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Les appropriations des différentes technologies numériques dans la sphère politique constituent aujourd’hui un objet de recherche largement investi, comme en témoigne la parution de plusieurs ouvrages et chapitres de synthèse dans la dernière décennie, principalement en langue anglaise (par exemple Chadwick et Howard, 2009 ; Lilleker et Vedel, 2013 ; Coleman et Freelon, 2015 ; Bruns et al., 2016). Ces travaux ont souligné la diversité des usages du web en matière de communication électorale et partisane. En particulier, trois thèmes de recherche ont été explorés, sur lesquels revient ce numéro de la revue Politique et Sociétés, qui présente des résultats inédits concernant la France et le Québec avec l’ambition de contribuer à un essor similaire des recherches au sein de la science politique francophone.

Le premier thème de recherche, le plus développé, est celui du web et des médias sociaux[1] comme outils de communication politique, et leur entrée dans le « répertoire d’action électorale » (Desrumaux, 2013) des partis et des candidats aux élections nationales et locales (Foot et Schneider, 2006 ; Ward et al., 2008 ; Veerger, 2013). Leur place apparaît aujourd’hui solidement établie et déborde les moments de campagne électorale pour concerner aussi les périodes ordinaires de l’exercice gouvernemental, particulièrement aux États-Unis où Barack Obama a été qualifié de « Social Media President » (Katz et al., 2013) et où les « tweets » de Donald Trump font l’objet, depuis son entrée en politique, de nombreux commentaires, reprises et débats dans les médias d’information.

Jennifer Stromer-Galley (2014) a reconstitué une histoire des technologies numériques dans les campagnes présidentielles américaines et montré que ces campagnes, en particulier celles d’Obama, condensaient et amendaient un ensemble d’expériences accumulées depuis les années 1990. Les campagnes web des primaires menées par Howard Dean et Wesley Clark en 2004 ont représenté dans ce processus un moment important. Les sympathisants de Dean et Clark avaient en effet eu l’idée de tirer parti des technologies numériques et des communautés de sympathisants déjà constituées en ligne afin d’appeler les citoyens-internautes à relayer les messages des candidats, à s’associer étroitement aux événements des campagnes, à se rencontrer pour s’organiser et à collecter des dons. Les campagnes d’Obama en 2008 et 2012 ont dessiné une organisation plus systématique de ces pratiques, autour de la plateforme mybarackobama.com qui rationalisait la collecte et la gestion des données et des dons, ainsi que l’organisation et le contrôle de la campagne, en articulant rassemblement en ligne et actions sur le terrain. Selon un schéma de communication à double étage, des « super-supporters » étaient sollicités pour diffuser les messages de la campagne à leur entourage et leurs réseaux, en ligne et hors ligne, ce qui a paradoxalement revalorisé des formes de campagne par contact interpersonnel avec l’électeur (telles que le porte-à-porte), précédemment délégitimées en raison notamment de l’importance accordée à la médiatisation télévisée (Lefebvre, 2016).

Parallèlement, l’exploitation des données récoltées, ainsi que la sophistication des techniques en vue d’atteindre tel ou tel groupe d’électeurs, donnent lieu à l’élaboration de savoirs et de savoir-faire qui constituent une véritable « science des données » (Pène, 2013 ; Kreiss, 2016). Le projet Narwhal démocrate de 2012 et, dans une moindre mesure, son homologue républicain Orca, ont ainsi marqué une intégration supplémentaire des outils de rassemblement de données, de ciblage et d’organisation de l’action des internautes dans des bases numériques intégrées. La campagne qui a opposé Hillary Clinton et Donald Trump, en 2016, soulève à son tour des interrogations sur l’application de ces techniques à Facebook, avec notamment la diffusion sélective de publicités poussant les soutiens du candidat Trump à voter, tandis que les sympathisants démocrates étaient encouragés à rester chez eux plutôt qu’à aller voter Clinton (Baldwin-Philippi, 2017).

