Corps de l’article

Il existe peu de travaux approfondis sur la place des insectes dans les cosmologies autochtones d’Amérique du Nord, et rares sont les études sur les savoirs ethno-entomologiques locaux (Laugrand et Oosten 2012 : 54). La côte Nord-Ouest ne fait pas exception à la règle : les données sur les insectes sont lacunaires et très éparpillées, ce qui ne facilite pas les recherches actuelles et génère une certaine frustration car la nature des informations ne permet pas de répondre aux questions que l’on se pose. Les insectes sont présents dans la mythologie et l’art de cette région, mais n’y tiennent pas un rôle de premier plan, si on le compare à celui d’autres animaux qui partagent le même écosystème avec les peuples de la côte Nord-Ouest ou qui habitent leur imaginaire.

Dans un article de 1925, l’archéologue et ethnographe Harlan I. Smith note que les insectes n’ont pas fait l’objet d’une observation attentive chez les Bella-Coolas (Nuxalks), contrairement à celle des mammifères et des plantes. Il note que les Nuxalks pensaient que le dard du bourdon se trouvait dans la bouche, et qu’ils n’avaient pas établi la relation entre les abeilles et le miel (1925 : 438). À propos des Tlingits, l’ethnologue Frederica de Laguna (1972 : 832) remarque : « Curieusement pour des gens qui sont importunés par les morsures de moustiques et de moucherons, les Tlingits de Yakutat ont peu de choses à en dire. » Doit-on faire l’hypothèse que le manque d’intérêt porté aux insectes par les sociétés concernées se traduit par l’absence de données précises et détaillées sur ces petits animaux dans les ethnographies ? Ou peut-on penser que les premiers ethnographes qui ont mené des enquêtes de terrain à partir du dernier quart du xixe siècle ont été plus fascinés par les orques, ours, corbeaux et loutres de mer que par les guêpes ou les papillons ? Aucun travail de taxonomie des êtres vivants n’a été systématiquement entrepris dans cette aire culturelle, sauf peut-être pour les plantes, comme l’attestent les travaux de Nancy Turner (2014, 2016).

La consultation des dictionnaires des langues de la côte Nord-Ouest ne permet pas d’identifier un taxon supra générique désignant la catégorie « insecte ». Il serait intéressant de mener des investigations plus approfondies sur le sujet pour savoir s’il existe un terme qui engloberait certaines espèces d’insectes et en exclurait d’autres. Une exception à ce constat : selon l’ethnobotaniste Nancy Turner, les Salishs Okanagans classent les insectes et les araignées dans la catégorie de « ceux qui n’ont pas de sang », les vers, les grenouilles et les serpents, dans celle de « ceux qui rampent », dont un représentant d’une espèce est le « maître » ou le « chef » (Turner 2016 : 7). Le vocabulaire se rapportant aux insectes ne révèle pas, semble-t-il, un système de classification très précis, si ce n’est qu’il définit des catégories larges incluant par exemple des insectes d’un même ordre tel celui des hyménoptères : chez les Nuxalks un seul terme dénomme le frelon, la guêpe et le bourdon (Smith 1925 : 43) ; il en va de même chez les Tlingits, où le même mot est utilisé pour désigner l’abeille et la guêpe (Edwards 2009 : 355), et chez les Nuu-cha-nulths pour nommer l’abeille, la guêpe et le frelon (Sapir et Swadesh 1939 : 298). En revanche, le terme dénotant les moustiques ne s’applique qu’à cet insecte. Selon Belton (1983), on identifie en Colombie-Britannique cinq genres et une quarantaine d’espèces de moustiques réparties entre six zones écologiques.

On sait que les gens se protégeaient des insectes par l’utilisation de certaines plantes comme répulsifs (Turner 2014 : 1, 383), mais on sait peu de choses sur leurs propriétés médicinales ou sur les tabous qui leur sont associés. Les insectes n’étaient pas consommés dans la région (Smith 1925 : 437), alors qu’ils constituaient une ressource nutritive pour les populations résidant dans d’autres parties du territoire nord-américain, comme le Grand Bassin et la Californie, par exemple (Skinner 1910).

Dans cet article, on insistera sur le statut singulier des insectes dans la mythologie de la côte Nord-Ouest, et tout particulièrement sur celui des moustiques, pour lesquels on dispose de mythes d’origine pour l’ensemble des sociétés, contrairement aux guêpes, abeilles et autres bourdons ou libellules. On montrera comment les moustiques – ces insectes piqueurs et dévoreurs – ont partie liée avec les monstres anthropophages et le thème de la dévoration, de la mort et de la renaissance, concepts qui sont au coeur du système de représentation d’une partie des sociétés de cette région. On trouve des insectes dans la catégorie des esprits rencontrés par les ancêtres et ils interviennent dans une série de danses appartenant au cycle des cérémonies d’hiver. Certains relèvent aussi de la catégorie des esprits auxiliaires, et leur aide peut être bénéfique aux guerriers et aux chamanes. Les insectes (moustiques, guêpes, abeilles, bourdons) sont représentés sous forme de masques chez les Kwakwaka’wakw, Nuxalks, Tsimshians, Tlingits. Ils sont figurés sous forme de blasons sur des supports matériels tels que des mâts héraldiques chez les Kwakwaka’wakw et les Tsimshians, ou des cloisons cérémonielles chez les Tlingits, ou encore sous forme de tatouages comme chez les Haïdas, par exemple.

Chaque groupe ethnique assigne des attributs et des qualités spécifiques à tel ou tel type d’insecte qui intervient dans des cadres rituels singuliers. Bien qu’il y ait des correspondances et des ressemblances, on ne peut toutefois pas tenir un discours général sur la nature et le statut des insectes à l’échelle de la côte Nord-Ouest.

Origine des moustiques

À l’instar des mythes des sociétés sibériennes (koriak, yakoute, yugkagir et toungouse, par exemple) et athapaskanes, les mythes de la côte Nord-Ouest attribuent l’origine des moustiques à la consumation par le feu d’un monstre anthropophage – ogre ou ogresse – souvent victime de la tromperie d’humains qu’il a voulu détruire (Boas 2002 : 658)[1]. Des cendres de son corps calciné naissent des moustiques et des moucherons, reliquats certes nuisibles, mais moins dangereux que les ogres dont ils sont issus. D’autres insectes piqueurs (guêpes, frelons, bourdons) sont mentionnés dans la mythologie, mais ne font pas explicitement l’objet d’un mythe d’origine.

