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1. Introduction

De prime abord, il peut paraître étrange de voir la figure de Pascal associée au mouvement gnostique. Qu’ont en commun, en effet, la religiosité du représentant le plus connu du jansénisme et le dualisme des divers courants religieux des deux premiers siècles de notre ère regroupés sous le nom de gnosticisme ? Aucun lien, que ce soit systématique ou historique, ne semble décelable. Et pourtant, les deux types de liens existent. À notre connaissance, le premier à avoir mis en avant la similarité systématique entre Pascal et le gnosticisme fut Hans Jonas. Au début de son article « Gnosticisme, existentialisme et nihilisme[1] » (1952), Jonas explique que la conception de l’homme et de son rapport au monde développée par l’existentialisme moderne — dont Pascal serait l’initiateur et Heidegger le penseur le plus remarquable — l’ont aidé à s’orienter dans l’éparpillement des sources gnostiques, lui permettant ainsi de comprendre de façon unitaire les textes disponibles. Mais, ajoute-t-il, la démarche herméneutique consistant à effectuer une interprétation existentialiste du gnosticisme l’a mené en retour à tenter une interprétation gnostique de l’existentialisme. Ce faisant, Jonas a proposé une nouvelle approche de divers aspects de la pensée pascalienne que nous développerons dans une partie ultérieure. Néanmoins, pour que cette approche systématique devienne complètement plausible, elle doit être complétée par une étude historique de la question. La dimension diachronique du problème mettra donc en évidence comment, selon les analyses que Hans Blumenberg développe dans La légitimité des Temps modernes, le gnosticisme a traversé plus ou moins silencieusement tout le Moyen Âge, et comment, vers la fin de celle-ci, il a réapparu sous une nouvelle forme, celle du gnosticisme ad hominem, dont le dépassement définitif marquera le début des Temps modernes. La cosmologie et l’anthropologie pascaliennes, telle est notre thèse, incarneraient la toute dernière phase de cette deuxième crise gnostique, en réponse à laquelle les Lumières françaises se seraient constituées en tant qu’époque.

2. La première crise gnostique

C’est dans La légitimité des Temps modernes (1966) de Hans Blumenberg que nous trouvons l’idée d’après laquelle la pensée chrétienne médiévale fut le résultat d’un dépassement (Überwindung) partiel et insuffisant d’une première crise gnostique. D’où provient-elle, cette première crise ? La réponse est simple : de la déception des attentes eschatologiques des premiers chrétiens. Le fait que le monde, malgré la promesse évangélique de sa destruction imminente, s’avérait plus stable que prévu, a fait émerger une contradiction invisible jusque-là, à savoir « que c’était la création divine qui, dans l’Annonciation eschatologique, fut abaissée au rang d’épisode et condamnée au déclin[2] ». La question qui par la suite est devenue pressante pour le christianisme primitif était donc la suivante : est-il possible de concilier l’idée d’un Dieu tout-puissant qui considère sa Création comme étant bonne avec cette autre selon laquelle Il doit détruire ce même monde pour mener à bien la rédemption de l’humanité ?

Pour les différentes branches du gnosticisme contemporaines du christianisme naissant, il n’y avait pas de conciliation possible. Le point central de toutes les théologies gnostiques, que ce soit dans la version judéo-chrétienne de Marcion, dans celle iranienne de Mani ou dans la syro-égyptienne de Valentin, est effectivement un dualisme radical qui distingue entre le Dieu créateur malveillant et le Dieu rédempteur bienveillant. Il en résulte que les deux moments critiques du drame du salut sont la rédemption de tous les hommes par le Dieu sauveur et la destruction du monde, lequel perd ainsi la qualité la plus importante de sa fiabilité : sa bonté. Malgré cette perte, il est frappant de constater que pour les gnostiques le monde n’a pas cessé d’être « cosmos », c’est-à-dire un ensemble ordonné et grandiose dont la légalité a pourtant changé de signe par rapport à celle du cosmos grec : elle est devenue monstrueuse[3]. Le monde gnostique est, dit Blumenberg à ce propos, « l’ordre du malheur, le système d’un piège[4] ». Quant à l’homme, il est la création du démiurge malveillant mais il porte en lui, sans le savoir, une étincelle de sa véritable origine divine, le pneûma, auquel s’attaquent toutes les puissances mondaines dans le but de l’éteindre. Parmi les métaphores qui reviennent souvent dans les écrits gnostiques pour décrire la situation de l’homme dans le cachot mondain, on trouve celles du rêve, de l’alourdissement, de la dispersion, de l’ivresse. Pour sortir de cet engourdissement, l’homme dépend d’une connaissance (d’une gnose) — celle de sa véritable origine ainsi que celle de cette immense tromperie qu’est le monde — connaissance qu’il oublie lors de son existence ici-bas et qu’un agent transcendant lui rappelle à travers un message libérateur[5]. C’est à ce moment-là qu’il devient la proie d’une grande angoisse existentielle — que Jonas compare à celle de Pascal face à l’univers copernicien — consistant dans une expérience angoissante de la contingence qui se manifesta par une aliénation totale à l’égard de tout ce qui l’entoure, y compris son corps et sa vie psychologique[6].

Il est d’ailleurs conséquent avec leur théologie dualiste que les différentes branches du gnosticisme prescrivent aux êtres humains une morale ascétique pour guider leur conduite dans le monde. En attendant leur salut, ils doivent éviter tout type de divertissement excentrique et se replier sur leur pneûma ; autrement, ils courent le risque d’oublier le Dieu sauveur en succombant aux tentations de leurs propres penchants et aux attaques provenant de l’extérieur. Le cosmos gnostique, rappelons-le, a beau être la création d’un démiurge malveillant, il n’est pas moins doté d’une téléologie anthropocentrique que le cosmos de la métaphysique grecque, bien qu’il s’agisse d’une téléologie hostile vis-à-vis de l’homme[7]. C’est pourquoi, en fin de compte, le dualisme gnostique a abouti à « la négation de la métaphysique cosmique des Grecs [ainsi qu’à] la destruction de la confiance en un monde qui aurait pu être sanctionnée par le concept biblique de Création[8] ».

