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À Michèle Therrien, Dimitri Karadimas, Jarich Oosten et Pierre Maranda

Depuis les travaux pionniers d’Alanson Skinner (1910) sur l’usage des insectes par les Amérindiens, de Nordenskjold (1929) sur l’apiculture amérindienne, de L. Wyman et F. Baily sur l’ethnoentomologie des Navahos (1964), de Darrell Posey (1978, 1979, 1981, 1983, 2003) sur l’entomologie des Indiens d’Amazonie et de Claude Lévi-Strauss qui s’y est abondamment intéressé à partir des mythes, ainsi que du recueil de E. Motte-Florac et J. Thomas (2003) sur les insectes dans la tradition orale, les petites bêtes des Amériques ont reçu relativement peu d’attention de la part des chercheurs en sciences humaines et sociales. Contrairement à d’autres régions du monde comme l’Afrique ou l’Asie où l’anthropologie accorde plus d’importance à ces bestioles et à leurs usages multiples (cf. Morris 2004, 2008 ; Césard 2012 ; Bondaz 2013 ; Raffles 2001, 2010, 2014 ; Rennesson et al. 2011, 2012a et 2012b), ou encore à l’Europe où l’abeille a donné lieu à de multiples travaux (Tétart 2004 ; Tavoilot 2015), le Nouveau Monde demeure un parent pauvre en la matière (voir Kevan 1979 et Kritsky et Cherry 2000, pour un premier regard comparatif). Selon les spécialistes, il existerait pourtant en Amérique du Nord près de 90 000 espèces différentes d’insectes réparties dans 28 ordres et 600 familles. Et ces chiffres devraient être revus à la hausse si l’on raisonne en termes d’arthropodes ou d’invertébrés.

Pour le présent numéro, nous avons choisi le terme de « petites bêtes » afin d’embrasser toute une série d’invertébrés dont parlent les traditions amérindiennes et inuites des Amériques. La notion d’« insecte » (bug, en anglais), on le verra tout au long du numéro, paraît en effet pratique mais un peu problématique, dans la mesure où les Amérindiens et les Inuits raisonnent en d’autres termes pour d’autres catégories. Dans ce numéro, l’article de Marie-Françoise Guédon montre comment les langues athapascannes subarctiques n’ont pas vraiment d’équivalent linguistique pour traduire la notion d’insecte, le terme le plus proche étant probablement celui de Gguux qui embrasse pourtant un monde beaucoup plus large puisqu’il inclut des vers, des vermisseaux, mais aussi des dragons et des fantômes. Rappelons que dans la classification linnéenne et dans le langage commun, les insectes renvoient à une classe d’invertébrés qui sont dotés de six pattes, d’un corps segmenté, d’antennes et d’une paire d’yeux. De ce point de vue, avec leurs huit pattes les araignées ne sont pas des insectes, pas plus que les scorpions et les acariens. Or, les autochtones – tout comme les contributions de ce numéro – abordent aussi bien les araignées que bien d’autres petites bestioles associées à des esprits. Le choix du terme de petites bêtes est loin de résoudre tous les problèmes dans la mesure où les autochtones des Amériques, comme l’indique déjà Rémi Savard (2004 : 118) à propos du barbeau géant des Innus, Uteshkan-manitush, ou encore M.-F. Guédon à propos des Athapascans, placent souvent des animaux géants parmi les « petites bêtes » ! En revanche, ces variations d’échelle s’appréhendent bien à la lumière de l’animisme (Descola 2005) et du perspectivisme autochtone (Viveiros de Castro 1998).

Les petites bêtes occupent une place importante dans les traditions autochtones des Amériques et ce, dans plusieurs registres.