Commun à l’ensemble des sociétés de la côte Nord-Ouest, le thème de la transformation du corps d’un monstre en moustiques apparaît sous différentes formes selon les groupes concernés. Le mythe d’origine des moustiques est souvent présenté comme un mythe autonome, mais peut aussi constituer un des thèmes enchâssés dans le récit narrant les exploits d’un héros décepteur tel Corbeau, comme c’est le cas chez les Tlingits, par exemple ; il apparaît aussi comme un des motifs du mythe d’acquisition du rituel cannibale par les Kwakwaka’wakw. Dans ce contexte régional, on a affaire à un mythe emprunté par une tribu à une autre avec une même structure, les versions du mythe au sein d’une même société ou de chaque société concernée n’étant, comme on le verra, que des variantes les unes des autres. Chacune des versions met en scène des acteurs particuliers qui, tous, se nourrissent de chair humaine, consommée sous forme crue, mais le plus généralement fumée ou séchée, à la manière dont sont préparés les saumons à des fins de conservation et de stockage chez les peuples de cette région. À cet égard, est établie une analogie entre la chair humaine et celle des saumons, les animaux et les humains étant faits d’une même substance dans la cosmologie des sociétés wakashanes (Kwakwaka’wakw, Haislas, Heiltsuks, Nuucha-nulths), les techniques de préparation de la chair humaine utilisées par l’ogre sont les mêmes que celles des humains pour la conservation du poisson à des fins de stockage. Dans les mythes, les victimes sont tuées par aspiration de leur sang ou de leur cervelle, leur corps comme celui des saumons est mis à sécher et à fumer sur des claies en bois. Ce sont souvent de jeunes chasseurs imprudents, à la recherche de membres de leur famille ayant mystérieusement disparu ; ils s’aventurent dans des territoires dangereux – les montagnes ou l’arrière-pays – où vivent les animaux mais aussi où résident des esprits puissants qui, pendant l’hiver, se rendent parmi les humains et leur octroient des richesses et des biens symboliques.

Chez les Awikinuxw (appartenant avec les Heiltsuks et les Haislas à l’ensemble des Kwakwaka’wakw septentrionaux), l’origine des moustiques est indissociablement liée à l’esprit cannibale Baxbakwalanuksiwe (Mangeur-d’hommes-à-l’embouchure-de-la rivière) [Boas 1897 : 394 ; voir aussi Curtis 1915 : 160 ; Boas 1966 : 173 ; Goldman 1975 : 10 ; Hilton et Rath 1982]. Le récit est le suivant :

Quatre frères – fils du chef Nanwakawe – partent chasser la chèvre de montagne. Chemin faisant, ils aperçoivent une maison d’où sort une fumée rouge, la demeure de Baxbakwalanuksiwe. Malgré les interdictions, ils y pénètrent et font connaissance avec son épouse[2] qui berce son enfant, lequel est soudain attiré par le sang qui coule de la blessure à la jambe du plus jeune des frères. Comprenant le danger qui les guette, ils quittent la maison, poursuivis par le monstre cannibale. Ils réussissent à s’enfuir et à gagner du terrain en jetant des objets qui se transforment magiquement en autant d’obstacles destinés à ralentir la course du monstre. Baxbakwalanuksiwe arrive dans le village des jeunes chasseurs, accueilli par Nanwakawe qui lui promet de tuer ses enfants et de les lui offrir en festin. En réalité, il leur substituera de la viande de chien. Baxbakwalanukwiwe revient le lendemain avec sa femme – fille du chef et soeur des chasseurs – et ses enfants. Le chef les reçoit selon les règles protocolaires et les fait assoir près du feu. Il raconte une histoire qui assoupit le monstre et sa famille. Auparavant, Nanwakawe avait fait creuser une fosse recouverte de planches dans laquelle il précipitera les dormeurs, sur lesquels il jettera des pierres brûlantes pour les faire cuire[3]. Après un certain temps, Nanwakawe et ses fils sortent les corps réduits en cendres (ou en morceaux). Le chef disperse les cendres (ou les morceaux) dans toutes les directions en chantant : Baxbakwalanuksiwe, « Tu vas poursuivre les futures générations. Tu seras transformé en moustiques ».

Boas 1897 : 401 ; 1921 : 1232-1233 ; 1928 : 49-55, 2002 : 364-365

Le mythe se termine par la seconde visite des chasseurs dans la maison du monstre accompagnés de leur soeur qui octroie à sa famille le privilège de détenir le rituel hamaća ou cannibale, et la renaissance de membres du groupe qui avaient disparu.

Dans la variante recueillie par Curtis (1915 : 165-170), l’épouse de Baxbakwalanuksiwe attise le feu qui a consumé le corps de son époux, en agitant un tapis en écorce qu’elle a plié en plusieurs morceaux; les cendres se transforment en moustiques, phlébotomes et chrysopes ; s’adressant aux insectes, elle dit : « Vous serez désormais des cannibales. Vous serez toujours à la recherche de sang humain ! »

Une version appartenant aux traditions des Lekwildaxw, le groupe le plus méridional des Kwakwaka’wakw, est muette sur l’acquisition du rituel cannibale, mais décrit ainsi l’origine des moustiques :

Dame Ourse-Noire et Dame Grizzli, les deux épouses de Pic, rivalisent pour l’amour de leur mari. La seconde, mal aimée de son mari parce que fainéante, tue Dame Ourse-Noire par jalousie. Les enfants de cette dernière se vengent en exterminant la progéniture de Dame Grizzly qui se met à leur poursuite. Ceux-ci se réfugient au sommet d’un arbre au bord d’un lac. Apercevant leur reflet dans l’eau, elle tente de déraciner l’arbre, mais en est empêchée par Troglodyte qui pénètre dans son ventre et menace de la réduire en cendres. Dame Grizzli mord Troglodyte qui, en représailles, allume un feu qui se consume à l’intérieur de l’ogresse. Les enfants soufflent sur ses cendres qui se transforment en moustiques et en taons. Le plus âgé s’adresse tour à tour aux moustiques et aux taons en leur disant : « Vous serez les moustiques et les taons [qui tourmenteront] les générations futures ».