S’appuyant précisément sur ce concept et, surtout, sur la réconciliation avec la métaphysique de l’Antiquité, le christianisme naissant a essayé de sauvegarder à tout prix l’unité divine, ne serait-ce que parce qu’il était insupportable de vivre en pensant que « ce monde devait être la prison du mal et que pourtant le mal ne fût pas vaincu par la force de Dieu qui, après sa révélation, avait opté pour la rédemption[9] ». Nous voyons donc dans quel sens la genèse et le développement de la pensée chrétienne médiévale peuvent être compris comme une tentative de « se protéger définitivement contre le syndrome gnostique. Récupérer le monde en tant que Création, l’enlever de cette vision négative de son origine démiurgique, et sauver sa dignité cosmique antique au sein du système chrétien, telle fut la contention centrale que l’on retrouve de saint Augustin à la haute scolastique[10] ». Mais malgré les efforts partagés et constants, le dualisme continuerait d’être constamment aux aguets.

3. Persistance du gnosticisme au Moyen Âge et surgissement de la deuxième crise gnostique

La persistance du gnosticisme peut être tout d’abord repérée dans la solution que la Patristique a trouvée pour expliquer l’origine du mal. Avant qu’il n’y ait une réponse dogmatique, tous les Pères de l’Église s’accordent déjà sur un point : le mal n’est pas substance, le mal n’est pas monde. Si celui-ci n’est pas la puissante manifestation d’un demiurge méchant mais l’oeuvre d’un Dieu bienveillant, alors la question se pose de savoir d’où provient la décadence cosmique qui a poussé ce même Dieu à promettre l’anéantissement de sa propre Création. Saint Augustin a été celui qui a élaboré la réponse officielle du Moyen Âge à cette énigme. Aux yeux de cet avocat de Dieu, possédé comme il l’était par le démon de la théodicée, la source de tous les maux était la volonté corrompue de l’homme. Animé de cette certitude, l’évêque d’Hippone a été amené à créer la doctrine orthodoxe du péché originel. L’idée que, par le fait même d’être les descendants d’Adam, les êtres humains ont contracté le péché de leur ancêtre, et non pas seulement sa propension au péché, comme le pensait Pélage, est effectivement une création augustinienne.

Depuis Adam, donc, l’humanité n’est qu’une masse de pécheurs. Il en découle que tous les hommes méritent par droit la damnation et que seule l’élection demeure un mystère. Le dogme du péché originel débouche ainsi sur la doctrine de la prédestination de la grâce divine, basée à son tour sur la souveraineté absolue de la volonté de Dieu. Or, si cette solution au problème du mal a permis à saint Augustin de garder l’unité divine en éliminant le dualisme gnostique dans son application au principe métaphysique du cosmos, il n’en reste pas moins que ce même dualisme

survivait maintenant au sein de l’humanité et de son histoire, dans la séparation absolue des élus et des bannis. Cette crudité inventée pour la justification de Dieu a son ironie cachée dans le fait que, par le détour de la prédestination, est réintroduite la responsabilité du principe absolu pour la corruption cosmique, dont toute l’entreprise visait à l’élimination. Pour ce péché-ci [le péché originel], dans sa répercussion universelle, seul le fondement des choses lui-même pouvait être rendu en fin de compte responsable — la massa damnata n’avait plus qu’à en supporter les conséquences[11].

Par ailleurs, les tensions soulevées par la réconciliation de la cosmologie chrétienne avec la métaphysique antique ont provoqué aussi la survivance dissimulée du gnosticisme. Dans sa tâche de récupérer le monde comme Création, une partie de la théologie médiévale a emprunté à la pensée grecque la notion de « cosmos », voulant garantir ainsi, face au démiurge méchant, l’intelligibilité du monde et l’existence d’une téléologie anthropocentrique bienveillante. Toujours est-il que le « conservatisme cosmique » auquel a donné lieu ce transfert est rentré en collision tout au long du Moyen Âge avec certains traits du Dieu vétérotestamentaire qui, une fois développés dans un sens précis par un autre secteur de la théologie médiévale, allaient mettre en échec cet accommodement. Voyons pourquoi.

Pour la pensée grecque, le cosmos est une espèce d’événement naturel qui, en incarnant la rationalité et la perfection de tout ce qui existe, représente le seul monde imaginable. Voilà la raison pour laquelle, malgré leurs dissemblances, les différentes cosmologies de la métaphysique antique partagent l’idée selon laquelle le cosmos, tel qu’il existe dans son état actuel, épuise toutes les possibilités de l’être dans la mesure où il découle d’un fonds d’essences fini et éternel — les idées platoniciennes, les formes aristotéliciennes — dont l’idéalité signifie précisément que toute raison humaine doit y reconnaître les caractères nécessaires d’un monde en général. Le monde doit exister et, qui plus est, il doit être tel qu’il est de fait.

En opposition à la rationalité du cosmos grec, la tradition vétérotestamentaire conçoit l’existence d’un Dieu personnel qui décide de créer le monde, ce qui, entre autres choses, signifie la possibilité du primat de la volonté sur la raison, de la présence sur l’essence, de la contingence sur la nécessité. Dieu certifie après coup que sa Création est bonne, certes, mais il le fait par une décision libre et non pas parce qu’Il est le modèle absolu de la bonté. Vouloir confondre le Dieu de l’Ancien Testament avec l’Idée du Bien platonicienne supposerait de méconnaître que l’énergie et l’arbitraire de sa volonté sont peut-être ses traits les plus caractéristiques.

