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Prolégomènes : des Cent-Îles aux Cent-Géographies [1]

Aborder l’oeuvre de Rodolphe De Koninck, géographe québécois dont la carrière couvre plus de cinq décennies, doit vraiment se faire sans prétention tellement les portes d’entrée sont nombreuses, depuis sa première recherche, Les Cent-Îles du lac Saint-Pierre, parue en 1970, jusqu’à son plus récent livre, Singapore’s permanent territorial revolution: Fifty years in fifty maps (2017), portant sur une autre île, centrale et unique celle-là, Singapour. Même en se limitant à l’Asie du Sud-Est, sa région d’étude principale, et à l’entrée Agriculture, son objet d’étude privilégié depuis plus de 50 ans, les mots-clés de ses travaux couvrent une large portion du spectre géographique, autant en français qu’en anglais, du Québec à l’Asie : État, développement, sous-développement, inégalités sociospatiales, pauvreté, minorités ethniques, défi forestier, transformations démographiques, migrations, colonisation agricole, environnement, écologie politique, économie, ville, expansion urbaine, transition agraire, territoire, enjeux fonciers, rural, tropical, analyse marxiste, histoire de la pensée géographique, etc. [2] Ils touchent aussi à tous les pays de la région pris individuellement ou comme un ensemble politicoéconomique, tel l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), ainsi que les « marges » rapprochées que sont la Chine, le Japon et l’Inde, ou celles plus ou moins éloignées, comme l’Afghanistan et l’URSS. Bref, ambitionner de plonger dans la carrière de Rodolphe De Koninck, c’est un peu comme se lancer dans un « tour du monde à la nage » (De Koninck, 1986b et 1990a) :

C’est non seulement théoriquement possible, géographiquement possible, techniquement possible, ce l’est aussi humainement, avec un peu d’imagination, de rêve et surtout beaucoup de solidarité : à qui nage son kilomètre, son cent mètres, son décamètre… et puis même son petit mètre dans les eaux glacées de l’océan Arctique. Tout est dans la manière, dans l’entrain, dans ces liens qui peuvent tisser des odyssées maritimes. Et puis vous verrez, c’est très instructif ; parce que la mer a plus de mémoire que les hommes

De Koninck, 1986b, p. 1 [3]

Mais comment qualifier la somme de toutes ces contributions géographiques ? L’adjectif numéral « cent » utilisé dans le titre de cet article réfère au titre de la première recherche de Rodolphe De Koninck (Les Cent-Îles...), dont il justifie l’usage pour décrire cet archipel situé en aval de Montréal, entre Sorel et Berthierville, et rassemblant à l’entrée du « lac Saint-Pierre, cet élargissement du Saint-Laurent », des « dizaines de chenaux, de baies, de battures, d’îles, de presqu’îles, d’îlets et d’îlettes » (De Koninck, 2000a : 8). Ainsi, il témoigne non seulement du très grand nombre de ces îles, mais aussi de la difficulté d’en établir un décompte exact : « 50, 100, 200 » (Ibid.) ? De même, les travaux de Rodolphe De Koninck nous amènent à travers maints itinéraires vers un nombre difficilement calculable d’interventions à caractère scientifique sur toutes les plateformes disponibles : salle de classe ou amphithéâtre, revues scientifiques, conférences grand public, télévision, radio, journaux, livres pédagogiques, scientifiques, synthèses de colloque, etc. C’est donc bien à 100 géographies que nous invite un parcours à travers les recherches menées par Rodolphe De Koninck au cours du dernier demi-siècle. Allons-y de quelques encablures dans cette circumnavigation !

Introduction

À Zoé, ma mère, mon premier et mon meilleur professeur de géographie et d’histoire

De Koninck, 2000a : dédicace

Lorsque le jeune Rodolphe De Koninck rencontre le professeur Louis-Edmond Hamelin, le 2 novembre 1965, il lui demande huit sujets potentiels pour une thèse de maîtrise (Hamelin, 2000, p. xv) ! Parmi les thèmes suggérés se glisse celui des îles du lac Saint-Pierre, dans la province de Québec au Canada. C’est avec ce sujet que l’étudiant amorcera une carrière de chercheur qui s’étendra sur plus de cinq décennies (1965-2017).

En mai 1967, une fois sa thèse de maîtrise complétée et soutenue publiquement, De Koninck débarque à Singapour pour y réaliser ses études de doctorat en se frottant à une Asie du Sud-Est en pleine ébullition. Il avait été initié à cette région du monde tant pendant ses études de 1er cycle à l’Université de Bordeaux qu’à travers sa fréquentation assidue des grands récits de voyage la concernant, un type de lecture qu’il pratique encore aujourd’hui.

De 1945 à 1975, dans la quasi-totalité du Sud-Est asiatique, on a pu observer le long accouchement des États modernes. Dans certains cas, comme dans les pays de l’ex-Indochine (Vietnam, Laos et Cambodge), l’accouchement a été particulièrement douloureux, avec des complications d’une extrême violence dans le cas du Cambodge et ayant perduré jusque dans les années 1990. Les années 1960 sont aussi une période charnière pour Singapour où le chercheur s’établit. La décolonisation se déroule, évolue, se construit, se déconstruit ; sa course est infléchie par toute une variété de facteurs complexes endogènes et exogènes (Frey et al., 2004), la différence entre les deux n’étant pas toujours nette. Et De Koninck peut alors voir directement la base sur laquelle les pays de la région, qui deviennent graduellement des États modernes, vont se construire dans les années et décennies suivantes.

