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L’exercice de la citoyenneté démocratique, à l’instar de nombreux autres secteurs d’activités sociales, économiques et culturelles, est transformé par l’essor des technologies numériques. Le développement d’Internet sous plusieurs formes (le web, les réseaux socionumériques, les applications) et la diffusion accélérée d’appareils, souvent mobiles, pour y accéder contribuent à une médiatisation de la société dont nous commençons seulement à décrire les formes, à comprendre les causes et à évaluer les conséquences. L’étude de tels phénomènes recèle des défis théoriques, conceptuels et méthodologiques.

La participation politique, longtemps comprise comme un ensemble d’activités par lesquelles les citoyens s’investissent dans les institutions, en particulier par le vote et la vie partisane, n’échappe pas à ces transformations. Le répertoire des formes d’action semble en constante expansion. Certaines d’entre elles font appel à de nouvelles ressources – en particulier la capacité des citoyens à faire usage des technologies numériques – dont la distribution n’épouse pas nécessairement les mêmes lignes de fracture dans la population. L’objectif de cette recherche consiste à explorer les déterminants de la participation en ligne aux campagnes électorales en distinguant les modalités, particulièrement diversifiées, par lesquelles elle se manifeste.

Comme nous le verrons, la littérature sur la participation politique en ligne est largement structurée par l’opposition entre les thèses de la normalisation et de la mobilisation. L’articulation entre ces deux approches théoriques appelle aussi à un découpage conceptuel entre diverses modalités de participation politique dont nous distinguerons cinq types principaux. Nous présenterons ensuite les résultats d’une enquête sur les comportements de citoyens qui ont utilisé Internet à des fins électorales au cours de la campagne présidentielle française et de la campagne électorale québécoise, qui se sont déroulées toutes les deux en 2012. Cette enquête, à la différence de la plupart des études électorales qui dominent l’analyse des comportements en science politique et dont la communication ne constitue souvent qu’une variable explicative du vote, a sondé les répondants sur une vaste gamme d’actions politiques pouvant être réalisées en ligne. Il en résulte un regard nuancé sur les inégalités démocratiques et numériques découlant de ces transformations de la vie politique.

Conceptualisation et explications de la participation à l’ère numérique

Les rapports entre Internet et la participation politique font désormais l’objet d’une littérature foisonnante au sein de laquelle les effets du premier sur la seconde ont souvent pu être envisagés à l’aune des thèses dites de la normalisation et de la mobilisation. Selon la thèse de la normalisation, les pratiques d’Internet amènent principalement à observer la reproduction, voire le renforcement, en ligne, des inégalités de ressources existantes dans le champ politique hors ligne, une fracture civique venant se superposer à la fracture numérique (Norris, 2001). A contrario, pour les tenants de la thèse de la mobilisation, Internet favoriserait l’inclusion de nouveaux publics dans les espaces et les procédés de la participation politique aussi bien en ligne que hors ligne (Mossberger et al., 2008). Ces thèses reçoivent un écho plus ou moins puissant selon que l’on examine les effets d’Internet sur la recherche ou la consommation d’information, ou bien sur la prise de parole et la discussion en ligne, et plus encore sur l’activisme et l’organisation d’actions collectives. Ainsi, en France, les enquêtes soulignent effectivement le poids des facteurs sociaux dans la consultation de l’actualité en ligne (Jouët et Rieffel, 2013). Ce sont bien les individus qui sont les plus attentifs à la chose publique et qui détiennent un niveau élevé de diplômes qui « font davantage usage d’Internet et en profitent pour donner de l’amplitude à leurs consommations en variant notamment les sources de contenus » (Granjon et Le Foulgoc, 2010 : 236). Dès lors, Internet contribuerait à élargir l’écart entre les populations défavorisées et les plus avantagées, celles qui occupaient – et continuent d’occuper – les arènes de la participation bien avant le développement d’Internet (Delli Carpini et Keeter, 2003).

Au-delà de la consommation numérique d’information, l’engagement – selon diverses modalités – sur Internet serait le fait d’individus déjà fortement politisés et mobilisés hors ligne (Schlozman et al., 2010). Conséquemment, les tentatives sans cesse renouvelées des acteurs politiques d’utiliser les réseaux numériques dans le but de mobiliser davantage l’électorat à leur profit ne reviendraient en réalité, selon une formule depuis souvent reprise, qu’à « prêcher à des convertis » (Norris, 2003).

À rebours de ces visions peu encourageantes, d’autres travaux mettent en lumière des résultats plus nuancés quant aux effets d’Internet sur la participation politique et l’engagement civique. Ces travaux incitent notamment à appréhender de manière modulaire l’intensité des effets, par exemple, de l’information en ligne sur la propension des internautes à participer en ligne ou hors ligne, certes en fonction de déterminants classiques (âge, sexe, niveau d’éducation), mais aussi de la variété de leurs usages de différents dispositifs numériques, et distinguent tout particulièrement Internet et les réseaux socionumériques. Ainsi, les jeunes internautes, qui ont davantage de compétences en maniement d’Internet que leurs aînés, ne participent pas moins que les autres catégories d’âge à des activités politiques en ligne (Best et Krueger, 2005). Plus récemment, d’autres travaux mettent en exergue l’importance différenciée des thèses de la normalisation et de la mobilisation selon l’âge et le type de dispositif numérique. Par exemple, pour Fadi Hirzalla, Liesbet van Zoonen et Jan de Ridder (2011), dans le cas de l’utilisation d’un dispositif de vote en ligne durant les élections parlementaires néerlandaises en 2006, la thèse de la mobilisation se voit confirmée chez les plus jeunes alors qu’elle est écartée au profit de celle sur la normalisation parmi les plus âgés.