Comme nous l’avons déjà mentionné, cette tension entre la métaphysique rationnelle de l’Antiquité et le Dieu personnel de la tradition vétérotestamentaire a traversé tout le Moyen Âge. Il y a toujours eu en effet une dispute entre ces penseurs qui, sous l’influence biblique, mettaient l’accent sur la souveraineté et la puissance absolues de la volonté divine, et ceux qui, sous l’égide de Platon ou d’Aristote, rangeaient Dieu du côté du rationalisme de l’Antiquité. Cette querelle a pris un tournant décisif vers la fin du xiiie siècle lorsque, en 1277, l’évêque parisien Étienne Tempier a condamné une série de thèses qui formulaient les résultats définitifs de la réception d’Aristote pendant le siècle d’or de la scolastique, surtout ceux de la philosophie de Thomas d’Aquin. Ce document-là marque, selon Blumenberg, « l’instant exact auquel le primat de l’intérêt pour la rationalité de la création et de son intelligibilité humaine se change en une fascination pour le prédicat théologique de la puissance et la liberté absolues de la volonté infinie de Dieu[12] ». Dorénavant, cette fascination n’allait qu’augmenter de plus en plus jusqu’à atteindre son sommet au siècle suivant dans la figure du penseur nominaliste le plus célèbre : Guillaume d’Ockham.

Pour lui, mettre l’accent sur la puissance infinie de la volonté divine était surtout une manière de défendre la pureté du Dieu chrétien face à l’invasion des concepts aristotélico-scolastiques, quitte à détruire par là toute certitude que l’homme pourrait avoir quant à l’intelligibilité du monde et à son propre salut. Autrement dit, Ockham voulait tracer une frontière étanche entre le domaine de la théologie et celui de la philosophie dans le dessein de mettre en avant les valeurs sotériologiques du christianisme aux dépens de ses prétentions théoriques. Dans cette sorte de croisade intellectuelle, d’ailleurs, la doctrine de la grâce et du péché originel d’Augustin jouent toutes les deux un rôle décisif.

Or on sait bien que la question principale du système occamien est celle de l’existence des universaux. D’après lui, assurer que Dieu crée un être quelconque en imitant un modèle préexistant — quand bien même ce modèle résiderait dans son intellect — signifierait porter atteinte à la puissance infinie de la volonté divine, laquelle se montre radicalement originale dans chaque acte créatif. Dans son versant cosmologique, la négation de la métaphysique mimétique suppose que la Création n’a aucun fondement rationnel, c’est-à-dire que la seule raison et de son existence et de son contenu repose uniquement sur la décision inscrutable d’une volonté personnelle dont les possibilités ne s’épuisent pas dans le monde existant. Celui-ci devient une particule parmi une infinitude de mondes possibles, un fait complètement arbitraire, d’autant plus qu’il aurait pu être complètement différent, mais la volonté divine a voulu, sans que l’on sache pourquoi, qu’il soit tel qu’il existe ; qui plus est, ce Deus mutabilissimus qu’est le Dieu nominaliste peut modifier le monde à volonté au moment où cela lui plaît, voire l’anéantir tout court.

On voit bien que la suspicion métaphysique éveillée par ce Dieu ne pouvait que réduire à néant le conservatisme cosmique que la pensée chrétienne avait essayé d’entériner dès la première crise gnostique. Dieu n’est plus fiable pour l’homme ni d’un point de vue théorique, puisqu’il ne garantit pas la connaissance de la nature, ni d’un point de vue « protecteur », puisque le monde semble dépourvu de toute téléologie anthropocentrique. Mais qu’en est-il de sa fiabilité en ce qui concerne le salut ? Là non plus le Dieu nominaliste n’est plus fiable, puisqu’Il ne choisit que quelques élus pour le bonheur éternel en suivant des critères tout à fait inconnus[13]. Or c’est justement cet « absolutisme théologique », comme l’appelle Blumenberg, qui a provoqué, vers la fin du Moyen Âge, une deuxième crise gnostique. Le fait que Dieu ne soit plus du tout fiable ne crée certes pas

un dualisme métaphysique de type gnostique mais son équivalent pratique ad hominem : seul est sûr et digne de confiance le Dieu du salut qui s’est lui-même limité à sa potentia ordinata comme un souverain partiellement constitutif qui se serait réservé par la prédestination le domaine de validité pour lequel il veut être digne de confiance. C’est précisément cette limitation de l’élection qui distingue le dualisme pragmatique de la fin du Moyen Âge du dualisme gnostique de la fin de l’Antiquité, parce que la libération du cosmos n’est plus maintenant une offre de la divinité ouverte à tous les hommes et garantie aux hommes par la possession de la connaissance […] La fuite hors du monde et le refuge dans la transcendance n’est plus une alternative pour l’homme lui-même, elle a perdu, précisément en cela, son urgence pour l’homme et son efficacité historique[14].

