Corps de l’article

Introduction

Pour tout géographe qui s’intéresse au Québec, la pensée de Louis-Edmond Hamelin éclaire le champ des idées et lui donne ses lignes de force. Linguiste tout autant que géographe, c’est par un patient travail sur les mots que Hamelin a su trouver des voies de compréhension de phénomènes existants et en construire d’autres vers ceux qui, en retour, pourraient exister. La réflexion que nous présentons ici s’amorce, elle aussi, à partir des mots : ceux qui nous parlent du territoire, avec lesquels nous parlons du territoire et, à travers cette grammaire, entrons en relation avec lui, tant au niveau culturel que politique et économique. Il existe, au Québec, un terme administratif pour désigner une aire géographique située hors des limites d’une municipalité : il s’agit d’un « territoire non organisé » (TNO). [1] Banal vocabulaire technique, peut-être, l’expression suscite pourtant une réflexion ontologique lorsque, à l’instar de Hamelin et plusieurs autres géographes, on considère que les représentations du territoire en conditionnent l’utilisation (Berque, 2014).

Hors des cadres définis par l’aménagement étatique, le territoire serait-il en proie à une forme de « désordre » territorial ? En réalité, à l’intérieur des TNO, le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles (MERN) accorde des « droits » miniers, forestiers, de villégiature et de pourvoirie, sans compter la présence des zones d’exploitation contrôlée (ZEC), des parcs et autres types d’aires protégées, des réserves à castor et des réglementations zonales de la chasse et de la pêche. Autrement dit, contrairement à ce que leur appellation laisse penser, il s’agit de territoires fort organisés. Mais par qui et pour qui ? La question mérite d’être posée, car il appert que la majorité des TNO sont situés sur des terres qui n’ont pas fait l’objet de traités avec les Autochtones, qui y réclament pourtant la reconnaissance de leurs droits. Il importe donc de se questionner sur ce que l’expression révèle de la vision territoriale de l’État québécois, et ce qu’elle cache de la réalité de l’occupation du territoire. En effet, les Premières Nations et les Inuit n’ont-ils pas eux aussi « organisé » et structuré ces territoires de manière efficace, conséquente avec leurs propres modes de vie ? Qui déambule dans le champ sémantique entourant la notion de TNO n’aura pas à cheminer bien loin pour rejoindre celles de terra nullius et de wilderness, autres repères-clés de la pensée coloniale (Harris, 2006).

Derrière le langage administratif se matérialise en effet, selon nous, une vision de ce qui constitue un écoumène aux yeux de la société majoritaire, vision qui intègre difficilement les territorialités autochtones. Dans les années 1960, Hamelin avait élaboré une « Typologie de l’écoumène canadien » (Hamelin, 1966). Le portrait qui s’en dégage est celui d’une base lourde dessinant une bande de population amassée à la frontière des États-Unis et d’un Nord qu’on dirait presque aérien tant les empreintes humaines, comme enclavées dans le vide, seraient peu nombreuses et dispersées. Reflétant une pensée territoriale angoissée, car en mal de combler ce vide, Hamelin soulignait qu’« entre des cellules vivantes, le vide pèse » (Idem, dans Desbiens, 2012a : 645). [2] Ce vide pesant émane d’une image résolument sudiste de ce qu’est le Nord ; ce que Sherrill Grace, parmi d’autres chercheurs ayant analysé les imaginaires du Nord, a nommé « l’Idée du Nord » (Grace, 2002 ; Hulan, 2002 ; Chartier, 2007 ; Desbiens, 2008 ; 2015). Loin d’opposer de manière simpliste l’idée du Nord et sa prétendue réalité, Grace (2002) nous amène plutôt à réfléchir sur les conceptions multiples d’un même espace et sur la manière dont ces conceptions opèrent dans les différentes sphères de la vie sociale et politique. Au Québec, plusieurs idées et identités collectives du Nord coexistent, mais elles n’ont pas toutes la même visibilité, ni le même poids. Espace flottant et aux contours flous pour les uns, le Nord est, pour les autres, un espace plein, bien défini. S’il ne pèse pas beaucoup dans la balance démographique du pays, pour les populations locales, il est résolument lourd en termes de sens, de connaissances, d’histoire et de devenir.

Ce décalage entre les représentations d’un Nord non écouméné et la profondeur de son humanisation par les Inuit et les Premières Nations est mis au jour par la visibilité grandissante des peuples autochtones dans l’espace public, non seulement au Québec, mais dans tout le Canada. Projet géographique s’il en est un, la géographie québécoise n’est pas encore pleinement impliquée dans l’analyse et la mise en valeur de cette visibilité qui, à bien des égards, est nécessairement territoriale avant de pouvoir être politique, sociale ou culturelle. Si « la géographie universitaire québécoise semble mal engagée dans le virage mental profond devant la mener à une vision juste et véritable d’un Québec total » (Rivard, 2006 : 390), les Inuit et les Premières Nations, en revanche, ne cessent de tracer les lignes de ce que pourrait être une compréhension du Québec qui intégrerait pleinement les composantes autochtones du territoire. À travers deux exemples significatifs – l’un portant sur la toponymie au Nunavik et l’autre sur un festival culturel montréalais –, notre objectif est d’aborder cette visibilité grandissante des Autochtones dans l’espace québécois, autant dans les régions nordiques qu’en milieu urbain.

