Corps de l’article

Les recherches sur les petites bestioles (qupirruit) n’en sont qu’à leurs débuts. L’article de Vladimir Randa, « Ces bestioles qui nous hantent », publié en 2003 dans un ouvrage consacré aux insectes dans les traditions orales, est sans aucun doute l’un des tout premiers travaux sur le sujet. Depuis, les petites bestioles du Grand Nord n’ont cessé d’attirer l’attention des chercheurs biologistes et entomologistes ainsi que des anthropologues, mais aussi des Inuits et des journalistes. Il est vrai que l’Arctique est confronté à une augmentation et à une diversification des qupirruit (Nunatsiaq News 2010). Avec le réchauffement climatique, ces régions sont devenues accessibles à une multitude de nouvelles espèces d’insectes. Les températures plus clémentes permettent à davantage de plantes et d’algues de prospérer et cette augmentation de chlorophylle favorise à son tour la prolifération des micro-organismes et des insectes (Thorpe 2000 : 63 ; Nunatsiaq News 2005). En 2016, encore, Suzanna Arragutak, d’Umiujaq, et une équipe de l’Insectarium de Montréal ont fait part de leur découverte de nouvelles espèces de papillons jamais vues jusqu’ici à de telles latitudes, comme le Xestia Inuitica ou le Papaipema Inquaesita (Nunatsiaq News 2016a). Ces espèces ne sont pas migratoires mais elles naissent d’oeufs qui survivent aux conditions hivernales. Par ailleurs, la diminution subséquente des glaces dans les mers arctiques a pour effet d’accroître le trafic maritime, et les insectes clandestins en provenance d’autres régions de la planète en profitent. Aujourd’hui plus que jamais, les petites bestioles arrivent donc en grande quantité dans ces vastes espaces qui, selon les entomologistes et les biologistes, comptaient déjà de gros contingents d’insectes, avec plus de 25 espèces de moustiques, 32 espèces de papillons, 80 espèces de scarabées, etc. (Danks 2004 ; Nunatsiaq News 2012a). Mais les qupirruit se déplacent également par avion, comme l’illustre le cas des punaises de lit. Un article tout récent du Nunatsiaq News (2016b) fait état de la présence de ces terribles bestioles dans plus de quatre-vingts maisons à Iglulik et probablement plus encore à Iqaluit. Il ne s’agit là que d’un exemple de cette invasion qui attise les craintes des populations locales et des autorités sanitaires.

Et pourtant, la situation semble varier localement. Dans un ouvrage récent consacré aux changements climatiques tels que ceux-ci sont perçus par les Inuits (Gérin-Lajoie et al. 2016), Janet Ikuutaq, de Qamanittuaq, observe qu’il y aurait aujourd’hui davantage de moustiques et de mouches qu’il n’y en avait jadis (ibid. : 92), alors que dans d’autres villages, comme à Umiujaq au Nunavik (voir Viola Napartuk, dans ibid. : 200) ou à Pangnirtuuq au Nunavut (voir Taukie Qappik, dans ibid. : 169), les aînés indiquent au contraire que les petites bêtes – notamment les moustiques et les mouches noires – seraient moins nombreuses qu’auparavant. Cette dernière observation rejoint la conclusion de certains biologistes qui ont étudié la situation au Groenland où ils observent une réduction de la diversité de mouches (Loboda et al. 2017). Les biologistes notent également une diminution du nombre de « visiteurs de fleurs », avec des périodes de floraison plus courtes (Høye et Sikes 2013)[2]. En somme, les qupirruit n’ont pas fini de semer le doute dans les esprits des Inuits et des non-Inuits qui les considèrent toutes comme des entités annonciatrices de changements en cours ou à venir.

Les communautés du Nunavut et du Nunavik

Les communautés du Nunavut et du Nunavik

Cette carte privilégie un point de vue inuit et inverse ainsi l’orientation de la projection Mercator

Carte modifiée d’après Laugrand 2002 : 35

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La parution en 2012 d’un ouvrage scientifique de référence consacré spécifiquement aux insectes et intitulé Common Insects of Nunavut, publié par Carolyn Mallory, offre une autre illustration de cette plus grande présence des qupirruit sur la scène nordique. Richement illustré, ce livre est à saluer. D’une part, ses auteurs connaissent bien l’Arctique canadien, ayant séjourné là durant de longues années. D’autre part, ces derniers ont su insérer quelques données et observations tirées des traditions orales des Inuits, ce qui demeure plutôt rare dans ce genre d’entreprise. Mallory cite ainsi plusieurs aînés dont les témoignages ont été recueillis au cours d’enquêtes réalisées par eux ou par des Inuits en 2006 dans différentes communautés du Nunavut. Toutefois, si le lecteur trouve son compte sur le plan des connaissances savantes, des illustrations et de la taxinomie, il reste sur sa faim lorsqu’il découvre d’aussi maigres informations sur les savoirs inuits relatifs à chacune des espèces décrites. Le danger serait de penser que ces savoirs ne sont pas plus riches alors que les Inuits connaissent très bien les qupirruit. Le texte de Vladimir Randa dans ce même numéro en témoigne de manière éloquente. On aurait donc bien aimé que cela se mesure davantage dans ce volume et que ce dernier n’offre pas que des bribes d’informations. Nul doute que d’autres enquêtes devraient être menées en croisant les approches de la biologie et de l’anthropologie. Une autre parution symptomatique de cet intérêt renouvelé pour les insectes est l’insertion de trois récits sur les qupirruit dans un ouvrage consacré à la mythologie inuite et destiné aux enfants, récemment publié par l’Institut culturel Avataq (2006) sous le titre Unikkaangualaurtaa – Raconte-moi une histoire[3]. Il ne s’agit là que d’un exemple, car un peu partout dans les écoles du Nord, les Inuits s’intéressent de plus en plus aux qupirruit.

Le présent article propose de relire ces témoignages et récits inédits, malheureusement fragmentaires, et de les placer en perspective avec des données plus anciennes en provenance des traditions orales inuites. Je me baserai ici sur l’ethnographie classique (en utilisant les travaux de F. Boas, de K. Rasmussen, la base de données des aînés d’Iglulik, etc.) de même que sur des informations recueillies lors de plus d’une dizaine d’ateliers organisés au Nunavut entre 2000 et 2011[4].

De tous ces matériaux empiriques, il ressort que les petites bêtes n’inspirent pas que la peur et le dégoût, bien que ces traits restent récurrents. La fascination que les insectes exercent sur les Inuits tient depuis longtemps à leurs qualités, à leur capacité à se mouvoir rapidement, à circuler sans se faire voir et à annoncer d’autres phénomènes. La question est maintenant de savoir comment ces perceptions inuites des qupirruit évoluent dans le temps présent. Autrement dit, est-ce que le rapport des Inuits avec les qupirruit est en train de changer ? La question paraît triviale mais elle s’avère essentielle pour comprendre les transformations éventuelles de ces cosmologies avec l’entrée depuis un siècle des Inuits dans la modernité, les modes de vie de ces populations ayant connu de grands bouleversements, et l’Arctique étant aujourd’hui l’un des grands laboratoires que les scientifiques de tous horizons ont choisi pour mesurer les changements climatiques et leurs effets.