Parallèlement, Josh Pasek, Eian More et Daniel Romer (2009) ont pu établir des différences selon l’utilisation de différents réseaux sociaux : ils montrent ainsi une corrélation positive entre l’usage de Facebook, l’engagement civique (hors ligne) et la connaissance politique, alors que, dans leur enquête, les utilisateurs de MySpace ne sont pas plus susceptibles que les non-utilisateurs de s’engager sur le plan civique. De manière similaire, pour Laetitia Bode (2012), certains comportements sur Facebook peuvent être associés à des comportements participatifs, à la fois en ligne et hors ligne. Cette étude souligne à quel point ce n’est pas tant la fréquence d’utilisation de Facebook qui peut être mise en corrélation avec tel ou tel type de comportement, mais le type d’activités spécifiques proposées par le réseau social dans lesquelles l’individu s’engage (par exemple aimer – qui se dit couramment « liker » – un statut diffère de rédiger un statut ou de publier un commentaire sur la page d’un ami). Au final, il est peu adéquat de parler des effets d’Internet et plus judicieux de le décomposer en un ensemble d’activités qui peuvent être plus ou moins intensément liées à des formes de participation politique ou d’engagement civique (qu’elles soient en ligne ou hors ligne).

À partir d’une définition de la participation politique en ligne fondée sur nos travaux antérieurs (Blanchard et al., 2013), ce texte a pour objet de contribuer au débat sur le rôle d’Internet et des réseaux socionumériques dans la reproduction ou l’affaiblissement des inégalités structurelles de la participation politique, dans un contexte particulier, celui de campagnes électorales. Concernant la participation politique, deux approches sont habituellement et schématiquement distinguées : l’une, stricte, qui lie la participation à la question de l’influence sur les gouvernants et les politiques publiques ; l’autre, plus extensive, qui considère des « répertoires d’actions politiques » dans une perspective moins institutionnaliste que la précédente et qui fait droit à des formes d’expression très variées (de la grève au sit-in, en passant par l’application d’un autocollant sur son pare-brise).

Le développement du web remet en tension ces deux approches. Déterminer si les formes numériques de participation constituent de simples transpositions d’activités hors ligne ou de nouveaux répertoires d’actions, ayant peu de rapport avec les formes existantes, demeure une source de désaccord (Cantijoch et Gibson, 2011). Dans la lignée de Michael J. Jensen, Laia Jorba et Eva Anduiza (2012), pour qui les médias numériques ont permis la création de nouveaux modes de participation politique, nous avons opté pour une approche extensive de la participation politique en ligne par la catégorisation d’« actes participatifs ». Plus précisément, nous avons défini cinq grands types d’activités qui regroupent une trentaine d’actes participatifs (Greffet et al., 2014) : « s’afficher », « dialoguer et contacter », « s’informer », « partager » et « commenter et produire du contenu inédit ».

Cette catégorisation ne repose pas sur la distinction entre web 1.0 et web 2.0 ou sur celle entre canaux officiels de la politique en ligne et canaux informels ou espaces de sociabilité. Ainsi, une même catégorie peut comprendre des actes qui reposent sur des dispositifs statiques ou dynamiques ; par exemple, la catégorie « s’informer » comprend, entre autres, le fait de s’abonner à un flux RSS (Really Simple Syndication), de consulter un site web et de regarder une vidéo sur YouTube[1]. Il est à noter que, à notre connaissance, aucune autre enquête ne prend en considération une telle variété de possibilités de participation en contexte électoral. En effet, beaucoup de travaux s’emploient à explorer le rôle de facteurs sociodémographiques dans la participation politique en ligne, mais cette dernière est souvent ramenée soit à un nombre restreint d’items[2], soit à la distinction entre consommation d’information et discussions politiques en ligne (Min, 2010), ou bien naturalise la distinction entre web 1.0 et web 2.0 (Lilleker et Koc Michalska, 2014).

Méthodologie

Les données présentées dans ce texte sont issues de deux enquêtes par questionnaire en ligne conduites respectivement en France et au Québec. Notre démarche – et celle du projet enpolitique.com – est celle d’une analyse comparée au sens d’une étude approfondie et contextualisée centrée sur les cas, par contraste à une analyse comparative centrée sur les variables expliquant les différences attendues entre les différents cas à l’étude (Rigaud et Côté, 2011 : 20). Elle permet de vérifier jusqu’à quel point les usages politiques d’Internet sont similaires d’un pays à l’autre ou, au contraire, si des spécificités nationales engendrent des usages différents. C’est pour permettre une telle avancée des connaissances que certains chercheurs, notamment Thierry Vedel (2011), plaident pour une meilleure insertion de la recherche française dans les travaux internationaux.

La population visée par ces enquêtes est l’ensemble des individus qui avaient le droit de vote au premier tour de l’élection présidentielle française et à l’élection québécoise (toutes deux en 2012), capables de compléter un questionnaire en français, et qui ont utilisé Internet à des fins électorales au cours de la campagne. Nous considérons qu’Internet est utilisé à des fins électorales lorsqu’il s’agit de prendre connaissance ou de diffuser une information de nature électorale (sur un candidat, un parti, un enjeu relatif à cette élection). Les personnes employées par un parti, un candidat ou un média d’information ne sont pas comprises dans cette population. La collecte des données a eu lieu immédiatement après ces deux élections : du 7 au 27 mai 2012 en France et du 6 au 27 septembre 2012 au Québec.