Boas et Hunt 1908 : 21-22

On retient que le monstre cannibale mâle ou femelle périt par le feu – il est rôti jusqu’à en être calciné et transformé en cendres. S’opère un changement d’échelle : de géant qu’il était, il est transformé en insectes de petite taille –, et un changement de degré : de monstre anthropophage, il est réincarné en insectes hématophages, certes nuisibles, mais qui ne mettent pas la vie des hommes en danger. Ne pouvant être détruit, il reste lui-même, mais il a perdu la force de son pouvoir sous son nouvel avatar (Reid 1976 : 419). La logique à l’oeuvre dans l’association entre ogres et moustiques est évidente : les uns et les autres dévorent les humains mais il y a inversion : les ogres mangent généralement les humains sous forme de nourriture cuite tandis que les moustiques se nourrissent de sang. La chair des victimes de Baxbakwalanuksiwe, à l’instar de celle des saumons, a été séchée et/ou fumée et détient, en tant qu’aliment séché, un potentiel de vie, les morts étant susceptibles d’être réanimés par l’aspersion d’un élixir de vie, avant de réintégrer le groupe social à la fin du mythe (ibid. : 419).

Chez les Tsimshians, le thème de l’origine des moustiques a également partie liée avec un monstre, le chef du peuple des Moustiques. Le monstre apparaît parfois sous le nom de Nez-Tranchant ou Bec-de-Verre, avec pour caractéristique principale d’être doté d’une trompe en cristal, dont il se sert pour aspirer le sang de ses victimes, d’où une homologie évidente entre l’ogre et le moustique, le moustique étant muni d’une trompe pour piquer les humains (et les animaux). Les versions tsimshianes se rapprochent cependant plus des versions nuxalks (ci-dessous) que de celles des Heiltsuqs ou des Kwakwaka’wakw, même si la structure est semblable : certains motifs comme ceux du coeur invulnérable du monstre, le reflet des fuyards dans l’eau, l’ogre ou l’ogresse qui meurt de froid, sont présents dans les traditions de ces deux sociétés. Voici une version tsimshiane :

Un groupe de dix jeunes chasseurs partirent à la chasse avec leurs femmes et leurs enfants. Ils furent accueillis dans la maison du chef du village des Moustiques qui leur offrit un excellent dîner, puis tua ses visiteurs en aspirant leur sang par l’oreille avec son long nez en cristal. Seule une femme réussit lui à échapper et à se cacher dans un arbre surplombant un lac. Apercevant le reflet de son image dans l’eau, le monstre plongea dans le lac sans pouvoir l’atteindre. Quand il revint sur la rive, le vent du Nord se mit à souffler et il mourut de froid. La jeune femme fendit le corps du monstre en deux, en retira le coeur qui battait encore et la regardait fixement de ses deux yeux. Elle ranima ses compagnons en brandissant le coeur du monstre au-dessus de leurs cadavres. Le lendemain, ils firent brûler le corps et le coeur de l’ogre puis soufflèrent sur les cendres qui se transformèrent en moustiques. Ils sont petits, dit le récit, mais encore aujourd’hui, ils ont gardé leur capacité de sucer le sang.

Boas 1916 : 141-145, 461-470, 740-741

Une variante recueillie par Marius Barbeau et William Beynon (1987 : 67-69) est quasiment identique. Elle relate l’histoire d’un jeune prince gitksan et de sa femme qui perdirent leur chemin en allant à la chasse. Ils furent accueillis dans leur maison par un chef et son épouse. Pendant leur sommeil, leurs hôtes hématophages les tuèrent en pompant leur sang avec leur long bec. Partis à leur recherche, les membres de leur tribu subirent le même sort, sauf un qui s’échappa et monta dans un arbre surplombant un lac. L’ogre tenta vainement de tuer son image en plongeant son long nez en cristal dans la boue. Sorti de l’eau, il gela sur place. Le jeune homme fendit le corps du chef avec un couteau et en retira le coeur (doté d’yeux et de narines), qui était toujours vivant. Il ranima les corps de ses compagnons qui séchaient sur des claies en agitant sur eux le coeur palpitant de l’ogre. Ressuscités, le prince et ses amis tuèrent le monstre et firent brûler son corps. Le vent se leva et les cendres se transformèrent en moucherons qui s’envolèrent dans toutes les directions. Ces moucherons avaient de longs becs. C’est l’origine des moustiques qui piquent les gens et sucent leur sang (ibid. : 67-69) [voir fig. 1].

Figure 1

Mât wet’suwet’en, Musée du quai Branly–Jacques Chirac

Mât wet’suwet’en, Musée du quai Branly–Jacques Chirac

Ce mât appartenant au chef Gédem Skanísh est associé à l’histoire d’un géant cannibale Kaiget qui a transmis ses pouvoirs au jeune enfant dont il avait tué la mère pour la rôtir, et qui fut lui-même tué par le père de cet enfant et mari de la mère. L’enfant contaminé par le géant, après avoir anéanti son père et les habitants de son village en leur arrachant la langue et les yeux pour en faire son repas, fut à son tour jeté dans le feu par deux jeunes filles recluses dans une hutte lors de leurs menstruations. De son corps, seules ses lèvres ne furent pas consumées, et des moustiques s’en échappèrent (Barbeau 1929 : 190 ; Seligmann 1939). Kaiget est figuré trois fois sur le mât. Sur les deux sculptures superposées à la base du mât, les trous rectangulaires indiquent l’emplacement de son appendice nasal, disparu avant que Seligmann en fasse l’acquisition.

