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Dans leur coquet édifice de la rue Wellington, les juges de la Cour suprême

Peuvent briller par leur science et leur dialectique mais quand même

Du gouvernement par de bons juges, délivrez-nous Seigneur !

Pour cela donnez le goût d’agir et l’esprit de compromis aux législateurs

Faites surtout qu’ils modernisent et utilisent les institutions !

Ce sera peut-être un des moyens de garder le Québec dans la Fédération !

Jean-Charles Bonenfant (1912-1977)[1]

Le 150e anniversaire de la Confédération est bien sûr l’occasion de s’interroger sur les forces et les faiblesses du régime fédéral mis en place en 1867, ainsi que sur son évolution, mais il permet également d’ouvrir une porte sur la pensée fédérale telle qu’elle s’est développée au Québec[2].

À ce chapitre, Jean-Charles Bonenfant occupe une place centrale. Cet homme-orchestre, à la fois journaliste, chroniqueur radio et télévision, juriste et constitutionnaliste, haut fonctionnaire, bibliothécaire, documentaliste et, enfin, professeur à l’Université Laval, a passé toute sa carrière à penser et à vivre, pour ainsi dire, le constitutionnalisme et le fédéralisme. Une recension de ses travaux ou de son parcours intellectuel n’ayant jamais été rédigée, nous avons cru utile de combler cette lacune[3].

À cette fin, après avoir mis en lumière le caractère prudent et pragmatique de la pensée de cet homme mesuré, et posé l’hypothèse que se trouve peut-être là la raison de l’oubli où elle s’est perdue (partie 1), nous tenterons d’en révéler les dimensions essentielles. Ainsi, on verra que le pragmatisme ou réalisme politique de Bonenfant l’amène à rejeter les approches trop tranchées qui négligent la complexité du réel (partie 2). Ce réalisme politique le porte également à préférer à des avenues plus radicales ce que l’on pourrait appeler un « fédéralisme renouvelé » (partie 3), à dénoncer le « juridisme[4] », à insister sur la légitimité des institutions et non simplement sur leur légalité, et, enfin, à fonder ses espoirs de renouveau de l’ordre constitutionnel fédéral canadien sur la réforme des institutions politiques représentatives (partie 4). Enfin, compte tenu de l’anniversaire souligné en 2017, nous examinerons plus précisément l’article de Bonenfant paru en 1963 et intitulé « L’esprit de 1867[5] », très certainement l’un de ses textes les plus importants (partie 5)[6].

1 Une prédilection pour le juste milieu

Quand on mesure la place que Bonenfant occupait à l’époque dans le débat public et au sein du cercle plus restreint de l’intelligentsia politique et constitutionnelle, on s’étonne de constater le peu de résonance qui s’attache aujourd’hui à son oeuvre. Cet auteur figure à peine dans la grande fresque d’Yvan Lamonde sur l’histoire sociale des idées au Québec[7] ou encore dans l’ouvrage intitulé Les intellectuel.les au Québec. Une brève histoire[8] ou le Dictionnaire des intellectuel.les au Québec[9] qu’il a coécrits. Cela tient probablement au fait que Bonenfant ne satisfait pas aux critères de définition de l’intellectuel proposés par le grand historien des idées. Ainsi, bien qu’il ait très certainement tenu un « discours médiatisé » (il a publié 486 chroniques dans le journal L’Action pendant la période 1962-1973[10] et ait été régulièrement invité à la radio dès 1941 et à la télévision dès 1956), Bonenfant ne l’a presque jamais fait « hors de l’État[11] ». Ayant été successivement titulaire pendant 30 ans des postes d’aide-bibliothécaire et ensuite de directeur de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale (1939-1969)[12], postes qu’il occupera tout en exerçant pendant 17 ans le rôle de conseiller juridique de l’Assemblée législative, Bonenfant a présenté et publié la plupart de ses conférences publiques et de ses chroniques alors qu’il travaillait au sein même de l’appareil étatique en tant que commis de l’État.

Cette disqualification tient peut-être également au fait que le discours de Bonenfant, aussi médiatisé soit-il, n’a jamais été fondamentalement critique, celui-ci tendant plutôt, comme nous le verrons, à faire la promotion du juste milieu, et même à redorer le blason de l’ambivalence identitaire[13]. Une fois encore, sa fonction de bibliothécaire, au même titre que son rôle de conseiller juridique de l’Assemblée législative, l’a probablement porté, si l’on en juge par les hommages que les hommes politiques de toutes obédiences lui ont rendus[14], à présenter l’information la plus juste et la plus impartiale possible. Peut-être craignait-il, en s’avançant trop, de « trébucher[15] ». Ce réflexe de prudence ne l’a pas quitté lorsqu’en 1969 il est devenu professeur de carrière à la Faculté de droit de l’Université Laval à l’âge de 57 ans[16].