Ainsi, du point de vue de chaque être humain, le Dieu nominaliste s’avérait être un Dieu caché. Le gnosticisme pragmatique et ad hominem qui en a surgi, à l’encontre du gnosticisme de la fin de l’Antiquité, empêchait le salut de tous les hommes, les obligeant par conséquent, afin de surmonter la situation d’incertitude théorique et existentielle dans laquelle ils se trouvaient dans leur rapport au monde, à s’y autoaffirmer grâce à la légitimation de la curiosité théorique qui permet la formation d’un savoir autonome de la nature : la science. En ce sens, on peut dire que

l’âge moderne n’a pas commencé comme une époque du Dieu mort mais comme une époque du Dieu caché, du deus absconditus − et d’un point de vue pragmatique, un Dieu caché vaut un Dieu mort. La théologie nominaliste s’alarma d’un rapport de l’homme au monde dont les implications auraient pu s’énoncer dans le postulat : l’homme doit agir comme si Dieu était mort. C’est ce qui conduit à cet inventaire inquiet du monde que l’on peut qualifier d’impulsion inaugurale de l’âge de la science[15].

4. Le jansénisme comme symptôme de la deuxième crise gnostique

Le nominalisme n’est pourtant que le premier symptôme visible d’un gnosticisme ad hominem dont le dépassement sera la tâche continuelle des Temps modernes. Pour nous, l’apologétique de Pascal — surgie à un moment où la Modernité avait déjà amorcé sa réaction contre l’absolutisme théologique de la fin du Moyen Âge — représente la toute dernière expression de cette deuxième crise gnostique. Or il est plausible d’affirmer que le jansénisme fut le dernier mouvement religieux en Europe, après le nominalisme, dont le but était de mettre en avant de façon ferme les valeurs sotériologiques du christianisme aux dépens de ses prétentions théorico-explicatives. Pourtant, les raisons spécifiques qui, dans le cas particulier de Pascal, l’ont poussé à arborer ardemment la théologie augustinienne au nom de la pureté du christianisme étaient, à cause du moment historique, assez différentes de celles d’Ockham. Parmi l’énorme éventail de ces raisons, nous voudrions en l’occurrence attirer l’attention sur deux d’entre elles : la force croissante de la doctrine moliniste de la grâce au sein de l’Église, d’une part, et la légitimation de la curiosité théorique associée au sort de l’explication mécaniste de la nature et de la cosmologie copernicienne, d’autre part.

D’emblée, il conviendrait de s’interroger sur l’objet de la dispute théologique livrée entre les jansénistes et les jésuites. D’après ce que Pascal lui-même assure dans Les Provinciales (1656), la question de fond n’est pas tant l’immoralité de la « doctrine des probabilités » ou l’effronterie de la « doctrine de la déviation de l’intention » ; le problème principal réside plutôt dans le fait que les jésuites pensent que la volonté humaine n’a pas besoin de la grâce efficace pour agir en accord avec la volonté de Dieu — même après le péché originel — mais seulement de la grâce suffisante qu’Il distribue égalitairement parmi tous les hommes. En d’autres termes, la théologie moliniste soutient que c’est la volonté qui décide de rendre efficace ou pas la grâce divine ; la volonté est donc libre au sens d’une libertas indifferentiae, ce qui signifie que la volonté de tous les hommes a la possibilité de choisir entre le bien et le mal sans qu’aucun élément extérieur ne la détermine. Par contre, pour les jansénistes, fidèles à la doctrine du péché originel de leur maître saint Augustin, la volonté ne possède pas la capacité de choisir ex nihilo entre le bien et le mal ; cela implique que le seul aboutissement possible des actions motivées par la nature de l’homme ne peut être que le péché, et que la vertu est le seul résultat concevable pour les actions motivées par la grâce efficace.

On voit bien comment cette conception de la volonté humaine suppose que Dieu n’octroie pas sa grâce aux élus à cause de leurs mérites ni ne condamne les pécheurs à cause de leurs fautes ; plutôt, il fait l’un et l’autre en se fondant sur un critère de la justice insaisissable aux yeux de l’homme sans laisser d’être pour autant le critère de la justice par antonomase. C’est pourquoi, pour les jansénistes, soutenir l’existence de la libertas indifferentiae revenait à saper les deux piliers principaux de l’orthodoxie chrétienne : la souveraineté absolue du Créateur et la corruption foncière de la créature.

Par ailleurs, il est nécessaire de remarquer que le pélagianisme des jésuites n’était pas uniquement une position théologique abstraite. On pourrait même dire que, pour eux, défendre la liberté de l’homme était une façon de s’accommoder aux nouvelles moeurs d’une partie de la société française du xviie siècle, comme le suggère un moliniste dans la sixième Provinciale : « Les hommes sont aujourd’hui tellement corrompus que, ne pouvant les faire venir à nous, il faut bien que nous allions à eux[16]. » Le pélagianisme des jésuites, en effet, venait renforcer les attitudes de la noblesse et des classes urbaines éduquées de la France, ces esprits forts qui, comme le remarque Leszek Kolakowski, « voulaient sentir qu’ils avaient une grande marge de manoeuvre dans leur vie, qui aimaient la variété et le changement et qui n’étaient pas terrorisés par le sinistre péché de la curiosité ni par le fait d’exercer leur esprit inquisiteur[17] ». Même si les molinistes n’encourageaient pas la libre investigation rationnelle ouvertement, il est évident qu’il y avait « plus qu’une affinité contingente entre l’affirmation théorique de la liberté [au sens moliniste] et le “libertinage” compris comme le refus de toutes les barrières contre la libido sciendi[18] ».