D’entrée de jeu, nous devons énoncer les limites de ce que nous présentons ici : notre réflexion est construite à partir des sources disponibles et non sur une enquête approfondie auprès des individus pour documenter leurs propres perspectives sur ce que nous interprétons comme une visibilité montante des peuples autochtones, au sein du territoire. Selon leur positionnement géographique et leur contexte particulier, beaucoup de communautés considéreront que, au contraire, cette visibilité n’est que parcellaire et la portée des actions visant à restaurer les mémoires autochtones, encore trop restreinte. Notre objectif est d’évaluer le sens de l’affirmation des présences autochtones pour une identité, une géographie, mais aussi une historiographie, québécoises renouvelées. Ce faisant, notre article recense certaines spécificités de la géographie québécoise, mais adopte aussi une approche prospective en proposant des champs à investir dans une optique de « justice spatiale » (Hirt et Collignon, 2017). En tant que chercheurs ayant participé – ensemble et séparément, et ceci, au Québec, au Canada et en Amérique du Sud – à plusieurs projets de recherche partenariale avec les Inuit, les Métis et les Premières Nations, notre engagement pour les approches critiques et décoloniales est partie intégrante de l’analyse que nous présentons ici. Mais avant de procéder à cette analyse, posons d’abord les termes qui orientent notre discussion.

Désigner le tout par la partie : métonymie de l’espace laurentien

Ainsi, le Québec du sud occupe seulement le tiers de l’étendue de la péninsule, mais a l’habitude de se prendre pour le tout du Québec

Hamelin, 2005

Dans un texte publié par le quotidien Le Devoir, Hamelin s’adressait ainsi aux Québécois de toutes options politiques pour leur rappeler, une fois de plus, ce qu’on pourrait désigner comme un déficit territorial de la pensée, déficit qu’il qualifie de « chaînon manquant de tous les discours » (Ibid.). Au fil des débats autour de sa devise « Je me souviens », le Québec a toujours su maintenir, mais aussi renouveler, ses remparts contre l’amnésie collective en ce qui a trait à son histoire et à sa mémoire. Il reste que la société québécoise fait face à une certaine amnésie territoriale – sorte de carence de conscience spatiale – lorsqu’il est question de ses premiers ancrages géographiques. Le vocabulaire administratif qui en vient à désigner TNO des territoires, voire des terroirs, que les Autochtones ont humanisés depuis de nombreux siècles n’est qu’un exemple de cette carence. Alors que le terme amnésie peut renvoyer à la perte de mémoire historique, quel mot faudrait-il employer pour désigner un phénomène similaire en géographie ? Il y a ainsi, au Québec, un « trou de mémoire » (Aquin, 1968) géographique qui s’explique en partie par le fait que la province n’a pas suffisamment intégré l’extension de ses frontières – qui s’est accomplie en deux temps, soit en 1898 et en 1912 – de la vallée du Saint-Laurent jusqu’au détroit d’Hudson. [3] On retrouve, dans la vallée du Saint-Laurent, des reliques langagières de cet ancrage colonial qui font que le discours géographique est fortement teinté par ce qui est en fait une métonymie territoriale :

[Le Québec] cet unique mot est utilisé comme titre d’ouvrages ne traitant que de la Laurentie ; des bulletins météo parlent de « centre du Québec » pour la seule section Mauricie-Saguenay. Les gens d’aujourd’hui n’ont pas encore conscientisé la nordication administrative du territoire qui s’est faite il y a plus de 100 ans. Le vocabulaire toujours sudiste fait comme un frein à la perception de la réalité pan-Québec

Hamelin, 2005

S’appuyant sur le texte L’Entièreté du Québec, le cas du Nord de Hamelin, publié en 1998, la graphiste Maude Lahaie a créé un représentation visuelle (figure 1) qui capte de manière saisissante à la fois les enjeux d’identité nationale, de mémoire et de géographie que sous-tend la pensée du père de la « nordicité » (Hamelin, 1976 ; Lahaie, 1998). L’image du drapeau québécois amputé de ses fleurs de lys dans les deux quarts supérieurs en dit long sur la nature partiale et incomplète des symboles nationaux québécois.  Si d’aucuns s’empresseront de repositionner mentalement la fleur de lys dans ces carrés vacants, d’autres amorceront une réflexion plus critique : ce symbole de l’identité francophone a-t-il réellement sa place au Québec nordique ou ne faudrait-il pas plutôt apposer d’autres icônes, plus proches des identités autochtones, dans la partie supérieure du drapeau ?

Figure 1

Représentation de Maude Lahaie à partir de Hamelin, 1989

Représentation de Maude Lahaie à partir de Hamelin, 1989
Source : Maude Lahaie, en collaboration avec Christian Bourassa, Christyne Landry, Marc Landry, Mathieu Morin et Gabriel St-Jean