Quoi qu’il en soit des définitions, et à moins de nier à tout juriste conservateur le qualificatif d’« intellectuel[17] », il est incontestable que Bonenfant est intervenu publiquement sur un grand nombre de question d’intérêt civique et politique, comme l’ont fait d’autres intellectuels patentés. Léon Dion, au détour d’une phrase dans son maître-livre Québec 1945-2000. Les intellectuels et le temps de Duplessis[18], lui reconnaît d’ailleurs le titre d’intellectuel, quoiqu’il n’en dise pas plus à son sujet[19].

La lecture des travaux[20] de Bonenfant, de ce qui a été écrit à son sujet[21], et tout particulièrement de ce qu’il a dit de lui-même, nous a permis de constater chez cet homme un esprit mesuré et prudent, pragmatique, et généralement soucieux avant tout d’établir les faits le plus fidèlement possible. Un grand nombre de ses textes sont d’ailleurs purement descriptifs. Cependant, comme nous le constaterons, même lorsqu’il tient un discours normatif, il s’assure généralement de le faire précéder d’un exposé objectif des faits.

Trop pragmatique ou politiquement réaliste pour être un homme de doctrine, on ne devine chez Bonenfant aucune inféodation à une idéologie ou à un parti politique quelconque. Le journal La Presse le décrira d’ailleurs en 1976, soit un an avant son décès, comme le « prototype de “l’honnête homme du XXème siècle” » et soulignera qu’il a « le mérite de n’appartenir à aucune chapelle ou groupe politique[22] ». Pour reprendre une délicieuse expression d’Yvan Lamonde, on peut dire de Bonenfant qu’il compte parmi ceux qui préfèrent le parti de l’esprit à l’esprit de parti[23].

Voici comment Bonenfant se décrivait lui-même en 1969, période qui, le moins que l’on puisse dire, n’était pas au conservatisme :

[J’]accepte avec philosophie que le monde de [m]on âge mûr ne soit pas celui de [m]a jeunesse, mais [j’]espère qu’à l’intérieur des nouveaux cadres survivront ou ressusciteront les éléments éternels de formation : labeur intelligent, équilibre des disciplines, insatisfaction permanente si le mot n’avait pas été autant galvaudé, je dirais contestation permanente d’autrui, mais aussi de soi, un petit peu de scepticisme et beaucoup d’humilité[24].

Cette approche politique modérée repose en partie, comme nous tenterons de le démontrer, sur le pragmatisme ou réalisme politique de Bonenfant. Un réalisme qui, entre autres, l’amènera à rejeter les approches trop tranchées qui négligent la complexité du réel.

2 Une aversion pour les approches « manichéennes »

L’aversion de Bonenfant pour les approches trop tranchées qui négligent la complexité du réel est évidente. En 1972, dans sa recension du livre de Richard Arès, Nos grandes options politiques et constitutionnelles[25], où ce dernier expose ce qui, selon lui, représente les quatre grandes options qui s’offrent à la communauté canadienne-française du Québec, lesquelles vont de l’assimilation au Canada anglais à l’indépendance, Bonenfant souligne qu’« [é]videmment les activistes politiques et les esprits manichéens reprocheront à Richard Arès de ne pas recommander en conclusion une option précise et définitive[26] ». Mais lui d’ajouter, « [Arès] a le courage d’écrire, face à ceux pour qui tout est simple, que “pour le peuple canadien-français, il n’est pas facile actuellement de choisir entre les diverses options qu’on lui présente”[27] ». Comme nous le verrons, derrière le voile du « peuple canadien-français » se dissimule ici Bonenfant lui-même.

À l’occasion d’une autre recension, Bonenfant reprochera à l’ouvrage de Stanley Bréhaut Ryerson, Le capitalisme et la Confédération — Aux sources du conflit Canada-Québec (1760-1873)[28], son caractère trop ouvertement idéologique :

Certes, on sait depuis longtemps que la naissance de la Confédération a été avant tout un phénomène économique […], mais Stanley-Bréhaut Ryerson nous le fait mieux sentir. Il reste qu’on aimerait parfois que le théoricien soit plus discret et qu’il succombe moins facilement aux dangers d’une interprétation trop manichéenne. L’interprétation marxiste, trop soulignée, fatigue autant que naguère nous importunaient les Providentialistes qui faisaient jouer Dieu aux échecs avec les peuples[29].