De fait, au xviie siècle, la curiosité théorique possédait déjà une assise très solide. Si, à l’aube des Temps modernes, la libido sciendi était une sorte d’instrument d’autoconservation dans les mains de l’homme face à un Dieu caché qui ne garantissait plus l’intelligibilité du monde, déjà au Grand Siècle elle est valorisée comme le moteur de la construction humaine de la réalité. Dans la théorie mécaniste de Descartes, l’un des grands ennemis intellectuels de Pascal, cette situation ressort clairement. Dans ses Principes de la philosophie (1644), le penseur avertit que l’entendement humain est incapable de savoir avec certitude la cause ultime des phénomènes qu’il observe, vu que Dieu — et ceci est une réminiscence nominaliste — dispose d’un éventail infini de moyens pour les produire[19]. Face à cette réalité opaque, l’homme doit avoir recours au seul outil épistémologique approprié à la finitude de son entendement : l’hypothèse. L’explication hypothétique de la nature n’a plus pour but, par conséquent, de participer de la vérité divine, mais elle vise, dès le début, à la production d’un phénomène déterminé comme sa fin. Or, pour Descartes, le prototype de ce que l’homme est capable de produire est la machine. L’hypothèse est donc une sorte de machine que l’homme, encouragé par sa curiosité théorique et par ses propres capacités techniques, construit et met à la place des produits naturels de la potentia absoluta de Dieu dans le dessein de produire un phénomène déterminé. Concevoir le monde comme s’il s’agissait d’une machine mène ainsi à regarder la nature comme une potentialité purement matérielle n’ayant pas de sens par elle-même, et par là ouverte à la disposition rationnelle de l’homme. C’est pourquoi, chez Descartes, le processus de perte d’intelligibilité et de finalité anthropocentrique de la nature a laissé de représenter pour l’homme un état d’alarme métaphysique pour devenir un aiguillon de son activité technique et intellectuelle. Il est donc clair que, pour l’épistémologie mécaniste, la théorie a laissé d’être une fin en soi pour se transformer en un instrument technique de l’homme, lequel, quant à lui, n’est plus un théoricien pur qui prétend connaître la vérité ultime sur le travail du constructeur de l’univers, mais plutôt un expérimentateur qui se satisfait des solutions dont les résultats lui permettent de vivre.

Or il est possible de constater à la même époque une réaction similaire de la part de l’être humain face à un autre grand changement : le développement de la cosmologie copernicienne et l’élargissement infini de l’univers qui va de pair. Il n’est pas du tout fortuit que l’étendard par excellence de la légitimation de la curiosité théorique ait été l’astronomie, sans doute la science la plus vilipendée par la tradition chrétienne. À l’encontre de cette diabolisation, Copernic revendiquait le droit inaliénable de l’homme à entreprendre des recherches astronomiques. En ce sens, on peut dire que s’il est devenu « le protagoniste de la nouvelle idée de science […] c’est parce qu’il a établi une exigence de vérité nouvelle : tout simplement l’exigence d’une vérité universelle. Dans le monde, il ne devait plus exister de limites de la connaissance possible, et donc du désir de connaître[20] ».

Mais si l’intention première de Copernic se bornait à remplacer le système ptolémaïque par un autre plus plausible, sa réorganisation de l’univers a pris dans le processus de sa réception l’aspect d’une métaphore qui permettait de résoudre la question de la place de l’homme dans l’univers : est-il un être privilégié de la Providence ou bien un être marginal dans le cours des choses ? Si l’idée d’un Dieu qui crée le monde à partir de l’infinité du possible avait déjà réveillé chez l’homme une conscience intense de la facticité de la réalité existante, l’interprétation métaphorique du concept cosmologique d’infini et du décentrement de la Terre finit par le convaincre du fait que son existence est un phénomène secondaire dans l’ensemble de la nature. Mais loin d’être perçue comme une menace qui risque de déstabiliser son rapport à la nature, la perte de toute téléologie anthropocentrique est interprétée par l’homme comme la possibilité de bâtir son propre monde grâce à sa curiosité théorique.

5. Pascal et le gnosticisme ad hominem

Voilà que, dans la deuxième moitié du xviie siècle, la mise au point d’une nouvelle anthropologie semblait être la preuve du fait que l’homme avait surmonté la crise nominaliste en construisant un monde culturel nouveau, utile et plein de divertissements où il pouvait se sentir chez lui au milieu de l’univers infini. C’est pour démentir cette anthropologie que Pascal entre en scène. La particularité de l’apologétique pascalienne consiste ainsi dans le fait qu’elle est elle-même une réponse à une première réaction de la Modernité face au gnosticisme ad hominem du nominalisme tardo-médiéval. C’est comme si Pascal, en fonction d’un vécu personnel qui aspirait à devenir paradigmatique de la condition humaine[21], voulait arrêter l’essor des Temps modernes pour les mener à une impasse qui, en transformant ses réussites en échecs, obligerait les hommes à faire face à un pari supposément incontournable.

Or il y a d’emblée un fait certain : Pascal partageait avec les esprits forts, contre lesquels il écrivait, la perception de l’absence d’un Dieu bienveillant dans le monde. Les uns et les autres étaient les héritiers de l’« absolutisme théologique » de la fin du Moyen Âge et de l’élargissement infini de l’univers. Mais, au moment où Pascal écrivait, ces esprits forts se sentaient déjà chez eux. Il fallait donc redonner à cette situation tout ce qu’elle avait d’effrayant. L’univers, par exemple, ne révélait pas à la raison son existence et encore moins celle de l’existence de l’homme. Il n’était fait que de matière et là, pensait Pascal à l’encontre de Descartes, il était impossible de se sentir chez soi ; un abîme tellement profond se creusait entre l’homme et le monde que la volonté technico-rationnelle était insuffisante pour le franchir et nous consoler. La Terre était devenue un point misérable flottant sans but au milieu de l’immensité spatio-temporelle et l’homme n’était qu’un roseau pensant perdu entre deux infinis : l’espace macrocosmique et l’espace microscopique. L’univers copernicien était donc, aussi bien du point de vue spatial que temporel, une manifestation redoutable et violente de la puissance divine face à laquelle Pascal éprouvait une détresse et une anxiété qui, en tant qu’expériences de la contingence, ne peuvent être qualifiées que de gnostiques. Inutile presque de citer le célèbre passage où il s’écrie :

Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante […] le petit espace que je remplis et même que je vois, abîmé dans l’infini immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pour quoi ici plutôt que là, pour quoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ?[22]

Sainte-Beuve est peut-être le commentateur qui a glosé ce passage de la manière la plus exacte d’un point de vue historique. Selon lui, « Pascal prend le monde depuis le sixième jour [de la Création], il prend l’univers réfléchi dans l’entendement humain ; il se demande s’il y a là, par rapport aux fins de l’homme, des lumières et des résultats […] En d’autres termes, Pascal possède au plus haut degré d’intensité le sentiment de la personne humaine[23]. » Cette dernière expression est extraordinairement bien choisie. De même que les gnostiques savent que le pneûma, la particule divine en eux, est le seul élément qui leur appartienne en vrai dans l’univers du démiurge malveillant où ils sont égarés, de même Pascal sent que sa « personnalité humaine » est la seule richesse que lui, et par procuration le reste des hommes, possèdent au milieu de l’immensité de l’univers copernicien. Et cela, dit toujours Sainte-Beuve, car « sa personnalité humaine n’aime pas à se sentir moindre que les choses ; elle se méfie de cet Univers qui l’opprime, de ces infinités qui de toutes parts l’engloutissent, et qui vont éteindre en elle par la sensation continue, si elle n’y prend garde, son être moral et son tout. Elle a peur de s’écrouler[24] ». Le monde présenté par Pascal a beau ne pas être ouvertement mauvais comme le cosmos des gnostiques de l’Antiquité, il n’en demeure pas moins que, du point de vue de l’homme, son indifférence, sa contingence et son énormité spatio-temporelle sont ressenties comme une violence tyrannique exercée contre lui par la toute-puissance de Dieu.

Mais de quel Dieu ? Disons-le tout de suite : pour Pascal, le Dieu créateur que le christianisme avait essayé par tous les moyens de réconcilier avec le Dieu du salut, ce Dieu est pour Pascal tout simplement mort. Ou pire : il est devenu une sorte de malin génie à la Descartes ou de démiurge méchant à la gnostique. Quoi qu’il en soit, il est vrai que Pascal prend le monde après le sixième jour de la Création. Certes, l’univers copernicien est encore pour lui un univers créé par Dieu. Mais, comme remarque Jonas,

ce Dieu est essentiellement un Dieu inconnu, un agnostos theos qui n’est pas identifiable dans sa création. L’univers ne révèle pas le dessein du Créateur par son ordre, ni sa bonté par l’abondance des choses créées, ni sa perfection par la beauté de l’ensemble : il révèle sa puissance à cause de son immensité temporelle et spatiale[25].

Toutefois, un Dieu inconnu et caché dont la seule trace repérable est une immense et incompréhensible manifestation de puissance, un Dieu comme celui-là équivaut à un Dieu qui a perdu sa signification humaine. « Pour ce qui est de la relation de l’homme avec la réalité qui l’entoure », signale Jonas à cet égard, « un Dieu caché est une conception nihiliste : aucune loi n’émane de Lui, aucune loi pour la nature et, donc, aucune loi pour l’action de l’homme en tant qu’une partie de l’ordre naturel[26] ». Autant dire : un Dieu comme celui-là équivaut à un Dieu mort, du moins du point de vue pragmatique de l’homme.

Et malgré tout, Pascal s’en remet à Dieu. Mais à quel Dieu ? Au Dieu sauveur, bien entendu. Comme un gnostique, Pascal n’accorde sa confiance qu’au Dieu du salut. Mais ce Dieu est-il plus fiable que l’autre, le Dieu créateur ? Pas vraiment : il ne choisit qu’une poignée d’élus en vertu d’une prédestination aussi inscrutable qu’impitoyable. Ainsi, dans son effort d’arrêter le cours des Temps modernes, Pascal donne lieu de nouveau à un gnosticisme ad hominem qui ne semble laisser aucun choix à l’homme, hormis l’autoaffirmation de soi dans l’immanence. Et pourtant, le penseur janséniste s’accrochait de toutes ses forces à la rédemption. Pourquoi ? Sainte-Beuve tente d’y répondre :

Si nous voyons Pascal s’élancer d’un tel effort pour embrasser, comme dans un naufrage, le pied d’arbre de la Croix, c’est que la vue des misères de l’homme, la propre connaissance de son inquiétude et de sa détresse, c’est que tout ce qu’il sent en lui de tourmenté et de haïssable, lui inspire l’énergie du salut[27].

Cette inquiétude et cette détresse que les esprits forts ignoraient, Pascal devait les exposer sans ménagements ; c’est pourquoi il était nécessaire de « tuer » le Dieu créateur en réinterprétant comme redoutable la situation de l’homme dans l’univers copernicien ; c’est pourquoi il ne fallait avoir aucun égard au moment de lui reprocher amèrement son indifférence par rapport au seul bien réel : le salut. Ce qui effrayait vraiment Pascal n’était pas la raison cartésienne des incrédules ; ce qui le scandalisait était leur penchant à s’abandonner sans le savoir à ce qu’il estimait être la précarité foncière de l’homme. L’anthropologie pascalienne vise ainsi à contrecarrer l’essor de l’anthropologie moderne surgie après la crise nominaliste.

