retrouve même dans des conditions extrêmes où la mort est omniprésente, comme ce fût le cas dans la Shoah (Ostrower, 2004). Les enquêteurs policiers, confrontés à des scènes de crime génératrices de stress intenses liés aux répercussions des assassinats sur l’entourage des personnes disparues – ainsi que sur leur propre bien-être –, ont aussi recours à des stratégies humoristiques pour atténuer ces impacts (Vivona, 2013). Sans être exhaustifs, ces exemples mettent en évidence la diversité des formes d’expression des rapports entre l’humour et la mort et de ses fonctions. Dans la perspective ouverte par ces travaux, nous analyserons les modalités humoristiques associées à la figure de la Grande Faucheuse dans des oeuvres contemporaines.

Méthodologie

Le choix du corpus à analyser s’est porté sur quatre types de matériaux qui illustrent à la fois l’usage de cette allégorie et ses variations humoristiques et culturelles. Dans le champ cinématographique, nous avons retenu l’un des sketches du film britannique The Meaning of Life (1983) de Monty Python. Intitulé Death, ce sketch, dans sa forme filmique[2] et comme texte[3], est accessible en ligne. Dans le champ de la bande dessinée française, nous avons analysé les trois premiers volumes[4] de la série de Davy Mourier, intitulée La Petite Mort, disponibles au moment de cette recherche et qui mettent en scène la vie quotidienne d’un petit faucheur et son itinéraire biographique, un matériau reflétant un vaste registre de modalités humoristiques. En dernier lieu, nous avons sélectionné des dessins humoristiques en anglais recourant au thème de la Grande Faucheuse et disponibles sur Internet. Ce choix a été établi à partir de l’utilisation de mots clefs (humor, Grim Reaper, cartoons) dans le moteur de recherche Google Images. Sans constituer un échantillon représentatif, cet ensemble illustre certaines des situations auxquelles sont confrontés ces personnages et met en évidence le registre des stratégies de traitement humoristique utilisées. Ces dessins se retrouvent sur des sites qui compilent ce type de matériau, généralement par thématique. L’analyse de contenu de ce matériau s’est concentrée sur la figure du personnage, la situation et le texte accompagnateur qui révèlent les stratégies de traitement humoristique dominantes selon les modalités répertoriées dans la littérature théorique et empirique.

Analyse

Le traitement humoristique de la Grande Faucheuse au cinéma : Death, The Meaning of Life

Death, sketch du film TheMeaning of Life des Monty Python sorti en salle en 1983, met en scène le personnage de la Grande Faucheuse, présenté dans son accoutrement classique, longue robe et capuche, cachant le corps et le visage squelettiques, portant la faux emblématique. Elle frappe à la porte d’une maison de campagne, accueillie poliment par ses propriétaires. Son allure, sa voix sépulcrale et le rappel de la mort ne suscitent pas de vives réactions, mais plutôt une indifférence polie, comme le montre le dialogue des débuts où le quiproquo et l’incompréhension dominent, la mention de la faucheuse étant comprise dans son acception première, son lien au monde de l’agriculture.

Grande Faucheuse: Je suis la Grande Faucheuse[5]
Geoffrey : Qui?
Grande Faucheuse: La Grande Faucheuse
Geoffrey : Oui, je vois.
Grande Faucheuse: Je suis la mort.
Geoffrey : Oui, eh bien, c’est que nous avons quelques personnes des États-Unis à dîner ce soir, et…
Angela : Qui est-ce, mon chéri?
Geoffrey : C’est un « Monsieur la Mort » ou quelque chose comme ça. Il est venu pour le moissonnage? Je ne pense pas que nous en ayons besoin à l'heure actuelle.