L’échantillonnage a été réalisé par la combinaison de deux techniques, soit la méthode boule de neige et l’échantillonnage de volontaires. Bien qu’elles ne soient pas probabilistes, ces techniques d’échantillonnage sont utiles pour contacter des populations difficiles à rejoindre (hard-to-reach populations) dont la taille est trop petite pour être ciblées de façon efficiente par un plan d’échantillonnage probabiliste (voir Baltar et Brunet, 2012 ; Brickman Bhutta, 2012). D’ailleurs, ces techniques ont déjà été employées pour l’étude scientifique de phénomènes liés aux activités en ligne, notamment pour les réseaux socionumériques (par exemple Dwyer et al., 2007 ; Ermecke et al., 2009 ; Hoy et Milne, 2010 ; Chen, 2011).

De façon plus précise, en France et au Québec, les individus ont été repérés suivant une procédure d’échantillonnage standardisée, à partir des traces numériques qu’ils avaient laissées dans le web 1.0 (sur des sites partisans, en particulier dans des forums) et le web 2.0 (sur des comptes partisans Facebook, Twitter, YouTube et Dailymotion). Ces traces pouvaient prendre la forme d’un commentaire ou d’un « like », ou les individus figuraient sur la liste des abonnés au compte Twitter d’un candidat ou d’un parti. Ils ont été contactés électroniquement, invités à répondre au sondage et à propager l’invitation à y répondre à travers leurs réseaux de contacts. Par ailleurs, des messages de recrutement ont été envoyés dans des espaces politiques partisans et non partisans, à des blogueurs politiques (et, dans le cas du Québec, à des journalistes et des contacts au sein des partis politiques), ainsi que, à partir des comptes personnels des membres de l’équipe, dans certains réseaux socionumériques, en particulier Facebook et Twitter, chaque fois en invitant les destinataires à relayer les messages de recrutement dans leurs réseaux. Certains de ces points d’entrée ont généré plus de répondants que d’autres. Par exemple, chez quatre individus (deux au Québec, deux en France), ces invitations ont eu un effet boule de neige important, chacun de ces individus générant une centaine de répondants. Les autres répondants des échantillons français et québécois sont liés à environ 75 autres points d’entrée qui n’ont chacun produit que quelques dizaines de répondants dans les meilleurs cas, mais généralement beaucoup moins[3]. Dans les deux États, un peu plus de 900 répondants ont complété le questionnaire. Une fois les individus non admissibles retirés, nous obtenons des échantillons de 827 répondants en France et de 804 répondants au Québec.

Ces résultats ne peuvent faire l’objet d’une généralisation à l’ensemble de la population des électeurs tant les échantillons possèdent des caractéristiques spécifiques, en particulier leur haut degré de politisation. Par exemple, plus de 95 % des répondants déclarent avoir voté lors du premier tour de l’élection présidentielle française ou de l’élection québécoise, comparativement à des taux de participation réels respectifs de 79,5 % et 74,6 % lors de ces élections[4]. La proportion des répondants qui se déclarent « assez » ou « beaucoup » intéressés à la politique atteint 97 % parmi les Français et 98 % parmi les Québécois. Environ les mêmes proportions ont une forte identification partisane et disent se sentir « très proches » ou « assez proches » du parti pour lequel ils ont appuyé un candidat le jour de l’élection. En revanche, il est très vraisemblable que parmi ceux-ci se trouvent des personnes politiquement actives qui peuvent exercer une certaine influence sur leur entourage ou, à tout le moins, constituer elles-mêmes des sources d’information. Sur le plan sociodémographique, les deux échantillons comportent davantage d’hommes (61 % en France et 58 % au Québec) et sont moins âgés (50 % des répondants avaient entre 18 et 34 ans) que la population des électeurs. Il s’agit également de personnes fortement scolarisées (58 % détenant un Bac+4 ou davantage en France et 55 % un diplôme universitaire au Québec).

Une partie substantielle du questionnaire est consacrée à la mesure de la participation politique en ligne, qui constitue la variable dépendante de cette analyse des inégalités politiques et numériques. Les répondants à l’enquête ont été invités à indiquer si, au cours de la campagne électorale, ils avaient posé une série d’actes que nous avons qualifiés de « participatifs », par exemple obtenir de l’information auprès de sources partisanes, afficher leurs préférences, entrer en contact et dialoguer avec d’autres personnes au sujet de la campagne, partager, voire produire des contenus en lien avec l’élection. En tout, 31 indicateurs de participation politique en ligne, répartis entre cinq types d’activités, ont été insérés dans le questionnaire[5] (voir en annexe).

Pour chaque type d’activité, une échelle ordinale comprenant trois catégories a été créée : la non-participation, la participation faible et la participation élevée. Les répondants qui n’ont posé aucun des actes participatifs d’un type donné sont bien sûr classés dans la première catégorie. Les autres répondants – les participants – sont répartis selon leur degré d’engagement : ceux qui ont réalisé un nombre d’actes inférieur ou égal au nombre médian d’actes participatifs composant le type d’activité sont dans la catégorie « participation faible », alors que les participants qui se situent au-delà de la médiane sont classés dans la catégorie « participation élevée ».