Dans plusieurs publications antérieures (Randa 1994, 2003 ; Laugrand et Oosten 2010, 2012, 2014), l’accent a surtout été placé sur les peurs de dévoration, de pénétration et d’agression que suscitent les petites bêtes chez les humains. On a également souligné le rôle clé et longtemps passé inaperçu des petites bestioles dans l’initiation chamanique, ces êtres étant à la fois en contact avec la mort et, pour plusieurs tout au moins, susceptibles de revivre. De ce point de vue, les qupirruit restent les maîtres de la métamorphose ou de la transformation. Il est cependant juste d’affirmer que nous méconnaissons encore beaucoup les savoirs inuits relatifs aux petites bestioles qui impressionnent en raison de leur capacité à se transformer, à se déplacer rapidement et à régénérer les corps.

Je souhaite ici poursuivre la réflexion en examinant un autre aspect des petites bestioles, à savoir leur rôle divinatoire et leur statut de messagers à une époque où les scientifiques les représentent eux-mêmes comme des agents de la biodiversité susceptibles d’annoncer de vastes changements climatiques et très sensibles à ces derniers, comme c’est le cas des arthropodes. À partir de matériaux ethnographiques classiques et contemporains – et en particulier ceux qui sont fournis par Mallory (2012) –, il s’agit donc de montrer comment les qupirruit ne suscitent pas chez les Inuits que de la peur et de la terreur puisqu’elles sont considérées depuis longtemps aussi comme des entités capables de guider les humains dans leurs gestes et leurs prises de décision, de les accompagner et de les protéger, d’annoncer des événements à venir. À ma connaissance, ce point mérite plus d’investigation au risque de voir, une fois de plus, les petites bestioles passer à travers les mailles du filet.

Dans une première partie, je montrerai que, tout en les redoutant, les Inuits ont toujours su fort bien se protéger des petites bestioles en exploitant leurs capacités. Dans une seconde partie, je traiterai plus spécifiquement du cas des amulettes où les petites bestioles se retrouvent en grand nombre. Ces pratiques ont en partie disparu avec la christianisation, la sédentarisation et la scolarisation, mais les aînés conservent des points de vue fascinants sur les bons usages des petites bêtes. Je décrirai ensuite le rôle divinatoire des petites bestioles, conscient que les savoirs inuits sont probablement beaucoup plus riches et développés que ce qui apparaît dans cette section. Finalement, l’exemple du mythe de la femme qui avait adopté une chenille (tel que présenté dans une version publiée par l’Institut culturel Avataq, 2006) laisse entendre que la perception des petites bestioles est aujourd’hui en train de changer et que celles-ci semblent mieux perçues que jadis, nonobstant leur ambivalence.

Se protéger des petites bestioles mais savoir vivre avec elles

Jadis, les insectes étaient souvent associés à des entités non sociales capables de dévorer les humains. Les Inuits ont pourtant appris depuis longtemps à s’en accommoder. Annie Qavavauk (Ilisituk 2016 : 67) raconte comment les Inuits de Salluit, au Nunavik, trouvaient toutes sortes de stratagèmes pour faire face aux poux :

Jadis, ces affreux poux existaient en si grand nombre […] Les poux attaquaient surtout les enfants négligés et notamment les orphelins. Les parents imitaient les poux et faisaient semblant qu’ils avaient trouvé leur maison dans la tête des enfants orphelins. […] Les enfants qui étaient particulièrement infestés de poux avaient l’air très pâle, on leur avait enlevé tellement de sang. Je me souviens de ces enfants à qui on enlevait les poux et de leurs vêtements qu’on trempait dans de l’eau de mer pour les débarrasser de ces bestioles. […] L’hiver, une fois que les vêtements avaient été lavés, on les faisait sécher à l’extérieur. […] Ces vêtements gelaient, et ils devenaient alors tout rouges à cause des poux qui n’avaient pas été enlevés. Lorsque nos mères essayaient de nous ôter les poux de la tête, on avait l’habitude de se sauver car nous haïssions cela, c’était très douloureux. Alors, afin de nous calmer, nos mères nous chantaient une chanson pour nous distraire et nous faire oublier la douleur. (notre trad., comme les autres qui suivront)

Le père Guy Mary-Rousselière décrit, lui, l’ingéniosité des Inuits de Pelly Bay/Kugaaruuk qui fabriquaient des objets pour récupérer les nombreux poux qui les irritaient. Mary-Rousselière décrit ainsi le kumaksiut, l’attrape-pou :

L’Esquimau prend une mince baguette d’os ou de bois et attache à l’un des bouts une touffe de poils d’ours. Dès qu’une démangeaison insolite signale la présence de l’ennemi, la baguette est introduite entre la peau et les habits et poussée jusqu’à l’endroit stratégique. Quelques secondes […] On retire délicatement la baguette et il ne reste plus qu’à cueillir l’animal pris dans les poils d’ours. Il existe aussi un appareil perfectionné possédant à l’autre extrémité une espèce de crochet, ce qui permet de gratter l’endroit sensible.

Mary-Rousselière 1956

Cet outil évoque les fameuses petites poches en fourrure destinées à attirer les puces qu’arboraient certains vêtements en Europe au xviiie siècle. Il laisse entendre qu’il n’y avait aucune manière de se débarrasser à jamais de ces bestioles, d’où les efforts déployés pour s’en accommoder et vivre à leur contact.

Figure 1

Pou

Pou

Sculpture en pierre de Davidialuk Alasua Amittu, de Povungnituk

Source : Swinton 1994 : 172

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Arngnasungaaq, un aîné de Qamanittuaq (Baker Lake), a relaté à Hattie Mannik que sa mère avait jadis reçu une protection l’immunisant rituellement contre les attaques de bourdons, perçus comme des bestioles dangereuses et capables de transpercer leurs adversaires (Mannik 1998 : 217). Dans le même village, Annie Haqpi a expliqué comment on exposait parfois aux moustiques le corps des nourrissons afin que ces derniers ne soient ensuite plus piqués, voire soient immunisés (Laugrand et Oosten 2005).

Selon des aînés, les petites bestioles étaient parfois même utilisées à des fins de guérison. Originaire d’Ikpiarjuk (Arctic Bay), Tipuula Atagutsiaq a expliqué aux étudiantes du Collège du Nunavut venues l’interviewer qu’on pouvait attacher un pou à un cheveu et le placer sur l’oeil pour retrouver la vue : « Le pou se promenait alors sur la partie infectée et, lorsqu’on le retirait, ses pattes étaient enduites de la matière infectée. C’est ainsi qu’une personne menacée de cécité recouvrait la vue. » (Therrien et Laugrand 2001 : 144) Alasie Joamie, originaire d’Iqaluit, attribue même aux poux la capacité de chasser et d’endiguer certaines maladies : « Aujourd’hui, les aînés, y compris moi-même, considérons que les poux aident à contrôler la maladie en la chassant du corps. En suçant le sang, les poux le purifient et le régénèrent. Nous les aînés, nous pensons que les poux nous débarrassent de la maladie. » (ibid. : 250) Certains chamanes avaient des poux parmi leurs tuurngait, leurs esprits auxiliaires. Mary-Rousselière rapporte le témoignage de Solange Atagutiaq, de Mittimatalik (Pond Inlet), qui lui a indiqué qu’un chamane de Igluligaarjuk (Chesterfield Inlet) avait comme tuurngaq le pou d’une marmotte (Laugrand et Oosten 2009 : 208). Ces êtres minuscules s’avéraient donc très utiles.