Cette base, c’est d’abord dans les milieux ruraux qu’elle se consolide, autour de paysans souvent pris entre les feux des révolutions rouges et vertes, et plus spécifiquement autour de la relation que les États entretiennent avec leurs paysanneries respectives (un thème que l’étudiant avait déjà abordé dans sa thèse de maîtrise). La fin de la décolonisation contribue à une certaine stabilisation des frontières, permet aux États de réellement amorcer une construction interne, notamment en Malaysia et à Singapour, mais ailleurs aussi. De Koninck prend en fait les premiers clichés qui lui permettront éventuellement de témoigner de la manière dont les États sud-est asiatiques se sont construits (ex. : De Koninck, 1981a).

Avec un recul historique de 50 ans, on pourrait ainsi émettre l’hypothèse que deux de ses préoccupations initiales, le travail des paysans et les transformations liées à la construction des États modernes, ont contribué à orienter et à structurer ses travaux subséquents. D’ailleurs, cette orientation se retrouve dans sa grande synthèse. En effet, L’Asie du Sud-Est, principal ouvrage de référence de base en français sur la région, repose sur « le recours essentiellement didactique aux “ pairages ” » (De Koninck, 2012 : 12), autour de deux grands thèmes :

Il s’agit en premier lieu de la consolidation territoriale des États, sa dynamique contemporaine même et le rôle particulier joué dans cette affaire par l’expansion agricole ; et en second lieu de la pesanteur ethnique, ou plus exactement la structure et la dynamique spatiales des relations entre les régions et les communautés qui les habitent, ce qui met là aussi en lumière le rôle de fer de lance territorial de l’État joué par les paysanneries en expansion

De Koninck, 2012 : 12

Ajoutons que, dans un article paru en 1984 dans les Cahiers de géographie du Québec, et qui sera évoqué plus loin, De Koninck a même souligné la pertinence de cette approche à l’endroit du Québec. Quant au Sud-Est asiatique, les États y font preuve aujourd’hui d’une stabilité territoriale, autant interne qu’externe, beaucoup plus grande que celle qui prévalait dans les années 1950 et 1960. Selon Bruneau, les « modèles spatiaux et les logiques territoriales des États asiatiques, antérieurs à l’État-nation introduit par la colonisation, les avaient mieux préparés à surmonter [leur] diversité tout en les aidant à maintenir leur unité » (2006 : 264).

Dix pays font maintenant partie de l’ASEAN, et le Timor-Leste, dernier né en 2002 des États de la région, a déposé une demande d’adhésion. [4] Les recherches passées et récentes de De Koninck sur la construction nationale des États sont-elles en résonance avec la forme actuelle des nouveaux projets nationaux, que ce soit le nông thôn mi (Nouvelles campagnes) au Vietnam, Vision 2020 en Malaysia, ou The Roadmap to Democracy en Birmanie ? Sa recherche sur les paysans et les enjeux de leur intégration plus poussée aux marchés nationaux et internationaux avec la perspective marxiste des années 1970 et 1980 peut-elle, dans notre monde post-guerre froide, fournir des clés à la compréhension des dynamiques et processus actuels ? Ces processus voient le rouleau compresseur de l’agriculture industrielle de plantation, d’abord en Malaysia et en Indonésie, mais aussi de plus en plus au Laos et au Cambodge, remodeler le territoire, souvent encore aux dépens des forêts.

Bref, peut-on dégager des enseignements à partir des travaux de De Koninck, afin d’éclairer les dynamiques et enjeux actuels, ou simplement pour guider la manière, théorique, conceptuelle ou empirique de les aborder ? Parmi la multiplicité des thèmes de recherche abordés par De Koninck tout au long de ces années, deux sont restés centraux depuis la toute première recherche jusqu’aux plus récentes incursions au coeur de Bornéo et de Java. Ils servent de prétexte à ce très mince survol de la pensée dekoninckienne : les paysans et l’État, l’un n’allant pas sans l’autre. Toutefois, pour le besoin de la cause, dans ce texte, ils seront décortiqués séparément, peut-être pour mieux faire ressortir le troisième sommet dans leur relation triangulaire, le territoire. Après tout, De Koninck est d’abord géographe (De Koninck, 2008) !

D’abord les paysans ! Pourquoi ?