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Ceux et celles qui voudront y réfléchir risquent de ne pas se tourner d’emblée vers la géographie humaine pour s’alimenter. En effet, malgré quelques exceptions, la géographie québécoise a encore trop peu investi le champ des analyses sociales et culturelles de l’espace nordique, laissant plutôt la place aux anthropologues (Feit, 1973 ; Lévesque, 1991 ; Scott, 1996 ; Morantz, 2002 ; Saladin d’Anglure, 2004 ; Dorais 2008 ; Laugrand, 2015 – pour n’indiquer que ceux-là) et autres chercheurs des sciences humaines (Martin, 2003; Beaulieu et al., 2013 ; Duhaime et al., 2013 ; Rodon, 2013 ; Salée et Lévesque, 2016 ; etc.). [4]A contrario, il existe une abondante littérature scientifique sur la géographie physique de ces territoires. Nombre de géographes québécois se sont investis dans des programmes de recherche approfondis sur, notamment, le pergélisol (Allard et Lemay, 2012), la géoscience côtière (Dionne et Bernatchez, 2000), la géoarchéologie (Lemieux et al., 2011), la géomorphologie (Lajeunesse, 2008) ou encore la biogéographie (Garneau et al., 2014 ; Pienitz et Cournoyer, 2017), pour plusieurs d’entre eux au sein du Centre d’études nordiques (CEN) (CEN, 2017). Au fil des années, ces chercheurs ont développé un corpus de données qui confirme l’utilité de la géographie physique pour la compréhension des milieux nordiques, ceci, au sein d’équipes qui sont cependant multidisciplinaires. Une telle affirmation de la géographie humaine n’est toujours pas au rendez-vous dans les études autochtones pour nous aider à comprendre les dimensions spatiales des sociétés, et ce, malgré la richesse théorique et méthodologique que recèle la discipline. Pensons aux travaux de Raffestin (1980), Bonnemaison (1981), Courville (2000), Bédard (2002) ou Di Méo et Buléon (2005).

L’étude des nombreuses facettes de l’autochtonie révèle pourtant des dimensions spatiales, et territoriales, hautement structurantes. Alors que leurs pratiques et identités se déclinent non seulement sur la réserve ou en région éloignée, mais désormais aussi en milieu urbain – où vivent 56 % des Autochtones du Canada – de même que dans les sphères virtuelles que sont les réseaux sociaux, les dimensions spatiales de l’autochtonie dépassent largement la vision traditionnelle, souvent stéréotypée, du territoire comme foyer de pratiques ancestrales (AANC, 2011). Si, pour beaucoup d’individus, l’appartenance à des territoires ancestraux continue d’être très valorisée, elle s’enrichit de toute une variété de pratiques et d’imaginaires territoriaux qui intègrent, renouvellent et redirigent les ancrages affectifs et matériels dans les territoires historiques qui, d’ailleurs, sont de plus en plus morcelés. Or, quelles sont les formes et spécificités de cette nouvelle géographie autochtone ? Plus encore, quel est le portrait global de l’évolution des territoires autochtones, notamment la géographie de leur érosion, que ce soit par la propriété privée, l’exploitation des ressources ou le millefeuille administratif auquel ils sont soumis ? Les schèmes explicatifs issus des sciences politiques, de la sociologie ou du droit ne peuvent pas, à eux seuls, rendre toute la portée de cette érosion, et encore moins dans une perspective centrée sur l’espace. Qui plus est, une meilleure analyse des imaginaires géographiques autochtones ne permettrait-elle pas de retrouver une variété de « sens des lieux » dans un monde qui se constitue à mesure que les individus le parcourent et l’habitent (Dorais, 2008 : 12) ?

Alors que les Autochtones affirment et prennent de plus en plus leur place dans l’espace public, il faudrait densifier la carte québécoise afin de mieux illustrer la diversité des occupations, des mémoires et des perceptions du territoire. Après la montée des approches quantitatives, surtout pendant les décennies 1950 et 1960, la géographie humaine a redonné une place centrale à l’être humain et à sa subjectivité dans les années 1970 et 1980, avec le développement de la géographie des perceptions et des représentations. Depuis, la géographie n’a cessé de poursuivre son retour en force vers les humanités afin d’approfondir sa lecture culturelle et sociale des espaces.[5] Des approches cartographiques fondées sur les sciences humaines occupent une bonne place dans cette activité scientifique, assistées par de nouveaux outils qui – au-delà des projections dites « objectives » de la cartographie moderne – intègrent aux cartes toute une variété de données qualitatives, dont récits, émotions, subjectivités, ou encore sens des lieux et de l’histoire.[6] Margaret Pearce et Michael Hermann, par exemple, en expérimentant de nouvelles techniques narratives et graphiques, ont inclus la multiplicité des géographies émotionnelles et des expériences de l’espace dans la cartographie historique de l’Amérique du Nord. Ce faisant, ils ont cherché à décoloniser la cartographie en y incluant la voix et les récits autochtones, traditionnellement passés sous silence (Pearce, 2008 ; Pearce et Hermann, 2010). Participant à ce renouveau, le concept de deep mapping fédère les cadres théoriques et méthodologiques qui guident les recherches : « Deep maps are not confined to the tangible or material, but include the discursive and ideological dimensions of place, the dreams, hopes, and fears of residents – they are, in short, positioned between matter and meaning » (Bodenhamer et al., 2015 : 3).

