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En publiant en 1997 son ouvrage au titre provocateur La fin des militants ?, Jacques Ion pose l’hypothèse d’une tendance historique allant du « militantisme affilié » au « militantisme distancié », incarné par une montée de l’individualisme et le désir des adhérents de ne plus sacrifier leur vie privée pour leur vie militante. Ce modèle de l’engagement distancié, idéal type du mode contemporain de l’action militante, fait écho aux possibilités offertes par le numérique (Granjon, 2001 ; Giasson et al., 2014 ; Stromer-Galley, 2014). Twitter lors d’un meeting pour soutenir son candidat, commenter un blogue politique, partager l’actualité d’un site de parti politique sur Facebook semblent constituer des actions engageantes pour l’internaute, au sens où il affiche sa préférence politique et tente d’influencer celle de ses « amis » ou « followers » (Boyadjian, 2016). Dans le même temps, ces actions paraissent ponctuelles et ne nécessitent pas forcément une adhésion à un parti politique (Greffet et al., 2014). Elles relèvent davantage, a priori, d’un militantisme « post-it », où chacun choisit son degré d’engagement et les modalités de celui-ci, se méfiant des institutions partisanes comme unique cadre de pensée. Le « nous » du collectif laisserait la place au « je » individualiste (Ion, 1994).

Ces reconfigurations des pratiques militantes interrogent aussi la signification des activités réalisées en ligne, leur portée politique, et semblent même revisiter le concept de participation politique à l’aune du numérique. Certains chercheurs défendent ainsi l’idée que les réseaux sociaux constituent bien des espaces de discussions politiques entre amis, mais ne sauraient être considérés comme une forme de participation politique « authentique », car celle-ci ne touche qu’un entre-soi qui s’est déjà positionné politiquement (Schlozman et al., 2010). Lindsay Hoffman (2012) suggère d’ailleurs de différencier « communication » et « participation politique », car la diffusion de messages politiques à ses amis sur Facebook relèverait de la communication et non de la participation. À l’inverse, commenter un article en ligne, « liker[1] » un profil Facebook d’un parti politique, discuter des élections sur un forum, sont appréhendés dans quelques travaux (Peretti et Micheletti, 2004) comme de la participation politique[2], voire une forme d’engagement politique. Dans ce sens, Tom Bakker et Claes de Vreese (2011) proposent de distinguer les formes passives[3] et actives d’engagement. Pour explorer les potentielles « nouvelles » formes de participation politique, Rachel K. Gibson et Marta Cantijoch (2013) invitent les chercheurs à reconsidérer l’élasticité du concept en testant l’hypothèse de l’imbrication de la participation politique en ligne et hors ligne. Nous souhaitons engager une réflexion en ce sens en travaillant l’élasticité de l’engagement politique au prisme du numérique.

Empreinte de nostalgie notamment pour le Parti socialiste français (PS), la vision d’un militantisme plus distancié, en lien avec le recours au numérique, se retrouve dans les discours des adhérents (Lefebvre, 2013). Elle est toutefois fortement critiquée dans la littérature universitaire. Annie Collovald (2002) a ainsi remis en cause ces idéaux types ancrés dans le temps qui présupposent une opposition entre une vision dépassée du militantisme (le militantisme affilié) et une vision moderne (le militantisme affranchi). Frédéric Sawicki et Johanna Siméant (2009) remarquent, dans les travaux de Ion,

une tendance à caractériser comme nouvelles des formes de militantisme qui n’avaient parfois de nouveau que le nom (même si cela n’est pas négligeable), alors qu’une partie des acteurs qui les animaient étaient plutôt caractérisés par leur ancienneté dans le militantisme et leur socialisation au sein d’organisations d’obédience catholique, ou liées au milieu laïque ou encore communiste.

Ion confondrait nouveauté thématique, nouveauté des militants et formes de militantisme. Dans ses travaux, il fait en effet l’impasse sur une analyse sociologique des profils et des trajectoires des soi-disant « nouveaux » militants.

Les résultats de notre enquête quantitative réalisée par questionnaire auprès de 1000 adhérents de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et du PS (Theviot, 2013) ont déjà montré que le militant en ligne ne peut être considéré comme un « nouveau » militant, au sens où son profil sociodémographique diffère peu de celui du militant dit « traditionnel » (masculin, diplôme universitaire, exerçant une profession supérieure), excepté pour l’âge. L’usage du numérique ne vient pas élargir l’assise sociologique du PS et de l’UMP. Cette enquête quantitative permet d’endiguer certaines représentations indigènes, opérant une coupure ferme entre « anciens » et « nouveaux » militants. Mais elle ne rend pas compte de la complexité et de la diversité des formes d’investissement dans le militantisme en ligne.

L’analyse qualitative proposée dans cet article complète la focale quantitative et permet ainsi de dégager des trajectoires singulières, en remettant en contexte l’intérêt porté au numérique, en l’inscrivant dans le parcours de vie des enquêtés et l’épaisseur historique des institutions partisanes étudiées. Cette recherche s’inscrit dans une perspective de sociologie politique des partis et du militantisme, attentive à la fois aux acteurs, à la diversité de leurs profils et de leurs trajectoires, tout comme aux dispositifs qu’ils mobilisent, notamment numériques.