Dans certaines régions, comme en Arctique, l’épouillage était une véritable institution, un prétexte à l’approche amoureuse (Saladin d’Anglure 2006 : 358). Les insectes jouent d’ailleurs depuis longtemps un rôle dans ce domaine. En Mésoamérique, il suffit de rappeler l’usage par les Aztèques de certaines coccinelles aphrodisiaques (Elferink 2000 : 30) ou encore le mythe du Makech des Mayas. Selon une variante de ce récit, la princesse Cuzam qui vivait à Yaxchilan, fut contrainte par son père de se marier à Ek Chapat, le prince de Nan Chan, alors qu’elle aimait le modeste Chakpol, simple domestique. De colère, son père voulut tuer Chakpol. Mais à la demande de sa fille, et à condition que celle-ci marie le prétendant que lui réservait son père, ce dernier accepta finalement de lui laisser la vie sauve. Grâce à l’intervention de sorciers, Chakpol fut alors transformé en scarabée et offert à Cuzam qui décora sa carapace et le plaça sur sa poitrine. En dépit de son union forcée avec Ek Chapat, la princesse était fière de pouvoir dire que son amant demeurait toujours plus proche de son coeur que son mari. De nos jours, ce sont aux touristes que les descendants des Mayas offrent des bijoux sous la forme de scarabées vivants et colorés, attachés à une chaînette et que l’on place sur sa poitrine en mémoire de cette histoire d’amour.

De nombreuses petites bêtes se retrouvent dans les artefacts qu’étudient les archéologues qui ont carrément créé une nouvelle discipline : l’archéoentomologie. Plusieurs auteurs de ce numéro ont déjà signé de fascinants travaux dans ce domaine (Huchet 1996 ; Bain 2001, 2004 ; Huchet et al. 2006 ; Forbes et Milek 2014 ; Forbes, Dussault et Bain 2013 ; Forbes et al. 2015). Ils présentent ici d’autres résultats de leurs recherches. Il faut espérer qu’à l’instar des archéoentomologues, les historiens retraceront plus clairement un jour le rôle de ces petites bêtes en passant les documents au peigne fin. En dépit de leur présence discrète, ces micro-organismes ont en effet laissé quelques traces que l’analyste peut rendre plus visibles.

Les petites bestioles figurent bien entendu aussi dans les mythes (Cherry 1993, 2002, 2005, 2006 ; Kritsky 2000 ; Goyon 2004), les imaginaires (Randa 1994, 2003) ou les traditions artistiques (Capinera 1993, Cherry 2005). On retrouve ainsi de nombreux insectes, papillons, moustiques et libellules dans l’art totémique de la Côte-Ouest, une observation que nous avons pu faire en consultant les collections du Museum of Anthropology (MOA) à Vancouver. Chez les Innus du Saint-Laurent, Rémi Savard a consacré de magnifiques pages à Uteshkan-manitush, une sorte de punaise d’eau géante ou d’araignée, associée aux profondeurs de la terre et au milieu aquatique, sensible à la foudre et susceptible d’apparaître sous d’autres formes, comme celle d’un caribou ou d’un oiseau-tonnerre. Savard (2004 : 118) souligne que plusieurs variantes du récit décrivant le sauvetage de Aiashesh le mentionnent sous la forme d’un dragon avec des cornes. Et Savard de citer Marcel Jourdain, de Sept-Îles : « Il s’agit d’un insecte cornu. On peut le voir lorsqu’il y a de la foudre. Il en tombe alors sur l’eau et sur la terre. C’est bien lui qui a ramené l’enfant. Il est le gardien du feu. » L’anthropologue évoque d’autres variantes qui montrent la présence de cette créature chtonienne chez les Cris de l’Alberta et ailleurs.

En Mésoamérique ou en Amazonie, les petites bestioles ont fait l’objet de plusieurs contributions majeures. Les anthropologues ont mis en relief leur place dans les taxinomies (Jara 1996), les régimes alimentaires (Rudle 1973 ; Dufour 1987 ; Paoletti 2000), les rituels initiatiques et les savoirs (Césard, Deturche et Erikson 2003 ; Césard 2005a et 2005b ; Karadimas 2003). L’article de Pierre Beaucage dans ce numéro montre à son tour cette richesse des traditions mésoaméricaines en matière de petites bestioles.

Certains insectes ont donné lieu à une littérature substantielle, comme c’est le cas des abeilles mélipones (voir Champenois 2011), mais il reste encore de nombreuses recherches à entreprendre. Ainsi, eu égard à l’abeille, l’observation que Nordenskiöld formulait jadis reste énigmatique : « Il est curieux que les Indiens ne parlent pas de l’abeille industrieuse comme nous le faisons ; cet insecte représente pour eux la vigilance. Le mot des Indiens tupis pour “abeille” est iramanha, venant de ira miel et manha, vigilance. » (Nordenskiöld 1929 : 170)

La Mésoamérique n’est pas en reste avec le cas des jumiles, ces punaises sacrées utilisées tant dans l’alimentation que dans la médecine traditionnelle et l’ésotérisme (Ramos-Elorduy 2003).