Photo : Kurt Seligmann, 1938. Recueilli à Hagwilget par le peintre Kurt Seligmann, 1938

-> Voir la liste des figures

Dans la version tsimshiane de l’origine des moustiques, on relève une analogie entre les caractéristiques physiques de l’ogre et celles de ses avatars sous la forme d’un appendice nasal – un long bec ou long nez pour le monstre et une trompe pour les moustiques. Il en va de même chez les kwakwaka’wakw pour Baxbakwalanuksiwe qui est parfois décrit comme une sorte d’oiseau de proie avec un long nez (ou bec), et dont la voracité est attribuée à la taille énorme de sa luette (Reid 1981 : 144-145). Il est aussi réputé se déplacer très rapidement et voler comme un oiseau de proie qui s’abat sur ses victimes (Reid 1976 : 409). Le mythe est muet sur la manière dont le monstre tue ses victimes. Dans la séquence du mythe qui se rapporte au rituel, ce sont des femmes proches du monstre qui lui apportent des cadavres en dessiccation; ses assistants, Corbeau et Hokhok, oiseau doté d’un très long bec, sont réputés en manger respectivement les yeux, la moelle et la cervelle quand leur maître est repu (Boas 1897 : 394)[4]. À l’instar de Baxbakwalanuksiwe, le chef des Moustiques absorbe de la nourriture séchée et/ou fumée, mais il tue ses victimes en aspirant leur sang. Quant aux Nuxalks, ils possèdent un mythe intitulé « The Brain Sucker » (Le Gobeur de cervelle) [McIlwraith 1992 : II, 487-488 ; voir aussi Boas 1898b] qui s’apparente à la version tsimshiane recueillie par Boas, Barbeau et Beynon, sauf qu’au lieu de pomper le sang pour tuer ses victimes l’ogre gobe leur cervelle. En voici une version :

Cinq frères fuyaient une ogresse à laquelle le plus jeune d’entre eux fit imprudemment traverser la rivière à bord de son canot. Pendant la nuit, elle goba la cervelle des dormeurs en se servant de sa bouche extensible comme d’un long tuyau. Les survivants essayèrent de la tuer mais en vain : elle revenait toujours à la vie. Ils se réfugièrent dans un arbre au bord de la rivière dans laquelle se reflétait leur image. Elle sauta dans l’eau pour les attraper. L’aîné des frères s’empara d’une couverture en fourrure, et la rivière gela immédiatement. Ils se réfugièrent chez un certain Altkundam, fils de l’ogresse. Apprenant les méfaits de sa mère, Altkundam la tua, consuma son corps sur un bûcher et fit naître les moustiques de ses cendres. « C’est ainsi que les moustiques sont apparus, nous dit la légende – comme la vieille femme, ils étirent leur trompe pour sucer le sang. »

Voir aussi Boas 2002 : 516-518

Les Haïdas possèdent un récit relatif l’origine des moustiques qui ressemble à la légende nuxalk. Retenons-en les éléments principaux : cinq frères fuyaient un ogre qui avait gobé la cervelle d’un de leurs enfants. Les frères se vengèrent en le frappant avec un bâton, mais le monstre les extermina tous, sauf un qui réussit à s’échapper et à se cacher dans la fourche d’un arbre surplombant un lac. Le monstre tenta de capturer son reflet mais se retrouva prisonnier dans le lac gelé, après que le jeune homme eut entonné le chant du Nord. Il construisit un bûcher au-dessus de la tête du monstre ; les cendres se transformèrent en moustiques (Boas 1916 : 740-741 ; Swanton 1905 : 265). Une autre légende haïda rapporte qu’un jeune homme ayant perdu au jeu, quitta ses compagnons. Chemin faisant, il rencontra Mère-Moustique et la tua. Elle ressemblait à un gros oiseau. Il la découpa en morceaux qui se transformèrent en moustiques de grande taille, l’espèce des petits moustiques existant déjà (Swanton 1905 : 218).

Les Tlingits, voisins des Haïdas, expliquent que les moucherons et les moustiques sont nés des cendres de Géants cannibales, mâles ou femelles. Dans l’un des mythes rapportés par Swanton, un jeune garçon, fils de Héron, partit à la recherche des habitants du village de sa mère qui avaient tous disparu. Il rencontra une vieille femme qui lui offre des têtes et des yeux de saumon – en réalité des têtes et des yeux d’humains – qu’il refusa de manger et jeta dans le feu. Le fils de Héron tua l’ogresse, la consuma sur un bûcher puis souffla sur les cendres qui se transformèrent en moustiques. C’est la raison pour laquelle les moustiques mangent les gens, rappelle le récit (Swanton 1909 : 272-279, 447). Selon une autre légende tlingite, les moustiques naissent des cendres de personnages tels que Carcajou. Le récit de la mort de Carcajou est intégré dans celui des aventures de Corbeau. Lors d’un périple en pays athapaskan, c’est-à-dire dans l’arrière- pays, Corbeau aide Tsamaya, jeune chef doté de pouvoirs, mais pas assez puissants pour tuer Carcajou qui avait anéanti tous les habitants de son village. Ensemble, ils firent usage de subterfuges pour mener à bien leur entreprise, mais Carcajou revenait toujours à la vie jusqu’à ce qu’ils consument son corps. Alors qu’ils s’apprêtaient à réduire ses os en poudre, Carcajou leur dit : « Pulvérisez mes os et soufflez dessus ; ils continueront à vous importuner. Je serai toujours de ce monde. » C’est là l’origine des moustiques et des moucherons (ibid. : 93, 430).

Le mythe tlingit « Mosquito » raconte comment un jeune garçon, parti à la recherche de son frère disparu, rencontra un géant cannibale qui le frappa à la tête et le transporta dans un sac jusqu’à sa demeure. Le garçon s’échappa, tua le géant avec une massue, puis fit brûler son corps, souffla sur les cendres qui devinrent des moustiques. « C’est pourquoi les moustiques quand ils piquent les hommes sont cannibales, même encore aujourd’hui. » (Marks Dauenhaueur et Dauenhauer 1987 : 75-79 ; Barbeau 1950, I : 69, 378-380)[5]

Terminons notre tour d’horizon par les Nuu-cha-nulth avec la légende « De quoi sont faits les moustiques ? » Dans la version nuu-cha-nulth, il s’agit d’un enfant noble, en réalité un personnage doté dès son plus âge de pouvoirs surnaturels. Quatre jours après sa naissance, il quitta son berceau pour tuer d’autres enfants en leur trouant le flanc. Témoin des actes de son fils qui grandissait très vite, sa mère en parla au grand-père de l’enfant, le chef du village, qui ne tarda pas à rassembler ses guerriers pour le tuer. Le jeune homme résista à l’assaut de leurs lances et s’adressa à eux dans les termes suivants : « Vous ne pouvez pas me tuer car je suis différent des gens ordinaires. » Il leur indiqua la manière dont ils devaient s’y prendre pour l’anéantir. Sur les conseils du monstre, deux jeunes gens ramassèrent du bois, firent un feu et l’y jetèrent. De ses cendres naquirent des moustiques. Et le récit de conclure : « Les moustiques aiment le sang puisqu’ils proviennent d’une créature qui aimait le sang ». (Sapir et Swadesh 1939 : 18-19)

Bien que non exhaustif, ce récapitulatif montre que le thème de l’origine des moustiques apparaît dans la mythologie de toutes les sociétés de la côte Nord-Ouest, y compris, chez les Salishs côtiers, où les moustiques tiennent leur origine des étincelles produites par la consumation du corps de l’ogresse cannibale, poussée dans le feu par les enfants qu’elle voulait dévorer (Carlson et McHalsie 2001 : 104).