Les campagnes récentes intègrent l’extension des médias sociaux, surtout Facebook et Twitter (Gainous et Wagner, 2014), ainsi que le développement des plateformes de vidéos, avec des objectifs de marketing politique et d’information ciblée (Enli, 2017) pour lesquels l’intervention de robots semble devenir plus fréquente (Bessi et Ferrara, 2016). Cette prise en compte conduit à un renouvellement des styles narratifs des candidats, marqués par des prises de parole répétées et parfois outrancières, qui suscitent l’intérêt des médias (Dulaurans, 2017). Dès lors, les campagnes qui s’appuient sur le numérique s’inscrivent non seulement dans un contexte d’action et de mobilisation électorales, mais aussi dans une logique médiatique caractéristique, selon Andrew Chadwick (2013), des « campagnes hybrides » : il ne s’agit pas tant de remplacer les différents supports et moyens de communication par les technologies numériques que d’élaborer des stratégies de communication où chaque support renforce l’autre et constitue un mode d’accès à l’ensemble des médias. Par exemple, en 2008, les ressources financières amassées surtout par le biais d’Internet ont été utilisées pour accroître la présence du candidat Obama à la fois sur le terrain et à la télévision, et pour produire des publicités qui y étaient diffusées particulièrement dans les swing states. Simultanément, ces spots étaient mis à disposition sur les plateformes de partage de vidéos, dans l’espoir qu’ils soient repris par les médias traditionnels.

L’extension des technologies numériques comme techniques de campagne a donné lieu à des discussions concernant la « réplicabilité » des campagnes états-uniennes à d’autres contextes et en dehors d’une élection présidentielle, touchant en outre des élections primaires. En effet, si le mimétisme, la standardisation et la circulation des modèles de campagnes caractérisent sans doute autant Internet que d’autres moyens de communication (Butler et Ranney, 1992), des conditions institutionnelles – en particulier la présence d’un système électoral majoritaire ou proportionnel et la rigueur des cadres règlementaires des campagnes –, les différences idéologiques et organisationnelles entre partis et candidats, le niveau d’abstention, la stratification sociale des sociétés ou l’environnement médiatique constituent autant d’autres éléments susceptibles d’orienter, de favoriser ou de contraindre les appropriations d’Internet en politique (Vaccari, 2013). Ainsi, dans certains pays, l’importance accordée par les professionnels de la communication politique aux médias sociaux dans les campagnes électorales s’avère moindre (Klinger et Russman, 2017). En outre, l’opposition, souvent évoquée dans les années 2000, entre « normalisation » et « égalisation », est reconsidérée. La « normalisation » renvoie à l’idée que la communication politique sur le web « reflète » le rapport de force électoral hors ligne (Margolis et al., 1999 ; Margolis et Reznik, 2000 ; Norris, 2003). Suivant cette hypothèse, la campagne en ligne se résume à la formule « politics as usual », où les partis et les candidats dominants disposent des modes de communication les plus sophistiqués et attirent le plus d’électeurs. À l’inverse, selon la thèse de « l’égalisation », la communication sur Internet ouvre, en raison de son (relativement) faible coût, des perspectives pour des formations ou des candidats plus marginaux du système politique qui pourraient rivaliser avec les acteurs dominants.

La thèse de la normalisation semblait assez solidement établie, à la fois en Europe (Lilleker et al., 2011) et au Canada (Small, 2008), mais le débat s’est déplacé et enrichi en même temps que différents acteurs politiques s’engageaient dans des campagnes en ligne et s’appropriaient les médias sociaux. Kim Strandberg (2008) a avancé, en s’appuyant sur une méta-analyse de seize cas, que la « normalisation » était liée à des conditions de l’environnement politique, en particulier le pluralisme partisan, tandis que l’égalisation serait davantage associée à des possibilités de publication et d’expression en ligne. En ce qui concerne l’élection présidentielle française, Karolina Koc-Michalska, Rachel Gibson et Thierry Vedel (2014 : 229-230) constatent qu’entre 2007 et 2012, l’écart des contenus dans la communication web s’est amenuisé : les candidats issus des partis qui ne participent pas à la représentation parlementaire proposent des sites et des plateformes aussi riches que les candidats des partis « de gouvernement ».