A contrario, d’autres figures émergent maintenant plus clairement. C’est le cas du moustique associé au cannibalisme, un point que relève bien Marie Mauzé dans l’analyse qu’elle publie dans ce dossier. Inversement, l’araignée incarne davantage une figure de protection et ce, tant chez les Ojibwés où l’on retrouve la femme araignée Assabikessi, tisseuse de toile, gardienne des rêves et protectrice des enfants (Olivier Servais, comm. pers. 2016), que chez les Hopis où l’araignée est représentée par la figure d’une vieille grand-mère (Armin Geertz, dans ce numéro). Cela étant dit, on se gardera bien de rechercher des symboles, chaque petite bestiole disposant de ses traits propres selon les traditions.

Il est vrai que les représentations varient d’une région ou d’un groupe à l’autre ou encore selon les époques. Ainsi, les poux n’étaient pas considérés comme une peste par les Inuits du temps jadis. Alasie Joamie, originaire d’Iqaluit, l’indiquait récemment encore à des étudiantes du Nunavut Arctic College : « Aujourd’hui, les aînés, y compris moi-même, considérons que les poux aident à contrôler la maladie en la chassant du corps. En suçant le sang, les poux le purifient et le régénèrent. Nous les aînés, nous pensons que les poux nous débarrassent de la maladie. » (Therrien et Laugrand 2001: 144)

Plus au sud, au Nicaragua, et pour la période contemporaine, Nading (2014), montre que les moustiques ne sont pas associés à des agents mortifères qui répandent la dengue, mais à des agents nécessaires à la biodiversité – ce qui pose des problèmes inédits pour la santé publique.

De nos jours, les entomologistes eux-mêmes ont pris conscience de la diversité des insectes et de leurs mondes, mais il reste à mieux articuler ces perspectives avec celles des sciences sociales et des traditions autochtones. Dès 1987, par exemple, le Dr Charles Hogue, évoquait la nécessité de développer « une entomologie culturelle » (Hogues 1987). Quoi qu’il advienne, notons que les savoirs autochtones en la matière sont loin d’avoir été documentés.

En somme, l’ethnographie des insectes et autres petites bêtes demeure incomplète et en chantier. Pour de nombreuses bestioles, on ne sait rien ou presque, faute d’avoir su recueillir les informations auprès des autochtones. Il est vrai que la christianisation n’a pas facilité ce processus et que les petites bêtes se sont vues rapidement diabolisées ou laissées de côté. Aujourd’hui, les données ethnographiques à leur égard restent fragmentaires et complètement éparses, de sorte qu’il faut parcourir des quantités astronomiques de textes pour découvrir quelques informations. Le résultat en vaut la peine car, mises en perspectives, ces données sont signifiantes, elles ouvrent sur des mondes riches et méconnus. Et ici comme ailleurs, ce sont les détails qui ouvrent les meilleures pistes. Plusieurs auteurs sollicités pour ce numéro n’ont malheureusement pas terminé leurs articles du fait même de la dispersion des informations.

Les fourmis de C. Lévi-Strauss

Qu’on nous permette de poursuivre cette brève introduction en citant quelques passages tirés des archives inédites de notre collègue et ami Pierre Maranda qui a jadis contribué aux recherches de Claude Lévi-Strauss sur les mythes. Les extraits choisis illustrent la richesse de ce thème des petites bestioles et laissent entrevoir la nécessité de relier les catégories, les pratiques et le symbolique. Un demi-siècle avant qu’on ne l’énonce, ces textes montrent enfin la nécessité de travailler en adoptant une approche interspécifique, insectes et plantes allant de pair.