Cette densification de la carte, les peuples autochtones du Québec la pratiquent depuis de nombreuses décennies, et de manière plus visible au moins depuis les années 1970. En effet, c’est à la suite de l’annonce du projet hydroélectrique de la Baie-James, sans consultation préalable avec eux, que les peuples du Nord (Cris [Eeyouch], Inuit et Naskapis) ont rappelé l’existence de leurs droits non cédés sur les territoires convoités pour le développement (CBJNQ, 1998). Leur mobilisation a mené à la ratification du premier « traité moderne » [7] signé au Canada (Convention de la Baie-James et du Nord québécois [CBJNQ] en 1975), lequel ne constitue toutefois que l’étape initiale d’un long processus de justice spatiale pour la province, les autres Premières Nations du Québec détenant des droits au même titre, droits qu’elles tentent également de faire reconnaître. [8]

Tel que s’exprimait Essimeu « Tite » McKenzie dans le film Une tente sur Mars, sur le développement minier à Schefferville, si les « Blancs » rêvent d’aller sur la planète Mars, les Innus quant à eux « rêvent de leur territoire » (Bureau et Renaud, 2008). Or, comment rendre compte de ce rêve, de sa réalité, et des géographies autochtones qu’ils dessinent ensemble dans l’espace québécois, tout autant urbain que nordique ? Autrement dit, comment mieux saisir les ontologies spatiales des Inuit et des Premières Nations qui cohabitent tantôt avec l’amnésie territoriale de l’histoire coloniale, tantôt avec la métonymie laurentienne et ses velléités conquérantes, les remettant sans cesse en question ? Voilà autant de questions auxquelles la géographie humaine québécoise peut apporter de riches éléments de réponse si elle s’y emploie en étroite collaboration, bien sûr, avec les communautés concernées. Nous nous tournons maintenant vers des exemples de cette visibilité, témoins de la résilience des géographies autochtones, avant d’évaluer leur importance pour un nouveau récit conjoint de la mémoire et du territoire québécois.

Espace vécu, espace nommé : les lacs Tasiujaq et Wiyâshâkimî

En février 2016, apparaissaient dans la région administrative Nord-du-Québec (Nunavik) deux nouveaux noms – Tasiujaq et Wiyâshâkimî – pour désigner des entités géographiques majeures, soit les plans d’eau anciennement appelés « lac Guillaume-Delisle » et « lac à l’Eau Claire » (figure 2). [9] Tous deux sont situés dans le parc national Tursujuq, dont la gestion relève de Parcs du Nunavik, un organisme de l’Administration régionale Kativik (ARK), et du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP). Ce changement fait suite à une résolution adoptée par l’ARK en mai 2008, suivie d’une demande formelle adressée à la Commission de toponymie du Québec (CTQ) quelques mois plus tard et dans laquelle étaient suggérés ces nouveaux noms, accompagnés d’une description de leur sens et de leur utilisation par la population locale.

Figure 2

Évolution de la toponymie du Lac Tasiujaq et du Lac Wiyâshâkimî

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Le lac Tasiujaq forme un triangle d’une superficie de 712 km2; il est situé sur la rive est de la baie d’Hudson, dont il est séparé par une étroite bande rocheuse. Baie ou lac selon les perspectives, Tasiujaq n’est en effet pas entièrement coupé de la baie d’Hudson, mais relié à elle par un chenal de 5 km (Le Goulet) à travers lequel pénètrent l’eau salée et les marées, ces dernières faisant fluctuer le niveau du lac de plusieurs centimètres. Des falaises encerclent le lac Tasiujaq qui, avec leur hauteur moyenne de 365 m, forment les cuestas les plus élevées de la province (Desrosiers et Gendron, 2004 : 9-16). Le décrochement terrestre visible sur plus de 250 km de la côte de la baie d’Hudson compose un relief escarpé peu propice à l’établissement humain. Toutefois, le terrain rehaussé formant une protection contre les puissants vents d’ouest, tout porte à croire que les brèches présentes dans ce relief furent habitées (Idem : 12-13). Le Goulet, situé à sa pointe sud, est un site de chasse et un campement hivernal longuement fréquenté par les Inuit, comme en témoignent l’histoire et les légendes locales (ARK, 2016). Malgré ce patrimoine, le nom du cartographe français Guillaume Delisle (1675-1726) fut attribué au lac en 1962, à la suite de plusieurs autres toponymes anglais. [10]

Le lac à l’Eau Claire, devenu Wiyâshâkimî, est situé à l’intérieur des terres, à l’est du lac Tasiujaq. Avec ses 1 383 km2, il est le deuxième plus grand lac naturel du Québec après le lac Mistassini (2 335 km2). [11] Sa morphologie est tout aussi exceptionnelle que celle du lac Tasiujaq : sa forme, deux bassins ronds situés côte à côte, serait le résultat de l’impact d’astéroïdes jumeaux, mais cette hypothèse est actuellement remise en question (Vivian, 2014). Large de 33 km et long de 71 km, le lac Wiyâshâkimî est ainsi divisé en deux sections par une série d’îles de dimensions variables. Il est la source principale de la rivière à l’Eau Claire, qui se jette dans le lac Tasiujaq, environ 70 km à l’ouest (CTQ, 2016b). Albert Peter Low aurait lui-même attribué le toponyme anglais « Clearwater » à ce plan d’eau, soulignant l’impressionnante limpidité et profondeur des eaux du lac. L’appellation française « à l’Eau Claire » fut, elle, adoptée en 1946. [12]