Mon père me disait : « Il ne faut jamais lâcher la terre ». Il avait lu ça quelque part

Malraux, 1928 : 195

D’emblée, le titre de cette partie fait écho à celui d’un article que De Koninck a publié en 1984, « Pourquoi les paysans ? ». Dans celui-ci, il s’interrogeait sur le rôle de l’État dans une relation qui s’établissait avec les paysans pour le contrôle, la gestion et la mise en valeur du territoire, prenant pour exemple le cas des agriculteurs du Québec (De Koninck, 1984). Cette question, qui a nourri ses recherches pendant les trois décennies suivantes, avait mûri lentement mais sûrement depuis sa première recherche dans les îles du lac Saint-Pierre, publiée d’abord en 1970 (De Koninck, 1970). [5]

Du territoire communautaire à l’espace planétaire

Dès le départ, De Koninck s’est intéressé à ceux qui mettent en valeur des espaces, construisent des territoires en y investissant du travail, en vivent, bref, à ceux qui l’habitent et y définissent des paysages signifiants. Cette préoccupation initiale s’est toujours raffermie, d’autant plus que ses recherches auprès des paysans dans les milieux ruraux, que ce soit au Québec (De Koninck, 1970 ; 1984 ; 2000a ; De Koninck et al., 1973 ; De Koninck et Langevin, 1974), à Singapour auprès des paysans chinois (De Koninck, 1972), en Chine (De Koninck, 1975), ensuite en Malaysia et en Indonésie auprès des paysans malais et acehnais (De Koninck et al., 1977 ; Gibbons et al., 1980) ou au Vietnam (De Koninck, 2000b ; Tanguay et De Koninck, 2014), ont rappelé la complexité des relations entre les villes et les campagnes. Ces recherches ont aussi rappelé les jeux de pouvoir souvent défavorables aux paysans dans les transformations induites par la progression de l’économie de marché.

À des fins heuristiques, on pourrait présenter la démarche de De Koninck auprès des paysans en deux périodes à peu près égales. Au cours d’un premier quart de siècle (1965-1990), il s’est employé à décrire les transformations agraires, notamment celles issues de la révolution verte, d’un point de vue des « communautés paysannes ». À cette fin, il chercha à dévoiler les mécanismes de leur soumission aux impératifs socioéconomiques nationaux et internationaux (De Koninck, 1979), en particulier ceux de leur mise en tutelle par un État malaysien impatient de se construire une territorialité nationale (De Koninck, 1981a ; 1986c). Bref, dans cette optique et en raison de leur complexité, les problèmes qui se manifestent tant à l’échelle des exploitations elles-mêmes (1972) qu’à celle de l’ensemble du secteur agricole (Gibbons et al., 1980) doivent être étudiés en relation avec les autres secteurs de l’économie d’un pays.

À partir du début des années 1990, son approche et ses points de vue sur ces questions continuent à s’élargir, « du territoire communautaire à l’espace planétaire » (De Koninck et Marcotte, 1992) alors qu’ils dépassent désormais largement le cadre villageois (De Koninck, 1992a) au sein duquel le chercheur avait, jusque-là, surtout travaillé. Construisant à partir de son interprétation des relations entre les paysanneries et l’État – sur lesquelles nous reviendrons – (De Koninck et McTaggart, 1987), De Koninck se lance alors dans un premier temps sur les traces des impacts liés à la déforestation et, plus largement, à tout ce qui concerne ce qu’il qualifie de défi forestier (De Koninck, 1993a ; 1994a ; 1994b ; 1997 ; 1998). Cela le conduit vers une analyse encore plus large des transformations agricoles et agraires sud-est asiatiques – à la recherche d’un modèle ? – (De Koninck, 2003a ; 2003b), culminant pendant une décennie (2004-2014) par l’analyse de l’ensemble de la transition agraire telle qu’elle est vécue dans la majorité des pays de l’Asie du Sud-Est (De Koninck, 2004 ; De Koninck et Rousseau, 2012 ; 2013). [6]

L’ancrage territorial des paysans…

Dans cette étude des ruraux en général et des paysans en particulier, De Koninck perçoit rapidement la complexité du faisceau de relations dans lequel ces acteurs sont intégrés et, grâce à une lecture critique de Marx, il est amené à examiner plus spécifiquement le rôle de l’État dans la manière dont l’économie capitaliste prend le contrôle des campagnes. Il observe ce processus d’abord au Québec puis rapidement en Asie du Sud-Est, plus spécialement en Malaysia où il oeuvrera d’une manière assidue dans les années 1970 et 1980. Chez les paysans, l’impact quantitatif, économique en quelque sorte, de la révolution verte est visible et mesurable, mais… « its qualitative impact on the small farmers is still very much open to debate » (Gibbons, et al., 1980 : 2).

Dès ses thèses de maîtrise (Les Cent-Îles du lac Saint-Pierre) et de doctorat (Paysans chinois de Singapour), la question du foncier et des structures agraires émerge comme un enjeu. Aux Cent-Îles, l’un des plus importants « facteurs à l’origine du malaise de l’agriculture […] réside dans la structure foncière » (De Koninck, 2000a : 68). Ce « malaise », il le retrouve à Singapour dans une dynamique toute particulière où une cité-État en construction est alors le plus important propriétaire foncier de l’île (45 % des terres) (De Koninck, 1972) : [7]

L’investissement dans le fonds de terre est rare et limité à certaines régions […]. Le problème réside plutôt dans le fait que fort peu de terres sont offertes en vente aux cultivateurs. Ceci est lié au fait que le gouvernement prend, depuis plusieurs années, des mesures pour décourager la petite propriété dans les régions rurales. Même lorsqu’un lopin est disponible, les cultivateurs hésitent à l’acquérir étant donné l’insécurité de la propriété foncière à Singapour. Il en est peu qui peuvent prédire que la terre qu’ils occupent présentement ne sera pas requise dans un avenir rapproché pour un projet d’aménagement appuyé par le gouvernement. Dans un tel cas, l’expropriation est rapide et s’opère suivant une législation qui ne permet pas la spéculation par les petits propriétaires nouveaux