Cet article se centre sur le cas du PS : interroger l’analyse de Ion à partir du socialisme français apparaît d’autant plus intéressant que l’on est face à un parti, dont le « modèle génétique[4] » renvoie à un « parti de militants[5] », et son référentiel organisationnel tend à évoluer. Le cas du PS permet donc d’interroger l’opposition d’un « avant » et d’un « après » au prisme de l’activisme en ligne. L’usage du web par les adhérents atteste-t-il d’une reconfiguration des pratiques militantes, plus individualistes, distanciées et ponctuelles ? On l’a vu, il ne s’agit pas d’opposer de manière caricaturale « nouveau » et « ancien » – autrement dit les « militants d’hier […] définitivement fossilisés » (Sawicki et Siméant, 2009) et ceux d’aujourd’hui, les « cyber-militants[6] », « définitivement libérés des entraves institutionnelles et émancipés de toute socialisation » (Sawicki et Siméant, 2009) –, mais de rendre compte de toutes les nuances de l’activisme par une analyse « au microscope » (Sawicki, 2000), et de saisir les luttes symboliques qui sont en jeu dans ces représentations duales, adoubées par les discours indigènes. Porter le regard sur l’activisme en ligne permet de souligner comment les pratiques partisanes évoluent, se réinventent, et de soulever les paradoxes et les apories auxquels sont confrontés les adhérents, revendiquant des formes considérées comme passées ou rénovées de militantisme.

L’analyse s’appuie sur les récits de vie[7] de deux (ex-)adhérents du PS dans un contexte localisé – la Fédération de Gironde[8] – afin de retranscrire de façon processuelle et sur le long terme les motifs de dés/engagement mis en avant. Il s’agit de proposer un regard croisé sur les trajectoires d’un désengagé qui continue à militer en ligne, Étienne [anonymisé, ex-adhérent PS, Fédération de Gironde], et d’un adhérent, Matthias [anonymisé, adhérent PS, Fédération de Gironde], qui a fait carrière en politique notamment grâce à ses compétences dans la technologie numérique. Des profils idéaltypiques[9] ont ainsi été dégagés à l’appui de l’enquête quantitative mentionnée précédemment, combinée à une enquête qualitative réalisée dans le cadre de notre travail doctoral (92 entretiens ont été effectués avec les adhérents, les cadres locaux et les équipes de campagne du PS et de l’UMP, sur une période allant de décembre 2010 à avril 2013). Ces matériaux empiriques nous ont ensuite poussée à suivre quatre enquêtés – deux au PS et deux à l’UMP[10] – pour retranscrire dans le détail[11], en recherchant dans les données contextuelles et selon des équations personnelles, ce qui les a conduits à se désengager ou, au contraire, à faire carrière. Le choix s’est porté sur ces profils en raison de leurs caractéristiques sociologiques, correspondant à celui repéré du « cyber-militant » lors de l’enquêté quantitative – un homme (73 % de ceux qui militent en ligne sont des hommes), titulaire d’un diplôme universitaire, exerçant une profession supérieure dans le secteur public[12] –, et de leurs pratiques militantes en ligne, pensées comme idéaltypiques de celles relevées lors des différents entretiens semi-directifs. L’idée a été aussi de porter la focale sur des adhérents qui ont fait carrière[13], c’est-à-dire sur ceux dont la trajectoire militante a été marquée par la prise de responsabilités politiques, afin de questionner les effets de l’usage du numérique. Nous verrons que le numérique est pensé comme une ressource non seulement pour monter dans les échelons du parti, mais aussi pour s’en désengager sans rompre avec les amitiés partisanes et le militantisme.

L’intérêt de cette démarche microscopique, nourrie par nos enquêtes précédentes, est de saisir « ce qu’un individu condense de social à travers une trajectoire individuelle » (Dechezelles, 2006 : 141) afin d’expliciter et de remettre en situation son rapport à l’institution partisane. Si le caractère rétrospectif de cette enquête présente des biais[14], notamment de reconstruction a posteriori, elle permet de dégager les systèmes de justifications des acteurs et de faire ressortir les éléments contextuels auxquels l’enquêté est confronté dans son parcours de vie (Demazière et Samuel, 2010). Au-delà de la singularité des itinéraires individuels, il s’agit d’obtenir une compréhension globale du phénomène militant et des effets du numérique sur celui-ci, le long du cycle de vie, et de la rétraction ou de l’extension des engagements. Dans cet article, nous mettrons l’accent spécifiquement sur le rôle joué par le numérique dans le militantisme partisan.

L’analyse des différents schémas explicatifs de l’entrée en politique et des flux et reflux de l’engagement politique, insérés dans des continuums à la fois individuels et sociohistoriques, guide notre démarche : « une propriété sociale – le sexe, l’âge, le statut professionnel – n’a de capacité explicative que pour autant qu’on la resitue dans la configuration dans laquelle elle s’actualise » (Fillieule et al., 2013 : 88). Ainsi, allons-nous mettre en contexte ces données sociales en dégageant des points significatifs dans l’enrôlement, l’intérêt porté au numérique pour faire carrière en politique ou pour maintenir un engagement en dehors du cadre partisan, faisant suite à une défection.

L’entrée au parti[15]

Prendre la carte d’un parti politique est un moment symbolique fort, produit d’une multitude de facteurs. De manière schématique, trois types de facteurs individuels, souvent concomitants, ont déjà été mis à jour dans la littérature scientifique (Muxel-Douaire, 1987 ; Pudal, 1989 ; Fillieule et Mayer, 2001) comme motifs d’engagement politique : les réseaux relationnels (rencontres, socialisations, etc.), le système de dispositions durables (lié aux capitaux sociaux, culturels et économiques de l’individu, repérés notamment dans leur profil sociodémographique) et la volonté de l’individu qui prend en compte la double contrainte des dispositions et des réseaux relationnels. Notre enquête souligne que la spécificité du numérique ouvre la première catégorie en permettant aux internautes de dépasser leur réseau de proches et d’être ainsi en contact avec une multiplicité d’acteurs. La socialisation primaire ne se limite pas alors à l’entourage, mais peut être démultipliée notamment par les discussions en ligne dans des forums. Pour certains internautes, le numérique éveillerait leurs sensibilités politiques et leur donnerait accès à des communautés en ligne.

