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Les géographes québécois accueillent le congrès de l’Union géographique internationale (UGI) en août 2018. Cette activité, tenue à Québec sous le parrainage de l’Université Laval, de l’Association canadienne des géographes (ACG) et du Regroupement des géographes du Québec (RGQ), nous semble être une bonne occasion pour faire le point sur la nature et la portée de la géographie québécoise ou, plus modestement, pour réfléchir sur les travaux et les propos des géographes du Québec.

Les géographes francophones, et en particulier québécois, se questionnent fréquemment sur l’évolution de leur discipline et sur sa pertinence sociale ou scientifique. De nombreux débats de ce genre ont ainsi eu lieu dans diverses revues de géographie, notamment au sein des Cahiers de géographie du Québec. Ainsi, en 1988, des géographes québécois et français discutaient de l’état de la géographie dans un dialogue intercontinental dont la version écrite peut être retracée dans les Cahiers de géographie du Québec ainsi que dans la revue française Espaces temps (De Koninck, 1988). Les discussions se sont poursuivies dans les pages de la défunte revue Géographes, au début des années 1990, puis en 1995, à nouveau dans les Cahiers de géographie du Québec (Waddell, 1995). En 2006, cette même revue donne la parole aux géographes de la relève, dans le cadre d’un numéro spécial réalisé pour souligner ses 50 ans (Le comité de rédaction, 2006). Plus récemment, un ouvrage collectif s’interroge sur l’évolution de la discipline (Mukakayumba et Lamarre, 2015).

La teneur des débats varie d’une publication à l’autre. Que ce soit en abordant la géographie québécoise de manière globale ou en lien avec l’évolution de l’une ou l’autre des sous-disciplines géographiques, il y est notamment question de la structure et des frontières de la géographie, des transformations de ses méthodes et outils, de son utilité sociale, de sa perception dans la société ou de sa place dans le système d’éducation. Si on ajoute à cela les débats ayant marqué la vie associative des géographes québécois à travers l’Association professionnelle des géographes du Québec (APGQ), maintenant disparue, il est permis de s’interroger sur le caractère légitime des inquiétudes des géographes québécois. Or, de ces interrogations épistémiques, de ces analyses théoriques et propositions thématiques, si ce n’est de ces échanges existentiels où la géographie d’ici était appelée à se (ré)inventer, notamment au su d’un questionnement environnemental de plus en plus prégnant, nombreuses sont les contributions significatives et originales qui ont émergé. Notons simplement l’immense rayonnement de l’oeuvre de Louis-Edmond Hamelin sur le thème du Nord québécois et canadien.

Cela posé, ce numéro thématique des Cahiers de géographie du Québec a pour ambition de réfléchir sur l’originalité, réelle ou fantasmée, du regard que proposerait la géographie québécoise sur les divers objets qu’investiguent les géographes. Pour ce faire, nous avons invité les géographes, québécois et autres, jeunes et moins jeunes, à réfléchir sur la géographie québécoise, telle qu’elle s’est construite au fil de ses sept décennies d’existence en milieu universitaire, et ce, tant au plan épistémologique qu’historique et méthodologique.

Une nature singulière

Une des questions qui se posent, directement et indirectement, est celle de l’existence ou non d’une école de géographie proprement québécoise et, donc, d’un regard différencié, unique qui lui serait propre. Cette interrogation n’est pas nouvelle, d’autres s’y étant intéressés avant nous. Parmi les différentes propositions quant à la nature singulière de la géographie québécoise formulées jusqu’ici, l’une nous a tout particulièrement séduits, cela, en vertu de sa grande force d’évocation des processus à l’oeuvre dans la construction de la discipline en contexte québécois. Marcel Bélanger en a offert les prémices. Dans un article fondateur reproduit dans ces pages, il pose au départ de la géographie québécoise le caractère particulier de l’établissement québécois qui, défiant un puissant voisinage, « propose une oeuvre qui n’est pas celle-là qui prévalut, jusqu’à maintenant, sur ce continent » (1977 : 117). Par ailleurs, l’expérience québécoise du territoire serait telle, défend-il, qu’elle aurait nourri une volonté plus grande ici qu’ailleurs de l’aménager, ce afin que le territoire incarne les valeurs du peuple québécois.