La comparaison des mythes met en évidence un même schème narratif où les protagonistes principaux sont des jeunes gens partis à la chasse en quête de gibier, et des monstres – des mangeurs d’hommes – qui parcourent la montagne à la recherche de proies humaines. Dans le contexte général de la côte Nord-Ouest, les humains sont les prédateurs de gibier pendant la période estivale qui correspond aux activités de subsistance; ils deviennent la proie des esprits pendant la période hivernale au cours de laquelle se déroulent les rituels. Mais dans le mythe, l’action a lieu, semble-t-il, à un moment de bascule entre les deux saisons où les chasseurs, au lieu de poursuivre le gibier, sont poursuivis par le monstre cannibale; les animaux y sont absents, mais sont inscrits dans un dispositif où humains et non-humains (animaux et esprits) sont dépendants les uns des autres pour survivre, prédateurs pour les uns et proies pour les autres (Descola 2005 : 395), la circulation et la consommation des chairs étant la condition nécessaire à la perpétuation de la vie.

On observe que, dans le mythe, la chair humaine est transformée en nourriture mangeable parce que séchée ou fumée, c’est-à-dire cuite, tandis que la chair de l’ogre, trop cuite, est réduite en cendres par le feu, un feu qui ne tue pas mais est un agent de transformation voire de réincarnation (Walens 1981 : 17 ; Cove 1987 : 73). Les cendres sont transsubstantiées en corps d’insectes ou monstres miniatures qui « chassent » les humains pendant la saison estivale, mais ne menacent pas leur vie.

Insectes et blasons

Les traditions se rapportant à l’acquisition des blasons relatent la rencontre par un ancêtre d’une entité surnaturelle ou esprit qui, au terme de leurs interactions, lui accorde sa protection et des dispositions transmissibles de génération en génération, ainsi que le droit de revendiquer des territoires, des blasons et autres prérogatives qui doivent être validées par la distribution de biens. L’obtention de chaque blason et privilège par un groupe est décrite dans les mythes, les chants et les danses. Chaque blason est figuré sur divers types de supports tels que les mâts héraldiques, les frontons de maisons, les cimiers de coiffe.

À la lumière des données ethnographiques dont nous disposons, il difficile de fournir un état des lieux très précis des blasons-insectes, leur distribution étant très limitée sur la côte Nord-Ouest. Arrêtons-nous sur le cas tsimshian-gitsksan qui offre un éclairage intéressant. Barbeau (1929 : 95, 165, 170), par exemple, identifie trois principaux blasons-insectes pour les Gitksans : « Libellule[6] », « Chenille ou Personne fendue » et « Phalène ou Cadavre décomposé ». Sur un total de 525 blasons sculptés sur 109 mâts héraldiques, il a relevé une seule occurrence du blason Libellule et du blason Chenille et entre 5 à 13 occurrences pour le blason Phalène, contre 43 occurrences pour le blason Ours (ours-grizzly ou ours noir) et 65 pour le blason Grenouille – Ours et Grenouille figurant parmi les animaux héraldiques par excellence qui, sur la base de la différenciation entre les espèces naturelles, distinguent les clans entre eux. On remarque que ces blasons-insectes, comme tous les blasons-animaux, sont des êtres hybrides, leur image combinant des éléments anthropomorphes et zoomorphes, ou des éléments zoomorphes de deux ou plusieurs espèces différentes, l’indice d’espèce dans le cas présent étant signalé par un long nez/bec.

Arrêtons-nous sur le cas intéressant des blasons-insectes tel qu’il est présenté dans les travaux de Marjorie Halpin (1973) sur le système de blasons chez les Tsimshians. À partir de l’analyse des matériaux réunis par Barbeau et Beynon, Halpin met en évidence la complexité du système fondé sur un vaste ensemble d’armoiries figurant des animaux héraldiques et leurs différentes manifestations, d’une part, et des esprits animaux, des esprits humains et des êtres composites ou monstres rencontrés par les ancêtres des clans ou des maisons, d’autre part (voir aussi Descola 2011 : 683). De son étude, on peut inférer que les blasons-insectes – ils sont ainsi répertoriés par Barbeau – figurent des entités hybrides, relevant de la catégorie des « monstres complexes » qu’il serait abusif d’identifier comme ayant quelque chose à voir avec une espèce naturelle (Halpin 1973 : 156-157) ainsi que Barbeau l’a fait, considérant, à partir de quelques éléments caractéristiques, que les êtres représentés sont des animaux « réels », ce qui ne contredit pas que ces êtres composites sont constitués de parties d’animaux réels.

Prenons l’exemple d’un blason, appelé soit « Cadavre décomposé » (« Decayed Corpse ») soit « Fantôme-Phalène » (« Ghost-like-Moth »). L’origine de cet emblème est racontée dans un mythe dont le résumé est le suivant : Des gens mouraient de faim ; un jour, ils tuèrent deux chèvres de montagne sur le corps desquelles ils virent un monstre ressemblant à un fantôme avec un bec semblable à celui d’un oiseau qui mangeait avec une grande avidité, identifié comme une phalène, insecte nécrophage[7] ; ils pensèrent que le monstre était le fantôme d’un de leurs parents décédés ; ils tuèrent le monstre et en firent leur blason (Barbeau 1929 : 92-93 ; Halpin 1973 : 161). Le mythe d’origine du blason « Fantôme-Phalène » présente une analogie avec celui de l’origine du rituel hamacá, à la différence que ce n’est pas le monstre qui poursuit des humains, mais les chasseurs qui tuent des chèvres de montagne dont la chair est dévorée par un monstre qui est le fantôme d’un humain, apparaissant dans certaines circonstances sous une forme mi-anthropomorphe mi-zoomorphe.