Dans une lettre inédite que Claude Lévi-Strauss lui adresse le 13 novembre, alors qu’il vient d’achever la rédaction de ses Mythologiques, l’anthropologue écrit :

Au sujet des odorous ants, votre enquête, dont la persistance et le soin me remplissent de confusion, semble établir que ce n’est pas une catégorie reconnue par les entomologistes. Il n’y a malheureusement rien dans les mythes, à ma connaissance, qui permette de circonscrire l’enquête, le seul rôle de ces fourmis étant de mordre le pénis de Coyote. La seule chance de les identifier serait donc que les enquêteurs aient repris à leur compte une catégorie entomologique de leurs informateurs. Peut-être pourrez-vous à l’occasion interroger des Indiens Salish s’il en est qui fréquentent de temps à autre le campus.

Le 18 novembre 1969, Lévi-Strauss reprend la discussion et inscrit un P.S., dans lequel il s’interroge :

Au sujet des odorous ants, ma mémoire m’a trahi l’autre jour : elles ne mordent pas le pénis de Coyote mais constituent la nourriture requise pour un pénis qu’il a emprunté. Y aurait-il donc dans vos régions des fourmis comestibles comme sous les Tropiques ? Dans l’affirmative (dont je doute), ce serait une piste....

Pierre Maranda, qui avait sollicité sur ce point Melville Jacobs, un de ses collègues du département d’anthropologie de la Washington University à Seattle lors d’un colloque sur les mythes de la côte nord-ouest du Pacifique, répond le 2 décembre 1969 :

Lui et Mrs Jacobs, qui elle-même a recueilli deux collections assez importantes mais encore inédites, connaissent bien les fourmis en question. Dans leurs collections, le pénis emprunté par Coyote mange les copeaux de bois (mais il est difficile de savoir si ces copeaux constituent le gîte des fourmis, ou s’ils sont dans une autre relation avec elles). Toujours est-il qu’il existe donc une sorte de fourmis appelée en anglais pissing ants, et qui tirent leur nom de la forte odeur d’urine qu’elles dégagent quand on les écrase. Il se pourrait donc que l’intersection sémantique entre le pénis et ces fourmis s’inscrive sur un axe olfactif, mais vous saurez mieux que moi tirer les conclusions appropriées.

Trois jours plus tard, le 5 décembre 1969, Lévi-Strauss prend acte de cette réponse et formule immédiatement une autre demande à son ami Maranda qui porte cette fois sur des plantes qui mangent des insectes.

Nul mieux que Melville Jacobs ne peut en effet élucider la question des fourmis. La solution qu’il propose paraît séduisante bien que rien ne la confirme dans le contexte mythique. Quoi qu’il en soit, je vais chercher des informations sur les fourmis en question.

Il y aurait une autre petite enquête intéressante à faire au cas où vous auriez des informateurs Salish compétents en ethnobotanique. Savent-ils que les deux genres principaux de plantes textiles qu’ils utilisaient : Apocynum et Asclepias, ont la propriété commune de capturer dans leurs fleurs les insectes indésirables ? Rien ne révèle cette connaissance dans la littérature ethnographique mais, si les Salish la possédaient, cela permettrait d’approfondir et de développer certaines interprétations.

Ces quelques extraits d’une longue correspondance confirment évidemment tout l’intérêt que Lévi-Strauss nourrissait pour les petites bestioles et pour les plantes. Ils montrent enfin l’ampleur du chantier et combien l’ethnographie des insectes demeure complexe et laborieuse du fait qu’elle exige une attention méticuleuse.

L’agencéité des petites bêtes : nuisibles et modèles technologiques

Dans l’Europe chrétienne et rurale, du xiiie au xixe siècle, la plupart des petites bêtes étaient considérées comme des « nuisibles » ou même comme de véritables fléaux. Elles étaient dotées d’une agencéité propre et collective, au point de pouvoir comparaître devant des tribunaux ecclésiastiques et non devant des tribunaux ordinaires, faute de pouvoir être jugées individuellement comme les autres animaux. Des exemples connus sont l’excommunication des vers blancs et autres ravageurs par l’Évêque de Lausanne au xve siècle (Chêne 1995) ou l’excommunication des hannetons, limaces et autres sangsues dans la même région (Agnel 1858). Ils ne sont cependant pas les seuls. En France, Michel Pastoureau (2004 : 38-39) mentionne qu’en 1516, l’Évêque de Troie ordonne aux hurebets (des sortes de sauterelles) de quitter les vignes dans les six jours, faute de quoi ils seront excommuniés. Les insectes sont donc sortis de la petite histoire et constituent aujourd’hui tout un champ de recherche (voir Baratay 2012).