L’incongruité de la situation se prolonge par la suite. Invité à participer au dîner, il est présenté aux convives d’origine américaine comme un moissonneur. S’ensuit une discussion entre la Grande Faucheuse et les invités qui ne comprennent ni sa présence ni sa fonction et argumentent avec elle. Celle-ci finit par critiquer leur nationalité et leur annonce qu’ils vont mourir, une nouvelle qui les offusque tant elle est peu conforme aux règles de politesse et d’hospitalité :

Howard : Ainsi, vous moissonnez encore dans les environs, Mr. La Mort?
Grande Faucheuse: Je suis la Grande Faucheuse.
Geoffrey : C'est tout ce qu'il dit.
[…]
Geoffrey : Voici votre boisson, Mr. La Mort.
Grande Faucheuse: Je ne suis pas de ce monde.
Geoffrey : Mon Dieu.
Grande Faucheuse: Je suis la mort.
Debbie : Et bien, n’est-ce pas extraordinaire? Nous étions justement en train de parler de la mort, il y a cinq minutes.
Grande Faucheuse: Vous ne comprenez pas.
[…]
Howard : Laissez-moi juste vous dire quelque chose, monsieur la mort
[…]
Grande Faucheuse : Silence! Je suis venu vous chercher.
Angela : Vous voulez dire!
Grande Faucheuse: Vous emmener. C’est mon objectif, je suis la mort.
Geoffrey : Eh bien, ça gâche pas mal notre soirée, n’est-ce pas?
[…]
Grande Faucheuse: Taisez-vous! Taisez-vous! Vous les Américains, vous parlez toujours. Vous les Américains, vous parlez, vous parlez et vous dites… Laissez-moi vous dire quelque chose et je voudrais juste vous dire : « Bien, vous êtes morts, maintenant. Aussi, taisez-vous! »
Howard : Morts?
Grande Faucheuse: Morts!
Angela : Nous tous??
Grande Faucheuse: Vous tous!
Geoffrey : […] Vous débarquez ici, sans être vraiment invité, vous cassez les verres et vous annoncez très nonchalamment que nous sommes tous morts. Et bien, je voudrais vous rappeler que vous êtes un invité dans cette maison!

Elle leur apprend que leur décès est dû à un empoisonnement alimentaire suite à l’ingestion d’une mousse de saumon avariée. Le sketch finit sur une scène ou les protagonistes suivent en voiture la Grande Faucheuse pour leur voyage vers l’au-delà.

Les scènes et le dialogue illustrent bien l’incongruité de la situation, le décalage entre le sérieux de la Grande Faucheuse et l’accueil plein de jovialité des invités. Ceux-ci essaient de situer cet étrange personnage qui leur annonce leur mort sans susciter des réactions d’horreur ou de peur, la réduisant à un fait divers banal qui s’achève sur une promenade tranquille. L’agressivité à l’encontre des invités américains constitue une stratégie humoristique secondaire à relever. Les formes humoristiques privilégiées dans le sketch utilisent plusieurs des modalités relevées par Ross (1998) dans son livre sur le langage de l’humour, comme le « jeu de mots, l’ambiguïté, le bris des tabous, […] la sottise (nonsense) ou l’absurde » (p. 4) ce qui rejoint la définition de « pythonesque », un qualificatif introduit dans le vocabulaire anglais suite aux films de Monty Python, pour désigner « [une] situation, un événement, une réalisation ou un produit fini […] ridiculement idiots, iconoclastes, verbalement ou visuellement vulgaires, au rythme rapide, ou quand une chose réalisée, suite à une intervention humaine, défie toute logique[6] » (Larsen, 2003, p.19), ce qui est clairement le cas de ce sketch qui désamorce le tragique de la mort pour lui substituer une perspective excentrique et loufoque.

Le traitement humoristique de la Grande Faucheuse dans la BD : La Petite Mort

Dans ses BD[7], Davy Mourier met en images et en textes la vie intime de la Petite Mort qui grandit dans une famille de faucheurs et faucheuses. Il décrit sa socialisation de l’enfance à l’âge adulte, ses relations avec son entourage et les péripéties qui marquent son existence. Les figures familiales sont représentées sous la forme de personnages habillés d’un vêtement noir avec une capuche, laissant entrevoir un visage squelettique blanc, avec ou sans lunettes, la faux habituelle n’apparaissant que dans certaines planches.