Notre objectif est de vérifier si certaines caractéristiques sociodémographiques, attitudes politiques et compétences numériques jouent un rôle dans la propension des répondants à pratiquer telle ou telle catégorie d’actes participatifs. Le sexe, l’âge, le niveau du diplôme et le statut socioprofessionnel des répondants sont les traits sociodémographiques retenus. Ils sont réputés pour avoir une influence sur la participation politique (tout comme le revenu, que nous avons toutefois écarté en raison du faible nombre de réponses à cette question).

Deux attitudes politiques ont particulièrement attiré notre attention : la confiance politique et le sentiment d’efficacité. D’abord, il est reconnu que les personnes qui ont une plus grande confiance à l’égard des institutions politiques sont plus engagées, du moins suivant des modalités institutionnelles, partisanes, de participation. À l’opposé, les personnes moins confiantes seraient moins engagées ou participeraient plutôt selon des modalités alternatives de façon à protester contre les institutions représentatives (Dalton, 2004 ; Norris, 2011). Comme cette étude sur la participation politique en ligne s’inscrit dans un contexte électoral, nous utilisons une mesure de la confiance envers les partis dont le libellé reprend celui de l’Étude sur les élections canadiennes, offrant aux répondants la possibilité d’indiquer s’ils font beaucoup, assez, peu ou pas du tout confiance aux partis. Ensuite, nous employons une mesure du sentiment d’efficacité externe qui renvoie aux croyances du répondant à l’égard de la réactivité des institutions et des acteurs gouvernementaux face aux demandes des citoyens (Niemi et al., 1991 : 1407-1408). Suivant l’une des mesures proposées par Richard G. Niemi, Stephen C. Craig et Franco Mattei, les répondants étaient invités à se déclarer tout à fait d’accord, plutôt d’accord, ni d’accord ni en désaccord, plutôt en désaccord ou tout à fait en désaccord avec l’énoncé suivant : « Le gouvernement ne se soucie pas beaucoup de ce que pensent les gens comme moi ». André Blais, Carol Galais et François Gélineau (2013) ont aussi utilisé cet indicateur pour mesurer le cynisme des citoyens dans leur étude sur la participation à l’élection québécoise de 2012.

Paul DiMaggio, Eszter Hargittai, Coral Celeste et Steven Shafer (2004 : 378) définissent les compétences numériques largement comme étant la capacité de réagir, de façon pragmatique et intuitive, à des défis ou des opportunités en faisant usage des possibilités offertes par Internet. La mesure de ces compétences prend diverses formes, de l’auto-évaluation des répondants (Livingstone et Helsper, 2010) à des questions sur le type d’activité pratiquée en ligne (Mossberger et al., 2008), en passant par des échelles de mesure des connaissances de la terminologie caractéristique d’Internet des répondants (Hargittai, 2005). Le questionnaire des enquêtes en ligne que nous utilisons ne comprend pas une mesure aussi sophistiquée des compétences numériques. Cependant, l’utilisation de divers appareils (ordinateur de bureau, ordinateur portable, téléphone intelligent et tablette numérique) pour accéder à Internet est mesurée. Il s’agit d’un indicateur de la dimension « opérationnelle » des compétences numériques (van Dijk et van Deursen, 2014), c’est-à-dire la capacité de faire usage d’un ordinateur ou d’un autre appareil permettant d’accéder à Internet. Nous estimons que le nombre d’appareils que les répondants utilisent, au moins occasionnellement, pour accéder à Internet témoigne d’une certaine polyvalence en matière d’usage des technologies numériques (sans prétendre, bien sûr, que cet indicateur suffise, à lui seul, à atteindre une bonne validité de contenu dans la mesure des compétences numériques).

Pour distinguer l’impact particulier de chacune de ces variables sur le degré d’engagement dans chaque type d’activité, exprimé en trois catégories (non-participation, participation faible et participation élevée), nous avons produit des analyses multivariées par des régressions logistiques ordinales. Elles nous indiquent la probabilité qu’un répondant se trouve dans une catégorie de participation supérieure à une autre. Elles permettent de produire des modèles statistiques plus raffinés que la stratégie alternative consistant à scinder la variable dépendante ordinale en plusieurs variables dichotomiques qui, chacune, serait l’objet d’une régression logistique binaire. Elle permet aussi de tenir compte des effets de « plancher » et de « plafond » qui caractérisent la distribution des répondants sur ce type d’échelle, ce que la régression linéaire – qui prédirait des valeurs situées en-deçà ou au-delà de l’étendue de la variable – ne fait pas (O’Connell, 2006 : 28-55 ; Pétry et Gélineau, 2009 : 195-198). De façon plus précise, nous avons effectué ces régressions ordinales en suivant le modèle universel polytomique, communément appelé PLUM (Polytomous Universal Model), avec le logiciel SPSS.

Résultats

Le tableau 1 présente la distribution des répondants français et québécois entre les niveaux de participation pour chaque type d’activité. On y trouve également des informations descriptives sur le nombre de personnes qui ont répondu à toutes les questions visées par ces échelles et pour lesquelles des valeurs ont pu être calculées, la fiabilité de ces échelles (alpha de Cronbach) et la valeur médiane observée parmi les répondants ayant un score de un ou plus. Cette valeur distingue les répondants dont la participation est considérée comme « faible » ou « élevée », ces derniers ayant un score supérieur à la médiane.