Le deuxième thème de recherche exploré ces dernières années est celui de la constitution d’équipes spécialisées dans la communication politique numérique, situation qui semble s’étendre et se diffuser au fur et à mesure que les équipes de communication web s’étoffent et où se diversifient les métiers spécialisés du web : stratège numérique, gestionnaire de communautés ou rédacteur de contenus web, pour citer quelques exemples. Philip Howard (2006) évoquait il y a déjà une dizaine d’années, toujours à propos de l’exemple états-unien, des « campagnes hypermédias » caractérisées non seulement par l’usage des technologies numériques dans les stratégies de campagnes, mais surtout par l’intégration de ces technologies dans les organisations, les relations internes entre les personnels des campagnes et avec les leaders, et, dans les relations externes, avec les donateurs, les bénévoles et les citoyens. Une décennie plus tard, des professionnels de la communication politique européens interrogés lors d’une enquête par questionnaire adhèrent à une telle conception « hypermédia » des campagnes, avec une tendance en France à valoriser pour faire campagne le face-à-face ainsi que les supports numériques, plutôt que la télévision (Lilleker et al., 2015 : 756).

Associée à ces formes de campagnes est repérée la formation d’un groupe de consultants en « e-politics », pouvant travailler pour un parti, une organisation gouvernementale ou non gouvernementale, une entreprise. Ces consultants forment, selon Howard, une « communauté épistémique » (2006 : 4) qui partage des objectifs, des identités et surtout une vision commune de la façon dont la politique doit s’organiser, avec des campagnes informatives, interactives et ciblées que l’Internet permettrait selon eux de faire progresser. La croyance dans la « révolution numérique » est fortement ancrée parmi ces consultants qui diffusent leur vision du monde au sein des organisations politiques et auprès de candidats qui, en retour, adoptent et partagent ces croyances. Ainsi, et comme l’ont montré des travaux antérieurs (notamment Legavre, 1989 : 80) dans « l’institutionnalisation progressive de la communication politique » – ici numérique –, interviennent « des croyances mobilisées et objectivées par certains agents sociaux », qui font apparaître comme inéluctable et nécessaire le recours à des professionnels de la communication. Aux États-Unis, la constitution d’un milieu professionnel autour du web politique semble s’être renforcée cette dernière décennie, si l’on en croit par exemple Daniel Kreiss (2012 ; 2016), dont les recherches montrent que d’une campagne démocrate à l’autre, des modalités organisationnelles et des savoir-faire se sont constitués pour perfectionner les techniques de persuasion et de mobilisation, dans l’espoir – et la croyance – de gains politiques et électoraux.

Néanmoins, la sociologie de ces personnels de communication reste en grande partie à explorer. Dans la perspective proposée par Philippe Aldrin et Caroline Ollivier-Yaniv (2014 : 25) à propos de la communication publique, il convient « d’embrasser tous les intérêts, stratégies et acteurs aux prises dans l’industrie », afin notamment de dépasser une vision par trop homogénéisante des « consultants politiques » et de rendre compte de la diversité des tâches, des statuts, des opportunités et des contraintes dans lesquels sont enserrés les acteurs au sein comme à l’extérieur des organisations politiques. Cela permet d’appréhender plus finement leurs pratiques, mais aussi les trajectoires sociopolitiques et les interactions qui existent entre ces personnels. En particulier, la relation des « communicants web » au monde professionnel des stratèges politiques d’une part, et à l’univers partisan d’autre part, n’a que peu fait l’objet d’investigations. En France, pour ce qui concerne le personnel associé aux campagnes web de François Hollande et de Nicolas Sarkozy en 2012, Anaïs Theviot (2014) a montré qu’il s’agit pour l’essentiel d’un personnel jeune, genré car plus masculin, et souvent doté en capital militant, surtout pour le Parti socialiste (plus que l’Union pour un mouvement populaire). Ce personnel est essentiellement recruté par cooptation, même s’il n’est pas forcément adhérent du parti ; mais une participation à l’équipe de campagne web ne lui procure pas nécessairement les ressources nécessaires pour obtenir par la suite un poste au service de l’exécutif (en cas de victoire électorale), donc pour poursuivre une carrière politique.

Enfin, les appropriations par le public constituent un troisième aspect qui a fait l’objet de développements très nombreux. En effet, dans le contexte de ce qui est couramment appelé le « web 2.0 », les citoyens peuvent contribuer aux discours et aux campagnes des organisations de façon plus intense et régulière. Dans un article récent, Jay Blumler (2016) envisage à ce sujet un « quatrième âge » de la communication politique, caractérisé par le renforcement de la capacité de chaque individu à communiquer. Blumler note que cette individualisation des capacités communicationnelles tend à remettre en cause le monopole des professionnels de la communication politique et à favoriser une évolution vers deux formes de communication politique, l’une institutionnalisée (institutionnalized), l’autre de la société civile (grassroots), ce qui le conduit à amender la thèse du « troisième âge de la communication » qu’il avait défendue précédemment avec David Kavanagh (Blumler et Kavanagh, 1999), en mettant en avant l’omniprésence des stratèges en communication et la notion de « campagne permanente ».