Comme le fait remarquer Halpin (ibid.), ce blason est figuré sous deux aspects qui caractérisent l’apparence physique de cette entité singulière : un cadavre (en état de décomposition si l’on se réfère à l’épithète qui le qualifie) et un fantôme/insecte qui, comme les fantômes chez les Tsimshians, ont la capacité de se réincarner en humains (Cove 1987 : 74). Le blason apparaît sur un mât sous la forme d’un humain aux côtes saillantes et aux genoux fléchis indiquant l’état de mort, et sur un autre, sous celle d’un humain avec un nez ou un bec saillant – chacune des représentations mettant l’accent soit sur celui qui est mangé ou sur celui qui mange (Barbeau 1929 : 95 ; pl. XVIII, fig. 4 ; Halpin 1973 : 161, 398).

Insectes, pouvoirs et rituels

Plusieurs sociétés de la côte Nord-ouest prêtent des qualités et des pouvoirs singuliers aux insectes qui, dans certaines circonstances, sont transmises aux humains. Les nids de guêpe étaient utilisés à des fins magiques chez les Nuxalks (Smith 1925 : 437) : frotter le visage d’un enfant avec les cendres d’un nid de guêpes renforçait son caractère querelleur (McIlwraith 1992, I : 701). Il était recommandé aux jeunes gens haïdas de manger des ailes de libellule pour devenir de bons nageurs (Shearar 2000 : 40). Le pouvoir des insectes était recherché par les guerriers et les chamanes, les insectes étant considérés comme des esprits auxiliaires puissants. Un mythe tsimshian raconte comment un jeune orphelin pauvre reçoit l’aide de Guêpe dans une compétition organisée par un chef qui cherche un mari pour sa fille et à laquelle concourent plusieurs prétendants d’origine noble ; Guêpe aidera l’orphelin à triompher de ses adversaires et il épousera la fille du chef (Boas 1902 : 143). L’aptitude des guêpes à faire la guerre est une qualité qui a été remarquée, car elles sont dotées d’un dard qui pique. Dans la mythologie kwakwaka’wakw, Guêpe est une puissante alliée dans la guerre avec les animaux du mythe. Une légende rapporte qu’Oiseau-Tonnerre est vaincu dans un combat avec Ours-Grizzli et Loup après avoir été piqué aux yeux par Guêpe (Boas 1910 : 243). En raison de ses dispositions guerrières et de ses capacités d’intimidation, les jeunes guerriers kwakwaka’wakw cherchaient à s’attirer ses faveurs lors de leurs quêtes spirituelles avant le combat. Il en va de même pour l’esprit de Libellule (voir Wasden 2014). Quant aux guerriers stól:ō (salishs), ils valorisaient les moustiques, tant et si bien que le mot « moustique » pouvait devenir un nom de guerre (Carlson et MacHalsie 2001 : 48, 104).

Le moustique est, semble-t-il, le seul insecte représenté parmi la grande diversité des esprits auxiliaires des chamanes chez les Tlingits (esprits animaux et humains) où la pratique du chamanisme était plus développée qu’au sein des sociétés haïdas et tsimshianes. L’esprit moustique était considéré comme un esprit malfaisant mais certaines de ses dispositions en faisaient un esprit auxiliaire avec lequel les chamanes cherchaient à entrer en contact lors de leur quête de vision. En s’appuyant sur les notes de John Swanton qui a collecté un masque-moustique pour l’American Museum of Natural History (New York), Wardwell (1996 : 101) établit une analogie entre la capacité du moustique à sucer le sang et la pratique des chamanes consistant à extraire par succion la maladie ou le mal du corps du patient – le moustique est censé aspirer le mauvais sang du patient, l’activité thérapeutique étant une des fonctions principales du chamane. On peut aussi admettre que l’esprit moustique est un allié important pour les chamanes en raison de l’intensité de son pouvoir et de son autonomie d’action, comme semble le suggérer le cas suivant : les membres du clan tlingit Lukaax.adi rapportèrent que le masque moustique appartenant à leur chamane avait brûlé vers 1930 dans l’incendie qui avait détruit la maison où il était conservé. Le lendemain de l’incident, ils furent surpris de découvrir en haut des escaliers le masque qui les regardait (Worl 1998 : 88) : l’esprit ayant survécu à l’épreuve du feu était redevenu visible sous sa forme matérielle, ce qui témoigne de son caractère invulnérable, voire immortel. Lors des rituels de guérison, le chamane tlingit revêtait son costume et rassemblait ses accessoires (tambour, hochet, bâton de danse) et sa panoplie de masques figurant ses assistants – les chamanes haïdas et tsimshians ne faisaient pas usage de masques (Swanton 1905 : 43 ; Guédon 1984 : 152) – qu’il portait les uns après les autres, et dont il devenait l’incarnation au fur et à mesure du déroulement de la séance chamanique. Il existe plusieurs exemplaires de masques de moustiques dans les collections nord-américaines et européennes ; malheureusement les données sur ces masques collectés chez les Tlingits sont avares de détails (Wardwell 1996 : 101, 152-154 ; Rickenbach 2001 : 148-149).

Chez les Kwakwaka’wakw, les cérémonies d’hiver étaient organisées par les confréries religieuses ou sociétés secrètes, fondées sur des prérogatives rituelles et une hiérarchie des statuts. Ces sociétés secrètes transmises à partir d’un foyer commun d’origine heiltsuk et awikinuxw se sont diffusées chez les Tsimshians et les Haïdas, mais n’ont pas été adoptées par les Tlingits (Boas 1887 : 426 ; Drucker 1940 : 220-223 ; Guédon 1984 : 53). Toutefois, chez les Tsimshians qui avaient développé un système cérémoniel fondé sur les esprits naxnox (esprits gardiens placés sous le contrôle des clans et des maisons), et les danses d’hiver relevant des sociétés secrètes n’avaient pas la même importance que chez les Kwakwaka’wakw. Ces sociétés étaient constituées sur la base du partage par ses membres d’un savoir secret et d’un pouvoir particulier reçus des esprits rencontrés par les ancêtres, ainsi que le rapportent les mythes. C’est au cours des rituels qu’était mise en scène la rencontre des humains avec les esprits et qu’était donnée l’occasion aux détenteurs de ces pouvoirs de faire preuve de leurs capacités singulières. Les esprits se manifestaient souvent sous forme de masques.