Tableau 1

Niveau de participation des répondants selon le type d’activité, en France et au Québec (en pourcentage)

Niveau de participation des répondants selon le type d’activité, en France et au Québec (en pourcentage)

Notes : La valeur médiane est calculée pour les répondants ayant un score de 1 ou plus sur chacune des échelles (les non-participants sont exclus de ce calcul). La catégorie « participation élevée » regroupe les participants ayant un score supérieur à la médiane.

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Certains constats similaires se dégagent des données obtenues à la suite des deux campagnes électorales. Premièrement, « s’afficher » est le type d’activité pour lequel on observe les plus fortes proportions de non-participants : 18,8 % des répondants québécois et 29,5 % des répondants français se sont abstenus de montrer leurs préférences politiques sur les médias sociaux, par exemple en affichant une bannière ou une image partisane sur leur profil Facebook ou Twitter ou en « aimant » le statut d’un ami, d’un candidat ou d’un parti concernant la campagne. Deuxièmement, « s’informer » auprès des candidats et des partis est l’activité la plus répandue : moins de 10 % des répondants sont classés parmi les non-participants. Rappelons que cette échelle ne concerne pas l’acte de se tenir au courant de l’actualité par les médias d’information, mais bien de consulter des sources politiques, le plus souvent partisanes (adhérer au compte Twitter d’un candidat, consulter sa page Facebook, s’inscrire pour recevoir une infolettre ou newsletter sur la campagne, etc.). Enfin, on observe une plus faible cohérence interne de la mesure des activités de « partage ». Cela peut être attribuable au fait que les items qui composent cette échelle renvoient à des actions spécifiques sur diverses plateformes (le web, des sites de partage de fichiers, Twitter, etc.).

Tableau 2

Synthèse des analyses bivariées entre le niveau de participation et les attributs sociodémographiques, selon le type d’activité, en France et au Québec

Synthèse des analyses bivariées entre le niveau de participation et les attributs sociodémographiques, selon le type d’activité, en France et au Québec

*** p < 0,001 ** p < 0,01 * p < 0,05 † p < 0,10

Notes : Les astérisques indiquent l’existence d’une relation statistiquement significative entre l’échelle de participation et la variable indépendante correspondante. Le symbole exprimé entre parenthèses indique le sens de cette relation. Pour le sexe, l’éducation et l’occupation, les informations découlent d’un test de khi carré et de la mesure du gamma ; pour les autres variables, elles résultent d’une analyse de corrélation.

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Pour appréhender les inégalités dans ces modes de participation en ligne, nous avons mené des analyses bivariées et multivariées que nous exposerons conjointement. Les analyses bivariées combinent chacun de ces cinq types d’activités à sept variables explicatives : le sexe, l’âge, le niveau d’éducation, l’occupation[6], le nombre d’appareils employés pour accéder à Internet, le degré de confiance dans les partis et le sentiment d’efficacité externe des répondants. En répétant ces analyses avec les données françaises et québécoises, nous obtenons 70 croisements, chacun assorti d’une mesure d’association statistique. Le tableau 2 synthétise ces analyses en mettant en relief les croisements qui révèlent un lien statistiquement significatif entre deux variables et, le cas échéant, la direction – positive ou négative – de celui-ci.

Les analyses multivariées sont regroupées aux tableaux 3A (France) et 3B (Québec). Pour chacune des deux campagnes électorales à l’étude, nous présentons cinq analyses – une par type d’activité – dans lesquelles la variable dépendante est le niveau de participation. Comme il s’agit d’une variable ordinale polytomique (trois catégories), nous avons mené des régressions ordinales. Pour chaque régression, on retrouve en premier lieu le logarithme naturel des chances (logit) qu’un individu appartienne à la catégorie « participation faible » plutôt que « non-participation », ou à la catégorie « participation élevée » plutôt qu’à l’une ou l’autre des deux catégories précédentes[7]. On trouve ensuite le coefficient de régression (B), son niveau de signification statistique et le rapport de cote (odd ratio) de chaque variable explicative. La valeur du rapport de cote, qui est la fonction exponentielle du coefficient de régression (expB), est plus simple à interpréter que la valeur du coefficient de régression. Elle indique la probabilité qu’un individu appartienne à la catégorie « participation faible » plutôt que « non-participation » et à la catégorie « participation élevée » plutôt qu’aux deux catégories précédentes, en maintenant égales par ailleurs les valeurs des autres variables indépendantes.

Le nombre d’appareils utilisés pour accéder à Internet – un indicateur partiel de compétences numériques qui informe sur la polyvalence technique des répondants et dont la valeur, dans cette analyse, oscille de un à quatre − est un prédicteur statistiquement significatif de chaque type d’activité en ligne en France et de quatre des cinq types d’activités au Québec. Par exemple, en France, pour les activités qui consistent à « s’afficher », le rapport de cote (expB = 1,270) indique que pour chaque appareil additionnel, un répondant a 1,27 fois plus de chances d’appartenir à la catégorie « participation faible » ou « forte » qu’à la catégorie « non-participation » – et 1,27 fois plus de chances d’appartenir à la catégorie « forte participation » plutôt qu’à l’une ou l’autre des deux catégories inférieures – qu’un autre répondant qui emploie un appareil de moins. À l’ère numérique, la capacité des gens à faire usage de différents outils qui permettent d’accéder à Internet est, sans grande surprise, une ressource qui influence le degré de participation en ligne à la campagne électorale.

