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La problématique dont il est question dans les lignes qui suivent est celle de l’ontologie fondamentale, autrement dit, de l’ontologie en tant que question du fondement. Cependant, il s’agit non pas d’une lecture heideggerienne de l’histoire de la philosophie mais, bien au contraire, d’une évaluation de la pertinence du vocabulaire heideggerien et de sa lecture de « l’histoire de l’être » depuis une position métaphysique revendiquée comme telle. Contrairement à la prétention de la lecture heideggerienne de l’histoire de la philosophie, l’intention est de démontrer que le vocabulaire le plus adéquat, précis et exhaustif lorsqu’il convient de cerner au plus près la réalité de l’être n’est pas la nomenclature heideggerienne, mais celle des métaphysiciens lorsque ceux-ci projettent la question de l’être à sa juste hauteur qui est cosmologique.

En effet, alors qu’au xxe siècle la pensée de Heidegger et le lexique qui lui est inhérent semblent un passage obligé pour toute littérature entreprenant une étude sur la question de l’être, il s’agit ici, au contraire, de se réclamer de la métaphysique classique, laquelle, loin d’être « oublieuse » de cette question, l’a approchée avec une portée, une acuité et une profondeur qui n’ont jamais plus été égalées depuis lors. Il n’est pas question de dépasser ou de déconstruire la métaphysique mais bien de mettre en évidence l’actualité de celle-ci, notamment chez certains auteurs peu étudiés, voire complètement ignorés, lorsque l’on envisage la question de l’ontologie fondamentale. Il est donc essentiel de démontrer que les concepts métaphysiques, principalement ceux de substance, de fondement et d’Infini, conservent sur ce sujet toute leur pertinence malgré le discrédit qui a pu être jeté à leur encontre.

On sait que, selon la thèse heideggerienne, l’oubli de l’être se ferait d’autant plus profond à mesure que dans l’histoire de la philosophie se déroule ce qui constituerait ce qu’il est convenu d’appeler l’ « histoire de l’être ». Notre thèse est de montrer au travers du nom d’Otto von Guericke qu’il n’en est rien, et que la métaphysique, bien loin d’être « oublieuse » de l’être, n’a cessé de le penser avec une rare acuité.

Bien d’autres auteurs de la métaphysique au sens classique du terme ont pensé l’être et la différence ontologique avec une profondeur qui n’a jamais été égalée depuis lors. Nous pourrions citer le « De spacio physico et mathematico » de Francesco Patrizi, l’oeuvre de Giordano Bruno ou encore le renouveau de l’atomisme dans la cosmologie gassendiste. Von Guericke représente cependant l’alliance idéale, et malheureusement perdue de nos jours, entre le physicien et le métaphysicien. Mais, avant tout, il nous faut préciser ce que nous entendons par « être » et, à cette fin, nous commencerons par l’évocation succincte d’un auteur contemporain : Emmanuel Lévinas.

Dans De lexistence à lexistant, Lévinas propose d’opérer, non pas une variation imaginative phénoménologique, mais, plus radicalement, une fiction de pensée consistant en une annihilation de toutes choses. Imaginons le retour au néant de tous les étants, dit Lévinas, ceux-là même qui constituent le réseau de l’univers, du microcosme au macrocosme. Que reste-t-il après cet anéantissement ? Plus rien ne semble devoir subsister. « Mais ce rien n’est pas celui d’un pur néant. Il n’y a plus ceci, ni cela ; il n’y a pas “quelque chose”. Mais cette universelle absence est, à son tour, une présence, une présence absolument inévitable[1]. » Ce qui persiste, c’est un néant qui ne tarde pas à se retourner en une présence pure que l’on exprimera par cette courte formule : il y a. « Cette “consumation” impersonnelle, anonyme, mais inextinguible de l’être, celle qui murmure au fond du néant lui-même, nous la fixons par le terme d’il y a. L’il y a, dans son refus de prendre une forme personnelle, est l’ « être en général[2] ». L’expression « il y a » n’est certes pas un concept mais permet de saisir ce qu’il faut entendre par présence pure. Elle est l’équivalent français du « es gibt » heideggérien bien qu’elle ne contienne aucune idée de donation. Cette universalité du concept, « l’être en général », indique que son corrélat effectif aurait une certaine amplitude qui dépasserait la finitude ontique. Lévinas est, sur ce point, on ne peut plus explicite, lorsqu’il commente dans un autre de ses ouvrages ce qu’il entendait déjà par la formule « il y a » : « Quelque chose qu’on peut ressentir aussi quand on pense que même s’il n’y avait rien, le fait “qu’il y a” n’est pas niable. Non qu’il y ait ceci ou cela ; mais la scène même de l’être est ouverte : il y a. Dans le vide absolu, qu’on peut imaginer d’avant la création — il y a[3]. » C’est tout le champ antéprédicatif de l’immatériel qui s’ouvre alors.