Le cas d’Étienne est classique dans les trajectoires d’engagement politique : son intérêt pour la chose publique s’est construit pendant son adolescence par l’intermédiaire de son entourage proche. La socialisation primaire dans un environnement militant (parents, amis, proches, eux-mêmes militants) constitue un terreau favorable à l’adhésion à un parti politique. Comme il l’indique dans cet extrait, le maire de son village, un très bon ami de son père, a motivé son intérêt pour le domaine politique :

Un des très, très bons amis de mon père, qui était prof de maths en fac d’éco, était élu socialiste dans une petite bourgade. Il avait deux filles qui n’étaient pas spécialement intéressées par ces questions-là. Et donc, j’étais un peu son fils, entre guillemets, et il m’a transmis ça. Il m’emmenait au congrès des maires, j’avais quinze ans à l’époque. Ça, c’était avant même que je fasse Sciences po. C’est d’ailleurs ce qui m’a donné envie de faire une école comme ça.

Cette socialisation primaire amène Étienne (né en 1971) à adhérer au PS à l’âge de 18 ans. Ses études à l’Institut d’études politiques (IEP – Grande École française) de Toulouse ne font que renforcer son éducation politique.

En revanche, Matthias (né en 1977) n’a pas bénéficié de la même socialisation primaire. L’actualité politique ne faisait pas partie des sujets abordés en famille. Son père, chauffeur de bus, a peu de connaissances dans ce domaine et se repère mal sur l’échiquier politique. Matthias considère que son éveil politique (relativement) « tardif » – selon ses termes – lui a permis de ne pas reproduire le schéma familial et de se démarquer de ses grands-parents qui votaient à l’extrême droite : « J’ai été élevé pendant longtemps par mes grands-parents, pieds-noirs, donc mes grands-parents paternels, et plutôt frange extrême droite sans que ce soit pensé, réfléchi ». Son intérêt pour le politique, Matthias le doit à sa socialisation numérique. Son isolement (familial et plus largement hors ligne) dans son intérêt pour le domaine politique (il apprenait par coeur le nom des ministres à douze ans) est rompu par des discussions en ligne :

J’ai eu ma première connexion en 1992-1993, pas chez moi, à la cyber-station […] Moi, c’était l’envie de m’évader d’aller voir ailleurs. Internet a été une échappatoire : à l’époque, Internet, c’était l’ouverture vers les autres. Je passais des nuits blanches à discuter. J’ai fait mes premiers amis, j’étais assez renfermé comme garçon, des amis sur Internet. J’étais totalement autodidacte.

Au départ, il s’amuse à discuter en ligne avec des amis, à jouer à des jeux en réseau. Sur les forums, face à des prises de position politique et sociétale qui l’interpellent, Matthias se mêle rapidement aux échanges : « Avant on faisait beaucoup de jeux de rôle, donc ce qui permettait de bien lâcher la bride et de raconter beaucoup de conneries et parfois on parlait de politique […] Et l’engagement est venu après ». Ces discussions quotidiennes sur des sujets variés éveillent son goût pour les débats politiques. Matthias a ainsi d’abord participé à des jeux en ligne, puis les discussions politiques l’amènent à chercher des ressources en ligne pour s’informer sur ces sujets. Il contribue alors à des forums politiques et prend goût aux débats, encore en ligne. Le numérique complète ainsi le principe de socialisation primaire par des réseaux proches, en offrant ce que Molly Andrews (1991) qualifie de « stimuli intellectuels » (ouvrages, films, éducation informelle, etc.). L’accès facile à l’information politique en ligne décloisonne a priori les réseaux de socialisation politique.

Mais ces échanges désappointent rapidement Mathias qui veut concrétiser ses idées politiques sur le terrain. Pour passer du « en ligne au hors ligne », il souhaite s’engager. L’idée est de mettre fin à une « frustration régulière, quotidienne ou en tout cas quasi quotidienne, donc, des citoyens lambda […] Je me suis dit : autant s’engager ». N’ayant pas de socialisation primaire forte, son orientation partisane se fait par élimination : « Je n’avais pas précisément d’idée de parti. Je savais que je n’étais pas à droite, je savais que je n’étais pas à l’extrême gauche, donc le Parti socialiste est arrivé un peu comme le parti, non pas par défaut, mais quand par élimination on a sorti ce dont je viens de vous parler, il restait le Parti socialiste, voilà ». Toutefois, passer du « en ligne au hors ligne », sans réseau, peut s’avérer dans les années 2000 une véritable épreuve. L’institution partisane semble présenter une barrière pour les nouveaux adhérents, ne sachant plus se concevoir comme une école de la politique. Avec l’avènement d’un militantisme « intellectualisé » et dépourvues d’écoles de formation (Clouet, 1993), les sections mettent en avant des profils capitalisant déjà des ressources adaptées aux règles du jeu électoral. Les barrières à l’entrée peuvent aussi être maintenues localement par les adhérents eux-mêmes qui ont peur de briser les équilibres internes de courant en recrutant de nouveaux militants (Juhem, 2006). Matthias vit ainsi son entrée dans le milieu politique comme un exercice difficile : il doit passer une sorte d’interrogatoire pour prouver sa bonne foi militante.

J’ai fait, pour tout dire, une tentative ratée […] J’ai fait une rencontre au Parti socialiste, qui m’a dit, qui m’a fait comprendre que jamais je n’irai au Parti socialiste. C’était en 2000 je crois, un an avant [le passage de Jean-Marie Le Pen, leader du Front national français, au second tour]. Et là, à l’époque, c’était le trésorier de la section qui dépendait de mon domicile qui me reçoit chez lui. Je crois que la méthode était assez particulière. Il me fait passer un « grand O[16] quoi » : « alors, qu’est-ce que tu penses de la faim dans le monde ? etc. ». Euh, et puis finalement je suis parti et je me suis dit : « la politique ce n’est pas fait pour moi ».