L’évolution de la toponymie pour ces deux lacs, soit le changement de l’anglais au français suivi de l’officialisation des noms inuit et cri, témoigne des présences et rapports culturels dans cette région. Plus qu’un simple processus de remplacement séquentiel d’un toponyme par un autre, les changements de noms effectués en 2016 représentent une action réfléchie pour favoriser à la fois coexistence et dialogue dans le paysage toponymique. En effet, les noms qui désignaient précédemment ces deux lacs – Guillaume-Delisle (depuis 1962) et À l’Eau Claire (depuis 1946) – ont été réutilisés pour nommer d’autres entités géographiques qui sont une partie intégrante de ce milieu. Ainsi, l’ancien toponyme du lac Tasiujaq a été assigné à la péninsule qui sépare le lac de la baie d’Hudson : la haute bande rocheuse est désormais nommée « Pointe Guillaume-Delisle ». Quant au lac Wiyâshâkimî, les îles qui s’y trouvent sont devenues l’archipel « à l’Eau Claire ». Puisque le toponyme cri signifie « plan d’eau claire », les deux langues utilisées dans la toponymie convergent donc vers une vision partagée de ce qui constitue une caractéristique déterminante de cette entité géographique. Par ces nouvelles dénominations, la CTQ rend encore plus visible l’héritage autochtone de cette région et maintient également deux noms d’origine française « qui désignent désormais des entités géographiques jusqu’alors innommées » (CTQ, 2016c). Cet héritage autochtone est en majorité inuit au Nunavik, mais il inclut également les Cris avec un village, Whapmagoostui, situé sur la côte de la baie d’Hudson près de Kuujjuarapik. Cette proximité se reflète elle aussi dans la toponymie : alors que Tasiujaq signifie « qui ressemble à un lac », [13] les Cris désignaient le même lac « Iyaatiwinapaakw », ce qui signifie « le lac qui est presque à la mer [baie d’Hudson] » (CTQ, 2017b). Finalement, les Inuit désignaient le lac Wiyâshâkimî « Allait Qasigialingat » – soit « le lac des Cris où il y a des phoques d’eau douce » en langue inuktitut – reconnaissant, par ce nom, l’occupation du territoire par les Cris dans cette région.

Certains diront que des toponymes somme toute assez communs ont été choisis pour cette désignation : on retrouve en effet plusieurs lieux nommés « Tasiujaq », au Nunavik, de même que nombre de lacs « à l’Eau Claire » à l’échelle du Québec et du Canada. Indépendamment de la fréquence ou du lyrisme des noms choisis, la qualité exceptionnelle de ces nouveaux noms réside dans le fait que les deux lacs sont parmi les plus vastes au Québec. Puisqu’il s’agit d’entités géographiques majeures, la portée symbolique de même que la visibilité des noms inuit et cri qui les désignent désormais s’en trouvent décuplées. Il faut également souligner que la diversité des héritages culturels présents dans cette région a été conservée dans ces noms qui forment un nouvel assemblage toponymique. Si la cohabitation est toujours un exercice de consensus, le paysage nordique, dans ce cas-ci, est devenu le terrain même de cet exercice. Alors que, à une autre époque, plusieurs noms de lieux autochtones avaient été remplacés ou francisés, dans cette région (Saladin d’Anglure, 2004 : 109), leur réinscription en 2016 témoigne de la résilience du sens des lieux – fondé sur les pratiques – pour les peuples du Nunavik. La visibilité accrue du patrimoine toponymique des Cris et Inuit, au Nunavik, contribue non seulement à affirmer le sens du territoire pour les populations locales, mais à le faire rayonner dans l’ensemble du Québec. La CTQ travaille de concert avec les instances inuit pour continuer d’officialiser d’autres toponymes au Nunavik (CTQ, 2017c). Forte de sa richesse théorique, la géographie québécoise peut jouer un rôle actif dans ce processus qui est en marche.

« La ville est territoire » : mémoire autochtone dans les milieux urbains

On pourrait penser que pareille résilience de la mémoire autochtone ne s’applique que dans les régions éloignées où les Inuit et les Premières Nations sont majoritaires et / ou ont maintenu leur accès au territoire malgré la sédentarisation, l’accaparement foncier, la gouvernance externe, l’exploitation des ressources et le développement industriel, depuis les XIXe ou XXe siècles selon les régions (Duhaime, 1985 ; Salisbury, 1986 ; Morantz, 2002). [14] À l’échelle du Canada, les revendications territoriales autochtones ont révélé des aires ancestrales autochtones de très vastes dimensions ; pensons, entre autres, à l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut (1993), à l’Accord définitif Nisga’a (1999) ou, en ce qui concerne le Québec, à la CBJNQ (1975). [15]

En contrepartie, les régions urbaines sont rarement envisagées comme des territoires avec lesquels les populations autochtones maintiennent des liens patrimoniaux. Alors que, tel que mentionné plus tôt, à l’échelle du Canada, la majorité des Autochtones vivent en milieu urbain, cette population est souvent perçue comme le résultat de migrations récentes hors des réserves, sorte de « diaspora » dont le territoire ancestral serait nécessairement un ailleurs non urbain (Comat, 2014). Pour les Premières Nations, cette perception s’explique en partie par la création des réserves. Limitant la mobilité des individus, les réserves ont mis en place un « régime d’authenticité » par l’attribution du Statut indien. Ce dernier comporte une dimension géographique puisqu’il fonctionne comme une « assignation à territorialité » (Hancock, 2008), en l’occurrence la réserve (Desbiens et al., 2016). Au fil du temps, autochtonie et urbanité en sont venus à s’opposer, même à sembler mutuellement exclusives : « For decades, public discourses have defined Aboriginal and urban cultures as incompatible. Migration to the city was interp reted as a decision to leave rural communities and cultures, and to assimilate into mainstream society » (Newhouse et Peters, 2003 : 6-7).