Nous voici transportés dans une dimension cosmologique ou, plutôt acosmique, devrait-on dire, car toute chose, tout monde a été consumé pour obtenir cette rémanence ontologique[4]. C’est ainsi qu’il s’agirait de lire, selon Lévinas, le titre du livre de Blanchot, L’écriture du désastre où « désastre » signifierait, en dehors de toute connotation dépréciative, « comme de l’être qui se serait détaché de sa fixité d’être, de sa référence à une étoile, de toute existence cosmologique, un dés-astre[5] ». Ce qui importe ici, c’est le sens d’une telle fiction. En fait, ce qu’opère l’auteur de De l’existence à l’existant n’a rien de véritablement original. La fiction de la néantisation traverse l’histoire de la philosophie au moins depuis le Moyen-âge. L’intérêt de la chose est que Lévinas opère cette fiction dans le cadre d’une problématique de l’ontologie contemporaine. Elle impose de penser l’effectivité et la nécessité absolue de la présence pure. Face à cette présence irréductible, la négation découvre les limites de son pouvoir. Elle ne trouve plus aucune prise sur laquelle s’exercer. Chaque négation a l’efficace d’un coup d’épée dans l’eau mesuré à ce néant de déterminations ontiques. La nécessité de la présence constitue une sorte de chape de plomb, d’autant plus lourde qu’elle n’est rien (d’ontique). La négation s’y révèle sans portée, car sans objet. La présence pure est à la fois la moindre des choses et la plus grande des nécessités. Elle est donc la première des réalités, et l’ultime. Ultime parce qu’indéniable, première car fondamentale. Présence aussi de tout et de rien. De tout, car de tout étant, elle est en effet le fondement. De rien, car, suivant son indépendance ontologique, elle n’est la propriété d’aucun sujet ni d’aucun objet.

Descendant d’une famille aristocratique, Otto von Guericke (1602-1686) fut successivement bourgmestre de la ville de Magdebourg, chargé diplomatique, général des armées, et ingénieur. Ses compétences scientifiques lui permirent d’inventer la première machine pneumatique et aussi électrostatique à base de boule de soufre. Influencé par les philosophies de Giordano Bruno et de Galilée, Von Guericke est résolument anti-aristotélicien et associe toujours au nom d’Aristote celui de Descartes dans leur négation commune d’un espace incorporel. Il est également un copernicien et atomiste convaincu, comme on peut s’en rendre compte à travers cette oeuvre rassemblant les conclusions tant physique que métaphysiques de ses recherches : les Experimenta nova (ut vocantur) Magdeburgica de Vacuo Spatio publiées par le Père Kaspar Schott en 1672, et dont le second livre est entièrement consacré à l’étude du statut de l’espace. En fait, ainsi qu’il l’écrit au début du chapitre II du livre III, c’est son intime conviction de la nécessité et de l’immensité de l’espace immatériel qui l’a amené à entreprendre ses expériences physiques relatives au vide. L’intuition métaphysique est donc première chez Von Guericke, l’expérimentation venant ensuite la corroborer. Ce primat métaphysique se traduit par la recherche de la cause première et universelle expliquant intelligiblement une variété de phénomènes sensibles particuliers. Or il appert que cette cause première n’est autre que le vide nié par Aristote. Les expériences développées par Von Guericke tendent donc à démontrer que les phénomènes et les événements dans leurs singularités, loin de relever chacun de qualités occultes diverses, procèdent en fait d’une unique et commune cause intelligible.