Tableau 3A

Impact des attributs sociodémographiques sur la participation selon le type d’activité – France (régressions ordinales)

Impact des attributs sociodémographiques sur la participation selon le type d’activité – France (régressions ordinales)

*** p < 0,001 ** p < 0,01 * p < 0,05 † p < 0,10

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Tableau 3B

Impact des attributs sociodémographiques sur la participation selon le type d’activité – Québec (régressions ordinales)

Impact des attributs sociodémographiques sur la participation selon le type d’activité – Québec (régressions ordinales)

*** p < 0,001 ** p < 0,01 * p < 0,05 † p < 0,10

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Dans les variables sociodémographiques, l’âge figure parmi celles ayant le plus souvent un impact sur la participation, et cet impact est négatif[8]. Par exemple, en France, le rapport de cote de l’âge pour les activités répertoriées dans « s’afficher » (expB = 0,967) signifie que, pour chaque année gagnée en âge, les répondants ont 1,034 fois moins de chances (1 divisé par 0,967) d’appartenir à la catégorie « participation faible » ou « forte » qu’à la catégorie « non-participation », ou encore d’appartenir à la catégorie « forte » plutôt qu’à la catégorie « non-participation » ou « faible participation » qu’un autre individu ayant un an de moins. Il en est sensiblement de même pour « s’informer », « partager », ainsi que « commenter et produire des contenus ». Au Québec (tableau 3B), l’âge est aussi négativement lié au fait de s’afficher ou de s’informer en ligne auprès de sources partisanes, confirmant ainsi les relations bivariées observées au tableau 2.

Concernant le niveau d’éducation et l’occupation, l’enquête révèle des résultats qui s’éloignent davantage de ceux prédits par les théories classiques sur la participation politique. Les analyses de régression distinguent les niveaux de scolarité « faible » et « élevé », les répondants se situant à un niveau intermédiaire constituant la catégorie de référence[9]. Elles indiquent, dans les deux États, que les personnes les plus scolarisées ont moins tendance à participer à certains types d’activités que ceux qui ont un degré de formation intermédiaire. À l’inverse, les gens les moins instruits ont généralement plus tendance à participer à certaines activités que ceux classés dans la catégorie de référence, du moins au Québec où des écarts demeurent significatifs même après l’insertion des variables de contrôle. Là où les coefficients de régression ne sont pas statistiquement significatifs, leur signe demeure néanmoins dans des directions opposées aux attentes théoriques[10]. De même, les personnes « actives » (essentiellement, les travailleurs et les étudiants) n’ont pas plus tendance à participer que les personnes « inactives » (par exemple, les chômeurs et les retraités). Même que dans le cas de la France, les personnes actives participent moins à trois des cinq types d’activités (et bien que les autres coefficients ne soient pas statistiquement significatifs, ils ont tous un signe négatif).

En outre, il n’y a que très peu de différences entre les hommes et les femmes. Si, en France, les femmes ont presque 50 % moins de chances que les hommes (1 / 0,681 = 1,468) de commenter ou de produire du contenu, dans tous les autres cas, les coefficients de régression pour le sexe des répondants ne sont pas statistiquement significatifs. L’analyse bivariée (tableau 2) indique que les Québécoises ont moins tendance à s’afficher que les hommes, mais cet écart perd en signification une fois les autres variables contrôlées. Nous discuterons de ces différences modestes un peu plus loin.

En France et, dans une moindre mesure, au Québec, la confiance dans les partis politiques, codée ici sur une échelle de 0 à 1, est significativement liée à l’ensemble des modalités de participation en ligne. De façon logique, c’est particulièrement le cas pour ce qui est de s’afficher en faveur d’un parti ou d’un candidat (ou en opposition). En France, les personnes qui font « beaucoup confiance » aux partis ont dix fois plus de chances d’appartenir à l’une des catégories supérieures de participation que les répondants qui ne font « pas du tout confiance » aux partis. Au Québec, ces mêmes personnes ont trois fois plus de chances de participer à de telles activités. S’informer auprès de sources partisanes est le type d’activité pour lequel on observe les deuxièmes rapports de cote les plus élevés (3,785 en France et 2,529 au Québec). À l’opposé, l’acte de partager des contenus – qui n’est mesuré par aucun item lié spécifiquement aux partis ou aux candidats – n’est pas significativement associé à la confiance dans les partis, ni en France ni au Québec, si l’on considère le seuil significatif statistique standard (p < 0,05). Il en est sensiblement de même pour l’acte de commenter ou de produire des contenus inédits en lien avec la campagne.

Enfin, les résultats relatifs au sentiment d’efficacité externe (codé sur une échelle de 0 à 1) témoignent de différences assez importantes entre les deux États. En France, les individus qui croient que les gouvernements se soucient de ce que pensent les gens comme eux ont plus tendance à s’afficher, à s’informer, à partager, et à commenter ou à produire des contenus en lien avec la campagne que leurs concitoyens plus désabusés. Au Québec, le seul coefficient des analyses de régression qui témoigne d’une relation statistiquement significative entre le sentiment d’efficacité et la participation (« s’afficher ») est dans le sens opposé aux attentes théoriques. Ainsi, le sentiment d’efficacité ne semble pas avoir influencé la participation politique à l’approche de l’élection québécoise de 2012.