Mario Bédard a poursuivi la réflexion en postulant que trois particularités distingueraient la géographie québécoise : un site original, une situation avantageuse et une nature singulière (2011). D’une part, l’immensité du territoire et son omniprésence dans l’imaginaire québécois façonneraient la pensée géographique québécoise, qu’il soit question de développement, d’écologie, de paysage ou d’identité. La situation du Québec « à la rencontre du Nord (l’autochtonie des Premières Nations et des Inuit, puis l’altérité « autre » des Métis) et du Sud (l’eldorado des États-Unis, puis les pays en émergence et sous-développés qui s’enfilent à sa suite), puis historiquement et intellectuellement à celle de l’Est (Europe francophone et latine, mais encore britannique, germanique, scandinave et slave) et de l’Ouest (anglophonie et francophonie canadian, fortement mâtinées des influences étatsuniennes et depuis peu asiatiques) » (Idem : 259), aurait nourri d’autre part une géographie québécoise hybride, traversée de multiples influences. Enfin, la géographie québécoise devrait à la volonté de la société québécoise de saisir, de déconstruire et de réinvestir les liens particuliers qui l’unissent au territoire, une lecture géographique singulière. Elle se serait voulu l’écho de son ambition socioterritoriale de faire advenir le territoire rêvé des Québécois. Non dans un sens politique, pourrions-nous ajouter à sa suite, car force est de reconnaître que la géographie québécoise s’est somme toute assez peu investie sur le terrain du politique ; mais dans un sens plus large, pour l’appuyer dans son dessein de se donner un territoire de valeurs et de pratiques qui est authentiquement le sien, construit et aménagé à partir d’un socle de valeurs et pratiques partagées. Bédard poursuit en soulignant que le profond engagement – l’expression est de nous – de la géographie québécoise dans la société aurait été pour elle le gage d’une liberté qui lui aurait permis d’évoluer librement, sans entrave ou retenue méthodologique ou théorique, et de devenir celle qu’elle est aujourd’hui, soit une discipline porteuse d’un « art d’habiter par et pour les Québécois » (Idem : 261).

Mais qu’en est-il de cet art d’habiter qui serait propre au Québec, dont la pensée géographique s’est nourrie et qu’elle contribue à construire et définir à son tour ? Quel est-il et en quoi façonne-t-il la géographie québécoise qui s’est constituée au gré des travaux des géographes universitaires, ainsi que de ceux qui oeuvrent en milieu gouvernemental ou dans le secteur communautaire ? Ce numéro spécial nous a donné envie de développer plus loin la réflexion à cet égard.

Une première proposition, pour entamer la réflexion et nourrir les échanges : nous sommes d’avis que la production de la géographie québécoise, en apparence éparse, amalgamée qu’elle est à des champs de connaissance multiples et générant des résultats assez éclatés, ne s’en caractérise pas moins par une certaine convergence. Nous croyons aussi que cette convergence déborde la simple occurrence spatiotemporelle, ou dit autrement, le seul fait de porter sur la société québécoise, dans ce qu’elle a de distinct et d’unique eu égard à la conception de ses rapports au territoire, à un moment de son histoire. Elle témoigne plutôt, selon nous, d’une véritable pensée géographique à l’oeuvre, désireuse de tirer profit des conditions particulières tant géographiques que sociohistoriques dans lesquelles le Québec s’est édifié, afin de se doter des moyens les plus appropriés pour réaliser son projet, soit contribuer à la quête de sens, de repères et d’appartenance de la société québécoise en la dotant de savoir-penser, savoir-faire et savoir-dire habilités à valoriser les spécificités géographiques des milieux et modes de vie québécois.