La physique pascalienne ne repose pas non plus sur une définition d’essence, au sens aristotélicien, mais tend à persuader par l’exhibition de résultats savamment mis en scène selon des dispositifs variés dont les effets témoignent d’identités ou de différences probantes ; seringues et soufflets, eau et vin, transparence du verre et couleur des liqueurs, pied et sommet du Puy-de-Dôme. Cette physique d’un vide obtenu artificiellement consiste en une série d’actions portées sur la Nature pour pousser celle-ci à dévoiler ses fines variations en fonction des densités des éléments ou des hauteurs auxquelles sont prises les mesures. Il s’agit d’accorder un espace épistémologique au concept de vide si celui-ci est fondé sur les preuves de l’expérience. Dans la correspondance que Pascal entretient avec le père Noël, représentant de l’aristotélisme, à la suite de l’expérience du Puy-de-Dôme, le philosophe prévient le père des conséquences empressées que l’on pourrait tirer de choses dont nous ignorons la nature, ainsi que des présupposés valant pour axiomes. Il ne donnera jamais de définition positive du vide, pas plus que du mouvement ou de la lumière, mais il explique, dans sa conclusion aux Expériences nouvelles touchant le vide, que celles-ci l’ont conduit au sentiment selon lequel l’espace vide en apparence est « véritablement vide », et destitué de toute matière connue, et ce sentiment sera tenu pour vrai jusqu’à ce que soit démontré l’existence d’une quelconque matière occupant cet espace[6]. Si la correspondance entre Pascal et le père Noël se focalise sur le concept de vide, à partir de l’expérience du Puy-de-Dôme, c’est la pesanteur de l’air comme cause universelle qui intéresse Pascal ; la pesanteur des liqueurs en fonction de leur hauteur constituant le principe fondamental de l’hydrostatique[7]. Tout comme chez Baliani et Torricelli, il semble que le vide, une fois admis, devienne une donnée seconde par rapport aux variations de la pression atmosphérique.

Si le vide parfait constituait un idéal scientifique que nulle action humaine n’avait pu réaliser jusque-là et qui n’existait sans doute pas naturellement au niveau de la surface terrestre, Guericke était cependant convaincu d’avoir obtenu, grâce à sa machine pneumatique, un espace exempt de tout air[8]. Il mit donc à l’épreuve des conditions de son vide différents corps dont il observa le comportement. Dans le vase d’expérimentation, les forces vitales des animaux s’épuisaient, ceux-ci y rendaient leur dernier souffle. La flamme d’une bougie n’y survivait pas non plus très longtemps. Le son émis par le toucher d’un marteau s’amenuisait à mesure que l’air venait à manquer, et il fallait coller son oreille contre la paroi de l’appareil pour l’entendre faiblement. Il résonnait à nouveau lorsque l’air était réinvesti dans le récipient. La diffraction de la lumière produite par son passage à travers le verre se propageait dans le vase clos. Se référant explicitement à Pascal[9], Guericke expérimenta lui aussi la variation de la pression de l’air en fonction des altitudes. Des vases clos ouverts au sommet d’une montagne laissaient s’échapper de l’air, tandis que, ramenés au pied de celle-ci, ils l’aspiraient. Son ingéniosité mit ainsi en lumière la nature élastique de l’air apte à l’expansion et à la condensation. Il constata encore que la pression fluctuait selon la qualité d’humidité et de sécheresse. Cette élasticité pouvait aussi être utilisée dans la construction d’une sorte de nouveau fusil à air « raréfié ». En 1657, Robert Boyle apprend à la lecture de la Mecanica hydraulico-pneumatica du père Kaspar Schott, professeur de mathématiques à l’Université de Würzburg, les résultats des expériences qu’Otto von Guericke a réalisées avec sa machine pneumatique produisant le vide par extraction de l’air d’un récipient. Il en reprend la structure, la perfectionne quelque peu et se lance dans les expérimentations liées au vide. La machine pneumatique constitue ainsi, aux côtés du télescope et du microscope, un nouvel instrument permettant à ce siècle de voir l’invisible.