La Petite Mort est un garçon qui se pose la question de la façon dont se détermine l’identité de genre dans son milieu. Comme les faucheurs n’ont pas de sexe à la naissance, leur genre est déterminé par leurs préférences qui obéissent à des normes stéréotypées que sa mère définit ainsi : « Facile, si tu développes un goût pour la cuisine, tu es une femme et si tu développes un goût pour la mort, tu es un homme » (volume 1, p. 67).

Parmi la diversité des thèmes abordés dans ces albums, nous explorerons, en premier lieu, celui de l’apprentissage du métier de faucheur qui occupe une place importante dans le premier volume. Les principes de la formation s’appuient en premier lieu sur un élément philosophique, d’abord l’éradication de l’imaginaire avant celle des humains. Ainsi pour son premier « cours de fauche », la Petite Mort tout excitée demande à son père dans quelle zone de guerre ils se rendront : Kenya? Afghanistan? Bande de Gaza? pour se faire répondre que « Normalement tout être humain perd l’innocence avant de perdre la vie. Il est donc plus facile de tuer l’imaginaire que de tuer un être humain. Ton entraînement va donc commencer par les personnages fictifs » (volume 1, p. 14). Le père félicite son fils pour l’acquisition de cette compétence et lui enjoint de continuer à la pratiquer en « allant faucher les héros des romans, de dessins animés ou de jeux vidéo. Bientôt tu pourras faucher les âmes » (volume 1, p. 17). Très fiers, ses parents lui décernent le B.F.I. (brevet de fauche de l’imaginaire) et son père l’invite à passer une autre étape celle de « la fauche accompagnée » (volume 1, p. 23), comme s’il était un conducteur en formation. Sous la direction de son père, le jeune garçon fait la première expérience de « couper le fil [avec une faux] qui retient à la vie » l’un des premiers astronautes, Buzz Aldrin, qui agonise sur la lune (volume 1, p. 34), une mise en scène qui rejoint les perspectives « pythonesques ». Ce recours à l’absurde se retrouve dans plusieurs planches qui mettent aussi en évidence les sentiments contradictoires, compassion et cruauté, qui animent le personnage. Par exemple, la Petite Mort reçoit un pourriel provenant d’une femme vivant en Afrique qui se prétend en phase terminale et est prête à léguer sa fortune. Pleine de compassion, munie de sa faux, elle se précipite à son chevet, prêt à alléger la souffrance de la rédactrice, pour s’apercevoir qu’il s’agit d’un homme qui emprunte une fausse identité sur Internet pour commettre une arnaque auprès de personnes naïves (volume 1, p. 42). À l’inverse, la Petite Mort, devenue plus autonome, conseille à un malade atteint du cancer de courir pour sauver sa vie pendant qu’elle compte jusqu’à 10. Mais elle ignore les chiffres de 2 à 10 et le tue, s’excusant de son acte sous prétexte qu’elle ne sait pas encore bien compter (volume 1, p. 74)! Affectée par les sentiments comme l’ennui, la Petite Mort est invitée par sa mère à aller faucher des personnes appartenant à des groupes vulnérables comme des vieux (volume 1, p. 7) ou des SDF (volume 1, p. 50), mais aussi des couples d’amoureux le jour de la Saint-Valentin (volume 1, p. 73), des suggestions que le jeune faucheur n’apprécie pas tant ces tâches sont répétitives.