On identifie deux danses associées aux insectes chez les Kwakwaka’wakw : la danse du Moustique et la danse de la Guêpe ou de l’Abeille, exécutées toutes les deux lors des cérémonies d’hiver (ćeqa), dans le cadre du rituel cannibale (hamaća) dominé par la figure de Baxbakwalanuksiwe, prédateur anthropophage. À la suite de leur rencontre avec l’esprit, durant une retraite secrète, les initiés sont contaminés par cet esprit et sont mus par un désir insatiable de manger de la chair humaine. Lors de la séquence du rituel qui marque leur retour, ils agressent les non-initiés en les mordant au bras, puis ils sont pacifiés, notamment par des chants. L’initié est perçu comme la proie de Baxbakwalanuksiwe et comme un prédateur pour les non-initiés. Le droit d’exhiber la danse du Moustique est un droit associé à un nom rituel ; elle appartient à un nombre très limité de familles[8]. Intervenant après l’initiation du jeune danseur hamaća, elle ne figure pas parmi les danses les plus prestigieuses dans le rituel cannibale. Lors de la cérémonie, le danseur masqué se précipite dans la maison cérémonielle, les bras tendus imitant les battements des ailes de l’insecte en vol. Il traverse la piste de danse en courant, disparaît et réapparaît pour « piquer » certains membres de l’assistance, ce qui est une évocation de sa disposition à sucer le sang des humains. Tout se passe comme si cette partie du rituel était une itération métaphorique du comportement erratique de l’esprit Baxbakwalanuksiwe et de ses assistants, l’acteur étant un cannibale miniature. Puis, le danseur revient sans son masque. En dépit du caractère solennel de la performance, cette danse était exécutée dans la bonne humeur pour le plus grand plaisir du public (Hawthorn 1979 : 208 ; Holm 1983 : 139 ; MacNair 1974 : 102) [fig. 2].

Figure 2

Ce masque moustique kwakwaka’wakw est doté d’un nez/trompe articulé qui, par un système de charnière et de ficelles, se déploie en quatre volets latéraux

Ce masque moustique kwakwaka’wakw est doté d’un nez/trompe articulé qui, par un système de charnière et de ficelles, se déploie en quatre volets latéraux
Galerie Flak, Paris. University of Pennsylvania of Archeology and Anthropology, échangé à Julius Carlebach ; ancienne collection René d’Harnoncourt. Reproduit avec l’aimable autorisation d’Edith et Julien Flak

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Une tradition kwakwaka’wakw (mamalilik ala) attribue au héros transformateur Q’aneqelakw le don des cérémonies d’hiver au chef de cette tribu, y compris une série de danses où apparaissent successivement les animaux des mythes et autres personnages, dont Guêpe (Boas 1910 : 483-484). En toute logique, Guêpe est étroitement associée à Winalagilis (Esprit-de-la-guerre-qui-parcourt-le-monde), frère cadet de Baxbakwalanuksiwe. Il incombe à Winalagilis de rapporter des cadavres à son frère aîné pour qu’il s’en nourrisse (Goldman 1975 : 108, 113). Au cours de la performance dite Hamasalał – le nom fait référence au bourdonnement de cet insecte carnivore –, le danseur, vêtu d’un costume sur lequel sont fixées plusieurs rangées de lamelles de bois effilées, tourbillonne, les bras tendus, imitant ainsi l’insecte en vol, puis se dirige vers le public en le menaçant de ses aiguillons avant de disparaître derrière le rideau cérémoniel. Puis il revient sans son masque[9]. Comme pour la danse du Moustique, les individus « piqués » par Guêpe reçoivent des dons à titre de dédommagement et en reconnaissance de l’honneur d’avoir été choisi par cet insecte minuscule mais puissant (Glass, Evans et Sanborn, s.d. : 10). Comme la danse du Moustique, la danse de la Guêpe intervient à la fin du rituel hamaća (Boas 1930 : 64, 146 ; MacNair 1974 : 112). Le privilège est peu répandu (Boas 1897 : 476) et d’un statut peu élevé. La performance était accueillie comme un interlude divertissant du rituel (Hawthorn 1979 : 208).

L’image la plus populaire du danseur-Guêpe nous vient de la séquence saisissante du célèbre film d’Edward Curtis In the Land of the War Hunters (1914) où trois danseurs masqués, Ours, Oiseau-Tonnerre et Guêpe, témoignant des privilèges de la famille du jeune marié, dansent à la proue d’un canoë, à l’approche du village de sa future épouse, dans une attitude guerrière et conquérante, le rituel de mariage étant assimilé chez les Kwakwaka’wakw à un rituel de guerre (voir Evans et Glass 2013) [fig. 3].

Figure 3

Un danseur à la proue d’un canot apparaît dans la danse Hamasalał (danse de la Guêpe), lors la cérémonie dite de la capture de la fiancée (cliché du film In the Land of the Head-Hunters, Edward Curtis 2013 [1914])

Un danseur à la proue d’un canot apparaît dans la danse Hamasalał (danse de la Guêpe), lors la cérémonie dite de la capture de la fiancée (cliché du film In the Land of the Head-Hunters, Edward Curtis 2013 [1914])
Photo Edmund Schwinke. Burke Museum of Natural History and Culture, 1988-78/144. Source : https://www.aboriginalbc.com/events/land-head-hunters/

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Chez les Nuxalks, la danse du Moustique relève également des sociétés secrètes, appelées kusiut. Elle est directement associée à l’esprit Tonnerre, lui aussi, anthropophage, qui veut goûter de la chair humaine mais qui, en raison de certaines incapacités physiques, ne peut s’approcher des humains. Moustique, son messager, s’acquitte de cette tâche. Danseur masqué, il apparaît dans la maison cérémonielle, avec un bâton faisant fonction de trompe, et s’attaque au public en imitant le bourdonnement de l’insecte (McIlwraith 1992 : II, 207-208), ce qui cause de l’effroi dans l’assistance.

Chez les Tsimshians, les Gitksans et les Nisga’as, les porteurs de masques actualisent la présence des esprits naxnox parmi les humains (Guédon 1984 :139). Une partie est consacrée à la mise en scène de l’acquisition de pouvoirs par des individus réputés avoir été en contact avec des esprits. Lors de cette performance aucun mythe n’est raconté, contrairement à ce qui se passe lors de l’exhibition des blasons. Certaines images naxnox figurent des insectes, dont le Moustique. À cet égard, signalons le superbe masque de Moustique, dans les collections du Musée du quai Branly–Jacques Chirac[10] dont on ne connaît ni l’origine ni l’histoire, mais dont le bec armé de dents en opercules de coquillage fait probablement référence au thème de la consommation de chair humaine (fig. 4).