Mais c’est l’expérience dite des hémisphères de Magdebourg qu’il effectua en 1654 au Reichstag de Ratisbonne devant l’empereur Ferdinand III qui le rendit particulièrement célèbre[10]. Des hémisphères de cuivre de 67 centimètres cubes formaient une sphère creuse. Placé à la jointure, un anneau de cuir collé avec de la cire et de la térébenthine assurait l’étanchéité. À mesure que l’air était extrait du globe, les hémisphères se resserraient visiblement sur le bandeau. Une fois le vide entièrement fait, deux attelages de huit chevaux chacun furent attachés à la sphère. Tirant celle-ci en directions opposées, ils n’arrivèrent à la scinder qu’avec les plus grandes difficultés. Au moment où les hémisphères se séparèrent, un bruit semblable à un coup de feu se fit entendre. Après l’expérience, lorsque l’air fut réintroduit dans la sphère, on put aisément l’ouvrir à mains nues. Le poids du cylindre d’air qui pressait les hémisphères était de plus de 1200 kilos. D’ordinaire, huit chevaux étaient suffisants pour tracter un wagon porteur de la même charge. D’autres expériences du même type furent tentées, comme celle où une sphère suspendue et vidée de son air arrivait à supporter un poids de cent pounds attaché à l’hémisphère inférieure sans se disjoindre, ou une autre, équivalente, dans laquelle des dizaines d’hommes essayaient avec peine de soulever du sol, à l’aide d’une poulie, un vase dont on avait extrait l’air. De sorte que, selon une perspective plus large, en connaissant la pression qu’exerce l’air à la surface de la terre et la superficie de celle-ci, il était possible de peser le ciel, c’est-à-dire de connaître le poids de l’entièreté de l’air entourant le monde[11]. La force hors du commun de la pression atmosphérique était prouvée, mais aussi l’absence de pression interne qui confinait au vide pur, puisque c’était cette différence qui expliquait le phénomène. Guericke affirmait ainsi l’identité de nature de l’espace interne et externe au monde. Dès le premier livre de son ouvrage, l’auteur rassemble les différentes interprétations de ce que l’on appelait alors l’espace imaginaire[12]. Les uns, comme les jésuites de Coimbra, l’identifient dans leur commentaire de la Physique d’Aristote à l’omniprésence divine. Dieu n’est pas dans l’espace comme dans une autre substance, mais il agit sur l’univers à travers sa propre immensité coextensive au monde, et s’étendant au-delà de celui-ci. D’autres le résument au pur néant. Le vide est la négation de tout étant, il ne peut donc correspondre à une réalité. Telle est la position commune d’Aristote et de Descartes. D’autres encore confondent espace imaginaire, absence de réalité ontique, et vacuité. Le qualificatif d’ « imaginaire » n’est pas forcément synonyme d’irréalité, ajoute Guericke. Prenons l’exemple de quelqu’un qui n’a jamais vu la ville de Rome ou un animal étrange. Cette personne est bien forcée de se les imaginer. Il n’en résulte pas pour autant que Rome ou l’animal exotique n’existent pas réellement. De la même manière, seule l’imagination peut saisir l’infinie vacuité[13]. Guericke abandonne la distinction scolastique entre espace réel et espace imaginaire. Il affirme sans ambiguïté l’identité du rien (ontique), de l’espace imaginaire et du véritable espace. « Il s’ensuit que ce néant au-delà du monde est une seule et même chose que l’espace et que l’espace dit imaginaire est le vrai espace. Car l’espace imaginaire (comme le croient la plupart des philosophes) est le néant, et le néant est l’espace. Par conséquent, disent-ils, l’espace imaginaire est le vrai espace[14]. » D’autre part, toute chose qui existe est soit créée, soit incréée, toute tierce possibilité étant exclue. La négation de l’un de ces deux statuts est inévitablement l’affirmation de l’autre. Selon Guericke, le quelque chose est le créé, le Rien est l’incréé[15]. Or une chose incréée ne peut pas être un néant absolu. Elle doit nécessairement posséder une certaine réalité. (Suivant la même ligne de pensée, Guericke fait remarquer que, dans le langage courant, le rien n’est jamais entendu comme un néant absolu, mais se réfère toujours à une réalité dont il est la négation. La chimère, par exemple, renvoie à une composition animale, sans être aucun de ses éléments à part entière. Il est toutefois exact qu’en tant que concept elle est un pur produit de l’esprit)[16]. « Ainsi si l’on demande quelle était la situation avant que le monde ne fût institué, et que quelqu’un réponde “quelque chose d’incréé”, et une autre dise “rien”, chaque réponse serait correcte à sa manière[17]. » Comment se définit cet incréé, ce rien ? Celui-ci est dit « infini en extension, immense, éternel, pré-existant, existant en soi, tenant sa propre existence de lui-même, contenant toutes choses et n’étant contenu par aucune[18] ». Embrassant et pénétrant également toutes choses, quelles que soient leurs dimensions, il est le contenant universel au sein duquel les étants trouvent leur place et leur raison d’être[19]. Il est plus subtil que toute effluve, moins substantiel que le corps le plus raréfié. Dans l’immensité, toute situation, notamment celle de la terre, est relative à une autre, et il n’y a ni haut, ni bas, ni ici, ni là en soi[20]. Le continuum universel ne peut être perçu par aucun sens, il est exclusivement saisi par « les yeux de l’intellect ». L’enthousiasme de Guericke pour cet incréé s’exprime alors dans un paragraphe que Grant nomme l’Ode au Rien, mais que nous préférerions qualifier de Chant de la Présence, puisque le terme de Néant n’y vaut pas pour une négation en soi, mais désigne le tout autre de l’étant créé :