Cet entretien de culture générale, préalable à l’adhésion, sorte de « bizutage », participe à l’exclusion des adhérents moins dotés en capital culturel (Bourdieu, 1979). Cette barrière à l’entrée fondée sur une éducation préalable rompt avec les idéaux socialistes « d’élévation » de membres de couches populaires, grâce à l’intégration à un collectif partisan, qui leur permettrait d’acquérir des ressources et des connaissances. Ces techniques de recrutement sont déconcertantes pour les profanes de la chose politique et peuvent les en éloigner définitivement[17].

Après cette tentative ratée en 2000, Matthias n’adhère donc pas au PS, mais son envie d’agir l’amène à s’engager autrement et il met en place un site Internet de lutte contre les discriminations : « Avant d’être engagé en politique, j’ai été quand même engagé, donc j’avais quelques sensibilités, dans la lutte contre les discriminations, en particulier liées à l’homosexualité, puisque j’ai monté en 2000 un site Internet dont l’idée était l’échange entre des gens, en particulier les jeunes qui était touchés par l’isolement ». Le numérique est alors mobilisé par Matthias comme une ressource pour s’engager en dehors des cadres partisans. On le voit bien : la difficulté se trouve dans la conversion des prises de position en ligne en engagement hors ligne. Par l’intermédiaire de réseaux moins institutionnels (que le parti politique) et associatifs LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans), Matthias réussit à nouer des liens hors ligne avec des internautes qui partagent les mêmes revendications. Son engagement hors ligne dans le secteur associatif constitue une (première) approche du militantisme de terrain qui, par la suite, crée des ponts avec l’engagement partisan. En s’associant à des collectifs, cet enquêté donne du sens à son engagement politique. L’adhésion à un parti peut en effet être vécue comme l’aboutissement d’un engagement dans des mouvements collectifs associatifs, inscrits selon les mots d’Hélène Combes (2004) dans le continuum de l’action collective. Matthias prend finalement sa carte au PS à l’âge de 24 ans, après le passage de J.-M. Le Pen au second tour de l’élection présidentielle.

L’entrée au parti d’Étienne relève d’un parcours militant assez classique, déjà souligné par la littérature scientifique (Rey et Subileau, 1991) : environnement familial politisé et prise de carte en jeune âge. L’engagement de Matthias répond, lui aussi, à des trajectoires typiques : événement déclencheur et engagement associatif en amont de la prise de carte, mais il s’en distingue aussi par le rôle joué par le numérique dans sa socialisation politique. En effet, son intérêt pour le domaine politique s’est affirmé et développé en ligne, en débattant sur des forums avec d’autres internautes. La difficulté a été ensuite de passer du « en ligne au hors ligne ».

Cette conversion ardue est aujourd’hui à relativiser en raison de la possibilité au PS, à partir de 2006, d’adhérer en ligne. Il n’est plus nécessaire de se rendre en section, ni même de rencontrer des adhérents hors ligne : l’adhésion se fait en un clic. Bien que la technique semble faciliter l’adhésion, celle-ci est généralement ponctuelle si elle n’est pas assortie d’une intégration hors ligne qui passe par l’imprégnation des codes et des rituels du parti (Barboni et Treille, 2010).

Une fois l’adhésion actée, le militantisme en ligne peut aussi devenir une ressource pour les nouveaux adhérents qui désirent « sortir du lot » et faire carrière en politique.

Militer en ligne pour faire carrière en politique

À la suite de son adhésion en 2002, Matthias s’est fortement impliqué au sein du Mouvement des Jeunes socialistes (MJS)[18]. Grâce à ses compétences numériques, il est rapidement contacté par le responsable local du MJS aquitain qui lui demande de gérer la communication du groupe sur Internet, mais aussi dans les médias locaux, afin d’offrir une visibilité à leurs actions. Le discours de Matthias souligne le rôle du numérique dans son parcours personnel : « Je payais mes études en tant que chef de projet Internet. J’avais une culture Internet. J’étais parmi la génération pionnière ». Cela lui permet par ailleurs de bénéficier de ressources matérielles et symboliques qui participent largement à son ascension au sein du parti.

Après cette prise de responsabilité, Matthias est repéré à l’échelle locale de la Fédération de Gironde du PS comme un jeune socialiste possédant des compétences dans le domaine du numérique. Vincent Feltesse, alors directeur de campagne d’Alain Rousset (président de la Région Aquitaine en France), le contacte et lui confie la modernisation – de manière bénévole – du site du candidat à l’élection législative de 2004 : « J’ai fait la campagne d’Alain Rousset, j’étais le responsable numérique d’Alain Rousset. Feltesse m’avait repéré sur ces compétences-là ». Matthias est ainsi à l’origine de la création du blogue de Rousset lors de cette campagne.

On [Alain Rousset] l’avait convaincu d’être le premier blogueur en France, et c’est une opération qui avait très bien fonctionné. D’abord sur la qualité du blogue et effectivement puisqu’on était en campagne c’était un sujet intéressant. Les retours com [communications] étaient très, très intéressants. Donc c’était une bonne opération. Le site Internet était novateur, on avait mis en place un « flash », des dessins animés. Ça changeait d’une campagne traditionnelle. Donc c’était plutôt une campagne intéressante. C’est la première chose sur laquelle je me suis investi.

