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Diane Lamoureux, militante et professeure de philosophie politique, est une auteure centrale pour la pensée féministe québécoise. Dans Les possibles du féminisme : Agir sans « nous », elle se propose de revenir sur son oeuvre politique depuis la parution de son premier livre, Fragments et collages. Essai sur le féminisme québécois des années 70, publié également chez Remue-Ménage, en 1986 (p. 7). Quoique ce soit une tâche plutôt ardue, faire le point sur plus de cinquante ans de féminisme au Québec était plus que nécessaire : c’est ce qu’elle se propose avec ce vibrant témoignage sur les contradictions, les avancées et les reculs du mouvement féministe au Québec. Plus particulièrement, elle veut rendre compte des contributions féministes à l’avancement des droits des femmes et des droits humains en général tout en montrant les apports du mouvement aux diverses luttes pour la justice sociale à l’« ère néolibérale d’injustice légitimée » (p. 8).

Rassemblant des articles et des chapitres parus entre 1991 et 2014, son argumentaire s’articule autour de trois éléments importants du contexte actuel, soit la montée du discours sur « l’obsolescence du féminisme » ; l’apparition du discours sur l’égalité entre les femmes et les hommes comme une valeur fondamentale de la société québécoise ; et les enjeux d’un mouvement féministe québécois qui se comprend de plus en plus à partir de la notion d’intersectionnalité (p. 8-10). C’est ainsi que le concept d’égalité apparaît comme insuffisant pour l’engagement social féministe du fait que ce dernier peut masquer les différences entre les femmes et ainsi conduire à la reproduction des rapports de pouvoir. Pour Lamoureux, cet ouvrage vient donc réaffirmer sa posture pour la liberté : en reprenant ses mots, il s’agit pour le féminisme de faire émerger des « individues » – notion qu’elle utilise dans son ouvrage – en luttant contre l’assignation sociale (p. 18). Et cette lutte ne peut que se donner dans la « pluriversité » : c’est son concept « d’agir concerté » (p. 20).

Basés sur ses expériences dans la militance au sein des collectives, les premiers chapitres font le point sur l’évolution du féminisme au Québec depuis les années 1960-1970, voulant montrer les principaux champs de bataille du mouvement qu’elle identifie comme étant l’égalité civile et politique, les droits reproductifs, l’éducation, le droit d’accès au travail et les conditions s’y appliquant, ainsi que la lutte contre la violence faite aux femmes (voir principalement chap. 1 et 4). De cette analyse, Lamoureux constate que l’égalité est loin d’être atteinte : au contraire, elle identifie de nombreux reculs, notamment en ce qui concerne la précarisation des conditions de travail et la féminisation de la pauvreté (p. 33).

Cependant, les changements ne sont pas uniquement externes : pour l’auteure, le mouvement féministe a vécu plusieurs mutations internes. Au chapitre deux, elle aborde les notions d’émancipation et de liberté pour dessiner les évolutions du mouvement féministe et montrer les contradictions qui ont émergé lorsque ce dernier s’est confronté aux « voix discordantes » qui se sont élevées contre le féminisme blanc, hétérosexuel et de classe moyenne (p. 45). Le féminisme avait opéré une « révolution individualisante » (p. 44) qui, en fin de compte, a mis à mal la notion de sororité : de fait, la lutte devrait être axée sur un retour de la radicalité et sur une solidarité politique et engagée dans la différence.

Parallèlement, Lamoureux identifie une transformation importante dans le féminisme québécois qui a de nombreux impacts sur la lutte politique : son institutionnalisation. Ainsi, elle constate un passage du mouvement féministe vers un « mouvement des femmes », qui se caractériserait par un changement progressif dans les stratégies de luttes du féminisme en raison de son « institutionnalisation partielle ». Ce « glissement » vers un mouvement des femmes s’est effectué au fil de l’évolution du féminisme : 1) son succès politique ; 2) sa volonté de représentation des femmes en réponse à l’actuel système politique ; 3) l’importance accrue des « pratiques de services » ou la « professionnalisation » des luttes politiques féministes ; et 4) « l’institutionnalisation des études féministes » (p. 155). De cette constatation, Lamoureux conclut que s’en sont suivies des « ruptures fondamentales » qui ont amené le mouvement féministe à ressembler « beaucoup plus à un syndicat des femmes qu’à un mouvement social critique » (p. 157). En réponse à l’institutionnalisation du féminisme, l’auteure penche pour une « radicalité dans le féminisme » (p. 207), à savoir un appel à l’insolence (chap. 10) : « Ce qui fait la force et la radicalité du féminisme et lui permet de construire un mouvement commun malgré la diversité de situations des femmes, c’est justement sa capacité de se déplacer, de soulever des enjeux là où on ne l’attend pas […] Défendre les acquis, certes, mais aussi étendre le combat » (p. 213).