Tout a sa place dans le Néant, et Dieu devrait-il renvoyer au néant la structure entière du monde qu’il a créé, rien ne demeurerait à sa place, à l’exception de ce Néant (tel qu’il était avant la création du monde) ou l’Incréé. Car est incréé ce qui n’a aucun commencement : nous disons que le Néant a également la même caractéristique. Le Néant contient toutes choses ; il est plus précieux que l’or, libre de naissance et de destruction, plus agréable que la vue de la pure lumière, plus noble que le sang des rois, comparable au ciel et plus élevé que les étoiles, plus puissant qu’un éclair de lumière, parfait et riche dans toutes ses parties. Le Néant est toujours omniscient. Là où il existe se termine la juridiction de tous les rois. Il ne connaît aucun désastre. Selon Job, la terre est suspendue à lui. Il existe en dehors du monde et partout. Il est dit que le Néant est la Vacuité, comme l’Espace imaginaire et l’Espace lui-même[21].

La différence ontologique passe ici entre le créé et l’incréé, entre l’étant et le Néant conçu comme non-ens. Car ce néant est en effet un non-ens et non un Néant absolu qui, lui, ne posséderait aucune dimension. On retrouve cette même distinction dans les conclusions auxquelles aboutissait Pascal, à la suite de ses propres expériences sur le vide : « D’où l’on peut veoir qu’il y a autant de différence entre le néant et l’espace vuide, que de l’espace vuide au corps matériel ; et qu’ainsy l’espace vuide tient le milieu entre la matière et le néant[22]. » De surcroît, Pascal met en garde contre toute confusion ontico-théologique. Les questions théologiques ne doivent pas se mêler à la philosophie naturelle, car elles sont trop sacrées pour être entachées par les polémiques. Empruntant à Gassendi son analyse du vide épicurien, Pascal assume que l’espace ne relève en effet d’aucune des catégories aristotéliciennes :

Ni corps, ni esprit. Il est vray que l’espace n’est ny corps, ny esprit ; mais il est espace : ainsy le tems n’est ny corps, ny esprit : mais il est tems : et comme le tems ne laisse pas d’estre, quoy qu’il ne soit aucune de ces choses, ainsi l’espace vuide peut bien estre, sans pour cela estre ny corps, ny esprit. Ny substance, ny accident. Cela est vrai, si l’on entend par le mot de substance ce qui est ou corps ou esprit ; car, en ce sens, l’espace ne sera ny substance, ni accident ; mais il sera espace, comme, en ce mesme sens, le tems n’est ni substance, ni accident ; mais il est tems, parce que pour estre, il n’est pas nécessaire d’estre substance ou accident[23].

Koyré juge avec sévérité cet emprunt de Pascal à Gassendi[24]. L’historien des sciences veut surtout indiquer que, dans la correspondance que Pascal entretient avec le père Noël au sujet de la réalité du vide, l’interrogation ou l’incompréhension de ce dernier n’est pas sans intérêt. Car si Pascal se tient depuis le début de ses expériences sur le strict terrain de la physique, les inquiétudes du père Noël sont métaphysiques. Cette privation de déterminations ontiques s’identifie naturellement à un néant selon le point de vue aristotélicien. L’espace n’est effectivement pas une substance si l’on entend celle-ci comme un composé de matière et de forme. Quel peut être alors le statut et la nature de cette réalité qui n’est ni Dieu, ni étant ? Quel nom lui donner ? Et si, à travers le tube d’expérimentation censé contenir du vide, on tient un fragment de néant dans la paume de la main, pourquoi ne pas imaginer que, partes extra partes, si l’on peut dire, le néant en vienne à contaminer toutes choses pour finir par submerger le monde ? Si une trouée de néant peut apparaître en un endroit, alors c’est tout le tissu du réel qui est susceptible de se déchirer, tout le continuum du monde qui risque de se laisser engloutir par la béance. Toutefois, il est à noter que, lorsque, à la suite de Patrizi, Von Guericke entend l’espace comme ce qui subsiste en soi et par soi, indépendamment de ce qui peut exister en son sein, il mérite le sens de substance que lui donne la philosophie moderne d’un Descartes ou d’un Spinoza.