Dans l’ouvrage de Mallory (2012 : 61), Norman Attungala, originaire de Qamanittuaq, fait valoir que certaines mouches permettent de nettoyer la surface des eaux ou encore de débarrasser les humains des parasites qui les affectent, ces mouches s’alimentant d’autres insectes parasites. Dans le même livre, Peter Kunilusie, originaire de Kangiqtugaapik (Clyde River), décrit certaines mouches comme « des mangeuses de cerveaux de moustiques », capables d’éliminer ces derniers qui constituent une vraie plaie quand on parcourt la toundra pendant la courte période estivale (ibid. : 61).

Ces récits laissent apparaître des interactions possibles entre humains et qupirruit, même si celles-ci restent associées à un fléau. Ils démontrent combien les Inuits connaissaient les propriétés de ces insectes voraces, leur morphologie et leurs habitudes de vie. De nombreux récits oraux illustrent la présence importante des qupirruit dans les corpus mythologiques, mais ces histoires finissent mal.

Originaire de Talurjuaq et interviewée en juillet 2006, Bernadette Uttaq a relaté l’histoire d’une compétition entre deux insectes :

Il y a une histoire et un pihiq [un chant] au sujet d’une interaction entre une mouche (niviuvak) et un moustique (kitturiaq). Ces deux insectes se montraient très compétitifs l’un envers l’autre. Le moustique lança le défi à la mouche et d’un air moqueur s’adressa ainsi à elle : « Tu n’auras aucune chance avec moi car tu n’as rien pour piquer ». La mouche accepta de relever le défi et répondit aussi calmement que possible : « Je peux probablement gagner même si je n’ai rien pour piquer ». Les deux insectes engagèrent le combat et le moustique fit de son mieux pour piquer la mouche, mais il n’y parvint pas. Chaque fois, il manqua son coup. La mouche, elle, se montra si rapide qu’elle parvint à se débarrasser du moustique en le jetant de l’autre côté de la pièce, et le moustique se mit alors à pleurer. Le pihiq, lui, est celui-ci [chant]…

ibid. : 64

Dans cette histoire, on retrouve le trait marquant et typique des moustiques que les Inuits considèrent comme des insectes piqueurs et désagréables, comme un fléau donc, mais aussi comme des petites bêtes dont on peut se débarrasser assez facilement. Le moustique suscite toutefois une ambiguïté car on le créditait aussi de chasser les caribous et de les conduire près des chasseurs, leur facilitant la capture d’un animal. Arngnasungaaq, de Qamanittuaq, a souligné que la venue des moustiques indiquait à coup sûr celle des caribous (Mannik 1998 : 217), et de nombreux autres aînés ont validé cette appréciation. Silas Aittauq, originaire du même village, fit remarquer la même chose à Brenda Qiyuk, en juillet 2006 : « Nous savions que les caribous étaient proches de nous lorsqu’on voyait que nous étions entourés de nombreux moustiques. » (Mallory 2012 : 65) Vladimir Randa (1994 : 400) notait déjà dans le même sens que les Inuits d’Iglulik n’avaient qu’à observer les moustiques pour savoir si des phoques barbus étaient arrivés dans les parages. Dans un tout autre registre, Felix Pisuk, de Kangiq&liniq (Rankin Inlet), nous a confié que rêver d’un gros moustique annonçait un décès à venir (Oosten et Laugrand 2007 : 112-113). Le moustique est donc en mesure d’annoncer ou de prédire l’avenir. On retiendra ici que les Inuits savaient profiter de cette compétence prédictive du moustique.

À l’inverse du moustique, la mouche est créditée, dans le précédent récit, d’une capacité à se mouvoir rapidement, un trait que les Inuits attribuent à toutes les petites bestioles et qui explique en partie le rôle de ces dernières dans les pratiques chamaniques (Laugrand et Oosten 2010). Mais ce n’est pas tout, selon certains Inuits, la mouche possédait une autre qualité, celle de pouvoir nettoyer la toundra. Joseph Niptanatiak, originaire de Kugluktuq, l’a fait remarquer à Annie Kellogok en juillet 2006 : « Les mouches sont bonnes pour la terre : lorsqu’il y a des carcasses d’animaux, elles les mangent et nettoient ainsi le territoire. Cependant, les gens ne les aiment pas du fait qu’elles déposent leurs oeufs dans notre nourriture et gâchent les repas. Mais elles sont bonnes pour notre environnement. » (Mallory 2012 : 91) Une fois de plus, la mouche, comme le moustique, possède des qualités, mais elle demeure une entité ambiguë, incarnant comme lui une entité à la fois désagréable et bénéfique.

Comme le pou peut débarrasser l’oeil de la cataracte ou régénérer le sang, certaines petites bestioles étaient très explicitement appréciées en raison de leurs pouvoirs de guérir ou de conférer certaines compétences ou qualités spécifiques à des humains. C’est le cas des papillons et des chenilles. Mary Ittunga, originaire de Talurjuaq, a expliqué ce point à Ellen Ittunga en juillet 2006 :

On utilisait aussi des papillons pour les nouveau-nés. Les Inuits croyaient que, si l’on place ou si l’on frotte un papillon sur une jeune fille qui vient de naître, elle va grandir et savoir faire de magnifiques dessins lorsqu’elle va se mettre à coudre. Une histoire semblable à celle-ci est bien connue à Qamanittuaq mais, en guise de papillon, on utilise une chenille.

ibid. : 101

Originaire du même village, Silas Aittauq a ajouté qu’on pouvait tuer la chenille et frotter la peau de la chenille sur le bras d’une jeune fille afin qu’elle devienne talentueuse en couture (ibid. : 103).

Les connaissances des Inuits envers les insectes sont très anciennes, mais le témoignage suivant laisse entendre que les Inuits ont également observé et appris des pratiques de certains missionnaires qui, à l’instar du père oblat Arsène Dutilly, par exemple, récoltaient plantes et insectes à des fins de collection. Silas Aittauq a relaté à Brenda Qiyuk ce dont il se souvient :

Je me souviens comment les enfants avaient l’habitude de chasser des papillons de nuit et des papillons de jour et de remettre les spécimens qu’ils trouvaient au prêtre catholique qui leur offrait des bonbons en échange. Ainsi, dès que des enfants apportaient des papillons vivants au prêtre catholique, celui-ci leur donnait des bonbons, les enfants n’arrêtaient donc pas d’en capturer. Le prêtre voulait ces papillons pour des raisons médicinales. Je ne me souviens pas exactement quel type de propriétés médicinales ces papillons pouvaient avoir mais j’ai entendu qu’il recherchait des papillons de nuit et des papillons de jour à cette fin. Plusieurs aînés de Qamanittuaq ont entendu cette histoire.

ibid. : 99

Les savoirs inuits relatifs aux qupirruit sont extrêmement détaillés et loin d’avoir livré leurs secrets. Les papillons offrent un autre exemple de petites bestioles capables de convoyer de bonnes qualités.