En somme, ces résultats montrent que l’usage politique d’Internet par les citoyens actifs dans les campagnes électorales obéit à des dynamiques assez semblables en France et au Québec. S’informer et s’afficher sont, respectivement, les activités les plus et les moins courantes dans les deux sociétés. L’âge et les compétences numériques (bien que ces dernières ne soient mesurées que très partiellement dans ces enquêtes) ont un poids qui transcende les éventuelles différences de socialisation politique. On note également plusieurs indices montrant qu’un niveau d’éducation supérieur et le fait d’être « actif » n’entraînent pas, parmi ces citoyens engagés, un niveau plus fort de participation en ligne aux campagnes électorales. En revanche, les différences observées quant au rôle du sentiment d’efficacité peuvent découler de différences de socialisation entre les deux États, mais cela serait à documenter de manière plus précise.

Discussion

À partir d’une approche élargie de la participation politique en ligne, faisant droit aux fonctionnalités d’expressivité particulièrement développées sur les réseaux sociaux tout en ne s’y réduisant pas, nos résultats révèlent des points de convergence avec des recherches antérieures. Cette plus grande diversité d’occasions participatives semble tout d’abord particulièrement bénéficier aux citoyens les plus polyvalents en matière de technologies numériques et à la frange la plus jeune de l’électorat. En effet, pour la plupart des catégories d’actes participatifs, le nombre d’appareils utilisés pour accéder à Internet et, dans une moindre mesure, l’âge, constituent des facteurs discriminants majeurs. En dépit du caractère additif de l’analyse de régression (l’impact de l’âge s’ajoute à celui du nombre d’appareils utilisés), précisons que notre indicateur des compétences numériques est très partiel ; aussi, il est vraisemblable que les coefficients obtenus par l’âge continuent de refléter, en partie, des différences liées aux habiletés relatives à l’usage d’Internet. Quels que soient les types d’activités observés, toutes les études montrent de manière constante le déclin marqué de la participation politique en ligne corrélé avec l’âge (Schlozman et al., 2010). De plus, des enquêtes antérieures soulignent à quel point la détention de compétences numériques par le public jeune constitue un élément déterminant de l’engagement de ce public dans l’environnement politique en ligne hors contexte électoral (Best et Krueger, 2005 ; Oser et al., 2013).

Dans la population française en général, il a été remarqué que le genre constituait une variable discriminante forte – au détriment des femmes − lorsqu’il s’agit de visiter le site web d’un parti ou d’un candidat ou de prendre la parole sur un blogue ou un forum politique (Lilleker et Koc Michalska, 2014). Dans notre échantillon, cela ne se vérifie pas véritablement, hormis en ce qui concerne le commentaire sur la campagne où l’on retrouve dans l’échantillon français un résultat similaire à celui produit lors d’autres enquêtes portant sur l’investissement des plateformes dévolues totalement ou partiellement à l’actualité politique, qu’il s’agisse de sites Internet ou de pages Facebook : pour celles-ci, Josiane Jouët et Coralie Le Caroff ont pu montrer que les femmes sont très minoritaires. Alors même que celles-ci utilisent assidûment Internet dans le cadre d’activités culturelles, elles « investissent beaucoup moins les espaces de discussion sur l’actualité politique » (2013 : 121). Au Québec, elles ont moins tendance à s’afficher.

Il convient toutefois de mettre en perspective ces différences modestes entre les hommes et les femmes. Il semble que l’écart ait été « absorbé » en amont, en quelque sorte, au moment de la composition de nos échantillons qui, dans les deux États, sont plus « masculins » que la population des électeurs. Les hommes constituent 61 % des répondants français et 58 % des répondants québécois. Considérant que la population ciblée par cette enquête est constituée de citoyens qui ont utilisé Internet à des fins électorales au cours de la campagne, soit pour prendre connaissance ou pour diffuser des informations de nature électorale, il faut donc se rappeler qu’un biais de genre a déjà été observé à cette étape de la recherche. Néanmoins, pour les populations caractérisées par un haut degré d’intérêt pour la politique, d’autres études ont révélé que le genre reste associé de manière significative à certains types d’activités politiques. Par exemple, Homero Gil de Zuniga, Aaron Veenstra, Emily Vraga et Dhavan Shah (2010) montrent que les lectrices de blogues politiques participent plus que les hommes, selon une mesure classique de la participation politique (participer à une réunion politique, travailler pour un parti ou un candidat, faire une donation pour une campagne). Il serait donc intéressant, dans un travail ultérieur, de préciser si l’engagement hors ligne des femmes françaises et québécoises se trouve corrélé à nos cinq types d’activités politiques en ligne.

Par ailleurs, si l’on observe l’ensemble des actes participatifs, la « participation élevée » figure plus fréquemment dans la catégorie « s’informer », les internautes privilégiant davantage les diverses modalités d’accès à l’information partisane que les autres types d’activités. Ces comportements, orientés vers la recherche d’information, sont cohérents avec l’opinion de ces mêmes répondants qui, au Québec comme en France, disent estimer que la fonction informative du web politique leur paraît plus importante que ses potentialités d’interaction et de mobilisation (Bastien et Blanchard, 2013 ; Lalancette et al., 2014). Cela rejoint également les conclusions de Darren G. Lilleker et Karolina Koc Michalska (2014) sur les stratégies des candidats qui ont finalement intérêt à proposer une information disséminée sur différentes plateformes plutôt que de diversifier leurs modes d’engagement qui au fond ne sont pas massivement prisés par les internautes.