Dès le chapitre IV du livre II, Guericke opérait la distinction entre l’acception communément admise de la spatialité, définie par les propriétés de grandeur et de substantialité (au sens aristotélicien) et l’Espace comme continuum universel. Le grand contenant est indépendant et antérieur aux substances et à leurs accidents. Reprenant l’argument antique du javelot lancé aux confins de l’univers, Guericke attribuait l’infinité au Néant. Or il avait ajouté ailleurs qu’il serait blasphématoire d’affirmer que quelque chose d’autre que Dieu puisse être dit infini[25]. Faut-il alors penser que le Néant n’est autre que Dieu lui-même embrassant sa création ? Cela est plausible, d’autant que Guericke expose plus loin les conceptions de Jacques du Bois, un théologien de Leyden, et de Kircher, jésuite mathématicien de Rome, qui placent tous deux Dieu dans l’espace. Cette identification de Dieu et de l’espace est la position que Grant soutient et applique à Von Guericke. En plus des références aux deux auteurs cités, de la différenciation entre la tridimensionnalité ontique et l’espace pur, l’historien conclut à la non-dimensionnalité de l’espace chez l’auteur magdebourgeois. Cette distinction aurait en fait pour intention de préserver Dieu de l’attribution de grandeurs physiques dans l’hypothèse d’une divinisation de la spatialité. La thèse de Grant se résume ainsi : si l’espace est divin, cela revient à allouer une tridimensionnalité à Dieu. Or, Dieu ne pouvant être spatial, le contenant universel sera lui-même sans dimensions. En ce sens, Guericke représenterait un recul par rapport aux audaces de certains philosophes de la Renaissance italienne et se rattacherait davantage à la scolastique[26]. L’analyse de Grant s’interrompt au chapitre VIII du livre II des Experimenta nova. Les chapitres IX et X n’interviennent pas dans son étude. C’est pourtant à partir de ceux-ci que Von Guericke va développer la notion d’innommable, plutôt que celle de noms divins, et surtout celle d’infini.

Mis à part le fait que la distinction entre dimensions ontiques finies et espace pur signifie simplement une différence de catégories entre les accidents de l’étant contenu et les attributs de l’être contenant, la présence de du Bois et Kircher chez Guericke a, selon nous, davantage une fonction critique qu’elle n’indique un accord avec ceux-ci. Il expose leurs positions comme il le fait pour d’autres auteurs sans pour autant souscrire à leur métaphysique. Ainsi en est-il d’Aristote dont il développe quelques traits de pensée dès le premier livre des Experimenta nova alors que Von Guericke lui-même n’est en rien aristotélicien. Si ces deux théologiens sont évoqués, c’est afin de corriger la conception qu’ils se forgent du rapport de Dieu à l’espace. Toutes choses bien considérées, ils ne peuvent affirmer que Dieu est dans l’espace comme dans autre chose, car Dieu ne peut se concevoir comme dépendant de quoi que ce soit. Ils devraient plutôt concevoir l’espace comme l’immensité de Dieu lui-même englobant sa création à la manière des jésuites de Coimbra[27]. Pour sa part, Von Guericke n’affirme en aucun endroit des Experimenta nova l’identité de Dieu et de l’espace. En tant qu’infini, l’espace est l’innommable qui désavoue les définitions de la pensée humaine. « De plus, aucun nom ne peut être donné qui lui suffise, car, tout comme il est incommensurable, il est également incompréhensible et incapable de définition[28]. » L’innommable est ce qui épuise les mots et les concepts. « Bien qu’il ne puisse être défini spécifiquement par une mesure numérique, un nom ou un mot (si ce n’est celui d’« être » qui indique en effet son essence mais ne révèle toutefois pas ce qu’il est), il est ce qui est un concept qui confond toute compréhension, intelligence et puissance de définition humaine[29]. » Du monde à l’univers devient chez Von Guericke du nombrable à l’innommable.