Originaire de Kangiqtugaapik (Clyde River), Peter Kunilusie a confié à Rebecca Hainu qu’il se souvenait de plusieurs espèces de papillons très bénéfiques : « Il y a les papillons jaunes, et ceux qui ont des points. Ceux qui ont des points sur leurs ailes se nomment kakiattut. Ceux qui n’ont pas de jaune, on les appelle les tuurngaviat tandis que ceux qui ont du jaune ou du bleu se nomment des tarralikisaat. » (ibid. : 103). Il est difficile de savoir si on a affaire ici à un point de vue idiosyncratique ou si ces distinctions sont communément partagées, mais le parallèle terminologique que l’aîné établit entre certains papillons (tuurngaviat) et les tuurngait (les esprits auxiliaires des chamanes) est intéressant à relever. Cette association confirme notre hypothèse concernant le rôle majeur que les petites bestioles jouent dans les traditions chamaniques en milieu inuit comme dans certaines sociétés amérindiennes (Laugrand et Oosten 2012).

À certaines occasions, les papillons pouvaient même devenir de remarquables alliés et guides pour les humains, en raison notamment de leur pouvoir de protection. Le récit de Pisuk présenté ci-dessous l’indique. Ces savoirs seraient toutefois moins présents aujourd’hui que jadis.

Felix Pisuk, originaire de Kangiq&liniq (Rankin Inlet), explique :

On dirait que les gens n’utilisent plus les pisuqsautit [des amulettes] comme ils le faisaient jadis. Les papillons (tarralikitat) étaient eux aussi utilisés comme un moyen pour retrouver son chemin et pouvoir rentrer chez soi. On frottait ainsi le dos d’un enfant, fille ou garçon, avec un papillon et cela fonctionnait. Cette technique diffère de celle qu’on utilisait avec les mouches ordinaires. Peut-être que si l’on réessayait cela avec nos enfants ou nos petits-enfants, cela les aiderait. On dit que les papillons jaunes étaient les plus efficaces.

Pisuk, dans Oosten et Laugrand 2002 : 180

Et Pisuk de relater une expérience personnelle à ce sujet, son père récemment décédé étant soudainement réapparu :

Mon père avait une petite mouche pour l’aider à rentrer chez lui. Trois jours après qu’on l’ait enterré, mon frère Aattaaluk est parti rendre visite à Kanaaq et il a vu mon père cogner à la porte. Il a su le reconnaître à travers la fenêtre. Mon père avait bien dit que, s’il n’était pas pris tout de suite [pour l’au-delà], il ne passerait pas son temps à réessayer. Il nous avait bien dit qu’il se rendrait chez Kanaaq et pas chez nous.

ibid. : 180

Dans ce récit, la mouche est qualifiée pour guider le revenant. On peut se demander si le contact que les qupirruit maintiennent avec les défunts – certains indiquent même qu’elles constituaient la nourriture des morts (Rasmussen 1929 : 316-317) – n’est pas ce qui les qualifie comme médiateurs entre les ancêtres et les vivants[5] et augmente leur crédit divinatoire, les ancêtres (défunts) étant les sivulliit, littéralement « les premiers », donc en avance sur les vivants qu’ils renseignent dans les rêves.

À d’autres occasions, les petites bestioles – les poux en particulier – sont à la fois associées aux morts et distinctes d’eux. Un récit de Sarak Kaitak, originaire de Salluit, relate l’histoire d’une femme qui, refusant de pratiquer le cannibalisme lors d’une famine, choisit de ne consommer que les poux de la tête d’un cadavre humain. La femme parvint à survivre mais un peu plus tard, lorsque deux hommes firent sa rencontre, ils la soupçonnèrent de cannibalisme et décidèrent de la tuer. Celle-ci leur conseilla juste d’examiner ensuite son estomac. Les deux hommes la tuèrent comme prévu mais lorsqu’ils ouvrirent son abdomen, ils ne virent que des poux. Réalisant leur faute, ils exprimèrent alors le regret de l’avoir tuée (Ilisituk 2016 : 133). Sarah Kaitak présente ce récit comme une expérience vécue, mais il ressemble étroitement au mythe de l’origine des moustiques que Rasmussen a recueilli de la voix de Inukpasugjuk, à des milliers de kilomètres de là, dans le Kivalliq (Rasmussen 1929 : 271). Ce drame révèle non seulement l’ambiguïté des poux, à la fois source de vitalité et étroitement associés au sang et à la mort, mais aussi l’origine des moustiques puisque, dans la variante de Rasmussen, les poux se transforment en moustiques, acquièrent des ailes et s’envolent finalement de l’estomac de la défunte. Poux et moustiques demeurent ainsi interreliés comme deux suceurs de sang proches mais distincts des cannibales.

Les qupirruit et les amulettes : une fonction protectrice

L’usage des insectes est particulièrement bien documenté eu égard aux amulettes. Sous les effets combinés de la christianisation et de la scolarisation, ces pratiques sont devenues plus rares de nos jours, mais elles sont pourtant loin d’avoir disparu. Jadis, l’ethnologue Franz Boas (1907) a été l’un des premiers observateurs à remarquer l’usage des petites bêtes dans les amulettes qu’il découvrait en Terre de Baffin :

Les insectes et les abeilles cousus à l’intérieur du vêtement sont susceptibles de prolonger la vie. On dit qu’un jour une vieille femme avait cousu des insectes et des abeilles dans le vêtement de son fils en croyant qu’advenant la mort du petit garçon, celui-ci serait en mesure de revenir à la vie tout comme ces animaux revivent au printemps. L’enfant grandit et devint un homme, mourut, puis fut enterré. Or, quelques jours après sa mort, il revint à la vie.

Boas 1907 : 505

Cette présence des petites bestioles dans les amulettes n’est pas accidentelle. Un mythe recueilli par Rasmussen à Igloolik (Rasmussen 1929 : 110-111) explique qu’avant l’arrivée des chamanes et des pratiques chamaniques, les oursins (itiit), que les Inuits désassocient aux petites bêtes (qupirruit), étaient les seuls animaux à disposer du pouvoir de guérir et de prolonger la vie (Laugrand et Oosten 2010 : 6).

Inuksaq, originaire d’Arviat, rappelle l’usage des abeilles en cas d’accouchement difficile :

J’avais des gants lorsque j’étais petit et j’avais une poche dans chacune de mes mitaines. On plaçait dans chacune d’elles deux abeilles de taille adulte et un bébé abeille. On faisait cela afin que, si une femme avait des complications au moment d’accoucher, je puisse être habilité à faciliter l’accouchement.