De telles traditions n’existent évidemment pas en milieu autochtone mais les petites bestioles apparaissent souvent dans le registre du chamanisme. Dans les traditions inuites, par exemple, le bourdon occupe une place de choix dans l’initiation chamanique (Laugrand et Oosten 2012). Les chenilles, quant à elles, sont associées à la renaissance. Dans les rapports de la Ve expédition de Thulé, Rasmussen (1931 : 11) relate ainsi comment, à l’issue du chant magique qu’Orpingalik de Pelly Bay entonna un jour pour faire revivre son fils, « une chenille ne tarda pas à grimper sur le visage de son corps inerte et à tourner tout autour de sa bouche, et comment peu de temps après il se mit de nouveau à respirer tout doucement, alors que d’autres petites bestioles sortant de la terre grimpèrent à leur tour sur son visage, et que tout cela était le signe d’une renaissance ». Il est toutefois difficile de savoir ici si ces chenilles sont l’incarnation d’un tuurngaq (un esprit auxiliaire) ou de plusieurs, ou de l’âme tarniq. Chez les Innus, plusieurs récits montrent également qu’il existe un lien entre les petites bêtes et le chamanisme. Dans son récit autobiographique, Michel Grégoire relate ainsi le célèbre récit de L’enfant couvert de poux, ce petit garçon abandonné par ses parents en raison de ses parasites mais à qui les Innus doivent leur découverte de la tente tremblante (Dominique 1989 : 30).

Dans plusieurs langues amérindiennes, comme en cri, en ojibwé ou en nipissing, le terme « insecte » se traduit respectivement par celui de manito, manitons, manitosh, des termes qui, selon Chamberlain (1901 : 674), découlent tous de la notion cardinale de manito qui signifie « esprit, être surnaturel ». Savard (2004 : 117) se montre plus prudent sur une telle association, pointant le fait que manitush est un terme générique pour qualifier un animal maléfique qui peut être aussi bien un serpent, des vers ou même le cancer (voir aussi Clément 1995 : 538). Mais l’anthropologue ne peut évacuer la référence spirituelle : « Comme manitush se retrouve dans plusieurs langues algonquiennes, on pense qu’il relevait du vocabulaire proto-algonquien sous la forme de manetoûnsa, signifiant “petit esprit, insecte, ver” (Hewson 1993) » (Savard 2004 : 117). Et la punaise d’eau géante à laquelle il réfère pour le monde innu en possède toutes les caractéristiques, capable de se transformer en serpent, en poisson-géant, en cheval de mer, bref en un véritable monstre aquatique, mais aussi en caribou et en lynx, ainsi qu’en oiseau du tonnerre, selon d’autres traditions amérindiennes.

De telles observations montrent à n’en pas douter la place des petites bêtes dans le domaine du religieux ou du spirituel, en même temps qu’elles confirment leurs capacités à se transformer, à relier les univers marins, chtoniens et célestes, de même qu’à transcender la vie et la mort.

Il faut croire que les autochtones ont su très tôt reconnaître les capacités hors du commun des petites bêtes, capables de survivre aux dures conditions hivernales, de se déplacer très rapidement, de s’insérer partout, d’annoncer des événements à venir, d’instruire l’humain, etc. Pour reprendre l’exemple des poux, les Inuits ont repéré comment leurs petites pattes sont précieuses pour traiter certains problèmes. Des aînés affirment ainsi que les poux avaient la vertu de pouvoir redonner la vue : les attachant à des cheveux, ils ont observé que les pattes de poux peuvent nettoyer un oeil atteint de cataracte en raclant délicatement la matière infectée. En outre, les autochtones ont depuis toujours considéré les petites bêtes comme des êtres aussi importants que les autres animaux. Marie-Françoise Guédon le rappelle à propos des Athapascans, mais c’est le cas aussi plus au nord où les Inuits considèrent qu’il ne faut pas tuer ni faire souffrir inutilement les insectes, y compris les moustiques, au risque de payer le prix fort et de s’exposer à leur vengeance. De ce point de vue, comme les Chinois, les autochtones ont vu depuis longtemps les mérites des petites bêtes. En Occident, à l’exception des abeilles, ce n’est que très récemment que les insectes ont quitté la catégorie des nuisibles pour devenir des champions de la biodiversité, du monde cybernétique et des merveilles technologiques.

Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari, qui consacrent quelques pages à la guêpe et à la chenille, annonçaient qu’on définirait un jour le monde industriel comme étant le monde des insectes et des germes (cité par Parikka 2010 : ix). Il est vrai qu’avec le progrès des techniques l’humain a découvert des micro-organismes de plus en plus petits et invisibles à l’oeil nu. Mais ce phénomène s’est accompagné d’un paradoxe qu’a mis en lumière Bruno Latour (1984) dans l’ouvrage qu’il a consacré à Pasteur et aux microbes, à savoir que la science a redonné vie et une plus grande agencéité à ces organismes. Les travaux actuels sur le microbiote ou les virus vont également dans ce sens. En somme, entomologistes, philosophes et autres spécialistes, les chercheurs d’aujourd’hui ne tarissent plus d’éloges à l’endroit de nombreuses petites bêtes qui inspirent les humains pour leur technologie, comme l’illustre le biomimétisme, par exemple. Et surtout, si ces entités ont gagné une capacité d’action, elles se sont aussi multipliées, chaque année révélant l’existence de nouvelles espèces. À la surface de la terre, des milliers de petites bêtes restent à être découvertes. Faute de microscopes et autres procédés de ce genre, les Amérindiens et les Inuits n’ont évidemment jamais été en mesure d’observer ces micro-organismes, mais ils ont depuis longtemps attribué une agencéité et des capacités à ces organismes, indispensables au cycle de la vie.

Les petites bêtes dans ce numéro…

Ce numéro espère apporter une petite contribution à la place que les petites bêtes occupent dans l’histoire et les cosmologies amérindiennes d’Amérique du Nord et de Mésoamérique. Les théories de l’animisme et du perspectivisme relancent aujourd’hui l’intérêt de tels travaux et montrent qu’au-delà des grands prédateurs, des oiseaux et des grands gibiers, les entités minuscules méritent plus d’attention. Ce numéro souhaite donc participer à ce renouvellement de la recherche sur les petites bêtes à partir de différents angles et approches. Il s’agit d’examiner comment ces bestioles interviennent dans l’histoire et les cosmologies amérindiennes, mais aussi de quelles manières elles parasitent – pour reprendre l’expression de Julien Bondaz (2013) – les ethnographies ou, au contraire, passent à travers les mailles du filet. Dans tous les cas, elles captent souvent assez vite l’attention des colons et autres voyageurs qui circulent dans les Amériques. Un exemple suffira pour montrer qu’il serait intéressant de relire les chroniqueurs et autres voyageurs en examinant ce qu’ils disent des petites bêtes. Lionel Groulx rapporte ainsi qu’au moment de la fondation de Ville-Marie (Montréal), en 1642, faute de disposer d’une lampe du sanctuaire, les fondateurs cueillirent des fleurs pour orner l’autel et des « mouches à feu » (lucioles) pour l’illuminer : « on cueille des lucioles qu’on suspend par des filets d’une façon admirable et belle » (Groulx 1940 : 12).

Les petites bêtes laissent également des traces que l’archéoentomologie permet aujourd’hui d’interpréter. Les deux premiers articles du présent numéro offrent deux exemples de contributions que cette nouvelle discipline peut apporter. Véronique Forbes, Frédéric Dussault, Olivier Lalonde et Allison Bain analysent d’abord des sites paléoesquimaux et néoesquimaux de plusieurs régions arctiques en traquant systématiquement les restes de coléoptères, de poux et de puces subfossiles et en interrogeant leur présence in situ. Ces petites bêtes révèlent visiblement des modes de subsistance et des hygiènes de vie des populations locales. Mais plus que cela, Forbes et son équipe en profitent pour présenter un bilan détaillé de l’apport des analyses archéoentomologiques à l’étude des chasseurs-cueilleurs du Nord circumpolaire. Jean-Bernard Huchet, lui, un des fondateurs de l’archéoentomologie, a choisi de suivre des mouches dans les tombes et autres dépôts funéraires des Mochicas du Pérou. L’auteur souligne l’existence de pratiques mortuaires singulières, ces insectes ayant vraisemblablement joué le rôle de psychopompes. Ces techniques de recherche évoquent l’entomologie forensique ou médico-légale qui consiste à déterminer, à partir d’un relevé précis des insectes et des micro-organismes sur les cadavres, où, quand et comment un crime a été commis, de véritables escouades d’insectes se succédant systématiquement et souvent dans le même ordre sur les corps en décomposition.