Le concept d’infini met bien en lumière dans quelle mesure Von Guericke doit tâcher de concilier ses conceptions novatrices dans le cadre et avec le vocabulaire de la scolastique. Il avait pourtant bien répété que seul Dieu pouvait être infini. Il avait même affirmé que, selon « la saine raison », l’infinité constituait l’attribut d’une entité unique et non d’une pluralité[30]. Or voici qu’à présent, dans la suite de ses écrits, les infinis se multiplient. Certains infinis seraient même, en quelque sorte, plus grands que d’autres. Ainsi, Dieu pourrait créer une infinité d’hommes dont le nombre infini de doigts et de cheveux seraient plus grands que le nombre de leurs propriétaires. Il aurait encore le pouvoir de créer une infinité de soleils, chacun avec ses dix planètes en orbite, de sorte que, finalement, il y aurait plus de planètes que de soleils. Ou encore, imaginons que Dieu crée une ligne infinie sur laquelle il dépose une planète semblable à la terre à une grande distance de celle-ci, puis qu’il crée une autre ligne à côté de la première supportant, elle aussi, une série infinie de planètes. Si ce processus était répété indéfiniment, il s’ensuivrait une infinité d’infinis[31]. Guericke retrouve les apparents paradoxes de l’infini qui outrepassent la finitude de l’entendement. Mais il ajoute immédiatement à la suite que ce qui confond la pensée humaine peut être saisi à travers les symboles numériques auxquels il est légitime d’accorder toute confiance. Ainsi, seuls « les ignorants » pensent que l’on ne peut calculer le nombre de grains de sable des rivages du monde. En s’inspirant de la méthode archimédienne, on peut estimer qu’un grain de poivre contient dix mille grains d’une extrême petitesse. Disposons quarante grains de poivre en ligne pour obtenir la mesure d’un doigt. Sachant que dix doigts font un pied, et cinq pieds font un pas, en faisant jouer les équivalences entre mesures de plus en plus grandes en rapport avec le diamètre et le volume de la terre, on arrive à un nombre, certes extravagant pour l’entendement, mais qui correspond néanmoins à une donnée chiffrable : dix exposant cinquante-trois[32]. Se peut-il que quelqu’un qui prenne ainsi en compte la valeur et la portée de la mesure géométrique face à l’extrêmement petit n’attribue aucune dimension à la démesure du grand contenant universel ? La question nous semble légitime, d’autant que les pages du dernier chapitre des Experimenta nova résonnent de sérieux échos bruniens[33]. Après avoir rappelé la parole d’Anaximandre qui affirmait que l’infini est le fondement de toutes choses, et celle du père Rheita suivant laquelle il existe dans la Nature nombre de choses qui ne sont pas mentionnées dans les Écritures, Guericke avance la haute probabilité de corps existant dans l’espace infini[34]. Un monde isolé dans un non-ens sans limites aurait la consistance ontologique d’un atome sans quantité, ni position. On peut présumer, au contraire, que Dieu se réjouit d’un foisonnement de créatures qui sont autant de témoins éclatants de sa gloire. Dieu n’a point créé un océan pour un seul poisson, ou le vaste air pour qu’un seul oiseau ou une seule mouche y prenne son envol, de sorte que son omnipotence doit resplendir à travers une multitude de mondes d’une variété telle qu’ils sont incomparables entre eux. Guericke ne précise pas le nombre de ces mondes, mais il est clair que le contenant doit nécessairement être infini en extension pour pouvoir les accueillir tous. On voit donc qu’à l’opposé de ce qu’avance Grant qui réduit, pour des raisons théologiques, l’espace de Von Guericke à un néant de dimensions, le philosophe, militaire, magistrat, multiplie en fait les infinis avec une allégresse qui n’a d’égal que l’enthousiasme d’un Giordano Bruno. En effet, d’indéfini qu’il était jusqu’alors, l’espace est considéré infini par Giordano. Aussi imposantes que soient les choses sensibles qui nous entourent : animal, sphinx, astre, aucune ne peut prétendre à l’incommensurabilité de l’espace. Or, de l’incommensurabilité à l’infini, il n’y a qu’un pas. Ce pas, Giordano Bruno l’effectue avec la fureur et l’héroïsme qu’on lui connaît. Si cette question de l’infini demeure une problématique au coeur des diverses hypothèses de la cosmologie contemporaine[35], l’incommensurable n’est jamais loin de l’infini si on le considère depuis notre propre finitude.

En faveur de l’identification ontologique du vide et de l’être à l’état pur, on pourrait encore se référer à l’atomisme antique et sa distinction cosmique entre atomes et vide, mais aussi à la question de l’espace imaginaire au Moyen-Âge. L’espace imaginaire est-il un espace purement imaginaire, se demandait-on alors, une simple fiction de pensée, ou possède-t-il une réelle existence ontologique ? Déjà, Jean Philopon (v-vie siècle), l’un des premiers commentateurs critiques d’Aristote, distinguait les corps et la tridimensionnalité. Le vide n’est pas un corps, mais les corps sont situés dans un espace immobile qui leur sert de réceptacle. Philopon définit ainsi le lieu :

A vrai dire, nous pouvons donc bien considérer pour ces raisons que le lieu n’est pas la limite du contenant. Mais on dit que le lieu est un espace qui se mesure suivant trois directions et qui est différent des corps qui pénètrent et se trouvent en lui-même, parce qu’il est incorporel en vertu de sa propre nature, et qu’il n’est précisément que les dimensions vides de tout corps. (Car, en réalité, le lieu et le vide c’est au fond la même chose) on le démontre en réfutant tout le reste. En effet, si le lieu n’est ni la matière ni la forme, ni la limite du contenant, ce qui reste c’est qu’il est espace — to diastèma —. Assurément, on démontrerait la même chose dans la mesure où l’espace est quelque chose de différent des corps qui pénètrent en lui[36].