En revanche, notre étude pointe des résultats plus étonnants qui vont à l’encontre des attendus habituels concernant les déterminants de la participation politique. Par exemple, la participation est davantage le fait des personnes moins scolarisées, particulièrement au Québec. Un tel résultat peut être rapproché de celui de Gil de Zuniga et ses collègues (2010) à propos des lecteurs de blogues politiques – soit une partie de la population fortement politisée –, dont les moins instruits sont aussi ceux qui manifestent le plus d’appétence pour la participation expressive en ligne. L’exploitation des données qualitatives permettrait sans doute de mieux comprendre cette situation. De même, il est frappant de constater une plus forte participation en ligne à la campagne électorale dans les catégories inactives de nos échantillons de répondants. Il est donc possible de faire l’hypothèse que la ressource « temps disponible » est plus importante que l’appartenance à telle ou telle catégorie socioprofessionnelle, y compris chez des catégories dites « supérieures » telles que les cadres ou les professions intellectuelles. Au final, en période électorale, les ressources de la participation en ligne ne s’avèrent pas complètement identiques à celles nécessaires à la participation politique traditionnelle.

Les analyses réalisées en France et au Québec montrent principalement des comportements proches et des prédicteurs sensiblement identiques, mais qui agissent différemment selon les types d’activités. Ainsi, la confiance dans les partis politiques motive certaines pratiques institutionnelles de participation politique, par exemple le fait de s’afficher en faveur d’un parti ou d’un candidat (ou en opposition). En revanche, cette confiance n’a pas d’impact significatif sur des modalités de participation en ligne qui ne sont pas nécessairement liées aux partis politiques, comme partager, produire ou commenter des contenus numériques.

Conclusion

La recherche sur la participation en ligne en contexte électoral pose de sérieux défis méthodologiques et théoriques. Sur le plan de la méthode, elle nécessite l’emploi d’une gamme d’indicateurs beaucoup plus diversifiés que les travaux classiques sur la participation politique qui se limitaient à quelques modalités institutionnelles, souvent partisanes, de l’engagement politique déterminées antérieurement à l’apparition et au déploiement des technologies numériques. L’éclatement des formes de participation implique aussi que chacune est généralement pratiquée par un nombre relativement faible de citoyens. Il devient donc coûteux de les mesurer à partir d’échantillons représentatifs de la population des électeurs. Des techniques d’échantillonnage mieux ciblées et plus efficaces pour rejoindre ces citoyens actifs dans l’espace numérique existent, mais elles ont l’inconvénient d’être non probabilistes. Sur le plan de la théorie, la rapidité à laquelle apparaissent de nouvelles possibilités d’expression et de participation (et, possiblement, le rythme auquel certaines pratiques tombent en désuétude) oblige à une réactualisation des propositions visant à rendre compte de l’engagement politique en période ordinaire ou électorale. De plus, l’émergence d’une culture participative liée au développement des réseaux conduirait à réinvestir sa possible articulation avec la philosophie et la théorie politiques, comme y invitent Henry Jenkins, Mizuko Ito et Danah Boyd (2016). Les jeunes en particulier apparaissent particulièrement prompts à se saisir des modalités numériques d’expression ou de mobilisation qui, de culturelles, notamment à travers les réseaux sociaux, peuvent conduire à la prise de parole dans la sphère publique et, partant, à influencer la définition et la résolution des problèmes politiques. Il importe aussi de déterminer de quelle manière les propositions des institutions démocratiques et des organisations partisanes font écho à ces nouvelles manières d’investir les réseaux dans leur répertoire de mobilisation.

Il en va de même de l’articulation entre les modalités numériques de participation et la participation hors ligne : le fait d’être très actif en ligne est-il corrélé à une plus ou moins grande activité hors ligne ? Le cas échéant, quelle est la direction de la relation : la participation hors ligne augmente-t-elle la participation en ligne ou la mobilisation dans l’univers numérique se transporte-t-elle, dans un deuxième temps, dans le monde « réel » ?

Au-delà de la mesure et de la description du phénomène qu’est la participation en ligne à la campagne électorale, son explication nécessite des études et une réflexion plus approfondies sur la manière dont des actes a priori de faible amplitude, tels que le partage, le « like », le « retweet », le téléchargement, peuvent conduire à des mobilisations pour une cause, un candidat ou un parti. Considérer ces « minuscules actes de participation politique » (Margetts et al., 2016) revient plus largement à s’interroger sur les nouvelles modalités, fluides, peu exigeantes et sporadiques, mais néanmoins efficaces de politisation des individus. De ce point de vue, nous avons constaté l’impact significatif de l’âge et des compétences numériques, appréhendées certes ici de manière très limitative. L’usage d’Internet est répandu depuis maintenant deux décennies. Cette inscription dans la durée ouvre la voie à un examen qui puisse permettre de déterminer si l’âge est une variable dont l’importance s’estompe à mesure que vieillissent les cohortes de citoyens qui ont été socialisés, notamment au travail, avec les technologies de l’information, ainsi qu’y invitent de très récentes enquêtes (Hargittai et Dobransky, 2017) . Quant aux compétences numériques, elles doivent être l’objet de mesures plus diversifiées et systématiques dans les enquêtes. Elles sont le plus souvent négligées, en particulier par les politologues qui les examinent rarement dans les études électorales. Elles constituent pourtant une ressource de première importance dans une société où l’exercice de la citoyenneté démocratique est de plus en plus médiatisé par Internet.