Bennett et Rowley 2004 : 202

Originaire de Taloyoak (Spence Bay), Mary Ittunga se souvient d’amulettes fabriquées avec des araignées :

Les araignées étaient placées ou appliquées sur des garçons nouveau-nés, probablement aussi sur des petites filles. On disait alors que l’enfant grandirait et deviendrait rapide ou habile pour attraper du gibier à chaque sortie de chasse. Cette pratique qui consistait à placer ou à frotter une araignée sur les mains du bébé faisait partie des amulettes que nous avions.

Mallory 2012 : 139

Ces témoignages montrent que les petites bestioles demeurent associées à la vie et à la mort et que, jadis tout au moins, on considérait que le porteur de ces insectes pourrait comme elles, revivre. On a vu ailleurs que cette capacité des insectes à mourir et à renaître en font des entités chamaniques idéales, comme si les insectes étaient ainsi « des maîtres de la vie et de la mort », pour reprendre ici le titre de notre précédent article (Laugrand et Oosten 2012).

Le missionnaire anglican Julian Bilby (1923 : 233–234) a décrit le cas d’un chamane qui possédait une araignée ou un scarabée cousu à l’intérieur d’un petit morceau de peau, lequel était attaché aux bottes, à la poitrine ou derrière son manteau. En définitive, il semble que les bourdons, les araignées et les abeilles se retrouvaient dans de nombreuses amulettes. Dans les années 1920, Knud Rasmussen (1931: 43) rapporte qu’il trouva un jour dans une collection d’amulettes « une mouche qui donne de l’invulnérabilité du fait qu’une mouche est difficile à écraser, et un scarabée d’eau qui, lui, donne de solides tempes ».

Le bourdon était souvent utilisé dans la fabrication des amulettes. Selon Knud Rasmussen (1931 : 43), « une abeille et toute sa progéniture » cousues dans un morceau de peau attaché au capuchon donnent des « têtes solides ». La connexion établie ici entre l’abeille et sa progéniture laisse entendre qu’il en existe une autre entre l’abeille, la vie (ce qui semble déjà suggéré ci-dessus par le témoignage d’Inuksaq) et la vitalité. Manilaq confia d’ailleurs à Rasmussen que son amulette abeille lui procurait un « pouvoir vital », ce qui expliquait à ses yeux pourquoi il avait encore l’air si jeune en dépit de son grand âge (Rasmussen 1929 : 221-222). Knud Rasmussen (ibid. : 170) rapporte enfin que, si l’on plaçait une abeille vivante sur le dos d’une femme enceinte, puis qu’on la conservait, à la naissance de l’enfant celle-ci pourrait devenir son amulette et assurer à la mère et à son enfant une longue vie.

Les insectes pouvaient également servir d’amulettes aux chiens. Diamond Jenness (1922 : 169) rapporte que Higilak, un Inuk qui appartenait aux Inuits du Cuivre, avait un jour enveloppé un bourdon vivant dans un morceau de tissu et attaché le tout au cou d’un jeune chiot afin de le rendre féroce et intrépide comme l’abeille. Originaire de Kugaaruk (Pelly Bay), Jose Angutinngurniq a confirmé l’existence d’une telle pratique (voir Laugrand et Oosten 2002 : 92-93).

Originaire de Qamanittuaq, Peryouar se souvient qu’une vieille femme fabriquait encore des amulettes avec des bourdons en plaçant ces bestioles mortes dans des peaux de caribou qu’elle attachait à la ceinture (Mannik 1998 : 158). Selon Mariano Aupilaarjuk, un aîné de Kangiq&liniq, les Inuits plaçaient, à l’occasion, des igutsaup siggungit, « ce qui ressemble à des dards de bourdons », sur le dos d’une personne qui perdait sa vitalité, ce qui l’empêchait de mourir (Saladin d’Anglure 2001 : 29).

De façon comparable à celui du moustique, évoqué précédemment, les abeilles jouaient parfois aussi un rôle d’annonciatrices dans les rêves. Alain Ijiraq, un aîné d’Iglulik, raconte le rêve perturbant qu’il fit un jour à Avvaja :

J’ai fait le rêve qu’une abeille était venue nous voir. Cette abeille était bien distincte des autres abeilles que j’avais vues jusqu’ici. Elle avait une vraie bouche et elle me poursuivait. Je tenais un couteau dans les mains et je l’ai alors coupée en deux. À cet instant, une autre abeille est apparue juste à l’endroit où j’avais tranché la première et elle s’est mise à lécher le cadavre de l’autre. Ces deux abeilles avaient toutes les deux des yeux. Dès que l’abeille a commencé à lécher sa voisine, celle-ci s’est recomposée, les deux morceaux se sont ressoudés et l’abeille a repris sa taille initiale, et les deux abeilles ont alors commencé à se diriger vers moi. C’est à cet instant que je me suis réveillé. Le rêve a été bref mais j’ai réveillé mon partenaire et lui ai raconté cet étrange récit en lui disant que je me sentais désespéré. Et c’est exactement ce qui s’est passé ensuite. Peu de temps après, j’allais tomber accidentellement dans l’eau à travers la glace.

Ijiraq, IE 231

Ce rêve montre le pouvoir régénérateur des abeilles. Dans ce cas, celles-ci annoncent de bien mauvaises nouvelles : un grave accident. Parfois, pourtant, les abeilles en apportent de bonnes. Randa (1994 : 392) indique que, lorsqu’un bourdon est aperçu sur le rivage, les Inuits y voient un signe du retour des poissons. En somme, on retiendra le pouvoir de divination des abeilles et des bourdons qui, reliant différents mondes – celui des morts et des vivants, de la terre et de la mer –, annoncent des événements à venir. Nous avons décrit ailleurs comment le bourdon jouait un rôle dans les initiations chamaniques, d’où les craintes que l’apparition de telles petites bêtes pouvait occasionner. Dans les récits recueillis (Laugrand et Oosten 2012 : 65-66), on se souvient des gestes de Felix Kopak qui parviendra de justesse à éviter son initiation. Ce pouvoir terrifiant des abeilles et des bourdons tient aussi au fait que l’âme inuite est conçue comme une miniature, de sorte qu’à cette échelle ces petites bestioles paraissent encore plus imposantes, elles entrent par tous les orifices et vous dévorent de l’intérieur. Une autre caractéristique qui fonde les craintes qu’elles génèrent auprès des humains tient donc à leur capacité d’agir à différentes échelles, à être très mobiles et rapides.

Les qupirruit : des tricksters chamaniques et des messagers

Le pouvoir divinatoire des petites bestioles est un aspect sur lequel bien des recherches demeurent nécessaires à entreprendre. Dans le livre de Mallory, les témoignages des aînés convergent pour montrer que cet aspect est un attribut fondamental des petites bestioles.