Pourtant, loin de ce type de schéma très globalisant, les études sur la participation politique en ligne (Gadras et Greffet, 2013) décrivent une situation plus complexe, articulant facteurs sociologiques et cultures numériques, et laissant une part de réappropriation créative par les internautes des récits et des informations qui circulent dans leur environnement (Monnoyer-Smith et Wojcik, 2014). En outre, si la participation politique en ligne est marquée par des inégalités bien connues dans le domaine de la participation électorale – en termes de genre, de niveau de diplôme et de position sociale –, notamment lorsqu’il s’agit d’autopublications (Boyadjian, 2016), et que ces inégalités sont susceptibles d’être redoublées d’inégalités dans les compétences numériques (Hargittai et Hsieh, 2013), des nuances sont à apporter.

La participation politique en ligne recouvre en effet des activités multiples, qui ne se déroulent pas toujours en période de campagne et dont les équivalents n’existent pas forcément hors ligne. Eulalia Puig-i-Abril et Hernando Rojas (2009) ont ainsi identifié une « participation politique expressive », définie comme la possibilité nouvelle ouverte sur Internet de partager des propos, de commenter et d’échanger, et plus globalement de choisir ses formes d’expression. Cette approche se démarque de la thèse selon laquelle la participation en ligne calquerait strictement la participation hors ligne (Oser et al., 2013). Les pratiques de participation numériques étant diverses, elles peuvent selon les cas s’ajouter ou se substituer aux pratiques hors ligne. Ainsi, l’engagement politique, partisan et en campagne, suit une logique cumulative et tend à s’effectuer simultanément sur les sites, les médias sociaux et dans le monde physique. À l’inverse, les pratiques d’information se déroulent soit sur Internet, soit sur support physique, selon une logique substitutive (Gibson et Cantijoch, 2013).

Un effet plutôt positif de l’usage des médias sociaux est observé sur l’engagement politique. Notamment, s’informer et interagir avec d’autres internautes sur le web est corrélé à davantage d’expression politique, des connaissances politiques plus développées, et à des niveaux plus élevés de participation civique (bénévolat, participation à des collectes de fonds, participation à des réunions locales, consommation et non-consommation de certains produits pour des raisons éthiques ou politiques), ainsi que de participation politique hors ligne, y compris parmi les plus jeunes (Gil de Zuniga et al., 2012 ; Bode et al., 2014). Cependant, la corrélation statistique dans les cas de participation politique dite protestataire (pétitions, marches, manifestations) ou civique (activités associatives, dons à des causes, appartenance à des communautés de quartiers) est plus forte que dans les activités de campagne (voter, convaincre d’autres personnes de voter…) (Boulianne, 2015).

Enfin, les populations jeunes, davantage sensibilisées au numérique, semblent dans l’ensemble moins vulnérables aux inégalités dans la participation en ligne que d’autres catégories d’âge, surtout ces dernières années : tandis que certaines études avançaient que l’appropriation des technologies ne change pas fondamentalement les structures inégalitaires sous-jacentes au rapport des jeunes à la participation politique (Livingstone et al., 2005), les médias socionumériques semblent favoriser une sociabilité et un engagement renouvelés (Xenos et al., 2014). En France, durant la campagne de 2012, Fabienne Greffet, Stéphanie Wojcik et Gersende Blanchard (2014) ont observé que la population qui a participé activement en ligne était plus jeune que la moyenne, notamment sur le plan des activités propres aux médias sociaux.

Partant de ces trois ensembles de questionnements, ce numéro de la revue Politique et Sociétés a un double objectif. Premièrement, en présentant des travaux inédits concernant la France et le Québec, nous cherchons à sensibiliser la communauté des politologues francophones à la prise en compte des enjeux du numérique comme un ensemble de questions de recherche à construire dans la discipline. Deuxièmement, nous tenons à renforcer l’analyse comparative franco-québécoise en matière de connaissance de l’Internet politique.