La contribution de Dimitri Karadimas, malheureusement décédé avant la publication de ce dossier, fait le pont entre l’archéologie et l’anthropologie, l’auteur articulant ces deux approches tout en développant un regard comparatif. Travaillant à partir de sources multiples et composites, Karadimas livre ici avec beaucoup de finesse une analyse iconographique aboutie de Tlaloc, le dieu parasite des Mayas et figure centrale de leur panthéon, qu’on retrouve sous la forme d’une guêpe parasitoïde. Soulignons qu’une des conclusions de l’auteur vaut pour une bonne partie de l’Amérique du Nord : « […] le modèle du vivant – et en particulier celui de certains insectes – constitue le paradigme majeur de la constitution des dieux ». La contribution d’Armin Geertz en offre une illustration avec le cas de l’araignée–grand-mère, une figure centrale des cosmologies hopies. Geertz montre lui aussi comment certains insectes se retrouvent dans une multitude de registres, sociaux, mythiques, rituels, iconographiques et symboliques, ce qui en fait des acteurs incontournables des univers cosmologiques. Quant à la contribution de Marie-Françoise Guédon sur le monde athapascan, elle montre de manière remarquable et sur le plan linguistique cette fois, la difficulté de séparer les insectes, de les inscrire dans une catégorie à part. Au contraire, les Athapascans pensent les petites bêtes en lien avec les autres animaux et les esprits. Mais, bien plus que cela encore, l’auteure s’interroge à savoir si les petites bêtes qui sont omniprésentes dans les mythes et dans les récits cosmogoniques, ne permettraient pas de repenser l’histoire même des migrations amérindiennes. Ces petites bestioles ont enfin une autre qualité, celle d’incarner des médiateurs exceptionnels, en mesure de relier les mondes, visible et invisible, passé et présent, naturel et surnaturel, l’imaginaire et l’expérience vécue, la vie et la mort.

Les six contributions suivantes traitent toutes des relations contemporaines que des Amérindiens et des Inuits entretiennent avec les petites bestioles. Les auteurs ont pour la plupart recueilli des données des traditions orales mais aussi des ethnographies classiques, des pratiques rituelles et artistiques pour faire ressortir des caractéristiques importantes de ces relations, interrogeant à l’occasion les travaux sur les cosmologies et les ontologies. À partir de son travail avec des aînés yup’iks regroupés au sein du Conseil des aînés de Calista, Ann Fienup-Riordan montre que les Yup’iks du sud-ouest de l’Alaska ne sont pas entomophages mais qu’ils s’intéressent aux petites bestioles et les connaissent fort bien, leur assignant un rôle clé sur le plan de la guérison et ce, bien au-delà des craintes qu’ils ressentent à leur égard, les petites bestioles pouvant occasionner par ailleurs d’importants dégâts. Ici, la chenille et les asticots sont reconnus pour leurs pouvoirs de guérison. De façon semblable, les recherches de Pierre Beaucage et du Taller de Tradicion Oral Totamachilis, montrent que les Maseuals de la Sierra Norte de Puebla, au Mexique, attribuent aux insectes de la super-famille des okuiltsitsin des qualités et des caractéristiques qui varient entre deux pôles, celui de la prédation d’une part, et de la réciprocité, d’autre part. Mais ici aussi les petites bêtes sont à l’occasion créditées de sagesse et de pouvoirs. Certes, les insectes ne fournissent pas aux humains leurs doubles animaux, mais des soins et de la nourriture, des remèdes et de la protection. Certaines petites bestioles sont dites « malfaisantes » mais les prédateurs restent « supportables ».