Figure 4

Parure frontale nisga’a représentant une libellule ou un moustique, collectée par George T. Emmons dans la région de la Nass inférieure (Colombie-Britannique). Les yeux de l’insecte sont incrustés de fragments de nacre d’haliotide ainsi que les mandibules. La bouche est armée de dents en opercules de coquillage. Le sommet du masque est entouré d’une frise de visages humains disposés en couronne

Parure frontale nisga’a représentant une libellule ou un moustique, collectée par George T. Emmons dans la région de la Nass inférieure (Colombie-Britannique). Les yeux de l’insecte sont incrustés de fragments de nacre d’haliotide ainsi que les mandibules. La bouche est armée de dents en opercules de coquillage. Le sommet du masque est entouré d’une frise de visages humains disposés en couronne
© Musée du quai Branly–Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais / Art Resource, NY

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Insectes et iconographie

D’une manière générale, dans l’art de la côte Nord-Ouest, les non-humains (animaux) sont représentés par l’accentuation de certains traits caractéristiques de l’espèce ou par l’addition d’attributs significatifs. Les images d’insectes, qu’elles soient matérialisées dans des objets à deux ou à trois dimensions, sont identifiables par la forme des yeux de l’entité figurée – des yeux ronds, globuleux ou exorbités – et la présence d’une trompe en forme de bec, ou d’un dard. Les ailes sont figurées sur les surfaces planes, et lorsqu’un masque d’insecte est dansé, ce sont les bras du porteur enfilés dans un costume approprié qui tiennent lieu d’ailes. On reconnaît le masque de moustique kwakwaka’wakw par un appendice pointu qui sort de sa bouche (voir Hawthorn 1979 : 210), alors que les masques de Guêpe ou d’Abeille sont dotés d’un nez arrondi qui a la forme d’un museau armé de fines baguettes de bois qui tiennent lieu de piquants – et les piquants sont parfois fichés dans les narines. Un masque moustique kwakwaka’wakw peut être confondu avec un masque nanalał également doté d’un long appendice nasal, apparaissant dans la danse du même nom, connue aussi sous le nom de « Weather Dance », associée au vent, et faisant aussi partie des cérémonies d’hiver (Mochon 1966 : 77). Parfois un indice unique permet d’identifier l’image comme c’est le cas de la figuration de celle d’un moustique sur un tatouage facial tsimshian – où seule la trompe est figurée – (Boas 1898a : pl. II, fig. 8) [voir fig. 5] ou sur une bordure de couverture cérémonielle haïda – où la trompe spiralée se distingue nettement d’un bec d’oiseau, l’insecte étant muni d’une bouche dentée. Les libellules sont représentées avec un large thorax, deux paires d’ailes, un visage large et, comme les moustiques, avec une trompe spiralée (Shearar 2000 : 40 ; voir aussi tatouage haïda de Libellule dans Mallery 1894 : 397, fig. 517, 398). Notons que chez les Haïdas cet insecte a donné le nom à un motif de vannerie caractérisé par des losanges emboîtés les uns dans les autres (Augaitis 2013 : 211)[11].

Figure 5

Représentation de la trompe d’un moustique sur un tatouage facial tsimshian

Représentation de la trompe d’un moustique sur un tatouage facial tsimshian
Source : Boas 1898a : pl. II, 8

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Cependant, même si les images sont constituées de quelques traits saillants, leur combinaison ne peut à elle seule permettre d’identifier l’entité figurée. En effet, l’iconographie reflète d’une manière subtile la nature ambiguë des entités représentées, qui ne sont identifiables que si l’on dispose du contexte mythologique et rituel (Halpin 1994 : 13). Il est difficile de distinguer l’image d’un insecte de celle d’un oiseau comme c’est le cas d’un blason peint sur le fronton d’une maison tsimshiane qui a été décrit alternativement comme un Aigle ou une Mouche surnaturelle (Barbeau 1950 : 42, 116 ; Halpin 1973 : 181, pl. 78b). Cette incertitude est renouvelée dans un autre exemple, celui d’une image peinte sur une cloison cérémonielle tsimshiane, figurant une Libellule, selon Barbeau, et un pivert, selon Diamond Jenness (Société des amis du Musée de l’Homme 1969 : pl. 42). Il est clair, comme nous l’avons souligné plus haut, qu’en matière de figuration seule la réunion d’un ensemble de données, y compris quand cela est possible les commentaires de l’artiste, peut dissiper les interrogations. Le brouillage oiseau-insecte dans l’iconographie trouve son origine dans la ressemblance formelle des nez/becs/trompes et dans leur référence métaphorique à l’ingestion.

Conclusion

Le lecteur l’aura compris, cet article ne vise pas à rendre compte de la place de l’ensemble des insectes mentionnés dans la mythologie et les rituels des sociétés de la côte Nord-Ouest. Vu la difficulté d’appréhension de l’objet de notre recherche en raison du caractère fragmentaire des données ethnographiques, il a semblé plus intéressant de centrer cette analyse sur les insectes piqueurs et dévoreurs dont les occurrences semblent les plus fréquentes notamment dans la mythologie. Les moustiques et les guêpes revêtent une importance singulière dans les cosmologies locales car ils sont réputés avoir la capacité de défaire leurs ennemis. Les moustiques sont associés à l’idée d’invulnérabilité, disposition que les guerriers cherchent à acquérir par la médiation des esprits auxiliaires pour se battre courageusement et vaincre la mort. Ces insectes sont également des esprits auxiliaires puissants des chamanes tlingits.

La mythologie est plus bavarde sur l’origine des moustiques : ils proviennent des cendres d’un monstre ou géant cannibale, motif fort répandu sur le continent nord-américain. Les monstres se transforment en moustiques, le feu étant l’agent de la transformation qui permet le passage de la mort à la vie. On observe une homologie dans l’aspect physique des monstres et des moustiques qui partagent un même trait anatomique, en l’espèce d’un nez/bec/trompe et une analogie dans leurs dispositions, avec cependant une différence de degré dans leur capacité à agir sur la vie des humains : si les monstres donnent la mort avec leur appendice nasal, les moustiques sont relégués au rang de mini-monstres anthropophages nuisibles qui tourmentent les humains en suçant leur sang, sans pour autant mettre leur vie en danger.