L’idée qu’autochtonie et urbanité seraient incompatibles véhicule ainsi une image faussée des identités et territorialités autochtones, mais aussi du territoire québécois. Lors d’une enquête effectuée en 2011 sur les repères culturels et géosymboles (Bonnemaison, 1981) autochtones dans la ville de Val-d’Or (Desbiens et Sepúlveda, à paraître), l’un des participants à la recherche avait remis cette perspective en question de manière simple et directe en déclarant : « La ville est territoire ». Dans cette municipalité du Moyen-Nord québécois, l’expression renvoyait au fait que Val-d’Or est située dans les territoires de chasse ancestraux des Anishinaabe. [16] Des neuf communautés anishinaabe du Québec issues du processus de sédentarisation, au moins trois se trouvent aujourd’hui à proximité de cette municipalité créée en 1935. Nombre de villes québécoises sont également établies au coeur de territoires culturels autochtones, que ce soit en région (Shefferville [Innus et Naskapis] ; Chibougamau [Cris] ; La Tuque [Atikamekw] ; Saguenay, Roberval [Ilnuatsh] ; Gaspé [Micmacs]), ou dans le bassin et sur les rives du fleuve Saint-Laurent (Tadoussac, Baie-Comeau, Sept-Îles [Innus] ; Rivière-du-Loup, Rimouski [Malécites] ; Trois-Rivières [Abénaquis]). Les deux plus grands centres urbains de la province n’échappent pas à cette réalité puisque les Mohawk et les Wendat ont des liens patrimoniaux avec Montréal et Québec, soit deux agglomérations d’importance qui furent historiquement des aires d’établissement et carrefours d’échanges commerciaux stratégiques pour les peuples iroquoiens et algonquiens. [17] À ces attachements culturels fondés sur des relations anciennes avec des territoires qui se sont graduellement urbanisés, il faut ajouter d’autres liens plus récents, tissés au fil des vagues de migration par des Autochtones de toutes les régions du Québec qui convergent vers les grandes villes, en particulier Montréal. On pourrait ainsi parler d’un multiculturalisme autochtone dans les régions urbaines où des individus de toutes les nations se côtoient et développent des institutions qui répondent à leurs besoins (Desbiens et Lévesque, 2016). [18] Un autre phénomène à considérer pour ramener autochtonie et urbanité dans une même sphère conceptuelle est le fait qu’une proportion grandissante d’Autochtones sont désormais nés en ville et affirment leur identité culturelle dans cet espace. [19]

Le festival montréalais Présence autochtone est à la fois l’incarnation et le fer de lance de cette autochtonie urbaine – et, inversement, urbanité autochtone – qui gagne en visibilité (figure 2). Il se tient à Montréal depuis 1990 et est coordonné par Terres en vues, un organisme oeuvrant pour la diffusion des productions culturelles autochtones. Orientée à ses débuts sur la présentation de films, la programmation de ce festival s’est diversifiée pour inclure conférences, expositions d’art, concerts, dégustations gastronomiques et autres activités mettant en valeur les cultures autochtones du Québec et d’ailleurs. [20] Le cofondateur et directeur du festival, André Dudemaine, souligne l’importance des espaces urbains pour l’affirmation et le rayonnement des cultures autochtones, lorsqu’il décrit la mission du festival en ces termes :

Nous nous voyons un peu comme le pont entre Montréal et les communautés, c’est important d’avoir des liens avec le territoire. Avec Présence autochtone, nous faisons la preuve que ce lien n’est pas antagonique, mais productif. Des artistes implantés dans des milieux très riches sur le plan patrimonial peuvent trouver dans la métropole un tremplin pour rayonner à l’international. Le festival s’inscrit aussi dans le cadre d’une réconciliation avec le patrimoine autochtone, qui appartient à tous, car c’est un patrimoine humain

Quartier des spectacles Montréal, 2016

Au sujet de la valeur de la rencontre avec les cultures autochtones pour les Montréalais, il poursuit: « Contrairement à ce que nous pourrions penser, plusieurs Autochtones habitent la ville. Ils continuent cependant d’avoir des liens avec leur territoire et c’est tant mieux. Cette rencontre, elle permet à Montréal de reprendre ses couleurs originales ». Lorsque Dudemaine évoque la possibilité pour Montréal de « reprendre ses couleurs originales » par cette manifestation culturelle, il semblerait que ce processus s’est joué sur une question toute géographique, à savoir « où » tenir le festival. Dans le centre de la ville ou dans des espaces périphériques de moindre visibilité, voire en banlieue ? D’ordre éminemment pratique, cette question rejoint pourtant toute la complexité du rapport à l’histoire et à la géographie dans une société issue de la colonisation et fondée sur le mythe de la terra nullius. Ainsi, selon les représentations de la métropole, quelle est la place des cultures autochtones dans la ville et quelle place l’administration de Montréal est-elle prête à leur « donner » ?