De ce point de vue, l’année 2012 est apparue comme étant favorable, puisque des élections importantes se déroulaient en France au printemps – élection présidentielle puis élections législatives – et au Québec à l’automne – élection générale provinciale. Tirant parti de cette conjoncture, des chercheurs québécois et français ont mené conjointement le projet enpolitique.com sur la période 2012-2015[2]. Ce projet articulait l’analyse de « l’offre » et de la « demande » politiques. Il mettait en relation les stratégies et les choix effectués à l’intérieur des organisations de campagnes et des partis avec les pratiques et les appropriations des technologies par les citoyens au cours des campagnes. Ainsi, l’étude comparait avec la même méthodologie deux contextes rarement étudiés ensemble en matière de communication politique[3]. Il s’agissait de dépasser la distinction souvent opérée entre ce qui est de l’ordre de la production et de la diffusion des contenus de communication politique, et ce qui est de l’ordre de la sociologie des acteurs, qu’il s’agisse de professionnels ou de citoyens. Parallèlement, le projet développait une ambition comparative en étudiant en quoi des dispositifs numériques pourtant semblables techniquement peuvent susciter des mises en oeuvre et des appropriations diversifiées selon les systèmes, les cultures et les organisations politiques considérés. Pour ce faire, les terrains français et québécois, qui partagent la même langue mais s’avèrent particulièrement contrastés des points de vue institutionnel, partisan et d’organisation de la compétition électorale, comme de régulation de la communication politique, offrent des perspectives particulièrement riches (Bastien et Greffet, 2012).

Dans le cadre du projet, en France les campagnes web des six principaux candidats à l’élection présidentielle et de sept partis politiques ont été étudiées : François Hollande, PS (Parti socialiste) ; Nicolas Sarkozy, UMP (Union pour un mouvement populaire) ; Marine Le Pen, FN (Front national) ; Jean-Luc Mélenchon, PC et PG (Parti communiste et Parti de gauche) ; François Bayrou, MoDem (Mouvement démocrate) ; Eva Joly, EELV (Europe écologie – les Verts). Au Québec, ce sont les campagnes en ligne des six principaux partis qui ont présenté des candidats aux élections législatives qui ont été recensées : PQ (Parti québécois) ; PLQ (Parti libéral du Québec) ; QS (Québec solidaire) ; ON (Option nationale) ; CAQ (Coalition Avenir Québec) ; PVQ (Parti vert du Québec). Trois analyses principales ont été menées.

Les espaces de la mobilisation partisane et politique sur Internet ont été repérés, en réalisant des collectes de données et des analyses concernant des espaces web et des médias sociaux (Facebook, Twitter, Dailymotion, YouTube). Un ensemble de comptes Facebook, Twitter, Dailymotion et YouTube, ainsi qu’une liste de mots clés (hashtags) sur Twitter correspondant à des temps forts des campagnes étudiées, ont ainsi été collectés et archivés grâce à l’application ASPIRA, développée à l’Université Laval. Cette base de données massives sur des messages politiques et électoraux constitue un outil transposable à d’autres élections et événements pour mieux connaître la dynamique des échanges et des mises sur agendas politique et médiatique.

La campagne web des acteurs qui mettent en oeuvre les dispositifs de communication a été étudiée par le biais d’entretiens menés auprès de personnes impliquées dans la conception et le déroulement des campagnes électorales en ligne. Au total, 29 entretiens ont été réalisés en France et 19 au Québec, de façon à mieux connaître les objectifs stratégiques des campagnes numériques et à évaluer le degré de professionnalisation des équipes de campagne web.

La participation des citoyens a été analysée à partir d’une approche mixte qualitative et quantitative. Premièrement, un questionnaire post-électoral a été soumis à des internautes contactés de façon aléatoire sur le web, mais qui avaient en commun d’avoir participé à la campagne web d’un parti (827 répondants en France, 804 au Québec). Deuxièmement, une série d’entretiens a été réalisée, soit de groupe soit individuels, auprès de répondants au questionnaire (37 participants en France, 41 au Québec). Cette étude propose une évaluation fine des actes de participation réalisés par les internautes durant la campagne, du dépôt de commentaire au visionnage d’une vidéo en passant par le transfert de courriels.