De Koninck, 1972 : 251-252

Il s’agit là d’une préoccupation qui reste majeure tout au long de ses travaux des années 1970, y compris chez ses étudiants, qui étudient par exemple l’accaparement (déjà !) et la « réalisation économique de la propriété foncière » à l’île d’Orléans, en aval de Québec (Dion et De Koninck, 1976 : 50). Ses intuitions et ses interprétations du rôle de l’État autour des transformations agraires prennent un nouveau tournant à partir des années 1980 : Claude Raffestin, géographe français qui passa toute sa carrière à Genève, publie coup sur coup deux ouvrages cruciaux et toujours d’actualité : Travail, espace et pouvoir, avec Mercedes Bresso en 1979, et Pour une géographie du pouvoir, en 1980. De Koninck y trouve une richesse conceptuelle et théorique, un tremplin, pour expliquer les relations entre les paysans et l’État interventionniste. Pour Raffestin, le travail, c’est de l’énergie couplée à de l’information (Raffestin et Bresso, 1979) et le territoire peut se construire sur cette base : car c’est de l’espace, matière première investie de travail (Raffestin, 1980).

De Koninck constate alors, en conservant son ancrage dans la géographie agraire québécoise, que de « toutes les grandes catégories d’activité humaine (arts, artisanat, industrie, commerce), l’agriculture est la plus territorialisée, la plus difficile à fractionner et donc à exproprier » (1984 : 263). Le territoire constitue une sorte de réservoir où s’accumule le travail (De Koninck, 1984), ce qu’Ingold a appelé le taskscape pour témoigner, entre autres, du fait que les inégalités liées au contrôle du travail étaient aussi inscrites dans le paysage (Ingold, 1993). « Le procès de travail agricole est donc plus difficile à contrôler de l’extérieur ; il est plus difficile d’aliéner le travail agricole, d’y séparer l’énergie de l’information qui la guide » (De Koninck, 1984 : 264).

Mais si les paysans s’appauvrissent, ou du moins accroissent leur dépendance à travers la modernisation de l’agriculture et leur intégration aux marchés nationaux et internationaux, on devrait en trouver des traces dans le paysage et des preuves sur le territoire. Telle est la prémisse d’un raisonnement géographique qui motive la plupart des efforts de recherche de De Koninck à partir des années 1970 (De Koninck et al., 1977 ; De Koninck, 1979 ; 1992a ; Gibbons et al., 1980) : « This revolution, or whatever one wishes to call the onslaught of technology on peasants and their agriculture, seems to have powerful allies. Why? » (De Koninck, 1979 : 266).

…l’appropriation de leur travail, les inégalités qui en découlent…

La reconnaissance de l’ancrage territorial des paysans et des inégalités qui découlent de leur soumission grandissante aux forces du marché, appuyées par les États, amène De Koninck à étudier de près ces inégalités. C’est le cas, par exemple, lorsqu’à la suite de ses travaux sur Singapour, il examine la transformation des relations entre la ville et la campagne et, surtout, la transformation des agricultures – et donc des agriculteurs – dans le processus de leur intégration plus poussée aux échanges marchands. De Koninck se fait alors observateur privilégié de :

la spécialisation dans l’agriculture [qui] supplante définitivement l’autarcie relative due à l’équilibre agriculture-artisanat qui avait prévalu sous le mode de production féodal ; de plus, nombre de petits paysans, ruinés par la disparition de ces terres d’appoint que représentaient les communes, n’ont plus qu’une chose à faire : vendre leur force de travail

De Koninck, 1978 : 4

Un peu comme Hall, Hirsch et Li plus tard, dans le cadre du programme de recherche sur les défis de la transition agraire en Asie du Sud-Est (CHATSEA) (voir la note 6), avec l’idée de double edge utilisée pour expliquer les deux faces des phénomènes d’exclusion, tout n’est pas toujours négatif (Hall et al., 2011). De Koninck avait saisi la complexité des relations entre la ville et la campagne environnante et l’inéluctabilité de l’intégration de cette dernière à celle-là. Dans certains cas, cette ville est porteuse d’inégalités pour le monde rural attenant :

Pour que l’agriculture, ou plus exactement pour que certains agriculteurs retiennent une part des profits, il leur faut d’abord, littéralement, passer par la ville, ensuite exploiter le travail aliéné d’autres ruraux. En même temps, ceux qui veulent maintenir le « triangle homme-travail-territoire » ne peuvent y parvenir qu’au prix d’une surexploitation personnelle et d’un maintien de la pauvreté car la totalité du triangle est vidé de son sens, de sa valeur tant existentielle – la campagne n’est plus un lieu de vie, mais seulement un lieu de travail aliéné – qu’économique, par le contrôle exercé sur les conditions de travail (lire l’information) par l’industrie, l’État, la ville