Si, dans ses premières années, le festival s’est tenu dans différents lieux selon sa programmation, il a connu une période de consolidation et de croissance lorsque les activités se sont concentrées au parc Émilie-Gamelin, dans le Quartier latin. Pour des raisons logistiques, les organisateurs souhaitaient trouver un lieu mieux adapté pour leur site central. Ayant entrepris des discussions en ce sens avec la Ville de Montréal, celle-ci a évoqué l’idée de déplacer l’activité, peut-être même en région où se situent la majorité des communautés autochtones. [21] Cette option n’a pas été retenue et, depuis 2010, l’activité se déploie sur un site incontournable – voire un « haut-lieu » (Bédard, 2002) des manifestations culturelles à Montréal, soit la place des Festivals dans le Quartier des spectacles, qui a récemment été l’objet d’un réaménagement urbain.[22] Sur cet emplacement, sont érigés des tipis de différentes dimensions pendant la durée du festival ; stylisés, hauts en couleurs et disposés dans une scénographie qui sert de toile de fond aux concerts en plein air, ces structures ont une fonction pratique, mais aussi symbolique car elles redessinent, et resignifient, le paysage urbain à l’aide d’un langage visuel autochtone (figure 3). Si ces géosymboles ne sont pas permanents, ils reviennent toutefois régulièrement sur la place des Festivals et s’imposent de plus en plus comme un repère géographique mais aussi temporel, pendant la période estivale. [23] Ainsi, Présence autochtone est à l’image des grands rassemblements d’autrefois où, au terme d’un long hiver ou avant de repartir en territoire, les familles convergeaient vers des lieux centraux.

Figure 3

Présence autochtone sur la place des Festivals, Quartier des spectacles

Présence autochtone sur la place des Festivals, Quartier des spectacles
Source : http://linitiative.ca/news/view/2604 (dernier accès 21 février 2017)

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Dans un essai où elles proposent un cadre pour réaliser une histoire autochtone de l’urbanité, Nathalie Kermoal et Carole Lévesque soulignent que « [l]e passage du temps sur la ville (surtout à travers le travail des urbanistes) crée indubitablement une perte » (Kermoal et Lévesque, 2010 : 71). Ainsi, la réinscription des peuples et patrimoines autochtones dans l’espace urbain « passe par la compréhension des absences, des silences, des altérations et des subtilités » (Idem : 70). Toutefois, comme en milieu nordique où la résilience des patrimoines inuit et cri s’exprime à travers la toponymie, la volonté, qui est celle de Présence autochtone, de replacer la ville dans une symbolique territoriale autochtone – soit d’affirmer que « la ville est territoire » – est signe que plusieurs temporalités et territorialités coexistent encore aujourd’hui dans les aires urbaines, malgré leur constant renouveau. En effet, les savoirs autochtones révèlent que les phases d’humanisation se superposent plus qu’elles ne se succèdent. Ainsi, « le lieu urbain se réfère toujours à une pratique présente dans la mesure où il est recomposé et qu’il réinvestit les lieux anciens (Dosse, 2003). Malgré cela, les gens ont la capacité de se souvenir… » (Idem : 72).

C’est pour encourager cette capacité que le festival Présence autochtone proposait, dans son édition 2016, une « toponymie sauvage » visant à ramener des noms de lieux autochtones sur la carte. Le 5 août 2016, la place des Festivals était temporairement rebaptisée « place Makushamit » qui signifie, en innu, « là où se tient la fête » (Montpetit 2016). Même temporaire et non officielle, une telle action laisse trace dans la mémoire urbaine, de même qu’elle ouvre la possibilité d’une éventuelle réinscription plus pérenne. Dans la foulée, l’ajout officiel, à l’été 2017, d’un symbole autochtone au drapeau montréalais – soit le pin blanc, un arbre indigène au Canada – est signe que le territoire québécois s’autochtonise ou plutôt, pour faire écho aux propos d’André Dudemaine, qu’il « reprend ses couleurs originales ». Symbole de « la paix, de l’harmonie et de la concorde », le pin blanc inséré au centre du drapeau est venu s’ajouter aux éléments déjà présents pour symboliser les « peuples fondateurs » de la ville, soit les Français (le lys), les Anglais (la rose), les Écossais (le chardon) et les Irlandais (le trèfle) (Corriveau 2017). De manière significative, le drapeau a été inauguré pour souligner le 10e anniversaire de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (ONU, 2007), adoptée par le Canada le 29 juin 2016, et donc favoriser une démarche de réconciliation.

Conclusion

La montée en visibilité des espaces et mémoires autochtones ouvre de nouvelles voies de recherche partenariale avec les communautés pour la géographie humaine et historique au Québec. En guise de conclusion, nous revenons à Louis-Edmond Hamelin et son texte paru dans Le Devoir. Il cite l’historien, sociologue et écrivain québécois Gérard Bouchard pour qui « une contrée est aussi une représentation symbolique » (Hamelin, 2005). À l’aide de deux exemples succincts, l’un tiré du Québec nordique et l’autre du Québec urbain, nous avons voulu démontrer comment la visibilité territoriale développée par les Autochtones contribue à symboliser autrement l’espace québécois comme un espace pleinement humanisé, d’hier à aujourd’hui, par les Inuit et les Premières Nations. Loin de se cantonner au Nord et autres régions « périphériques », cette symbolisation correspond à « l’entièreté » du territoire québécois, car elle s’applique aussi aux régions urbaines. Ce faisant, la visibilité grandissante des Autochtones remet en question les représentations non seulement de la géographie, mais aussi de l’histoire. Car, au Québec comme ailleurs au Canada, la géographie et l’histoire ont forgé ensemble le mythe que le territoire était « sans maître » avant l’arrivée des Européens et que les sociétés autochtones étaient vouées à disparaître sous la poussée de la colonisation. Les symboles et marqueurs dominants de l’espace national se rapportent le plus souvent à l’expérience pionnière, celle de la construction d’un espace « neuf », occultant les territorialités et temporalités autochtones qui, pourtant, continuent d’exister. Des noms de lieux qui persistent et se renouvellent jusqu’aux manifestations culturelles hors des réserves de l’autochtonie, la présence de plus en plus affirmée des Inuit et des Premières Nations à la grandeur du Québec est une invitation à revoir ces mythes au contact des processus sociaux qui évoluent présentement. Les exemples décrits ci-haut sont la preuve que, même si des tensions et oppositions persistent, la construction d’autres lieux, symboles et récits où coexistent l’ensemble des patrimoines québécois est chose possible.