L’espace géographique n’est pas une donnée neutre, absolue, qui dicte ses contraintes à l’homme. Les possibles qu’il offre sont multiples, presque infinis. Selon ce que l’habitant aura décidé d’en faire, ou selon la manière dont il aura choisi d’y réagir ou simplement de la subir, la territorialité aura des couleurs différentes, voire opposées. Dans cette optique, les deux dimensions de l’approche géographique apparaîtront : l’interaction des phénomènes et la différentiation spatiale. […] Ces facteurs, en se combinant, confèrent aux lieux leur personnalité distinctive

Dorion, 2007 : 10-11

La géographie québécoise se serait ainsi donnée un langage qui, selon nous, lui est propre, plus à même d’exprimer la condition territoriale qui prévaut au Québec. Désireuse de déployer dans toute sa puissance explicative le savoir-penser dont elle est porteuse, la géographie québécoise a ainsi inventé des mots (ex. : frasil), voire des concepts (ex. : nordicité), sinon redéfinis par ses soins (ex. : souveraineté, égalitarisme, harmonie), afin de mieux dénoter des phénomènes qui sont particuliers au Québec, sinon pour plus justement connoter l’interprétation particulière qu’on en fait au Québec.

De plus, nous posons que ce langage développé pour dire l’art d’habiter propre au Québec s’inspire aussi largement de celui qui a été conçu et expérimenté au premier chef par les Autochtones qui y demeurent depuis plusieurs millénaires et avec lesquels les autres populations qui ont peuplé ensuite le Québec cohabitent depuis qu’elles s’y sont établies. Afin de comprendre au mieux et de gérer de la manière la plus responsable les rapports Humain/ Nature, Espace / Société et Territoire / Culture tels qu’ils se déclinent et conjuguent au Québec, la géographie québécoise aurait fait siennes certaines valeurs et pratiques chères à l’autochtonie québécoise, tant cette dernière aurait influencé la manière d’habiter et de partager le territoire. Autrement dit, l’avènement d’un langage et d’une sémantique propres à la géographie québécoise renvoie directement à sa volonté et à sa capacité à dire et à réfléchir notre condition géographique à partir de la condition territoriale qui prévaut au Québec, cela, telle qu’elle est conçue et expérimentée, au premier chef, par les Autochtones.

Ainsi, par exemple, la géographie québécoise aurait développé un langage particulier sur la souveraineté. Ce concept, tel qu’entendu et pratiqué par les géographes québécois dès lors qu’il est question d’identité, de vivre-ensemble, de ressources, ne s’inscrit pas dans la tradition occidentale de ses acceptions qui correspondent, (i) à l’autorité suprême d’un corps ou d’une entité politique sur un territoire qu’il possède et où il peut librement légiférer et exploiter ses ressources (principe interne absolu de commandement), sinon (ii) au caractère d’un État ou d’un organe soumis à aucun autre État ou organe et reconnu comme puissance indépendante (principe externe relatif de consentement ou de coopération) (Bodin, 1986 / 1576 ; Beaud, 2015,). Lorsqu’ils s’y intéressent, les géographes québécois, à l’image des Québécois, sont:

en quête d’une idée autochtone […] que les Mohawks appellent tewatatonie (qui pourrait se traduire par « nous nous aidons nous-mêmes »). Elle se décrit comme la capacité de s’aider soi-même tout en s’observant: « L’essence de la souveraineté mohawk est l’harmonie telle qu’exprimée par l’équilibre dans les relations. » Ce concept est très différent de la signification en français hexagonal ou de la définition de sovereignty en Angleterre et aux États-Unis. Dans la tradition européenne, la souveraineté englobe toutes sortes d’implications juridiques définissant les frontières et l’application des lois