Le numérique représente pour Matthias une opportunité d’acquérir des responsabilités politiques à l’échelle locale :

Au tout début, j’étais un petit peu dans le groupe des « bad boys », puisqu’à l’époque on envisageait Internet de manière pas très légale, on faisait partie des groupes de hackers […] Déjà, je savais déjà monter un site Internet avant que les premiers manuels sur le sujet en français apparaissent. J’étais totalement autodidacte […] Et du coup, ces compétences que vous avez acquises sur le tas avec votre bande de potes, etc., du coup au niveau professionnel comme chef de projet, quand vous êtes arrivé dans le milieu politique, vous avez senti que… que, pour avoir une position de leadership c’était utile, que c’était, c’est des dispositions que vous pouviez réinvestir on va dire. En tout cas, ça m’a permis de très rapidement devenir chef de groupe au MJS, secrétaire départemental, animateur national, oui, j’ai toujours eu cette sensibilité-là, quoi.

Depuis 2006, Matthias siège au Conseil municipal de Bordeaux, dans l’opposition, et est devenu conseiller général de la Gironde. Sa carrière politique lancée par le numérique est encore vivifiée par cette thématique : « Aujourd’hui, je suis porte-parole du Parti socialiste en général, mais je suis aussi secrétaire fédéral à la modernisation technologique ». Il a d’ailleurs récemment été choisi pour participer à un déplacement politique aux États-Unis afin de renforcer son expertise dans le domaine du web politique :

C’est vraiment par des compétences techniques que j’ai intégré le milieu politique. Des compétences techniques, mais aussi, on va dire, des sensibilités aux usages. Ce qui me passionne vraiment c’est comment on peut, comment le politique peut se saisir de l’Internet à des fins, dans une dimension vraiment politique. Et ça c’est super intéressant. J’ai été invité là, par le Département d’État américain, en février dernier, à faire le tour des États-Unis. C’est dans le cadre d’un programme qui s’appelle Young Leaders, c’est très pompeux comme nom, mais ça fait toujours plaisir à l’ego. J’étais parti avec le fils de Claude Guéant, avec le bras-droit de Kouchner…

Pour faire carrière en politique, il s’agit, dans un premier temps, de se conformer au rôle que le parti souhaite attribuer au nouvel adhérent[19] et, pour les jeunes, cela signifie devenir un « cyber-militant ». Lorsque Mathias a adhéré au PS, l’usage du web en politique en était encore à ses prémices. La compétence numérique est devenue un impératif pour les nouvelles générations d’adhérents. Ceux qui sont déjà fortement engagés hors ligne se forment souvent à l’activisme en ligne pour se prévaloir d’une visibilité sur les deux terrains d’action, en ligne et hors ligne. Dans un second temps, il importe de transformer le rôle imposé en ressource politique. Par le biais de l’activisme en ligne, les nouveaux adhérents peuvent acquérir des codes, des habitudes et des modes de croire, mobilisables dans d’autres activités militantes. Le numérique devient alors une compétence exploitée par certains adhérents du PS pour se démarquer de leurs camarades et faire carrière en politique.

Ce désir de faire carrière en politique peut être mal perçu par certains adhérents socialistes qui y voient le terreau de la montée de l’individualisme et de nouvelles formes de militantisme qui n’ont plus pour visée de servir l’intérêt public.

Vers l’exit : des déceptions face aux « nouvelles » formes de militantisme

Étienne a gravi progressivement les échelons du parti sans pour autant utiliser Internet. Contrairement à Matthias, il ne développe pas dans sa jeunesse des compétences dans le secteur du numérique et passe la majorité de son temps sur le terrain à militer. Il avait alors ce qu’il appelle une « naïveté militante », c’est-à-dire une croyance en la force d’un engagement politique pour voir se concrétiser ses idéaux. Cette « naïveté militante » a été, au fil des années, écorchée. La faible implication d’Étienne au sein du MJS peut être interprétée comme sa première « sortie » du militantisme, comme un apprentissage de la défection.

Au MJS, je n’ai pas fait long feu. Je me dis avec du recul. Je trouvais que les sujets de débats, on se demandait si c’était des vrais sujets… C’est limite déformateur. On en vient beaucoup plus à être dans les deals, dans les accords, dans tout ce qui est sous-jacent au politique, que dans l’acquisition d’un socle. Très vite au MJS, encore plus qu’au PS, peut-être parce que c’est plus petit, parce que ce sont des jeunes qui ont des éléments de passions et qui ont envie de faire carrière. Je suis vite passé à autre chose.

Cette expérience lui a enseigné que se défaire d’un groupe militant, dans lequel l’individu engagé n’arrive pas à communier, est possible. Mais sa courte incorporation au MJS en a diminué les coûts de sortie. En revanche, son activité militante au sein du PS s’est faite sur la durée, dans l’intensité, ce qui l’a conduit à y prendre des responsabilités.

Lorsqu’il devient secrétaire de section, Étienne s’engage à maintenir les routines internes qui servent de repères aux adhérents et préservent les sociabilités militantes. Il conserve ainsi les rétributions « affectives » du militantisme auxquelles, selon lui, certaines générations de militants tenaient. L’attachement au groupe est en partie construit par l’institution partisane, à travers ses cadres locaux qui maintiennent des rituels, permettant de fédérer un collectif, de bâtir un « nous ».