L’ambivalence face à la reconnaissance de sa puissance mortifère est aussi mise en évidence. En butte aux sarcasmes et aux moqueries de ses petits camarades d’école où il a du mal à se faire accepter à cause de son apparence et des objets qu’il transporte comme son cartable à la marque féminine, il les prévient qu’il les tuera tous (volume 1, p. 8). Comme cadeau de Noël, il demande un super tsunami, qui semble être un jeu vidéo car, dit-il, « On peut ainsi tuer des personnages en plus ». Suite à ce voeu, son père lui fait cette réflexion : « Ah vous les jeunes, il vous en faut toujours plus! Moi, dans mon enfance, à Noël on se contentait d’une bonne guerre » (volume 1, p. 46), recourant ainsi à une forme d’humour noir particulièrement grinçant. Dans d’autres planches, par contre, la Petite Mort est réticente à recourir à son pouvoir. Elle ne peut se résoudre à établir des relations d’amitié avec des garçons qu’elle fréquente à l’école, car elle ne veut pas mélanger travail et amitié (volume 1, p. 19 et p. 39) puisqu’elle devra les faire mourir un jour ou l’autre. Elle finit par s’attacher à Ludovic, un petit garçon victime de violence de la part de son père adoptif et gravement malade, pour qui elle prête à tuer une personne âgée à sa place, sacrifiant en fin de compte son chat pour l’épargner. Par la suite, la Petite Mort, découvrant les affres de la jalousie, entre en compétition avec Ludovic car ils tombent amoureux d’une même jeune fille, ils resteront amis jusqu’à la mort de Ludovic, si gravement malade que la Petite Mort sera obligée de le faucher. L’amour reste un enjeu problématique, en particulier dans le troisième volume où la Petite Mort réussit à établir une relation de couple et à avoir un enfant, non sans affronter des conflits qui se résoudront après un long cheminement réflexif de la Faucheuse qui finit par comprendre la profondeur de sa relation avec sa conjointe : « Je n’ai rien compris à ce qu’était la mort. Mais je sais que la vie c’est vieillir avec toi au milieu des fleurs » (tome 3, p. 87).

Les fleurs jouent d’ailleurs un rôle significatif dans la vie de la Petite Mort et ce thème revient dans chacun des volumes. En classe, interrogé sur le métier qu’il fera une fois grand, il déclare qu’il deviendra fleuriste et jure qu’il conjuguera les deux occupations de faucheur et de fleuriste, à ses yeux compatibles puisque les fleurs servent aussi à orner les tombes (volume 1, p. 8, 69). Il espère ainsi travailler dans une boutique de fleurs (volume 2, p. 53), les achète (volume 2, p. 81) et les cultive dans ses moments de loisir (volume 3, p. 52).

Le lexique thanatologique est aussi mis à contribution pour en détourner le sens et jouer sur les mots. Par exemple, la marque du cartable scolaire de la Petite Mort, « Hello Kittu », joue sur l’assonance entre « Kitty », le prénom original du personnage japonais féminin, et « qui tue » pour réaffirmer la fonction essentielle de la Faucheuse (volume 1, p. 8). Son père annonce que la « mort est fauchée » pour signifier qu’il n’a pas d’argent (volume 1, p. 77), alors qu’un des amis de son fils, devant une penderie fermée, se demande s’il y a un « squelette dans un placard » (volume 2, p. 14). Son grand-père déclare : « Je suis mort de rire », ce qui provoque la perplexité de la Petite Mort qui se demande : « Comment ça, mort? On ne peut pas mourir, on est la mort… » (volume 2, p. 28).

D’autres glissements sémantiques sont à noter comme ceux de « gai furoncle » pour gai larron ou de mortuus operandi au lieu de modus operandi (volume 2, p. 28) et au lieu de parler d’impôt sur le revenu, l’un des personnages fait mention d’un « impôt sur le revenant » (volume 3, p. 21).