Cette prudence épistémologique s’accompagne aussi, chez Bonenfant, d’un esprit de retenue, tant sur le plan des convictions religieuses (pourtant profondes, comme nous le constaterons) que politiques : « Ce catholique, [affirme-t-il en parlant de sa propre personne], canadien français, bourgeois, dans la cinquantaine, se croit religieux sans ostentation […] il n’a pas craint de perdre la foi en fréquentant ceux qui honorent Dieu autrement que lui[30]. » Et il ajoute : « N’ayant jamais été sérieusement menacé par les gens d’une autre langue, [je suis] moins nerveusement nationaliste que ceux qui vivent aux marches de la Laurentie[31] », référence indubitable à l’idée d’une Laurentie indépendante parfois évoquée par Lionel Groulx[32] et fermement défendue par les Jeune-Canada durant les années 30[33].

Bonenfant n’était pas aussi tourmenté que d’autres l’ont été et le sont encore aujourd’hui par la question de l’équilibre à établir entre enracinement et déracinement. En fait, sur la question nationale, il n’a rien d’un apôtre ou d’un soldat, pour emprunter à nouveau une belle expression d’Yvan Lamonde[34]. Comme on le verra, lorsqu’on lit ce qu’il a à dire à ce sujet, on note que, sans être dupe des faiblesses du système fédéral canadien (dont il met en évidence avec justesse certains déterminants qui perdurent encore), il laisse voir son pragmatisme et une familiarité avec la vie politique qui l’amènent à penser, comme Portalis, que, « au lieu de changer les lois, il est presque toujours plus utile de présenter aux citoyens de nouveaux motifs de les aimer[35] ».

3 Une tiédeur à l’égard du nationalisme et une préférence pour un fédéralisme renouvelé

Les analyses de Bonenfant au sujet des forces et des faiblesses du fédéralisme, ainsi que ses écrits sur la question nationale, nous permettent de constater que, de préférence à toute autre option politique, il mise sur un renouvellement des institutions fédérales qui permettraient la réalisation d’un véritable fédéralisme intraétatique. Aucune flamme indépendantiste ne brûle chez lui. Comme nous l’observerons, le concept de nation l’intéresse d’autant moins qu’il l’estime « dépassé ou du moins […] sur le point de l’être[36] ». Au mieux, il voit dans l’idée de nation un instrument politique permettant au Québec d’établir un rapport de force plus équilibré avec le reste du Canada.

Dans un article intitulé « Cultural and Political Implications of French-Canadian Nationalism[37] », coécrit avec Jean-Charles Falardeau en 1946, Bonenfant décrit le caractère protéiforme du nationalisme québécois, successivement défensif sous Louis-Joseph Papineau, de nature constitutionnelle à l’époque de la revendication de la responsabilité ministérielle sous Louis-Hippolyte La Fontaine, plus ethnique (« racial[38] ») sous Honoré Mercier durant les années 1885 et, enfin, plus pancanadien et anti-impérialiste avec Henri Bourassa. En raison peut-être du contexte d’après-guerre, on ne sent pas chez les auteurs une affinité particulière pour le nationalisme. Toutefois, une partie de leur conclusion mérite d’être citée au long :

The history of French-Canadian nationalism […] appears to us, like the social history of any minority group, as a combative, stubbornly composed, unfinished symphony. It offers a wide field of investigation to historians, to political scientists, to sociologists, to economists, and to social psychologists. We notice that its growth has not been in a rectilinear, regularly widening pattern. It has been sporadic. A relevant way to approach it, in our opinion, is to see it as an acute political form of the French Canadians’ interpretation of their minority status in a painfully growing country […] It has also emerged as a by-product of the self-centredness of the French-Canadian group, ideologically and culturally guided by a segregating clergy. It has been historically a paramount factor in the social outlook of Quebec. Like any social problem, it must be considered neither through an apologetic nor an antipathetic looking-glass[39].

Seize ans plus tard, dans un texte intitulé « Le concept d’une nation canadienne est-il un concept équivoque ?[40] », Bonenfant s’attache à répondre à la question suivante : « [Y] a-t-il une nation canadienne ou une nation canadienne-française ou bien les deux existent-elles ?[41] ». Il importe d’examiner de près ce texte, car les idées qui y sont énoncées irriguent l’ensemble de l’oeuvre de Bonenfant[42].