Pour ce faire, Pascal était prêt à se servir de l’instrument de ces esprits forts, la raison cartésienne, afin de leur démontrer par ce moyen que la misère humaine était un fait indéniable. Voulaient-ils des idées claires et distinctes ? Il leur en donnerait volontiers ! Voilà pourquoi dans ses Pensées il ne prend pas comme point de départ la spéculation théologique mais une expérience du monde qui est censée être universelle. À partir de cette expérience, Pascal déduit avec toute la rigueur logique exigée par une opération de cette importance toutes les caractéristiques de la condition et de la nature humaine. Ainsi, ce qui sépare Pascal de saint Augustin, son maître, ce qui le fait reconnaître comme un penseur des Temps modernes, c’est, comme le remarque Cassirer,

la forme et la méthode de sa démonstration. Cette méthode est toute pénétrée de l’enseignement de Descartes, elle tente de porter jusque dans les dernières mystères de la foi son idéal rationnel, l’idéal de la vérité claire et distincte […]. Le physicien, pour résoudre le problème posé par une force de la nature, n’a pas d’autre moyen que d’examiner ses manifestations et, de les faire témoigner en les ordonnant systématiquement : il n’y avait pas d’autre méthode pour déchiffrer le mystère de la nature humaine[28].

Selon Pascal, dès que l’on applique cette méthode à la question de la condition des hommes, deux parmi leurs traits sautent aux yeux immédiatement : leur penchant presque instinctif vers la connaissance de la vérité et l’obtention du bonheur, d’une part, et leur incapacité de satisfaire ce penchant, d’autre part. Cette tension, dit-il, entraîne avec lui le malheur, « car c’est être malheureux que de vouloir et de ne pouvoir[29] ».

Cette phrase lapidaire résume la posture de Pascal face au problème de l’homme. Qu’il entrevoie la vérité et qu’il éprouve le besoin irréfrénable d’atteindre le bonheur sont des marques univoques de sa grandeur ; qu’il soit incapable de la savoir et qu’il ne réussisse pas à l’obtenir sont des signes incontestables de son inanité. « Quelle chimère est-ce donc l’homme ? » se demande Pascal après avoir remarqué cette tension, « quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers[30] ». Se dessine ainsi, à partir de l’effet rhétorique de ce type de paradoxes qui apparaissent tout au long des Pensées, ce que Karlheinz Stierle a appelé l’anthropologie négative de Pascal ; négative au sens où l’homme se dérobe sans cesse à une définition précise et découvre dans sa propre insaisissabilité sa dimension ultime, ou presque[31].

En fait, la mise au point de cette anthropologie négative conduit Pascal à conclure que l’épisode biblique du péché d’Adam, malgré (ou plutôt en vertu) de son incompréhensibilité, voire de son caractère choquant pour la raison humaine, est le seul capable de rendre intelligible la situation de ce « monstre incompréhensible » :

Car il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent incapables d’y participer […] Certainement, rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant, sans ce mystère le plus incompréhensible de tous nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le noeud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme[32].

Ce qui aux yeux des hommes semble être une absurdité scandaleuse s’avère comme rationnel du point de vue divin. Une telle rationalité se manifeste dans toute sa splendeur dans le mythe de la Chute. Si Pascal est un penseur qui appartient aux Temps modernes, c’est aussi parce qu’il ne prend plus le péché originel comme un concept théologique, et encore moins comme un fait historique, mais plutôt comme un symbole mythique capable d’élucider plus profondément que ne le ferait aucune explication rationnelle l’origine de la grandeur et de l’impuissance humaines. Or, une fois que l’homme saisit la puissance symbolique du mythe du péché originel, il est tout à fait inutile qu’il cherche à guérir de sa propre misère en s’appuyant sur ses propres forces ; depuis le péché d’Adam, l’impuissance de la raison et de la volonté n’a pas une guérison humaine : « c’est en vain, ô hommes, que vous cherchez dans vous-mêmes le remède à vos misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu’à connaître que ce n’est point dans vous-mêmes que vous trouverez ni la vérité ni le bien[33] ». « Écoutez Dieu », conseille-t-il à cet égard dans un autre passage.

Par ailleurs, la découverte de la puissance symbolique du mythe du péché originel suppose un renversement de tous les critères tenus pour rationnels, puisque si « l’homme passe infiniment l’homme », si, en conséquence, celui-ci doit se tourner nécessairement vers Dieu afin de rendre compréhensible sa propre nature, alors

sont renversés tous les critères concernant la forme logique, « rationnelle » de la connaissance. Logiquement, on explique l’inconnu en le réduisant au connu : ici c’est le connu, le donné, l’existence immédiatement vécue qui est expliqué par une cause absolument inconnue […] Tout critère rationnel comme tel, en effet, est immanent : ce qui veut dire que la forme rationnelle de notre compréhension des choses consiste à conclure d’une essence déterminée et constante, de la « nature » d’une chose, les propriétés qui lui appartient nécessairement. Ici, cependant, nous avons affaire à une nature qui se nie soi-même immédiatement ; ici, c’est l’immanence qui, dès que nous tentons de la saisir purement et simplement, se mue et se nie soi-même en transcendance[34].

Pascal est persuadé que ce renversement de critères rationnels et cette humiliation de la raison cartésienne sont, à côté des prophéties et des miracles, les preuves de la vérité de la religion chrétienne, la seule capable, selon lui, de débrouiller le mystère de l’homme.