De Koninck, 1981b : 448

Chez De Koninck, cette analyse culmine en 1992 avec son livre Malay peasants coping with the world. Breaking the community circle? Y sont présentés les résultats de trois grandes campagnes de terrain menées au cours des années 1970 et 1980 auprès de paysans établis dans une grande plaine rizicole de la péninsule malaise. L’objectif de ces recherches était de mesurer l’impact socioéconomique de la révolution verte parmi les familles de paysans directement impliqués dans son déploiement. Alors qu’au départ, tout, au moins d’un point de vue marxiste, annonçait que cette révolution allait inévitablement accroître les inégalités, les enquêtes de De Koninck ont plutôt montré que, à condition que l’État maintienne son appui à l’ensemble des familles paysannes, s’assurant que les plus modestes aient elles aussi accès aux techniques innovantes, l’accroissement des inégalités était largement freiné, la vaste majorité des paysans voyant leurs conditions de vie s’améliorer. « In short, the general expectation that the transformations brought about by the Green Revolution would include the deteriorating condition of the majority of small peasants has not been verified. The opposite result seems closer to the truth: the condition of the majority of peasants, large and small, has improved » (De Koninck, 1992a : 191).

Comme pour beaucoup de livres, le sous-titre de celui-ci, à savoir Breaking the community circle?, a peut-être été un peu trop laissé de côté dans les analyses qui ont suivi sa publication. Livre sur les paysans malais, certes, mais aussi sur la transformation des relations qui s’établissent, d’une part, entre eux à l’interne, et entre eux et l’extérieur, d’autre part. Jusque-là, De Koninck avait étudié les contradictions, les enjeux autour de ces transformations, en particulier les inégalités sociales créées, y compris au plan territorial. Au début des années 1990, il élargit ce ratissage pour intégrer davantage les « articulations externes » (De Koninck, 1992a : 5), c’est-à-dire diverses conséquences, dont celles de nature environnementale, liées aux transformations des paysanneries sud-est asiatiques dans leurs liens au territoire, à l’État et au marché mondial. Cela l’amène à étudier la question des forêts et de la déforestation rapide, associée aux entreprises de colonisation agricole, qu’elle soit subventionnée ou spontanée. Et, pour De Koninck, l’État reste un acteur primordial.

Au terme de cette étude, menée pendant plus de trois décennies (1965-2000), des transformations agraires en Asie du Sud-Est et ailleurs, notamment en Chine (De Koninck, 1985), il apparaît clair à De Koninck que la tension entre l’ancrage territorial de l’agriculture paysanne et la dépendance de celle-ci à l’endroit du marché international mérite d’être mieux comprise dans toute sa complexité, et donc dans toutes ses ramifications. C’est ce qui l’amènera à boucler la boucle, d’une certaine manière, en lançant et conduisant un immense chantier pour étudier la transition agraire en Asie du Sud-Est.

…et la transition agraire

Déjà, dans sa thèse de doctorat sur les paysans chinois de Singapour, observés de 1967 à 1970, il percevait cette transformation des milieux ruraux agricoles et le rôle que la ville y jouait (De Koninck, 1972 : 236). Ce qui n’était toutefois que des observations ponctuelles initiales a constitué l’un des piliers du projet CHATSEA, lancé dans les années 2000 (voir note 6). Essentiellement, il s’agissait d’étudier les facteurs, mécanismes et conséquences de la lente mais inexorable transformation de l’ensemble des sociétés rurales du Sud-Est asiatique. Celles-ci étaient en voie de passer d’un état de dépendance quasi totale à l’endroit des activités et des productions agricoles à une intégration grandissante à l’économie de marché, notamment via la pluriactivité et les migrations (De Koninck, 2004).

Laissant de côté les explications classiques de la transition agraire, développées dans les cadres européens et souvent adaptées aux cas nord-américains, y compris québécois, l’équipe s’est attachée à examiner la complexité des situations, révélant parfois des surprises. En effet, il apparaît presque implicite que, pour étudier la transition, c’est-à-dire le passage d’un état à un autre, l’état antérieur n’existe plus, qu’il est balayé, même si ce n’est que graduellement, par l’état qui le remplace. Dans le cas de la transition agraire sud-est asiatique, on aurait pu croire possible l’organisation séquentielle des fronts pionniers agricoles, caractérisée par une phase initiale de consolidation et de construction territoriale (voir par exemple De Koninck, 1993b) puis différentes étapes de l’intensification agricole, fondée dans des usages plus intensifs découlant du recours aux techniques de la révolution verte : variétés à haut rendement, engrais, produits chimiques divers, mécanisation, etc.

Mais non ! Posant un regard critique sur 50 ans de transformation agricole, De Koninck et ses collègues Rigg et Vandergeest sont catégoriques : « Southeast Asian governments supported technological innovation through reliance on the Green Revolution, along with a systematic increase in the size of the national agricultural domain: in short, agricultural intensification and expansion » (De Koninck et al., 2012 : 27-28). Et cela concorde avec nos propres observations de terrain au Vietnam (Déry et al., 2012a ; 2012b) et d’autres effectuées ailleurs par De Koninck lui-même (De Koninck et Rousseau, 2012 ; 2013) : les deux processus à l’oeuvre, à savoir l’expansion et l’intensification, progressent conjointement, le front pionnier continuant de s’élargir alors même que des « paysages » de révolution verte, débutant en 1966 en Indonésie, sont consolidés depuis presque 50 ans. Parfois, comme dans le cas du Vietnam, l’un nourrit l’autre : l’intensification observée au Lâm Đồng suscite, par jeu interethnique, une expansion du domaine cultivable chez ceux qui, d’une certaine manière, en sont victimes et perdent leurs terres, leur pays (voir Déry et al., 2015).