De rares occurrences d’humour scatologique sont aussi présentes dans ce corpus. Dans l’une des planches, le père utilise l’expression de trompettes de la mort pour signaler l’émission d’un pet sonore (indiqué par l’usage de l’onomatopée Prout, rédigée en gros caractères) et malodorant (suggéré par un nuage vert) (volume 1, p. 69). Dans une autre page, lorsque l’enfant demande à sa mère si elle lui a acheté du « caca cola », celle-ci lui répond qu’elle lui a rapporté du « pipi cola », ce qui suscite la colère de l’enfant qui, fâché, lui crie qu’il préfère le caca au pipi (volume 2, p. 73).

Ces albums présentent donc une vaste palette de situations et de réflexions sur le statut, les dilemmes existentiels, les difficultés du métier de Faucheur et ses incongruités, des thèmes qui se retrouvent aussi dans les dessins humoristiques disponibles sur Internet.

Le traitement de la Grande Faucheuse dans les dessins humoristiques sur Internet

Contrairement aux bandes dessinées qui permettent le développement d’un scénario, le dessin humoristique ne comprend qu’une case, ce qui exige le déploiement de compétences artistiques pour pouvoir, avec une économie de moyens (personnage, courts textes percutants, symbolisme), transmettre un message susceptible de provoquer le rire ou le sourire, qui semble reposer essentiellement sur le recours à l’incongruité (Shahaf, Horvitz et Mankoff, 2015). Ce traitement est clairement présent dans les dessins collectés sur Internet et mettant en scène la Grande Faucheuse. Un premier thème que l’on peut dégager dans ce corpus porte sur les relations de ces personnages avec leur entourage familial et les modalités de leur socialisation, un motif, comme on l’a vu, dominant dans la bande dessinée de La Petite Mort. Les images utilisent le plus souvent les symboles de la faux et recourent au lexique lié aux références au vivant pour mettre en évidence les incongruités de la situation.

Dans un dessin[8], le père admoneste son enfant qui est par terre pour sa maladresse dans la manipulation de la faux, ce qui l’a fait chuter, en lui disant : « Combien de fois t’ai-je dit de ne pas courir avec des faux? » La crise liée à l’adolescence d’un Faucheur est aussi soulignée[9], le père exprimant sa colère envers son enfant attablé qui se verse des céréales provenant d’une boîte où le mot « Vie » apparait en gros caractères, tandis que la mère tente de le calmer en lui faisant remarquer que « Junior est seulement en train de passer par un stade de rébellion[10]. » L’apprentissage du métier, qui s’accompagne d’étapes et d’erreurs, est mis en scène. On voit ainsi une Faucheuse portant une casquette avec la mention « En formation » qui observe une boîte sur laquelle figurent les mots « Cultures vivantes Live cultures », alors qu’une seconde Faucheuse l’informe de la stratégie d’initiation au métier : « Nous commencerons avec toi lentement. » Dans une seconde image[11], deux Faucheuses contemplent un cadavre sur un lit qui a une faux couverte de sang plantée dans sa poitrine. La plus âgée des Faucheuses fait remarquer à sa cadette : « En réalité, fiston, la faux n’est qu’un symbole, mais j’apprécie ton initiative. »

Dans un autre dessin, le personnage est présenté muni des éléments symboliques habituels, mais vêtu d’une robe à fleurs roses qui le rend ridicule[12]. Sa mère, très protectrice, lui prodigue des compliments sur son apparence (« Tu as l’air si belle dans ta nouvelle robe! ») ainsi que des conseils incongrus pour améliorer son maintien et éviter des problèmes de santé : « Une plus petite faux ne serait-elle pas moins lourde? Change d’épaule de temps en temps, sinon tu vas attraper un mal de tête. Mets des chaussures; tu vas attraper la mort! »