Saul, 2008 : 48-49

Or, ce « aidons-nous nous-mêmes », en s’appuyant sur les idées d’harmonie et d’équilibre conditionnelles à celle d’indépendance, se veut davantage relationnel et consensuel que directif et conflictuel. Il en est ainsi car les questions d’égalité et d’autonomie individuelle dont elles découlent, fort importantes pour les Autochtones (Otis, 2005), le sont aussi vite devenues pour les Québécois, enfin leurs ancêtres canadiens, et ce, depuis fort longtemps. [1] En effet, et toujours selon Saul (2008), en l’absence de continuité territoriale et institutionnelle entre puissance coloniale et pays colonisé, avec la dénégation des droits politiques des populations soumises (autochtones), abandonnées (anglophones) ou conquises (francophones), puis avec l’omnipotence du dogme juridique de la souveraineté du colonisateur, les gens vivant au Québec (comme au Canada) ont eu à faire beaucoup d’efforts individuels et collectifs. Et c’est non seulement pour pouvoir exister, mais aussi pour prospérer, que les « nouveaux arrivants » européens établis au Québec ont fait leur le mode de fonctionnement égalitariste des sociétés autochtones qu’ils côtoyaient, fort distinct des structures organisationnelles et politiques hiérarchiques françaises et britanniques.

Créer une société à l’anglaise, comme le voulait le Family Compact, était ridicule dans ces circonstances, tout autant que le système de classes seigneuriales […] les jugements des tribunaux invoquant la Charte [canadienne des droits et libertés] ont enraciné cette réalité […] encore plus profondément dans notre façon de fonctionner. La tension entre les individus et les groupes constitue ce qui distingue l’égalitarisme de l’égalité, c’est-à-dire la prédominance des droits individuels sur l’idée d’équité

Saul, 2008 : 63-64

Peuplant et organisant petit à petit un territoire inhospitalier, « vide » et immense, ces « nouveaux arrivants » ont par son truchement plus développé, comme les Autochtones, un sentiment d’appartenance au lieu qu’ils occupaient plus qu’aux autres personnes, sinon un attachement partagé seulement avec ceux éprouvant pareilles relations. Reposant encore sur une tension entre l’individu et le groupe qui s’articule sur la recherche constante de consensus avec ce que cela implique d’humilité, d’ouverture et de respect vis-à-vis l’Autre (Léger et al., 2016), l’égalitarisme autochtone considère toute communauté comme un cercle inclusif dont la circonférence (chaque partie) nourrit le centre (le Tout) en vertu de relations sans cesse relancées entre culture, langue et identité. Et c’est ce type de relations « qui inclu[t] un sens nettement défini de la responsabilité individuelle, un individualisme méritocratique allié à un esprit d’indépendance acharné » (Saul, 2008 : 64) qui, selon nous, a incité la géographie québécoise non seulement à s’y intéresser comme objet d’étude, mais encore à s’en inspirer pour préconiser des savoir-être et savoir-penser géographiques autres, plus adaptés à cette même tâche.

Bref, notre réflexion nous amène à proposer que la nature singulière de la géographie québécoise s’abreuverait d’une ambition socioterritoriale inscrite dans une territorialité constituée de multiples traits saillants propres à la psyché des Autochtones et qui lui aurait donné son propre langage. C’est là la thèse que nous proposons aux lecteurs de ce numéro thématique, et à laquelle nous espérons pouvoir les rallier, au fil de leur lecture.

Un savoir-penser original

L’originalité de la géographie québécoise s’exprimerait donc, selon nous, au travers d’une approche spécifique, voire unique, attribuable pour une bonne part au territoire québécois et aux rapports de la société québécoise à celui-ci, empreints d’autochtonie. La constitution et l’évolution de la géographie québécoise attestent éloquemment, à notre avis, de ce savoir-penser original.