« Pour Pascal, écrit Sainte-Beuve, le christianisme était à la fois le fondement et le sommet ; il n’y avait rien auparavant pour lui qu’un vaste champ sillonné par le hasard, ravagé par la force ou dompté par la coutume, rien de plus. C’est-à-dire, pour un coeur ardent comme le sien, il n’y avait que l’abîme ou le Calvaire[35] ». Autrement dit : l’univers copernicien ou l’« ordre de la charité ». Voilà pourquoi il ne comprenait pas comment les hommes pouvaient se livrer sans aucun souci au divertissement : regardez cette gravité épouvantable avec laquelle ils sont à l’affût d’une proie lors de la chasse ! ; regardez leur joie à essayer un nouveau pas de danse ! ; regardez leur curiosité au moment de comparer des étoffes ! Même la guerre, la politique, la géométrie, l’art et la philosophie sont à ses yeux destinés à camoufler la misère de la nature humaine. Et les hommes se livrent à toutes ces activités comme s’ils n’habitaient pas au milieu de l’endroit le plus effroyable possible et comme s’ils ne devaient pas mourir demain ! :

En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à luimême, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir[36].

Et puis :

Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C’est l’image de la condition des hommes[37].

Ces métaphores terriblement frappantes, voire violentes, témoignent du ressenti gnostique de Pascal à l’égard du monde ; ressenti que, pour freiner le cours de la Modernité, Pascal veut rendre exemplaire de la condition humaine, de la nature et du monde culturel que l’homme avait mis en place pour se consoler après la deuxième crise gnostique. « Les critiques du divertissement, remarque Michaël Foessel à cet égard, usent d’un procédé unique pour réfuter la culture comme consolation : elles dessinent un espace où le centre est occupé par l’authentique et où les discours qui ne sont pas référés à ce centre sont autant d’expédients[38] ». Pour Pascal, en effet, la culture est un expédient dangereux qui, non seulement distrait l’homme de son exil au milieu de l’immensité de l’univers copernicien, mais le tente de façon constante. Comme le monde gnostique, celui de Pascal est un monde de la tentation, et cela dans un double sens : comme une détermination interne du sujet qui le pousse à se divertir et comme une sorte d’envoûtement exercé par les choses elles-mêmes et dont l’homme pâtit. En ce sens, tout ce qui contribue à éloigner l’homme de Dieu, que ce soit une disposition interne du sujet ou une influence externe du monde, relève d’une direction existentielle dont le moment négatif est l’aversio a Deo et le moment positif un conversio ad creaturam. Puisque « tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie[39] », l’homme doit se replier sur soi pour y trouver d’abord sa propre misère, et ensuite, comme par l’effet d’une anamnèse de sa véritable origine, le Christ qui était toujours là.

Toutes ces raisons expliquent pourquoi le seul contact permis avec le monde extérieur est celui qui encourage la conversion religieuse. C’était justement dans ce but que Pascal avait confronté l’homme de manière si terrible à sa situation dans l’univers copernicien. À l’instar du pyrrhonisme, dont l’utilité se borne à préparer le champ pour la véritable religion, la cosmologie copernicienne n’est utile pour les desseins apologétiques de Pascal que dans la mesure où elle peut éveiller chez les incrédules le sentiment de leur détresse. Jusqu’à un certain point donc, la curiosité à l’égard de la nouvelle cosmologie peut être une stratégie favorable aux desseins de Pascal. Pourtant, lorsque le contact avec la cosmologie copernicienne cesse de jouer un rôle négatif pour devenir non pas un motif pour stimuler la conversion, mais un encouragement de la curiosité, alors il est préférable de ne pas approfondir l’opinion de Copernic : l’astronomie n’est licite que lorsqu’elle nous achemine ainsi vers la religion, autrement dit, lorsque le produit effrayant du Dieu de la Création nous oblige à nous tourner vers le Dieu du salut.

Mais ce Dieu auquel aboutit l’anthropologie négative pascalienne n’est plus, comme le dieu sauveur des gnostiques, un Dieu qui sauve la totalité de l’humanité ! C’est plutôt le souverain absolu d’Augustin qui, compte tenu de la corruption de la créature, prédestine les élus à la béatitude éternelle. C’est pourquoi le gnosticisme ad hominem sur lequel débouche l’apologétique pascalienne doit finir, pour mettre les Temps modernes face à un véritable dilemme, sur un pari. On ne sait pas si ce Dieu nous sauvera tous mais, étant donné la misère de notre condition supposément démontrée à travers la raison cartésienne, il vaut mieux y croire. Le pari est le seul moyen de rendre le Dieu du salut encore crédible, quitte à parier pour un Dieu qui, au cas où Il existerait, sauverait seulement quelques hommes — y compris peut-être quelques-uns qui n’ont pas parié pour Lui — et en condamnerait la majorité — y compris peut-être quelques-uns qui ont tout misé sur son existence.

Il saute aux yeux que, pour pousser les Temps modernes à l’impasse de devoir parier, il fallait soit partager à l’avance la cosmologie et l’anthropologie négative de Pascal, soit avoir été persuadé de leur vérité après la lecture des Pensées. Aucune de ces deux possibilités n’est le cas pour les premiers penseurs des Lumières, lesquels, en raison du caractère gnostique de l’expérience pascalienne du monde et de soi, ainsi que de l’incertitude de la récompense promise, s’insurgeront contre lui. Les Lumières ne se sont donc pas constituées à partir de la tentative de montrer pourquoi l’inexistence de Dieu était le meilleur choix du pari proposé, mais à partir de la tentative de déconstruire la pertinence et l’urgence du pari lui-même. Pour ce faire, il fallait d’une part changer à nouveau la valeur de l’univers copernicien, et d’autre part montrer que l’anthropologie pascalienne, qui se voulait universelle, n’était au bout du compte qu’un amas d’extravagances imaginées par un sublime misanthrope. En s’attaquant aux fondements du pari pascalien, Fontenelle et Voltaire ont contribué de manière décisive à dépasser définitivement la dernière manifestation de la deuxième crise gnostique et, dans cette mesure, à assurer la légitimité des Temps modernes en tant qu’époque.