Surtout, l’auteure insiste sur le fait que le féminisme est loin d’être une politique identitaire puisque, suivant l’argument de Michel Foucault, Lamoureux adopte la perspective selon laquelle la catégorisation sociale serait une forme de contrôle par assignation d’une place dans la société (p. 71) qui définirait le lieu politique sur la base ontologique. En articulant son argumentaire autour des legs de la théorie queer et du lesbianisme radical de Monique Wittig, Lamoureux propose de ramener la discussion sur le plan politique en distinguant le sujet de droit et le sujet ontologique. Il s’agit de s’interroger sur « comment préserver la possibilité d’une action qui ne se fonde pas sur l’identité » (p. 150) et, donc, qui ne reposerait pas sur une vision ontologique de ce qu’est une femme. Cela pose l’épineuse question du « sujet du féminisme » : en situant la discussion dans le politique, elle refuse de revendiquer un sujet « métaphysique » et considère la « possibilité pour les femmes de devenir des sujets de droit, à savoir la possibilité d’agir dans le monde sans avoir à postuler de fondement ontologique à cette capacité d’action » (p. 129). Pour l’auteure, il devient impératif de repenser le féminisme comme un projet politique critique, en termes postidentitaires (p. 158), sur le mode de la coalition.

C’est de cette manière que nous pouvons identifier une remise en question des héritages de la modernité politique dans son ouvrage : le chapitre 6, « Féminins singuliers et féminins pluriels », nous amène à une réflexion sur les conditions mêmes de l’émergence de l’action politique. En s’appuyant sur Charles Taylor, Lamoureux nous pousse à nous interroger sur l’exclusion des femmes dès la genèse de la modernité : les femmes ont été exclues de la sphère politique par la « naturalisation des sexes ». De la sorte, elle pose des questions fondamentales pour l’avenir non seulement du féminisme, mais de la démocratie, dont celle du statut de sujet de droit pour les femmes, mais aussi la question de la catégorisation sociale binaire de laquelle nous tardons à sortir pour orienter l’action politique. La tâche du féminisme devient celle de concevoir une nouvelle façon de faire de la politique : « possibilité pour les femmes de devenir des sujets de droit, à savoir la possibilité d’agir dans le monde sans avoir à postuler de fondement ontologique à cette capacité d’action » (p. 129).

La contribution scientifique et militante de Lamoureux est rendue tangible dans cette compilation d’articles et permet aux lecteurs et lectrices d’avoir une vision historique non seulement du mouvement féministe au Québec, mais aussi des approches théoriques féministes. Nous aurions voulu que Lamoureux nous confie de plus amples analyses sur son parcours militant et les possibilités d’actions à partir des expériences vécues qu’elle mentionne tout au long de l’ouvrage. Il serait intéressant par exemple de questionner la mise en pratique de la politique de coalition qu’elle suggère : « agir sans nous » n’est effectivement pas simple, surtout si l’on veut répondre à la « polyphonie » du féminisme (p. 16).

Somme toute, Les possibles du féminisme : Agir sans « nous » de Diane Lamoureux est revitalisant ; cet ouvrage permet de croire que la lutte féministe peut se repenser et se réinventer, au Québec comme ailleurs, en construisant sur les « acquis » des générations précédentes et sur les nouvelles idées qui animent les luttes actuelles dans la diversité. Le dissensus, plutôt qu’une impasse pour le mouvement féministe, devient une possibilité pour consolider le mouvement politique et faire face à la précarité engendrée par le néolibéralisme.