Après, je suis devenu secrétaire de section adjoint, puis secrétaire de section d’une des plus grosses sections de Toulouse à l’époque […] Il y a eu un peu de cooptation. Il y a une vieille qui est venue me voir et m’a dit que j’aurais leur soutien tant que je respecterais des fondamentaux de la section et c’était tout simple, y compris d’organisation de la vie de la section. C’est là que j’ai appris que, pour eux, c’était 45 minutes où le secrétaire, où les gens qui représentaient le monde du travail et qui avaient des étiquettes syndicales devaient parler. Il y avait ensuite un deuxième temps prévu pour ceux qui avaient une forme de mandat dans la vie citoyenne, comme le président de la MJC [Maison des Jeunes et de la Culture] […] Et il fallait un troisième temps, souvent au grand drame des militants, pour discuter des sujets débattus sur le plan national. Et évidemment, tout se terminait avec une espèce de truc énorme, on se retrouvait tous autour de la table avec les mamies de la section qui avaient préparé la saucisse. Et celui qui se barrait de la table, il n’allait pas faire long feu au sens où il ne s’y retrouvait pas.

Étienne récuse l’affaiblissement du lien partisan et l’avènement d’un « nouveau » modèle de militantisme où les adhérents entrent au parti pour faire carrière, pour devenir élus. Le désengagement progressif de cet enquêté s’inscrit dans une période de « rénovation » du parti.

Ça ne m’a jamais branché la carrière politique, au titre du mandat. Pour une raison simple, le système est organisé en France pour que vous ne puissiez pas briguer un mandat et vivre réellement. On fait les choses bien quand on a un mandat et exceptionnellement deux. La seule façon de ne pas devenir une tomate hors sol qui fournit des discours totalement déconnectés, c’est d’avoir un travail à côté, de rencontrer des gens, d’avoir une famille. La grande majorité des gens au PS ont plusieurs mandats […] Une partie du discrédit du parti vient de ça […] J’ai pris mes distances vis-à-vis du PS depuis 2006 car pour moi, il y a un vide d’idées, de propositions parfois même simplement sans analyse, uniquement obsédé à l’idée de retrouver le pouvoir sans proposition concrète. [Nous soulignons]

Le sentiment de délitement des anciennes sociabilités et les visées électorales des adhérents, auxquelles s’ajoute la perception d’une coupure entre gouvernants et gouvernés, constituent un terreau propice au désengagement. Les prises de position critiques d’Étienne envers le PS le conduisent progressivement à s’en détacher. Après vingt ans de militantisme partisan, de multiples déceptions et l’accroissement des désillusions, Étienne n’a plus le sentiment que c’est au sein d’une organisation partisane qu’il pourra réaliser ses idéaux. Sa sortie du PS est le produit du vacillement de la croyance dans les mythes proférés par l’institution partisane qui n’ont pas su se transformer en confiance dans l’institution. Chez Étienne, les désillusions militantes laissent place à une méfiance envers l’institution. Pour cet enquêté, il existe bien un militantisme « ancien » et un « nouveau » militantisme.

La camaraderie, le débat interne, le sentiment d’appartenir à un collectif semblent s’estomper pour laisser place à des stratégies politiques individuelles visant l’efficacité électorale. Cette baisse des rétributions d’ordre affectif questionne les « valeurs » militantes. La professionnalisation aurait tendance à « déspontanéiser » et à « dé-sociabiliser » (Andolfatto et Labbé, 2000) certaines pratiques qui sont au coeur des rétributions du militantisme, notamment à l’échelle locale.

Ça va faire vieux con ce que je vais dire. Tout ça, ça n’existe plus, je l’ai vu disparaître […] Ce qui s’est passé, c’est que les vieux sont morts. Sont restés les intermédiaires, ni jeunes, ni vieux dont on avait la sensation qu’ils étaient là, avant tout, pour avoir des voix de gens le jour où ils voudraient se présenter. Progressivement, ces structures militantes se sont transformées en structure qu’il faut avoir dans sa poche le jour de désignation pour un vote. Les militants sont plus des fans. Il faut qu’ils votent dans le sens qu’on veut. On préférait perdre des gens si on pensait qu’ils n’allaient pas voter pour la bonne personne.

Toutefois, même si dans son discours Étienne rend responsable de sa défection l’institution partisane, son désengagement ne peut être imputé uniquement à un désaccord de principe des évolutions de l’organisation. Son aisance orale et sa formation en science politique lui permettent de construire un discours a posteriori, marqué par l’histoire du parti, et de faire de son désaccord sur les orientations idéologiques du PS la cause unique de sa défection. Or celle-ci s’inscrit dans son cycle de vie et peut être rapportée à des causes multiples, un « faisceau de déterminants, relevant à la fois de sa vie personnelle et des conflits locaux » (Leclerc, 2005 : 142). Les individus sont inscrits dans plusieurs espaces sociaux et la variabilité des rétributions de chaque espace peut faire fluctuer l’engagement partisan. Pour comprendre les inflexions de l’engagement partisan, il est nécessaire d’analyser d’autres espaces de la vie de l’individu engagé qui entrent en concurrence avec la sphère militante. Par exemple, son désir de devenir père (sphère familiale) a certainement joué un rôle dans son désengagement. La vie de famille de cet ex-adhérent semble avoir été « retardée » par son engagement partisan : il devient père à 37 ans et la naissance de son aîné correspond à son tournant de carrière professionnelle[20]. Militer de façon intensive demande du temps[21] et les personnes engagées doivent souvent faire des sacrifices dans leur vie personnelle et familiale. Ces sacrifices peuvent être remis en cause au cours du cycle de vie de cet enquêté. L’activité militante ne lui semble plus prioritaire ou ne mérite plus une telle abnégation personnelle (Klandermans, 2005).

L’exit[22] d’Étienne s’accompagne d’une reconversion professionnelle et associative : il devient directeur commercial délégué aux pouvoirs publics dans une entreprise de travaux publics ainsi que président de l’association Les Clowns Stéthoscopes[23]. « J’ai investi le militantisme associatif à la charnière des questions d’éducation, de culture et de santé, en plus de bosser désormais dans le privé ». Si Étienne s’investit dans le militantisme associatif, il ne rompt pas pour autant totalement avec le militantisme partisan.