Attendu que cette section se veut fort schématique, avec tout ce que cela implique de grossissements du trait, et donc de caractérisation sommaire, [2] de rapprochements maladroits et d’omissions malheureuses, la géographie au Québec, après quelques décennies de limbes (1910-1949) où un petit nombre d’individus ont introduit cette discipline dans le milieu universitaire québécois (citons, par ordre chronologique et à la suite de Pumain [1974], Émile Miller, Auguste-Joseph de Bray, Henry Laureys, Benoît Brouillette et Pierre Dagenais, mais encore Jean Brunhes, encore que ce fut pour ce dernier par le truchement de conférences données en 1926 et 1927, et non par un enseignement formel), compte trois phases. Les années 1950 et 1960 correspondent à l’implantation et à l’institutionnalisation au Québec de la géographie européenne (fondation des départements de géographie – Université McGill 1945, de Montréal 1947, Laval 1955, de Sherbrooke 1963 – et des premières revues scientifiques – Le Géographe canadien / The Canadian Geographer en 1951, Cahiers de géographie du Québec en 1956). Cette première période, dite de découverte, se distingue par la contribution de plusieurs géographes étrangers, surtout français lors de séjours plus ou moins longs et fréquents (dont Blanchard, 1948 ; Deffontaines, 1953 ; 1957 ; Biays, 1964 ; Racine, 1967), et des premiers géographes nés au Québec (Hamelin, 1952 ; 1959 ; Dionne, 1963 ; Dorion, 1963 ; Dorion et Hamelin, 1966 ; etc.) qui ont tous surtout cherché à caractériser la géographie du Québec, notamment en termes climatologiques et géomorphologiques, puis quant à ses volets économiques, ethnologiques et politiques.

Au-delà des nombreux textes poursuivant l’oeuvre descriptive et d’inventaire précédente, les années 1970 et 1980 constituent une ère de développement et de diffusion de la géographie québécoise. Cette seconde phase se singularise par l’affirmation et la maturation d’un savoir-penser géographique proprement québécois. Marquée surtout, cette fois, par le travail d’un grand nombre de géographes (i) québécois, (ii) originaires d’ailleurs mais faisant carrière au Québec, sinon (iii) sensibilisés à sa conception des rapports Homme / Nature, Espace / Société et Territoire / Culture empreinte de cet équilibre relationnel entre les diverses constituantes d’un milieu ou d’un territoire qui lui donne toute son originalité, signalons les travaux :

  • de Bélanger et Pineau (1983), puis Gariépy et al. (1986), sur l’aménagement du territoire et la planification écologique ;

  • de Courville (1980), Morissonneau et Asselin (1980), Dugas (1981 ; 1984), puis Vachon (1984), sur l’occupation et le peuplement du territoire en milieu rural, sinon dans sa dimension culturelle (Hamelin, 1974a ; Morissonneau, 1974 ; 1978 ; Louder et Waddell, 1983), politique (Dorion, 1974 ; Dorion et Lacasse, 1974 ; Hamelin, 1975b ; Hamelin et Potvin, 1989 ; Sénécal, 1989) ou toponymique (Hamelin, 1975a ; Dugas, 1983) ;

  • de Bailly (1977) et de Bailly et Polèse (1978) sur l’urbanité et l’urbanisation québécoises ;

  • de Bureau (1977 ; 1984), Claval (1980) et (Gilbert 1985b) sur l’importance des idéologies et des représentations ;

  • puis de Dionne (1973), Hamelin (1974b ; 1975b), Villeneuve et Dufournaud (1974), Ritchot (1975), Trotier (1976), Bélanger (1977), De Koninck (1978), Bureau (1985) et Gilbert (1985a) sur les spécificités ou questionnements de la géographie québécoise.

Soit autant d’exemples, parmi d’autres, de géographes qui, oeuvrant sur diverses thématiques d’un Québec à se réinventer au lendemain de la Révolution tranquille ou sur des objets autres ou plus théoriques, s’évertuaient à comprendre ou à expliquer divers phénomènes à partir d’un regard géographique québécois alors à s’édifier et à se consolider.