Si la géographie peut jouer un rôle important dans ce processus, c’est à condition d’entamer une réflexion critique sur les rapports entre l’identité, la mémoire et le territoire québécois. Comme la Colombie-Britannique, le Québec a ceci de particulier que – au contraire des autres provinces canadiennes – aucun traité historique n’y fut signé (avant la CBJNQ en 1975). Toutefois, l’horizon colonial au Québec est beaucoup plus élargi qu’en Colombie-Britannique puisque les rapports entre les premiers peuples et les colons y ont pris leur essor au XVIIe siècle, alors qu’ils se sont réellement implantés près de 200 ans plus tard sur la Côte ouest. En raison de cet historique, il existe au Québec une sorte d’utopie des origines, qui voudrait que les Québécois soient un peuple au métissage abouti, sinon assumé, issu de l’amalgame des cultures autochtones et européennes [24]. L’étude de l’évolution des espaces géographiques québécois révèle pourtant un portrait beaucoup plus nuancé, qui s’apparente davantage à un processus « d’ex-territorialisation » de l’élément autochtone (Rivard, 2016) qu’à une mixité territoriale généralisée faisant du Québec dans son ensemble une tierce culture. L’apport historique des cultures autochtones à la culture québécoise a certes été démontré par les historiens (Delâge, 1992 ; Gélinas, 2011 ; Beaulieu et Chaffray, 2012)  et est une réalité largement acceptée aujourd’hui. Cela ne veut pas pour autant dire que le Québec ait pleinement assumé la différence autochtone. Quoique relevant du gouvernement fédéral, le système des réserves – bien présent au Québec malgré l’absence de traités – n’est-il pas l’expression géographique d’une volonté toujours sensible de séparer les cultures et de contrôler les espaces de contact ? Et que dire du repoussement – symbolique, sinon réel – des Autochtones aux marges de l’espace urbain ou, à l’échelle de la province, de la marginalisation des noms de lieux autochtones au profit d’une dénomination axée sur les valeurs et l’expérience coloniale du territoire ?

En traçant un meilleur portrait de la création et de l’évolution des espaces autochtones, la géographie québécoise peut renouveler et affiner le récit historique pour réorienter le futur. Mais, tel que l’affirme Rivard, le cadrage géographique des questions autochtones n’est pas sans susciter un certain malaise au Québec, où l’identité francophone est fortement investie de l’idée d’une conquête du territoire qui, pour certains, pourrait se poursuivre dans une éventuelle souveraineté : « [R]amener “la” question autochtone à une problématique territoriale, c’est mettre le doigt sur un sujet extrêmement sensible et qui ne fait pas l’unanimité au sein de la société québécoise » (2016 : 49). L’idée d’un métissage tous azimuts qui culminerait aujourd’hui dans une identité québécoise pluri, multi ou interculturelle est remise en question par l’analyse géographique : malgré la volonté bien réelle de rencontre et d’échange entre les peuples premiers et les nouveaux arrivants, la multiplication des politiques coloniales, à partir du XIXe siècle, se traduit par nombre de restrictions à la mobilité des Autochtones, par la sédentarisation forcée, par l’accaparement des terres (incluant celles réservées aux Premières Nations), soit autant de mesures qui construisirent ensemble une géographie qui se caractérise davantage par la ségrégation que par la mixité. La structuration européenne du territoire québécois – française, anglaise puis canadienne et québécoise – a permis de maintenir la distance entre les Autochtones et les autres groupes culturels. L’émergence en force d’une visibilité sociale et territoriale autochtone aujourd’hui est la preuve de cette « réduction » (Simard, 2003). Si Simard avait pris la mesure de cette réduction en termes sociologiques, son portrait géographique n’est cependant pas encore pleinement tracé.

Un fait demeure : les Autochtones se souviennent de leurs territoires, de leurs géographies et de leur(s) histoire(s). À quand une géographie qui se souvient avec eux ? Le projet de décolonisation et réconciliation qui se déploie aujourd’hui ne peut aboutir sans une visibilité grandissante des composantes autochtones de l’espace québécois : pour revoir le récit historique, il faut aussi documenter et signifier autrement les territoires qu’occupent les cultures autochtones et non autochtones au Québec. Pareille réinscription territoriale devrait mener à d’autres récits nationaux, car l’identité, l’histoire, la mémoire et la géographie se constituent ensemble. En ramenant la production des espaces autochtones (Harris, 2002) au coeur de l’analyse du Québec, la géographie québécoise peut contribuer à baliser le passage du « Je » de l’histoire (« Je me souviens ») au « Nous » du territoire. Au Nord comme au Sud, dans les régions rurales comme urbanisées, les Autochtones se souviennent du territoire et l’ensemble des Québécois est appelé à se souvenir avec eux.