L’État, maître du compromis ou maître du pays ?

La deuxième variable centrale des travaux de recherche de De Koninck au cours des cinq dernières décennies est l’État. Certes, le chercheur n’étudie jamais l’État pour lui-même, mais plutôt dans sa relation à un objet particulier, généralement les paysans et l’agriculture, comme en témoigne le cadre conceptuel et théorique du projet CHATSEA (voir De Koninck, 2004). L’État y représente un des acteurs essentiels à cette transition agraire. En survolant le parcours de De Koninck, on constate aussi qu’il arrive à l’État par un parcours de géographe, via le pays, « l’un des espaces ou êtres géographiques » (Brunet et al., 1993 : 371), ce qui témoigne de l’universalité de son approche.

Du pays aux paysans… aller-retour

Pour Brunet et ses collègues, le « pays, dans la tradition géographique, est considéré comme une unité de vie, d’action et de relation, […] l’un des niveaux d’agrégation systémique de l’espace géographique, […] un espace qui se traverse à pied dans la journée » (Brunet et al., 1993 : 371). Dans les deux sortes de pays définis par ces auteurs, le premier correspond à « un espace de vie » (Idem : 371). C’est ce que part étudier le jeune De Koninck lorsqu’il débarque, littéralement, aux îles du lac Saint-Pierre, en 1965. Dans cette recherche initiale, l’idée de pays est déjà posée dans son rapport à ceux, hommes et femmes (De Koninck s’attarde aux différences de genre dès ses premières recherches – 1970 et 1972), qui bâtissent justement les pays, qui en construisent les territoires, bref, qui territorialisent, c’est-à-dire, au premier chef, les paysans. Dans sa thèse de 1967 (publiée en 1970), cette idée est présente d’une manière ponctuelle, sans vraiment que ne lui soit donnée une force intégratrice : « Notre étude cherchera à montrer comment ces caractères du milieu, qui ont permis à Champlain de parler d’un pays, ont influencé l’occupation humaine » (De Koninck, 1970 : 2). « Cependant, […] l’occupation s’était bientôt accompagnée d’un genre de vie dont l’élaboration a contribué, jusqu’à ces dernières années, à faire des Cent-Îles un véritable pays » (Idem : 38). Et plus loin, il évoque la vocation de terres à foin… « comme dans plusieurs pays du lac Saint-Pierre » (De Koninck, 1970 : 39).

Au-delà de ces quelques exemples, aucun des titres ou sous-titres de chapitres n’utilise le mot pays. En 1998-99, après avoir revisité la région, De Koninck ajoute une deuxième partie à la seconde édition de son oeuvre afin de mieux prendre la mesure du temps passé et pour analyser les nouveaux enjeux. Il structure complètement cette deuxième partie autour de la notion de pays. Et cette fois, probablement avec un accent de nostalgie, peut-être pour compenser une audace qu’il n’avait pas eue 30 ans auparavant, les titres et sous-titres témoignent d’un chercheur qui, justement, a vu du pays, « un pays essentiel, fragile et malmené », « un pays qui se transforme », « un pays qui se défend » (De Koninck, 2000a : 107, 119 et 125).

Dans sa thèse sur les paysans chinois de Singapour (De Koninck, 1970 ; 1972), le chercheur ne parle plus de pays. C’est peut-être un biais à associer à la langue de travail, l’anglais, alors que le terme country, un dérivé du français contrée (Lévy et Lussault, 2003 : 696), ne rend peut-être pas aussi bien le sens initial du latin pagus[8] Dans son analyse des variations régionales de Singapour, De Koninck parle plutôt de régions (ex. : 1972), même si certaines de ces régions se construisent sur un modèle qui s’apparente aux « pays » des Cent-Îles du lac Saint-Pierre. Cela dit, à Singapour, un critère essentiel de différentiation est plutôt de nature culturelle, car on y trouve trois groupes dialectaux principaux : cantonais, teochiou et hokkien (1972). Peu importe, sa recherche lui permet ainsi de témoigner de l’existence de régions s’étant pendant un temps distinguées d’abord par leurs profils linguistiques et culturels.

Cela implique que, alors que le groupe dialectal était sans doute à l’origine un meilleur indicateur, il a depuis été remplacé par des formes plus évoluées d’identité de groupe (56), des formes plus spécifiques à Singapour. En d’autres mots, au sein d’une communauté chinoise du Nanyang, supposée être à Singapour l’une des plus susceptibles de conserver des traces profondes de son héritage culturel, des attributs singapouriens et même des attributs relevant des régions singapouriennes semblent présenter les meilleurs indicateurs socio-économiques

De Koninck, 1972 : 270

Mais plus que les pays « émotifs » et leurs paysages construits sur la base des relations au territoire (Raffestin, 2005), ces « espaces vécus » (Frémont, 1999), ce sont rapidement les pays, comme États, que De Koninck a intégrés à ses analyses et recherches.