Ce numéro spécial de Politique et Sociétés présente quatre articles issus du projet enpolitique.com. Il est complété par deux articles de chercheurs qui ont étudié des terrains similaires durant la même période.

Au volet des stratégies de campagnes numériques, l’article de Thierry Giasson, Fabienne Greffet et Geneviève Chacon analyse le discours des responsables de la communication politique numérique, en France et au Québec, sur les rôles et les objectifs qu’ils assignent aux technologies numériques dans les activités de campagne. Prenant appui sur la littérature existante, les auteurs distinguent trois types d’objectifs valorisés par les stratèges : des objectifs de diffusion des messages de campagnes, dominants dans les deux pays et plus particulièrement au Québec ; des objectifs politiques de mobilisation des militants et de collecte de ressources, plus présents en France ; et des objectifs de marketing et d’animation de communautés, peu développés en 2012 dans les nations francophones. La contribution des auteurs montre que le processus d’hybridation des usages des médias traditionnels et des médias sociaux, mis en oeuvre et mis en récits par les professionnels de la communication, prend des significations différentes selon les contextes nationaux, les orientations idéologiques des organisations politiques ou la position d’appartenance à la majorité ou à l’opposition parlementaire. Ainsi, au Québec, la campagne sur le web et les médias socionumériques est surtout appréhendée dans une logique de positionnement et de riposte, alors que les stratèges français valorisent davantage les potentialités de mobilisation et d’action que le numérique permet d’organiser. Plutôt qu’un modèle unique de développement des campagnes en ligne, des modes diversifiés d’appropriations du numérique apparaissent, ce qui reflète aussi des positionnements dans le jeu partisan et des processus de circulation des modèles de campagne.

En s’intéressant plus spécifiquement aux stratégies de « personnalisation » des chefs de parti et des candidats aux élections législatives québécoises, l’article de Mireille Lalancette conduit également à reconsidérer et à préciser le processus d’hybridation des campagnes à l’ère numérique. À partir d’une analyse de contenu des biographies des chefs de parti et celles d’un échantillon aléatoire de 100 candidats aux élections législatives mises en ligne sur les sites de campagne, Lalancette montre que les modes de légitimation de soi restent relativement classiques au Québec (et probablement ailleurs). Il s’agit pour l’essentiel de mobiliser des éléments constitutifs du capital politique bien mis en évidence par les travaux sur la professionnalisation politique (Best et Cotta, 2000 ; Offerlé, 2017) : l’expérience politique et professionnelle, l’engagement associatif, la formation universitaire, l’implantation locale. Les stratégies de présentation de soi ne diffèrent pas selon qu’elles s’expriment en ligne ou hors ligne. Elles s’apparentent plus à la duplication de traditionnelles professions de foi de campagne vers Internet qu’au résultat d’une intégration des enjeux et des pratiques culturelles numériques par les acteurs de la compétition législative québécoise. Elles traduisent donc surtout le caractère très contraint et normé de l’exercice que constitue la construction de leur autobiographie politique par les candidats, bien que, dans le même temps, beaucoup d’entre eux cherchent à mettre en valeur leur personnalité et leurs spécificités.

Au deuxième volet étudié dans le projet enpolitique.com, la constitution de milieux professionnels spécialisés dans la communication politique numérique, des évolutions plus marquées s’observent. La contribution de Gersende Blanchard met ainsi en évidence, sur le terrain français, la présence de personnels spécialisés dans la conception et la mise en oeuvre des campagnes électorales en ligne. Ces personnels relèvent d’une diversité de situations, mais leur profil socioprofessionnel se caractérise toujours par une imbrication entre une forme d’expertise (en communication) et des liens de loyauté politique au candidat ou au parti. Les « faiseurs de la campagne numérique », pour reprendre l’expression de Blanchard, sont généralement plutôt jeunes, de sexe masculin et relativement intégrés aux organisations politiques. Celle-ci propose une classification de ces « communicateurs » à partir de la double analyse de leur statut dans la campagne et de leur rapport à l’engagement politique, en quatre catégories : les cadres politiques, bien insérés dans l’organisation préalablement à la campagne et qui tirent leur légitimité d’un capital partisan ou électoral ; les prestataires (engagés ou non engagés), situés à la frontière avec l’univers de la communication ; les apprentis de la communication politique en ligne, souvent stagiaires, pour lesquels l’activité de campagne constitue un moment du parcours de professionnalisation, en communication plus souvent que dans l’univers politique ; et les « experts » de la communication, qui cumulent engagement et expérience professionnelle en relation avec les campagnes en ligne.