Cependant, ce vide est indéfectiblement occupé suivant un mouvement de substitution entre les corps et ne risque pas de s’étendre au-delà de la sphère des fixes qui demeure assurée comme limite du monde. Le cosmos de Philopon est un plenum coextensif à une spatialité tridimensionnelle distincte. Plus audacieux et, sans aucun doute, plus virulent anti-aristotélicien, Hasdai Crescas, philosophie juif espagnol du quatorzième siècle, est l’auteur de la Lumière du Seigneur [Or Adonai]. Selon lui, ce qui définit un corps n’est pas la tridimensionnalité, mais la résistance ou antitypie[37]. Il n’est donc pas interdit de penser une tridimensionnalité qui ne soit pas matérielle. Crescas opère ainsi la distinction entre la réalité corporelle et un substrat immatériel capable d’accueillir celle-ci. La tridimensionnalité immatérielle n’a pas besoin d’autre chose en laquelle se tenir, mais se laisse aisément pénétrer par les corps. À la différence de Philopon, l’espace de Crescas a toutes les probabilités d’être infini et de se prolonger jusqu’à l’Empyrée. Ces deux grands noms préfigurent les cosmologies de la Renaissance italienne représentées par Telesio, Campanella et Patrizi, suivant lesquels un espace immatériel doit être différencié des corps dans son indépendance ontologique. Il sera définitivement affirmé dans son infinité en acte avec Giordano Bruno. En France, la renaissance de l’atomisme verra le jour à travers la cosmologie de Gassendi qui, elle-même, influencera les considérations métaphysiques de Pascal sur le vide. Henry More, Newton et Locke sont, dans la pensée anglaise du xviie siècle, autant de penseurs de l’espace vide, autrement dit de la différence ontologique inscrite au coeur de leurs cosmologies.

Mais Von Guericke est sans doute celui qui a circonscrit avec le plus de profondeur, de précision et de sobriété ce que l’on nomme aujourd’hui l’ontologie fondamentale, et cela sans aucune confusion ontico-ontologique. C’est alors que se dégagent quelques noms propres de l’être. En effet, cette autre lecture de l’histoire de la métaphysique induit nécessairement un changement de paradigme conceptuel. Loin d’être en retrait, l’être est ce qui est le plus actuel, le plus omniprésent, le plus embrassant. Ce qui s’applique le plus proprement à la question de l’ontologie fondamentale n’est donc pas une pensée de la finitude mais une métaphysique de l’infini. La finitude n’est pas ce qui caractérise en propre la scène d’une pensée de l’être, mais bien l’appréhension intellectuelle de l’infini. Loin de relever d’une pensée de la finitude, son cadre conceptuel est celui de l’infinité, ou du moins de l’incommensurable tel qu’il se donne à penser à l’échelle cosmologique. De même, la temporalité propre de l’être en tant qu’être, en tant qu’incréé, devrait relever, elle aussi, non pas d’une pensée de la finitude, mais d’une pensée de l’infini, c’est-à-dire une temporalité infinie à ses deux extrémités, passée et future : Aiôn, temporalité sempiternelle, entre la temporalité finie et l’éternité. Aiôn et Apeiron : deux autres noms propres, antiques, de l’être en tant qu’être. D’autre part, le concept de substantialité en tant que ce qui doit s’entendre comme ce qui subsiste en soi et par soi retrouve toute son actualité. L’être, saisi dans sa véritable dimension, forcément cosmologique, est bien ce qui subsiste en soi et par soi puisque tout est en l’être et par l’être, tout étant présent, peut être dit présent car il est en et par la présence, mais l’être lui-même n’est en rien d’autre, ne subsiste en rien d’autre qu’en lui-même. C’est là le statut proprement ontologique mis en évidence par Francesco Patrizi dans son « De spacio physico et mathematico ». L’on voit ainsi que les auteurs et les concepts métaphysiques n’ont pas à être dépassés ou déconstruits mais conservent bien toute leur actualité et toute leur pertinence lorsqu’il s’agit de cerner au plus près et dans ses véritables dimensions ce qu’il faut entendre par ontologie fondamentale.