Sylvia Inuaraq rapporte ce témoignage de Celestin Erkidjuk, qu’elle a interviewé en juillet 2006 au sujet des poux : « Jadis, lorsqu’une personne avait des poux et n’était pas en bonne santé, les gens pouvaient vous dire si la personne allait survivre ou décéder, en observant juste la direction que les poux prenaient lorsqu’ils se déplaçaient. » (Mallory 2012 : 18)

Peter Suvaksiuq, originaire d’Arviat (Eskimo Point), est allé plus loin en indiquant que les qupirruit aident les gens à rêver, donc à communiquer avec leurs défunts-ancêtres :

Nous savons que les insectes ont de nombreuses pattes. Un jour, j’en ai mis un dans un morceau de papier toilette car je voulais rêver. Ces petites bêtes vous aident vraiment à rêver. Il y a des chenilles là-bas. Si vous placez une chenille sous votre oreiller, c’est certain que vous allez rêver.

Oosten et Laugrand 2007 : 112

Ce témoignage de Peter Suvaksiuq est remarquable. Il confirme clairement la capacité des petites bêtes à deviner. Cette association rêve-divination reste à documenter et on peut se demander si le pouvoir divinatoire des qupirruit ne tient pas à leur capacité d’entrer en contact avec d’autres mondes, dont celui des défunts. Une gravure de Leah Qumaluk à Puvirnituq (Povungnituk Cooperative Society 1966 : 20, #285) ainsi qu’un rêve de chenilles et de serpents que Rachel Uyarasuk a relaté à des étudiantes du Nunavut Arctic College (Oosten, Laugrand et Rasing 1999 : 34) illustrent ce point.

Les propriétés chamaniques et divinatoires des petites bêtes apparaissent de manière assez récurrente dans l’ethnographie disponible. C’est le cas des araignées, comme le montre le témoignage de Orulo à Rasmussen :

Un jour, on entendit une femme crier dans les tentes, elle disait : « Ici, venez voir, vite, venez vite ! » On se mit tous à accourir et l’on a pu voir une araignée descendre sur le sol. On ne savait pas vraiment d’où elle provenait ; on aurait dit qu’elle descendait du ciel. Nous l’avons tous vue. Un silence gagna alors les tentes. Nous savons que, lorsqu’une araignée descend du ciel, cela signifie que quelqu’un va mourir. Et cela s’est vérifié : lorsque des gens arrivèrent de la côte, on apprit que quatre hommes avaient péri à bord de leur kayak.

Rasmussen 1929 : 51-52

Contrairement aux autres humains, effrayés par les qupirruit, les chamanes savaient les utiliser à loisir afin de mieux prédire et envisager l’avenir. Luke Anautalik, qui était considéré comme un chamane par son épouse Mary Anautalik et sa belle-soeur Eva Muquyunnik, se laissa longuement filmer à Arviat en train de manipuler un insecte (voir fig. 2). Originaire de Qamanittuaq, Sila Aittuq a expliqué à Brenda Qiyuk, en juillet 2006, qu’en manipulant une abeille, un chamane pouvait faire venir des caribous, eux-mêmes appelés « les poux de la terre » en langue chamanique : « J’ai entendu qu’on pouvait attraper cette bestiole, placer quelque chose autour d’elle et la laisser sur le sol. Je ne sais pas s’il s’agissait d’une plaisanterie, mais on dit que lorsqu’on faisait cela on retrouvait ensuite des caribous aux alentours. » (Mallory 2012 : 101) Inversement, maltraiter un insecte génère le malheur et l’infortune. Kalluk Palituq l’a confié à Rebecca Hainu en juillet 2006 : « Les gens ne devraient pas utiliser les insectes pour faire peur aux autres, et surtout pas le bourdon (iguttaq). Il est bien connu que les bourdons vont alors chercher à se venger sur celui qui s’est moqué d’eux. » (Mallory 2012 : 133)

Figure 2

Luke Anautalik observant un insecte dans sa main, Arviat, 2000

Luke Anautalik observant un insecte dans sa main, Arviat, 2000
Photo : Frédéric Laugrand

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Figure 3

Oeuvre de Nick Sikkuark qui la commente ainsi : « Je me suis transformé en asticot en utilisant mes pouvoirs chamaniques juste pour m’amuser. Et maintenant je suis confus car tout est différent, la terre comme le ciel » (2003, crayon de couleur)

Oeuvre de Nick Sikkuark qui la commente ainsi : « Je me suis transformé en asticot en utilisant mes pouvoirs chamaniques juste pour m’amuser. Et maintenant je suis confus car tout est différent, la terre comme le ciel » (2003, crayon de couleur)
Source : Kardosh 2003 : 85, fig. 29

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Figure 4

Oeuvre de Nick Sikkuark qui la commente ainsi : « Ce défunt qui est devenu un esprit voyage sous la terre et sous la banquise. Il se déplace si vite qu’il brûle la terre. C’est un bon esprit qui aide les infortunés » (2003, crayon de couleur)

Oeuvre de Nick Sikkuark qui la commente ainsi : « Ce défunt qui est devenu un esprit voyage sous la terre et sous la banquise. Il se déplace si vite qu’il brûle la terre. C’est un bon esprit qui aide les infortunés » (2003, crayon de couleur)
Source : Kardosh 2003 : 75, fig. 24

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De nos jours, les aînés indiquent encore que les humains ne doivent jamais torturer ou maltraiter les moustiques et autres petites bestioles,, au risque d’en payer le prix ou de subir un traitement similaire (Laugrand et Oosten 2010 : 13 ; Randa 2003 : 462)

Figure 5

Humain qui se transforme en ver

Humain qui se transforme en ver

Sculpture de Nick Sikkuark, 1996, bois de caribou, os de baleine et fourrure

Source : Wight 2000 : 42, fig. 33

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Peter Suvaksiuq a, lui, insisté sur le fait que les insectes étaient minuscules mais extrêmement puissants et souvent à l’oeuvre dans les initiations chamaniques. Dans son ouvrage sur les traditions des Inuits de Qamanittuaq, Hattie Mannik (1998 : 217) rapporte plusieurs cas d’attaques perpétrées par des bourdons et mises en rapport avec une forme d’initiation chamanique. Nous avons décrit l’attaque d’un bourdon (iguptaq) que subit un jour Felix Kopak qui entendit le vrombissement de la bête depuis le rivage. Kopak s’est réfugié sous sa tente, mais à peine sorti de l’eau le bourdon fit trembler la terre autour de lui. Sans arme et transi de peur, Kopak explique qu’il saisit un vieil os et un harnais à chiens qu’il jeta vers l’intérieur des terres, obligeant ainsi le bourdon à reprendre la direction de la mer (Laugrand et Oosten 2012 : 65). Originaire d’Iglulik, George Agiaq Kappiannaq a, quant à lui, relaté le cas de sa mère :

Ma mère m’a raconté comment un bourdon l’a un jour approchée pour devenir son esprit auxiliaire, elle avait eu très peur. Elle pouvait entendre le bourdon, mais elle ne pouvait pas le voir. Cela s’était produit sur la banquise, pendant qu’elle chassait le phoque. Alors qu’elle marchait vers un autre village en compagnie d’une vieille femme, elle continuait à entendre le bruit du bourdon. C’était tard dans la nuit et le bruit paraissait incessant. Parfois il l’entourait, comme s’il cherchait un endroit pour entrer dans son corps. Si le bourdon y était parvenu, il serait devenu son esprit auxiliaire. Cela faisait le même bruit qu’un bzzz ordinaire de bourdon. Lorsque ma mère a raconté cette histoire, son compagnon lui a dit que c’était un bourdon de l’océan.