Sur le troisième aspect de la participation des internautes aux campagnes en ligne, les résultats issus d’enpolitique.com sont présentés dans l’article de Frédérick Bastien et Stéphanie Wojcik, qui revient sur les deux enquêtes web réalisées en France et au Québec. Un premier constat s’impose d’emblée, ces « engagés connectés » ne correspondent pas au profil du citoyen ordinaire : plus de 95 % d’entre eux ont voté aux élections ; ils déclarent dans la même proportion s’intéresser « beaucoup » ou « assez » à la politique et être proches d’une organisation politique.

Pour autant, leurs possibilités d’actions en ligne se révèlent diversifiées : « s’afficher », « contacter et dialoguer », « s’informer », « partager » et « commenter et produire du contenu inédit ». Néanmoins, les internautes sondés, même très politisés, déclarent utiliser le web pour s’informer plutôt que pour afficher leurs préférences politiques ou dialoguer. Les actions numériques sont également utilisées par les publics jeunes et qui ont développé une familiarité avec les outils numériques plus que par les autres populations. Elles sont davantage pratiquées par des personnes en situation d’inactivité professionnelle (chômeurs et retraités), ce qui distingue ces formes de participation politique d’activités hors ligne comme le vote. Ces résultats, très similaires sur les terrains français et québécois, suggèrent donc que la participation politique en ligne en campagne répond à des logiques pour partie semblables à celles de la participation politique hors ligne, mais que les différences de contexte national ne jouent qu’à la marge pour cette population politisée.

La contribution d’Anaïs Theviot cherche plus spécifiquement à analyser dans quelle mesure ces pratiques numériques sont liées au processus d’engagement dans les partis politiques à long terme. En étudiant les trajectoires de deux socialistes français de la Fédération de la Gironde, l’un engagé, l’autre désengagé, elle montre que la place des technologies numériques varie selon les trajectoires et que celles-ci constituent tour à tour un facteur de socialisation politique, notamment par la discussion en ligne, une ressource en vue d’acquérir une légitimité au sein de l’organisation lorsqu’il s’agit d’obtenir des positions, et un moyen pour garder des liens avec l’organisation, même lorsqu’un certain désenchantement, et le désengagement, s’installent. Du point de vue des organisations politiques les plus instituées, les technologies numériques semblent donc s’insérer dans l’économie générale des pratiques militantes et plus généralement organisationnelles.

Travaillant dans la perspective inverse, sur des pratiques militantes et de campagnes électorales à partir d’organisations constituées à partir des communautés numériques, Arthur Renault propose un autre regard : il ne s’agit plus de penser des activités militantes qui se déplaceraient vers des supports numériques et des publics d’internautes, mais d’envisager que, à l’inverse, des rassemblements d’internautes peuvent bousculer les manières de militer et de faire campagne et transformer par ricochet la compétition électorale. C’est l’ambition affichée par le Parti Pirate français, une organisation qui revendique de « hacker la politique ». Renault montre que des pratiques renouvelées, telles que des « campagnes à zéro euro » ou le « bi-programme », n’empêchent pas l’intériorisation de certaines contraintes du jeu politique, comme celles de la maîtrise oratoire ou de l’adaptation de la production programmatique à un plus large public. Par ailleurs, la sociologie des candidats est plutôt indicative de la prégnance des déterminants classiques de l’engagement politique. Au total, la politique semble moins piratée que les pirates rattrapés par les règles du jeu politique.

Ce numéro spécial de Politique et Sociétés présente donc un ensemble de résultats de recherches qui montrent que la mise en oeuvre des technologies numériques en campagne ne fait pas disparaître les logiques antérieures de structuration de la compétition électorale. En revanche, elle conduit à des réaménagements des activités dites de communication politique, par le recours à des dispositifs numériques élaborés par des équipes plus nombreuses, aux savoirs spécialisés, et à l’appropriation par des citoyens politisés d’une diversité de modes du « faire campagne » appuyés sur le numérique. En France comme au Québec, il s’agit donc surtout de se mettre en scène, et de mettre en scène des publics impliqués auxquels sont diffusées des informations de campagne et des suggestions d’actions.