Les années 1990, 2000 et 2010 correspondent à un troisième stade de la géographie québécoise, soit une phase d’assertion et de raffinement de ses ambitions et moyens. Cette période se caractérise par un grand nombre de géographes qui pratiquent de manière plus affirmée son savoir-penser dans la mesure où, depuis les années 1990, plusieurs, dans un exercice d’introspection ontologique ou de réflexivité épistémologique possible grâce à divers emprunts fait au postcolonialisme, au féminisme, au poststructuralisme ou au renouveau culturel (cultural turn), poussent plus loin la réflexion sur les lieux, les paysages, les territoires et autres objets de la géographie. Soit un approfondissement qui a pour principale conséquence que plus nombreux sont dorénavant les géographes qui affinent, assument ou recherchent sciemment le regard de la géographie québécoise. Les dernières générations de ses praticiens se distinguent ainsi par un propos de plus en plus étoffé qui s’ouvre encore davantage à l’Autre, un Autre tant intérieur (Autochtone versus allochtone, femme versus homme, inter- versus multi-culturalisme, etc.) qu’extérieur (américanité, européanité, immigration, libre-échange, etc.). En cette ère de remise en question des rapports de force et des référentiels identitaires avec la mondialisation, le réchauffement climatique et la postmodernité, ils proposent une lecture géographique québécoise à l’unicité et à l’originalité plus clairement affichées ou revendiquées. Nous en voulons pour preuve leurs analyses :

  • sur des rapports territoriaux plus harmonieux et équitables, que ce soit dans leur connotation environnementale (Houde et Sandberg, 2003 ; Gélinas et Bouthillier, 2005) ou sociopolitique (Trudelle, 2003 ; Vandersmissen, 2003 ; Desbiens, 2004 ; Proulx, 2006) ;

  • sur la transformation du milieu rural ou agroforestier (Vachon, 1991 ; Désy et Tremblay, 1993 ; Jean 1993 ; Gingras et Carrier, 2006 ; Mercier et Côté, 2012 ; Simard, 2012 ; El-Batal et Joyal, 2014) et des milieux urbains (Sénécal et al., 2008 ; Simard, 2014) ;

  • sur des rapports plus inclusifs vis-à-vis les immigrants (Séguin et Termotte, 1993 ; Lavigne et al., 1995), les minorités linguistiques (Louder et al., 2001 ; Langlois et Gilbert, 2006 ; Marois et Bélanger, 2014), les femmes (Villeneuve, 1991 ; Preston et Villeneuve, 2001 ; Rose, 2010), les Autochtones (Dufour 1993 ; Lacasse 1996 ; Hamelin, 1998 ; Lacasse, 2004 ; Desbiens, 2006 ; Rivard, 2006) ;

  • sur le rôle des paysages et des représentations (Villeneuve, 1996 ; Brosseau, 1997 ; Bédard, 2002 ; Fortin et Gagnon, 2002 ; Mercier, 2002 ; Montpetit et al., 2002 ; Breux, 2006 ; Bédard, 2008 ; Leduc-Primeau et al., 2013 ; Castonguay, 2016) ;

  • sur les particularités québécoises de l’aménagement du territoire et du développement régional ou local (Gagnon et Klein 1991 ; Courville, 2000 ; Simard 2000 ; Proulx, 2009) ;

  • sur les innovations ou questionnements épistémologiques et théoriques de la géographie québécoise (Desmarais, 1992 ; Hubert, 1992 ; Bédard, 2000 ; 2002 ; 2007 ; 2011 ; Mercier, 2005 ; Deshaies, 2006 ; 2010 ; Apparicio et al., 2007 ; Gilbert, 2007).

Ces divers exemples illustrent, selon nous, que la géographie québécoise est parvenue à se doter de moyens particulièrement fins et performants pour faire oeuvre géographique.