D’autres dessins se penchent sur les adaptations technologiques nécessaires à la modernisation du métier de Grande Faucheuse. Dans l’un d’entre eux[13], la Faucheuse, dans un bar, confie à son voisin que la faux est maintenant obsolète, remplacée par une machine plus performante : « La faux?... Oh, elle a disparu il y a des années. J’ai une nouvelle moissonneuse-batteuse dans le stationnement. » La modernisation des équipements passe aussi par l’accès aux ressources offertes par Internet, sites ou réseaux sociaux, qui modifient la conduite professionnelle et les stratégies de communication. On trouve aussi un dessin où la Faucheuse[14] prévient un homme que « C’est juste une visite préliminaire. Mon site Internet Faucheuse.com vous transmettra des détails ultérieurement ». Dans un autre dessin[15], la Faucheuse annonce qu’elle prolongera la vie de sa victime en échange d’une appréciation positive sur un réseau social : « Marché conclu! Je vous offre une autre année si vous “m’aimez” sur Facebook. »

Les effets psychologiques du métier de Grande Faucheuse sont aussi évoqués, soit positivement, soit négativement. Dans l’un des dessins, elle déclare que ce travail lui procure le « sentiment d’être plein[e] de vie[16] », mais l’épuisement professionnel et la dépression guettent aussi comme le suggère un dessin où une femme constate l’air abattu de la Grande Faucheuse et lui fait remarquer : « Je pense que votre travail vous épuise, mon coeur. Vous aviez l’habitude d’être une faucheuse si joviale. » S’ajoutent aussi l’insomnie[17], avec le comptage des moutons squelettiques pour y remédier, et le manque d’affection[18]. La Grande Faucheuse est ainsi amenée à consulter des professionnels de la santé. Dans l’un des dessins, un psychanalyste l’interroge : « Explorons le sentiment que vous avez que les gens veulent vous duper[19] », tandis que dans un autre, un médecin effectue un examen inutile aux rayons X, compte tenu de l’état squelettique de la Grande Faucheuse[20]. Comme dans tout système professionnel, l’estimation de la performance devient une obligation, ce qu’indique un dessin où elle demande aux anges gardiens du paradis de remplir son questionnaire d’évaluation[21]. Et si elle peut prendre des vacances, ses choix des lieux de séjour restent marqués par ses préoccupations professionnelles, devenues obsessionnelles, comme la Vallée de la mort[22] ou Venise[23] – un clin d’oeil au roman Mort à Venise de Thomas Mann.

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La figure de la Grande Faucheuse a joué un rôle significatif dans la personnification et les représentations de la mort, en insistant sur sa dimension tragique dans les arts les productions cinématographiques et télévisuelles contemporaines. Parallèlement, on assiste aussi à un phénomène inverse où la valence thanatologique s’estompe pour devenir l’une des figures du répertoire utilisées à des fins humoristiques dans la culture populaire, le cinéma, les bandes dessinées et les dessins disponibles sur Internet. Ce matériau iconographique fait appel, comme c’est le cas pour d’autres thématiques (maladie, vieillissement, guerre, etc.; voir par exemple, Pourrain et al., 2007) à un traitement de l’humour qui reprend les stratégies majeures dégagées dans ce domaine : incongruités, hostilité, quiproquos, jeux de mots, humour absurde, ce qui désamorce les affects anxiogènes. Cette dédramatisation passe par la mise en scène de la Grande Faucheuse empêtrée, tout comme les vivants, dans les préoccupations du quotidien. À la figure énigmatique, stéréotypée et peu loquace des débuts, se substitue une diversité de personnages mis en scène dans des contextes qui illustrent les dilemmes et les ambivalences qui accompagnent leur socialisation et leur rôle professionnel. Cette analyse exploratoire pourrait être amplifiée en augmentant le corpus des films, des bandes dessinées et des dessins humoristiques pour inclure les productions provenant de divers pays. La recherche pourrait aussi inclure des textes littéraires humoristiques (par exemple, le roman de José Herbert, Signé la grande faucheuse, 2016) et les dessins animés (par exemple, la série télévisuelle Grim & Evil, qui a débuté en 2001 et a duré sept saisons jusqu’en 2007), ce qui pourrait contribuer à approfondir les modalités du traitement humoristique de la Grande Faucheuse et sa réception dans la culture populaire.