Continuer à militer en ligne sans être « encarté »

Dépossédé des indices objectifs de l’adhésion – avoir une carte, se rendre aux réunions de section –, Étienne reste un militant, même s’il ne se considère plus comme un partisan : « Être militant, ça pose un problème quand ça devient plus systématiquement être partisan qu’être militant. Entretenir une communauté où on est sûr que durablement il n’y aura que des gens qui vont voter dans le bon sens, ça, à terme, ça tue le militantisme ». En période de campagne électorale, le désir est fort pour Étienne de renouer avec le militantisme[24] et Facebook lui permet de participer à la bataille en ligne, sans devoir se conformer aux consignes du parti. Il participe ainsi à une cellule de vigilance pour défendre les « camarades » qui sont attaqués en ligne. En effet, les liens maintenus sur Facebook avec ses « amilitants » diminuent les coûts affectifs de la défection. Les travaux de Francis Dupuis-Déri (2004) démontrent la difficulté pour les ex-militants de conserver les amis rencontrés au cours d’expériences militantes communes. Selon Étienne, le militantisme sur les réseaux sociaux est adapté pour continuer à s’engager sans être affilié à un parti et conserver une disponibilité pour s’investir dans son rôle de père et développer sa carrière professionnelle. En s’exprimant sur Facebook, il retrouve le débat d’idées qui n’était, pour lui, plus présent en section.

Je lis lapresse sur Internet et c’est facile de la partager en cliquant. Et c’est là où je retrouve l’ensemble des gens avec qui j’ai pu militer. De temps en temps, je poste des points de vue, des écrits. Je n’ai plus la disponibilité pour la vie militante. Et je la trouve d’une telle pauvreté… Il n’y a pas de débat. Ce sont des succursales de contrôle de la machine électorale. Quand on n’a pas pour objectif de candidater, les débats s’avèrent pauvres très, très vite. C’est le constat du désarroi militant. Pour agir vraiment, c’est pas forcément là […] Ça explique aussi ce militantisme plus distant. Quand j’étais secrétaire de section, j’étais minoritaire dans ma section, mais j’étais secrétaire de section car c’était pas ça le plus important. [Nous soulignons]

La figure suivante illustre la volonté d’Étienne de susciter des débats sur son mur Facebook. Il rédige des messages longs et s’autocommente afin de pousser ses amis à réagir. Le ton est souvent provocateur et désabusé sur les rouages de la « machine partisane ».

Figure 1

Capture d’écran du compte Facebook d’Étienne, le 1er mars 2012

Capture d’écran du compte Facebook d’Étienne, le 1er mars 2012

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Les militants négocient ainsi sur un temps long les contours de leur engagement politique et les formes que ce dernier prend dans l’action et l’attachement institutionnel, mais aussi par rapport à des éléments plus contextuels, liés à leur situation personnelle et professionnelle. Le numérique participe à cette négociation permanente de l’engagement, en offrant aux individus la possibilité de prendre part à une activité militante, de se retrouver dans un collectif (communautés en ligne, parfois plus imaginées que réelles), sans pour autant adhérer à un parti, et cela diminue les coûts de la défection. Porter le regard sur l’usage du web en politique permet ainsi de souligner des phénomènes multiples d’hybridations et de brouillages des frontières partisanes, notamment entre adhérents et non-adhérents qui continuent à militer en ligne. La dichotomie entre adhérents, militants, sympathisants semble de plus en plus poreuse (Scarrow, 2014) et se traduit dans les instances du parti par exemple par l’instauration de « primaires ouvertes » (Lefebvre, 2011) ou la mise en scène sur Internet de l’engagement des sympathisants (Theviot, 2016).

Les ex-adhérents déçus, revigorés par l’activisme en ligne, subissent parfois une seconde déception, confrontés à l’encadrement de la parole en ligne exercé par le parti et par les adhérents eux-mêmes. L’expression partisane est en effet contrôlée sur la Toile et ne permet pas une activité militante aussi souple qu’on pourrait le penser a priori, notamment en période de campagne électorale. Ainsi, le cyber-militant qui s’autorise sur son compte Facebook à discuter les idées de son favori est souvent pointé du doigt par ses « amis » adhérents qui considèrent que ces prises de position négatives n’ont pas leur place en période de campagne. La parole engagée, même sur Facebook, est donc soumise à l’appréciation des « amilitants ». La volonté de donner l’image d’un parti uni autour d’un candidat transforme l’adhérent en « supporteur » qui doit « se taire » ou « faire taire » ses camarades.

Quand, il y a quelques semaines, on me dit : « Est-ce que tu peux intervenir sur Facebook parce qu’on a un camarade qui est en train de se faire exploser car il est à cours d’argumentaires ? » On a une cellule de vigilance. Alors je m’insère dans quelques conversations, je discute pour éviter que des mecs UMP se mettent à quatre sur ce type. Les fonctions que j’ai eues me permettent facilement d’écrire. Suite à ça, on a un échange avec un militant et je dis que : « Dans cette campagne, il va falloir avoir un débat, il faut parler à notre électorat ». Le mec intervient et me dit : « Ça n’a pas lieu d’être que la campagne a commencé et qu’il faut se taire ». Et je lui dis : « Le débat, il a eu lieu quand ? » et il me dit : « Peu importe, la campagne a commencé ». [Nous soulignons]

En période de campagne électorale, la discipline partisane est forte. Elle est très souvent intériorisée par les adhérents qui s’autocensurent ; lorsque ce n’est pas le cas, la veille sur les réseaux, effectuée par d’autres adhérents (voire les équipes de campagne), les rappelle à l’ordre. Ainsi, les ex-adhérents se déconnectent encore davantage du cadre partisan, en ne s’exprimant plus dans les espaces partisans en ligne tels que le compte Facebook du PS ou le réseau socialiste, la Coopol (coopérative politique).