Les contributions

Ce numéro thématique vise à présenter certaines des avenues originales qu’a empruntées la géographie québécoise pour penser les rapports Humain / Nature, Espace / Société et Territoire / Culture. Il se veut une porte d’entrée sur la géographie québécoise pour les géographes du monde entier qui se retrouveront à Québec en août 2018. Il en décrit certaines avenues particulièrement représentatives des schémas d’interprétation et processus qui ont contribué à lui donner son visage propre, et il présente certains de ses artisans. Des géographes du Québec y ont contribué, concernés au premier chef par le questionnement proposé, mais le numéro accorde aussi la plume à d’autres géographes qui ont accepté de se prêter à cette entreprise ardue de recension des écrits et d’analyse de larges pans de la littérature géographique québécoise.

On y trouve six contributions qui attestent du regard original qu’a voulu proposer la géographie québécoise au cours de sa courte histoire, mais surtout de ses approches les plus récentes. Ces contributions attestent d’une double tendance lourde selon laquelle, depuis une vingtaine d’années, le Nord s’est définitivement imposé dans le discours, si ce n’est dans la réflexion de la géographie québécoise, au gré d’une inversion des perspectives qui l’avaient trop longtemps ignoré ou travesti ; la géographie des Autochtones a, elle, perdu son caractère exceptionnel pour s’imposer comme un thème normal, voire nécessaire et « universel ».

Le premier texte de ce numéro thématique est de Paul Claval. Celui-ci retrace les grandes étapes du développement de la géographie québécoise. Fort d’une expérience du Québec qui remonte à près de 50 ans, il en présente les premiers balbutiements, puis sa modernisation, avec une attention particulière aux discours qu’elle a proposés sur le Québec de la fin du XXe siècle. Ce panorama est d’autant plus intéressant qu’il décrit non seulement les approches, mais aussi le contexte qui les ont inspirées et les artisans qui ont façonné sa singularité.

Le texte qui suit porte sur la contribution de Luc Bureau. Marc Brosseau y montre jusqu’à quel point la géographie québécoise a su, par l’entremise de ce géographe, sortir des sentiers battus. Son analyse illustre comment, sous la plume de Bureau, elle se démarque par l’originalité de son ton, sa candeur, la nature de la relation à son objet, son style et l’affirmation résolue de la subjectivité du géographe. Luc Bureau figure en effet parmi ces géographes québécois qui, s’aventurant sur le mode de l’essai, ont offert à la géographie de langue française certaines de ses pièces les plus originales, selon Brosseau. Les lecteurs découvriront ici une démonstration on ne peut plus probante de la « liberté » de la géographie québécoise que nous évoquions en introduction.

Une troisième contribution, celle de Steve Déry, se penche sur la carrière et les écrits de Rodolphe De Koninck. Ce bouillant géographe, pouvant être associé à « l’École de l’Université Laval », a poursuivi et terminé sa longue et fructueuse carrière à l’Université de Montréal. Son parcours singulier en a fait l’un des rares experts québécois et canadiens, voire francophones, de l’Asie-du-Sud-Est. Comme le souligne Steve Déry, De Koninck participe depuis longtemps également à un approfondissement des connaissances sur la géographie agraire des pays de l’hémisphère sud de même que des enjeux sociopolitiques et environnementaux qui y sont associés.

La recherche sur le Nord constitue une autre avenue singulière de la géographie québécoise. Depuis le travail fondateur de Louis-Edmond Hamelin jusqu’aux réflexions contemporaines de Caroline Desbiens, plusieurs géographes ont exploré ce territoire âprement disputé aux Autochtones depuis les années 1960. Martin Simard nous présente ceux qu’il considère être les principaux artisans de la géographie nordique, à travers certains de leurs écrits phares. L’évolution du propos tenu par l’un ou l’autre sur le Nord retrace la « métamorphose des discours » évoquée par Paul Claval, tout en montrant leur continuité dans un habile chassé-croisé entre les conceptions de l’un et de l’autre, et ce, sur plus de 50 ans d’histoire de la géographie du Nord.