Kappianaq, IE 458

Mais d’autres petites bestioles comme les vers étaient manifestement tout aussi qualifiées pour transformer une personne en chamane. Suvaksiuq rapporte ce qu’il entendu un jour de Piqqa’naaq – qui transmit à son fils Nanauq la bible en anglais qu’il utilisait à des fins chamaniques :

Pingusat, qui était notre aîné à Sikuligjuaq, nous a confié que la terre possède en elle des auppirniit, des vers qui vivent en profondeur. Ceux qui voulaient devenir des angakkuit, des chamanes, devaient prendre du lichen et le placer sur leur bras. Cela signifiait qu’ils voulaient que des vers dévorent leurs corps lorsqu’ils mourraient. Lorsqu’une personne qui voulait devenir chamane procédait de la sorte, elle devenait très puissante. Un jour, j’ai moi-même mis des vers sur mon bras, mais je n’arrivais plus du tout à dormir. Dès que ces derniers se tortillaient, je n’arrivais plus à trouver le sommeil. Ceux qui faisaient cela pour devenir des chamanes ont vraiment dû fondre. Ils ne devaient pas du tout tressaillir lorsque les vers commençaient à remuer. Je peux vous dire que c’est très difficile de ne pas bouger quand on sent ces vers se tortiller sur notre bras.

Oosten et Laugrand 2007 : 205

Ce témoignage de Suvaksiuq montre que les représentations chamaniques n’ont pas cessé de se transmettre avec la christianisation. Mais son témoignage indique l’importance de ne pas avoir peur pour pouvoir être initié par les esprits. En ce sens, il évoque des conceptions qu’Ann Fienup-Riordan documente à propos des Yup’iits d’Alaska (voir son article dans ce numéro). Avec la christianisation et la disparition du chamanisme, cette fonction initiatique ou chamanique des qupirruit a visiblement perdu de son actualité. Abeilles et bourdons demeurent des motifs importants pour les artistes, mais leur charge symbolique est devenue plus positive, même si ces entités n’ont pas complètement perdu leur ambiguïté.

Parmi les sculpteurs qui représentent des qupirruit, Nick Sikkuaq occupe une place singulière. Né à Garry Lake, le 21 mai 1943 et décédé le 13 décembre 2013, Sikkuaq est un orphelin qui a été adopté par les missionnaires oblats. D’origine netsilik, il a vécu dans les communautés de Uqsuqtuuq (Gjoa Haven) et de Kugaaruk (Nunavut) et a pour caractéristique d’avoir été hanté toute sa vie par les petites bestioles. Il est l’un des rares Inuits, avec son frère, à avoir suivi une formation spirituelle pour devenir prêtre, avant de renoncer. Artiste reconnu, il laisse derrière lui un corpus important de dessins et d’oeuvres où les petites bestioles, et notamment des vers qui circulent sur la terre, occupent une place majeure (voir Kardosh 2003 : 56-57, 74, 84). La centralité de ce thème dans son oeuvre s’explique probablement par cette fascination qu’il a gardée pour le monde invisible. D’autres représentations d’insectes figurent dans un livre publié par Seidelman et Turner (1993 : 25) et dans Wight (2001 : 46).

D’autres artistes ont représenté des qupirruit en mettant en relief leur pouvoir de transformation, comme l’a fait Pudlo Pudlat (1990 : 116) par exemple lorsqu’il a dessiné une araignée en train de se transformer en chien.

Figure 6

Araignée, dessin de Pudlo, 1970-1973

Araignée, dessin de Pudlo, 1970-1973

Commentaire de Pudlo : « Je voulais dessiner une araignée, mais comme vous le voyez, je n’ai pas fait un très bon travail… En dessinant, le crayon lui-même a commencé à faire la tête d’un chien, et c’est comme ça que cela s’est terminé »

Source : Routledge et Jackon 1990 : 116, fig. 30. Collection West Baffin Eskimo Co-operative, Cape Dorset

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De nombreux mythes inuits mettent en scène des insectes, en particulier des abeilles et des bourdons. L’épopée de Kiviuq, par exemple, un grand mythe connu dans toutes les régions de l’Arctique, relate comment ce chasseur qui a perdu son kayak dans une tempête, effectue un grand voyage au cours duquel il rencontre de nombreux êtres non humains. L’un des épisodes du mythe relate sa rencontre avec Ivigtarsuaq, la grande abeille. La plupart de ces interactions sont violentes et sanglantes, comme nous l’avons montré dans un article précédent sur les insectes (voir Laugrand et Oosten 2010).

De nos jours, les petites bêtes semblent globalement perçues de plus en plus positivement par les sociétés inuites. Au Nunavut comme au Nunavik, elles intéressent de plus en plus de chercheurs qui, à leur tour, présentent d’autres informations, leurs savoirs étant plus ou moins compatibles avec ceux des Inuits. Les écoles s’efforcent aussi de distiller, plus ou moins consciemment, une nouvelle approche face aux qupirruit. Un exemple suffira.

Dans un manuel destiné aux enfants et publié par l’Institut culturel Avataq (2006), trois mythes relatifs à des interactions entre des petites bêtes et des Inuits sont présentés. Deux récits ont attiré mon attention, celui de la femme qui adopta une chenille (auvvik) et celui de la femme qui adopta un bourdon (igutsaq). Dans les versions les plus anciennes rapportées par Rasmussen (1929 : 268-269 ; 1930 : 33 ; 1931 : 401 ; 1932 : 279 ; voir aussi l’article de Randa dans ce numéro), ces rencontres se terminent mal pour les humains, de même que par la mort violente des insectes. Les insectes y apparaissent comme des parasites, des êtres insatiables qui se nourrissent de sang et de lait et qui finissent par tuer les humains. Or, dans les versions publiées par Avataq, ces aspects n’apparaissent plus tout à fait de la même manière (voir encadré).

Figure 7

Femme chenille avec enfant

Femme chenille avec enfant

Sculpture de Barnabas Arnasungaaq, 1980, pierre

Source : Dyck et Hessel 2009 : 196

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Dans le mythe le plus ancien, les éléments soulignés marquent les différences observables par rapport à la version récente du même mythe. On y observe quasiment les mêmes séquences mais il est bon de remarquer que, dans la première version, l’adoption de la chenille est décrite de manière beaucoup plus péjorative que dans la seconde où l’insecte est, au contraire, présenté comme un bon adopté. Quelques lignes plus bas, une section intitulée « Le saviez-vous ? » renforce ce sentiment car le texte énonce un propos dont on ne sait d’ailleurs pas s’il émane des Inuits ou des responsables en éducation : « On dit qu’une personne qui sauve une auvvik en la retirant de la neige pour la poser sur le sol sec vivra plus longtemps. » Et les enfants sont ensuite invités à se déguiser en chenilles. Plus exactement, dans les versions plus anciennes, les enfants sont invités à faire la course en se mouvant à la façon d’une chenille, le plus rapidement possible (puis éventuellement le plus lentement possible) jusqu’à une ligne d’arrivée, marquée au sol. Ces gestes évoquent des jeux anciens durant lesquels les enfants jouaient à se poursuivre en imitant le comportement ou le mode de déplacement prêté à certaines qupirruit. Dans sa thèse sur le jeu inuit, Céline Petit (2011 : 129-131) décrit un jeu d’imitation des petites bestioles :