La construction territoriale des États

Régions, espaces vécus, pays pris dans la tourmente aménagiste des États dans les années 1970 : De Koninck aborde l’État, car celui-ci intervient de plus en plus dans la gouverne locale des « pays » qu’il étudie. Cet État, que ce soit celui du Québec (Dion et De Koninck, 1976), de la jeune cité-État de Singapour (De Koninck, 1972) ou de la Malaysia et de l’Indonésie (De Koninck, 1979), impose un projet territorial national résultant dans la déstructuration des « pays » locaux, bref, contribuant à déterritorialiser et à reterritorialiser l’espace local pour lui donner du sens à l’échelle nationale, pour employer la terminologie raffestinienne.

Lorsque Raffestin établit clairement les liens entre le travail, l’espace, le pouvoir et le territoire (Raffestin et Bresso, 1979 ; Raffestin, 1980), De Koninck, rappelons-le, élargit et enrichit ses propres constructions conceptuelles à partir des cas malaysien et indonésien. Pour lui, il existe un « rapport particulier qui s’établit entre le producteur agricole, le paysan, et le territoire qui porte sa marque », et ce rapport « est au coeur de l’histoire de l’agriculture » (De Koninck, 1984 : 264). En première approche, il nomme ce rapport le « paradoxe territorial » :

Lorsque les paysans ouvrent le territoire, le conquièrent en y accumulant du travail, c’est soit d’une façon autonome, soit sous la gouverne de l’État. Mais toujours, en dernière analyse, c’est ce dernier qui gère le territoire et finalement prend en charge l’agriculture à défaut de contrôler réellement le travail qui s’y accomplit

Idem : 264

Rapidement, ce lien triangulaire entre les paysans et l’État à travers le territoire est étudié dans les zones de colonisation agricole de la péninsule malaise, où De Koninck constate que la paysannerie joue un rôle de « fer de lance territorial de l’État » (De Koninck, 1986a). « On constate que la mise en tutelle de la paysannerie atteindra bientôt la vaste majorité des producteurs parcellaires ainsi que l’essentiel de leurs espaces de production. La carte de l’agriculture malaysienne devient la carte des territoires directement gérés par l’État» (De Koninck 1986c : 144). « L’impatience de l’État tutélaire » (Idem) dans le contrôle de la riziculture était-elle justifiée par le besoin de mieux gouverner un pays où l’on trouvait jadis « 246 » variétés de riz ? [9]

Sur la base de cette idée d’une paysannerie-fer de lance territorial, De Koninck en vient à raffiner son hypothèse, et le « paradoxe territorial » devient le « compromis territorial » qui s’établit entre les gardiens-prisonniers du territoire (les paysans) et les bâtisseurs-gestionnaires des États (De Koninck, 1993b ; 1993c), une dynamique qu’on retrouve autant en Asie du Sud-Est continentale et insulaire que dans d’autres contextes comme la France des « grands défrichements » (XIe au XIIIe siècle), la Chine des XIXe et XXe siècles, le Brésil contemporain, etc. (De Koninck, 1993b ; voir aussi Déry, 1996). Plusieurs exemples seront par la suite étudiés : Vietnam (De Koninck, 1996 ; 2006), Laos et Cambodge (Veilleux et De Koninck, 1993), Indonésie (De Koninck, 2006), ou l’ensemble de la région (De Koninck et Déry, 1997).

Parallèlement, la question de la construction territoriale des États se présentait sous un autre jour à Singapour, où les paysans chinois des années 1960 et 1970 avaient été en quelque sorte domestiqués. Pourtant, là aussi, les transformations concomitantes à celles affectant les paysans malais ont conduit De Koninck à élaborer une hypothèse sur la construction de l’État : « The Singapourean population’s adhesion to the Republican project is linked to the permanent spatial insecurity – both internal and external – that caracterizes the nation. […] the permanent upheaval of a community’s spatial basis leaves it in a state of vulnerability, of readiness » (De Koninck, 1990b : 214). Cette hypothèse se traduira, en 1992, par la réalisation d’un atlas de la « révolution du territoire » de Singapour, atlas mis à jour et renouvelé en 2008 (De Koninck, 1992b ; De Koninck et Dorval, 1992 ; De Koninck et al., 2008), puis intégralement repris et considérablement augmenté en 2017 (De Koninck, 2017).

Les Cent-Géographies de l’Asie du Sud-Est

Mieux qu’une géographie appliquée, il existe une géographie impliquée, qui doit toujours s’imposer à elle-même le regard critique qu’elle s’efforce d’avoir sur l’espace qu’elle scrute.