Si la nordicité s’est imposée dans la géographie universitaire au Québec, le Nord est cependant peu présent dans les programmes scolaires de géographie des niveaux primaire et secondaire. Chantal Déry et Éric Mottet le démontrent à l’aide d’une analyse de contenu des programmes et de manuels de géographie. Ils révèlent, données à l’appui, que le Nord demeure un sujet marginal et qu’il est présenté de façon trop simple pour susciter l’esprit critique qu’on souhaite voir se développer chez les élèves. L’insistance sur le mode de vie ancestral des Autochtones plutôt que sur les défis contemporains de leur rencontre avec les allochtones contribue, soulignent-ils, à perpétuer une certaine vision mythique du Nord.

Dans une analyse qui tient aussi du plaidoyer, Caroline Desbiens, Étienne Rivard et Irène Hirt invitent à une géographie qui redonne aux Autochtones la place qui leur revient. Prenant acte de la disproportion entre les objets de la géographie universitaire et l’expérience du territoire vécue par les Autochtones, tant du Nord du Québec que dans les grandes villes du Sud, ils appellent à une géographie plus ouverte aux ontologies territoriales des Inuit et des Premières Nations. Leur texte propose divers champs à investir, rappelant que ce numéro thématique est un lieu de réflexion non seulement de la géographie qui s’est faite par le passé, mais aussi de celle qu’il faut préconiser dans l’avenir.

En complément du numéro thématique « La géographie québécoise : un regard particulier », nous reproduisons ici trois textes clés qui nous paraissent pertinents pour mettre en relief l’évolution de la géographie au Québec :

  • « Notes : virage à prendre en géographie », Louis-Edmond HAMELIN, 1974 ;

  • « De la géographie comme culture, à la géographie des cultures », Marcel BÉLANGER, 1977 ;

  • « Des paysages, des cités et des hommes : le projet collectif de Charlevoix », Luc BUREAU, 1977.

On y retrouve certains débats qui ont marqué la géographie québécoise il y a une quarantaine d’années. Ces débats sont variés, abordant, entre autres : la place de la géographie appliquée dans la recherche et la formation des étudiants ; l’émergence du courant culturaliste en Laurentie ; de même que la question des effets de la modernité sur la société québécoise et ses composantes régionales à une période clef de la démarche identitaire collective.

En guise de conclusion

Il en est ainsi car, à notre avis, la géographie québécoise s’exerce (i) dans un présent continu, toujours à se déployer face à un territoire toujours à connaître et comprendre ; (ii) dans un continuum socioculturel toujours à saisir et à accomplir, notamment au su de l’affirmation des régions hors plaine laurentienne et de la transformation du tissu sociodémographique du Québec où l’Autre est de plus en plus présent ; (iii) puis dans un contexte universitaire toujours à se positionner vis-à-vis la discipline et la société, cela faute de temps ou de reconnaissance, si ce n’est de promotion de sa différence. Un peu comme si le regard propre à la géographie québécoise consistait en une trame de fond pour décoder qui sont les Québécois et ce qu’ils évertuent à être (ou devenir) dans les paysages, lieux et territoires qu’ils habitent et qui les habitent en retour.

Si peu de géographes se revendiquent clairement du savoir-penser géographique québécois que nous tentons ici de caractériser, trop de particularités conceptuelles et interprétatives récurrentes prouvent, à notre avis, qu’il y a bel et bien une géographie québécoise. Sans doute est-ce là un trait attribuable au fait que les géographes québécois pratiquent son langage de manière implicite (c’est-à-dire à partir d’un « va de soi » essentiel si assumé par immersion qu’on n’en fait pas état ou qu’on n’en est pas conscient). Or, peut-être aurions-nous intérêt à être plus conscients de sa singularité, cela de manière à l’investir et la faire valoir davantage… « On croit généralement que les théories modernes proviennent d’ailleurs et que si, par hasard, elles surgissent ici, il faut les exporter pour qu’elles connaissent leur plein développement. En fait, nous nous coupons (ce croyant ou ce faisant) de notre propre créativité » (Saul, 2008 : 82).