A contrario, les monstres et les moustiques des peuples de la côte Nord-Ouest que Marie Mauzé a pu retrouver dans une vaste littérature consacrée aux mythes, aux rituels et aux pratiques artistiques incarnent des figures terrifiantes et sanglantes. Maillons nécessaires à la perpétuation de la vie et indissociablement liés à la mort, écrit l’auteure, les moustiques et leurs esprits piquent et dévorent ce qui les qualifie comme des auxiliaires auprès des chamanes qui les sollicitent à des fins guerrières. Axés sur le monde inuit, les deux articles suivants, de Vladimir Randa et de Frédéric Laugrand, se complètent. Randa traite pour sa part des modalités d’interaction entre les Inuits et les petites bêtes, rappelant tout d’abord combien la catégorie de qupirruit demeure hétérogène. Randa fait ensuite ressortir quelques schèmes saillants comme la pénétration, la dévoration, la métamorphose et l’adoption. Pour ce faire, l’auteur a utilisé des textes tirés de la tradition orale et des matériaux ethnozoologiques et linguistiques collectés au cours d’enquêtes menées depuis 1985 dans la communauté d’Igloolik (Nunavut, Canada). La contribution de Laugrand prolonge la réflexion à une époque où les petites bêtes semblent encore devenir plus nombreuses dans l’Arctique. L’auteur avance l’hypothèse que les perceptions des Inuits face aux petites bêtes changent de façon très lente sous les effets combinés de la christianisation, de la sédentarisation, de la scolarisation et aujourd’hui du réchauffement climatique. Mais que, dans tous les cas, ces petites bestioles continuent de hanter les imaginaires, elles demeurent des tricksters et annoncent toujours des événements à venir.

À partir de données recueillies en Colombie auprès des Wayùus de Manaure, Lionel Simon examine également les modes d’appréhension de ces autochtones à l’égard des petites bêtes. L’auteur mobilise la mythologie des Wayùus où les insectes apparaissent comme des passeurs entre les différents mondes (céleste/terrestre, etc.), mais également une série de contextes de rencontres, ce qui lui permet de mettre en relief la pluralité des logiques et des conceptions, la dimension relationnelle demeurant fondamentale. Sortant ici de toute démarche classificatoire, l’auteur examine avec talent ces interactions et le pouvoir de ces petits êtres qui nous échappent et qu’il ne faudrait surtout pas enfermer dans des catégories stables et trop homogènes.

Les deux derniers articles du numéro prolongent la réflexion en introduisant la question de la transmission et de la préservation des savoirs autochtones. Carole Delamour, Marie Roué, Élise Dubuc et Louise Siméon étudient d’abord un motif de libellule brodé sur un manteau en cuir d’orignal en provenance de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh, lequel est actuellement conservé au National Museum of the American Indian (Smithsonian Institution) de Washington. Les auteures s’interrogent sur la place et le rôle de la libellule dans les traditions des Ilnus en suivant une série de relations interspécifiques et en montrant comment un tel travail de collaboration entre chercheurs et membres des communautés participe d’une revitalisation et de réappropriation des savoirs dits culturels et écologiques. Pour finir, la note de recherche de George Fulford sur la légende de Wemishoosh aborde les savoirs écologiques des Cris du Manitoba. L’auteur examine de manière très minutieuse et détaillée le cas de phryganes, et son travail fait écho à celui de Lévi-Strauss dans les Mythologiques. Sa recherche se présente enfin comme un dialogue entre un Cri, fin connaisseur de ses propres traditions, et un entomologiste, ce qui permet d’interroger de manière passionnante les relations entre les sciences sociales, les sciences naturelles et la tradition orale. De tels dialogues sont fascinants. Ils rappellent ceux de l’entomologie et de la poésie qu’a su développer jadis la plume d’un Jean-Henri Fabre, par exemple, dont les Souvenirs entomologiques, un ouvrage encyclopédique qui a à son tour influencé l’art surréaliste et la philosophie, vient d’être réédité.

Si les petites bestioles favorisent ce genre de pont et ce type de discussions, c’est qu’elles jouent bien leur rôle de médiateurs, d’entités souvent invisibles mais qui ne cessent de nous surprendre. Parions et souhaitons qu’à l’heure où les humains de la planète traversent l’une des crises environnementales les plus dramatiques de leur histoire, les petites bêtes disposent encore d’un bel avenir. Les humains sont nés de minuscules bestioles que sont ces bactéries et autres micro-organismes, et leur destinée n’est probablement pas imaginable sans elles.