Cette approche biographique permet de saisir de façon processuelle deux trajectoires typiques : l’une s’orientant vers le désengagement partisan, compensé par un investissement en ligne, et l’autre valorisant les compétences numériques pour faire carrière en politique. Des « successions de phases, de changements de comportements et de perspectives de l’individu » (Becker, 1985 : 45) ont été identifiées par cette démarche microscopique. En se fondant sur les récits de vie des enquêtés, il est possible d’articuler à la fois l’histoire individuelle narrée par l’(ex-)adhérent, le travail ressenti de l’institution partisane sur l’enquêté, ainsi que le contexte historique lié notamment à la prétendue rénovation du parti qui peut heurter le socle de références communes des adhérents. L’analyse de ces récits de vie donne à voir des profils diversifiés des cyber-militants, allant de l’adhérent au bord de l’exit à l’hyper-investi qui veut faire carrière.

Conclusion

L’ambition de cet article était d’analyser les reconfigurations du militantisme au prisme du numérique, en discutant les thèses de Jacques Ion. L’analyse « au microscope » de trajectoires individuelles permet de saisir finement la réalité des pratiques militantes derrière les discours d’institution, les injonctions partisanes et les perceptions mythifiées.

Les deux enquêtés mis en exergue dans cet article appartiennent à la même génération : ils sont nés tous deux dans les années 1970 et ont milité au sein de la même Fédération socialiste. Ils ont gravi les échelons du parti ; mais il en ressort une perception fortement distincte de la figure légitime du militant. Le clivage n’est pas temporel entre engagement du passé et engagement présent, puisqu’ils ont milité dans le même temps. Ces trajectoires soulignent la diversité des pratiques et des représentations militantes, allant du militant hyper-investi en ligne et hors ligne au militant déçu et cherchant à développer d’autres formes d’engagement en dehors du parti, en passant par toute une série de situations intermédiaires. La thèse de Ion est donc fortement critiquable dans sa tendance à l’évolutionnisme et dans sa vision homogène d’un engagement distancié.

Le développement du militantisme en ligne au PS constitue une des formes d’institutionnalisation des nouvelles normes militantes. Mais cet activisme n’est pas toujours distancié – au sens d’un engagement ponctuel et éloigné des cadres partisans. Au contraire, il peut s’agir d’un militantisme proche du parti où les adhérents s’approprient les rôles prescrits par l’institution partisane pour faire corps avec elle et y faire carrière. L’attrait pour le Web s’insère alors dans une dynamique d’ascension au sein du parti, d’hyper-engagement de l’adhérent. À l’inverse, l’investissement dans le numérique peut être associé à la défection : certains adhérents, au bord de l’exit, voire des ex-adhérents, déçus des débats en section/circonscription, voient dans l’Internet une manière de continuer à être engagés, sans être contraints par des règles et des codes partisans. L’engagement est distancié au sens d’une mise à distance de l’institution partisane, mais n’est pas forcément de faible intensité en dehors du cadre partisan.

À travers l’analyse de ces deux trajectoires idéaltypiques, militer en ligne peut être considéré à la fois comme une forme de reconversion, une réponse à un « moment critique » (Strauss, 1992) dans la trajectoire des adhérents, et une opportunité de faire carrière en politique. En somme, il s’agit de militer à bonne distance du parti, que ce soit pour s’y fondre ou s’en éloigner.

Toutefois si la thèse de Ion, dans sa version simplifiée et édulcorée, a rencontré autant de succès auprès des acteurs, c’est bien qu’elle rend compte d’un sentiment partagé par certains adhérents d’une reconfiguration « en train de se faire » des modèles légitimes du militantisme. Ce changement serait notamment incarné par l’activisme en ligne, pensé comme un militantisme « à la carte », individuel et distancié. Opposer militantisme en ligne et hors ligne relève davantage d’enjeux stratégiques de positionnement : nous l’avons vu avec le cas de Matthias, ceux qui sont hyper-investis en ligne le sont souvent aussi hors ligne et dans les instances du parti. Cette dichotomie indigène est liée aux imaginaires d’Internet, au mythe d’un âge d’or du militantisme (du temps où l’activisme en ligne n’existait pas) et à la rhétorique de certains responsables politiques attachés aux façons de faire traditionnelles. L’introduction du numérique s’est structurée autour de rivalités de représentations des « bonnes » pratiques militantes, façonnées par des enjeux internes à l’organisation politique, opposant « nouveau » et « ancien ». Certains acteurs (les entrepreneurs de la rénovation) tentent de dévaluer les pratiques anciennes, alors que d’autres insistent sur leur attachement à un militantisme de proximité.

L’introduction du numérique accentue l’hétérogénéité du militantisme, dans ses pratiques et ses représentations. L’activisme en ligne questionne des visions du militantisme, déjà mouvantes, qui coexistent. Accompagnant des évolutions latentes, il est en partie instrumentalisé afin de construire et de mettre en scène des oppositions. Le numérique n’est finalement qu’une composante d’une rhétorique modernisatrice plus large. Ce sont les discours autour de « nouvelles » formes de militantisme qui contribuent à opposer « ancien » et « nouveau » modèles de participation politique. Ces frontières sont des construits sociaux dont la force repose sur les intérêts de ceux (adhérents, responsables politiques, voire chercheurs) qui, en les mobilisant dans leurs discours, participent à leur maintien et renforcent leurs positions personnelles.