Par le passé, les jeunes Iglulingmiut jouaient également à kinguujaq- (« agir comme des gammares »), en cherchant à imiter le comportement de ces petits crustacés, en particulier dans leurs déplacements : « On essayait de se mouvoir à la façon des gammares (kinguktitut ingiqranasukłutik). On simulait surtout leur déplacement sur une surface mouillée et glissante, à l’extérieur de l’eau, lorsqu’ils progressent plus difficilement puisque ce sont avant tout des êtres aquatiques (tariurmiutait) » (A. Ulaajuruluk, Iglulik, 2004 ; notre trad.). Alignés les uns derrière les autres, les joueurs s’efforçaient d’avancer en rampant de côté, ou en se tortillant sur le flanc, chacun tentant de rattraper celui devant. Cette pratique intégrait aussi une dimension comique importante.

Autre jeu supposant l’interprétation d’un non-gibier (pour les hommes), iguttaujaq- était pratiqué en extérieur par les enfants. L’un des joueurs représentait un bourdon poursuivant les autres participants (investis vraisemblablement d’une identité humaine), pour tenter de les attraper et de les « piquer ». La possession d’un dard (iguut : « qui sert à piquer ») constitue en effet l’une des caractéristiques symboliques de cet insecte, connu pour sa tendance à s’approcher des humains.

Il n’est guère possible de comparer ici les deux autres mythes sur le pou et le bourdon, mais une fois de plus les récits mettent en scène des adoptions qui, dans les textes les plus anciens, tournent mal alors que ce n’est plus le cas dans ces récits récents adressés aux enfants.

De nouveau, quelques lignes placées en dessous du récit de la femme qui avait adopté un bourdon (igutsaq) sont révélatrices d’une attitude positive. Une chanson est même enseignée aux enfants à qui on doit demander – selon le manuel du professeur – d’imiter leur manière de se déplacer et de bourdonner (cf. remarque ci-dessus), puis de chanter Anirraujisivunga : « Je ramènerai un bébé abeille à la maison, ma mère sera fière de moi, je ramènerai un bébé abeille à la maison, Buzz, buzz, buzz. Oh ! Je viens d’être piqué ! » Cet exemple n’est pas unique car les qupirruit envahissent également les livres pour enfants, comme c’est le cas dans plusieurs ouvrages publiés par la maison Inhabit Media où l’on retrouve une femme-chenille (Nunatsiaq News 2017).

Alors que, dans les sources anciennes, les bourdons et abeilles apparaissent comme des entités dangereuses qui assaillent littéralement les humains mais qui, a contrario, sont susceptibles de les initier au chamanisme ou de leur annoncer des événements à venir, dans les versions plus récentes ces dangers ne sont plus mentionnés. Dans les textes contemporains (dans un seul ouvrage cependant), les qupirruit semblent à peine différenciées des autres animaux alors qu’elles occupaient une place à part dans la cosmologie. Pour de multiples raisons, ils n’inquiètent plus autant les humains, sauf pour les désagréments qu’ils peuvent encore leur causer, ou pour les changements environnementaux qu’ils annoncent.

Dans certains groupes pentecôtistes et évangéliques, la vision de qupirruit indique maintenant une présence diabolique, mais les sources ethnographiques ne sont pas assez riches pour élaborer davantage sur cette moralisation du chamanisme que des anthropologues, à l’instar des travaux de Jean-Pierre Chaumeil, ont observée sous d’autres latitudes, et qui consiste à faire des esprits chamaniques et ambivalents de jadis des êtres bons ou mauvais. Un cas documenté est rapporté au Nunavik, en mars 1999, par la journaliste Jane George à Akulivik qui décrit le cas d’une femme dans la trentaine déclarée, « possédée par le diable », et qu’on a soumise ensuite à un exorcisme, après qu’elle se soit mise à se prendre pour une « mauvaise araignée » (voir Laugrand et Oosten 2009 : 258-259).

Conclusion

Les qupirruit sont loin d’avoir livré tous leurs secrets et des recherches anthropoentomologiques seraient souhaitables pour mieux saisir leurs rôles au sein des savoirs et des cosmologies inuits. Les qupirruit ont en partie perdu leurs fonctions protectrices avec la disparition de la plupart des amulettes. Aujourd’hui comme jadis, elles restent des entités ambivalentes dont on se méfie et avec lesquelles on préfère éviter le contact. Les qupirruit ont visiblement perdu aussi en partie leur référence explicite aux traditions chamaniques mais elles suggèrent parfois une relation démoniaque. Elles demeurent des motifs secondaires pour les artistes qui préfèrent s’inspirer d’autres animaux (ours, caribou, etc.) mais savent fort bien les reproduire. Dans ce cas, les qupirruit indiquent, de manière redondante et sur le mode indiciaire, la présence de l’invisible, des défunts, de mondes autres. Les qupirruit restent des entités qui relient des mondes différents et séparés. À une époque où les entomologistes en font des acteurs majeurs de la biodiversité et de la préservation de l’environnement, les Inuits continuent à les percevoir comme des entités capables d’annoncer des événements à venir, un rôle divinatoire qu’ils partagent avec certains oiseaux mais pas avec les autres animaux.

Inversement, les qupirruit conservent un lien étroit avec la mort. À cet égard, l’interdiction de consommer de la viande de morse au risque que d’en mourir lorsque celle-ci est contaminée par la trichinella (une espèce de nématodes ayant l’aspect de vers parasites intestinaux difficiles à voir à l’oeil nu) a tout pour entretenir l’idée qu’en dépit de leur taille minuscule les qupirruit peuvent provoquer la mort[6].

De façon plus générale, cette étude de cas ouvre une discussion plus large sur la question de l’évolution et de la transformation des rapports et des conceptions que les humains ont avec les animaux (Randa 2002 ; Laugrand et Oosten 2014). Peut-on imaginer que ces conceptions demeurent stables ou qu’elles varient avec l’histoire ? Eu égard aux Inuits, et certes avec des matériaux ethnographiques encore fragmentaires, nous avançons l’hypothèse que ces conceptions changent – quoique de façon assez lente – sous les effets combinés de la christianisation, de la sédentarisation, de la scolarisation et, aujourd’hui, du réchauffement climatique. Les artistes conservent pourtant bien l’idée centrale selon laquelle les qupirruit proviennent d’autres mondes. En cela, les petites bestioles peuvent devenir moins effrayantes que jadis et disparaître du quotidien, elles continuent pourtant de hanter les imaginaires. Imprévisibles ou invisibles, elles incarnent, à l’instar des tricksters, des transformations. Enfin, elles annoncent des événements à venir.

Hier comme aujourd’hui, les qupirruit demeurent ainsi des messagères de l’invisible.