De Koninck, 1993d : 592

Dans ce survol de quelques-unes des Cent-Géographies sud-est asiatiques offertes par Rodolphe De Koninck, bref, dans la circumnavigation à la nage entreprise au début du texte, plusieurs îles et îlots ont été laissés de côté : on ne peut tout aborder ! Ce bref parcours a tout de même permis de faire ressortir l’originalité de ce Sud-Est asianiste comme il en existe très peu en fait : c’est-à-dire quelqu’un capable de comprendre les enjeux, en particulier les tensions animant les dynamiques paysans-État-territoire, et ainsi contribuer à la connaissance de chacun des pays de cette région, l’une des plus dynamiques de la planète. On perçoit mal, probablement, l’ampleur de cette idée – être sud-est asianiste –, tant il s’avère aujourd’hui impossible d’aspirer, comme chercheur individuel, à comprendre l’ensemble d’une région aussi complexe sur les plans géographique et historique. Or, une longue expérience, de longs séjours sur le terrain et la rigueur du travail ont rendu cela possible chez De Koninck.

D’une manière générale, on peut dire que les enseignements qui restent aujourd’hui de l’étude du triangle paysans-État-territoire sont très riches, notamment l’idée novatrice du compromis territorial, qui a valu à son auteur une entrée dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés de Lévy et Lussault (2003). Premièrement, la pertinence de l’idée du compromis territorial n’a jamais été démentie. Deuxièmement, cette idée a été graduellement contextualisée dans l’espace et dans le temps, un peu comme De Koninck avait commencé à le faire lui-même dès un article sur le Vietnam (De Koninck, 1996). Ailleurs, sur la base de mes propres recherches portant sur le développement des aires protégées, j’ai traduit ainsi sa pensée d’alors : « En gardant trop exclusivement pour lui la responsabilité de la reproduction paysanne et son expansion, trahissant d’une certaine manière le compromis territorial, l’État met-il en péril sa propre légitimité ? » (Déry, 2007 : 227). Puis, dans le dictionnaire de Lévy et Lussault, De Koninck était plus nuancé : les « formes que peut prendre le compromis territorial ne sont ni uniformes ni irréversibles, et encore moins universelles » (2003b : 193). L’avenir du compromis territorial lui apparaissait alors « incertain » (Ibid.) ; « qu’est-ce qui remplacera le compromis territorial ? » (Ibid.).

En étudiant à mon tour la mise en place des aires protégées dans les mêmes régions d’Asie du Sud-Est continentale soumises à l’agriculture pionnière, parfois là-même où des paysans avaient été « plantés » auparavant (De Koninck), il m’est apparu qu’une autre dynamique était désormais à l’oeuvre : l’État trahissait-il les bases de son impératif territorial (Déry, 2008) ? Ou était-ce seulement une sorte de « transition territoriale » des États alors qu’on observe maintenant des États « intégrés » en termes de niveaux géographiques puisant leur énergie et leur information (voir Raffestin, 1980) dans toute une panoplie de systèmes géographiques multiscalaires (Déry, 2007) ? Il n’en demeure pas moins que, même si d’autres dynamiques sont aussi à l’oeuvre, le compromis territorial reste utile pour comprendre la construction des États.

D’ailleurs, troisièmement, cette transition vers d’autres formes d’organisation territoriale, De Koninck en a lui-même défini certains paramètres dans ses travaux récents sur l’île de Bornéo où, même dans les régions pionnières, l’État se désengage graduellement au profit des grandes compagnies privées (De Koninck et al., 2011a ; 2011b). Bref, là aussi, l’étude plus large de la territorialité de l’agriculture et des enjeux qui en découlent reste encore très pertinente, notamment pour comprendre la relation et les luttes entre les agricultures locales et les agricultures mondialisées (De Koninck et Rousseau, 2013).

Plus spécifiquement, on peut aussi retenir de ce bref parcours que, sur les plans agricole et agraire, les analyses construites par De Koninck sur une période d’un demi-siècle permettent de comprendre les transformations des communautés paysannes (d’abord malaises) tant au niveau de la production elle-même (foncier, outils et techniques, capital) que des relations et de la reproduction sociales, toutes choses ayant été grandement influencées par l’extension des relations extérieures, forcées ou voulues. Toujours à l’oeuvre en 2017, même encore dans les pays anciennement industrialisés comme le Canada ou l’Allemagne (Knaebel, 2015) notamment, cette déstructuration, ou déterritorialisation, de l’agriculture locale au profit d’une agriculture et d’une production alimentaire mondialisées est et doit être combattue par la valorisation des systèmes alimentaires territorialisés (SAT).

S’il y a des enseignements à retenir des analyses de l’agriculture et de l’État par De Koninck, c’est peut-être que l’agriculture reste cruciale à l’organisation de notre vie socioéconomique et que l’État doit continuer à jouer un rôle dans la consolidation de son ancrage territorial local pour filtrer et tempérer les pressions incessantes du marché à la fois sur le foncier et le travail. De toute évidence, l’approche dekoninckienne reste d’actualité pour étudier les enjeux actuels de valorisation des agricultures locales, de leurs rôles dans les constructions identitaires et de leur utilité générale comme outils de construction territoriale. D’ailleurs, lors du colloque de 2015 sur les systèmes alimentaires territorialisés (voir la note 5), De Koninck concluait en insistant sur la pertinence de la lutte, de l’engagement, même encore aujourd’hui, pour éviter l’élimination de ces systèmes territoriaux locaux, ce à quoi s’activent divers intervenants sur la scène agricole québécoise, qu’il s’agisse de l’Union des producteurs agricoles (UPA) ou de ceux qui contestent sa prééminence !