Après avoir rappelé le caractère polysémique du mot « nation », Bonenfant conclut qu’au bout du compte une nation existe dès qu’il y a un « vouloir-vivre collectif[43] ». Il affirme ensuite « que c’est à ce carrefour que peuvent honnêtement s’opposer ceux qui croient à une survie du Canada comme nation et ceux qui pensent qu’il y a dans notre pays deux nations qui ne peuvent continuer à vivre ensemble[44] ». Cependant, il ajoute : « On a beaucoup glosé sur les différences de sens que Canadiens anglais et Canadiens français donnaient au mot nation ; on a soutenu que c’était l’origine de bien des malentendus, mais je ne crois pas que cette différence soit aussi importante qu’on l’ait prétendu[45]. » Quoi qu’il en soit de ce débat sémantique, il reste à savoir, dit Bonenfant, « s’il y a vraiment au Canada un désir de continuer la vie commune et s’il y a suffisamment de motifs pour soutenir ce désir[46] ». Sa réponse à cette question témoigne à la fois de sa préférence pour les solutions de compromis et de sa volonté de penser le changement dans le respect des droits des uns et des autres :

Évidemment, nous sommes portés à croire que nous sommes les seuls à vivre le drame d’une nation peu homogène. Il faut admettre que la vie commune au sein d’un État à population mixte offre plus de difficultés qu’au sein d’un État national parfait. Ce n’est certes pas une situation idéale, mais nous ne l’avons pas choisie et le grand point d’interrogation auquel nous avons le droit d’apporter librement des réponses différentes est de savoir si nous pouvons trouver une meilleure situation.

Je laisse de côté le poncif facile de la richesse d’un pays à deux cultures, et j’admets qu’il nous a apporté à nous souvent plus d’inconvénients que d’avantages. Pour me consoler et pour me guider, je me répète ces phrases de [Jean] Dabin[47], c’est-à-dire ces phrases d’un Belge assagi par le Droit, « N’est-il pas du devoir des hommes de modérer leurs passions, y compris leurs passions nationales, et n’est-ce pas le rôle de l’État d’harmoniser les intérêts et d’arbitrer les conflits dans l’impartialité ? Quoi qu’il en soit, aucun souci de simplification ne saurait légitimer la suppression du dualisme par l’une de ces solutions extrêmes : de la part de l’État, une politique d’assimilation forcée qui brimerait les droits nationaux, – de la part des nationalités, une politique d’indépendance qui méconnaîtrait les droits de l’État. Les complications que suscite la vie ne sont pas faites pour être éliminées par la violence, mais pour être résolues dans l’accord des droits respectifs »[48].

Ce constat fait, Bonenfant conclut : « Je crois donc qu’il y a une nation canadienne sans pour cela être fier et très heureux de sa composition et je comprends que pour plusieurs, le vouloir-vivre collectif semble devoir se réaliser mieux au sein d’un état québécois[49]. »

Pourtant, chose curieuse, comme nous l’avons vu, Bonenfant est d’avis que les questions de nation et de souveraineté sont beaucoup moins importantes qu’il n’y paraît. Ainsi, il affirme que pour que les droits fondamentaux de l’être humain puissent se réaliser :

[I]l faut des structures politiques qui s’incarnent dans ce qu’on appelle aujourd’hui un État, mais cet État n’est pas pour moi une fin, il n’est qu’un moyen. Je ne me soucis (sic) pas qu’il soit souverain, s’il fonctionne bien. Cet État ne pourra survivre que s’il est soutenu par une population acceptant quelques communs dénominateurs qui constituent la nation et dont le plus important est le vouloir-vivre collectif.

Quand les communs dénominateurs ne sont pas assez nombreux pour rendre possible un État unitaire, on utilise le fédéralisme, mais un fédéralisme que le Canada, dans son conservatisme et sa paresse constitutionnelle, est loin d’avoir utilisé à fond[50].

La conclusion de cet article mérite d’être citée au long car, exception faite de la référence à la foi chrétienne, la conception du fédéralisme qui y est exposée, la tiédeur manifestée à l’égard du concept de nation et la promotion du « patriotisme constitutionnel » avant l’heure que nous y décelons ont une étonnante résonnance dans le Québec de ce début de xxie siècle :

Il se peut que, selon les jours, je sente que j’appartienne à des nations différentes. Parfois, je sens que pour vivre, il vaut mieux après tout appartenir au Canada mais parfois aussi je sens le besoin de me réfugier dans une nation qui s’identifierait avec le Québec et il se peut que ma réaction soit celle de plusieurs Canadiens français, mais au fond le fédéralisme c’est peut-être appartenir à deux nations, participer à deux vouloir-vivre collectifs, selon les événements, selon les ambitions et selon les différentes sortes d’idéal. Enfin, toutes ces belles distinctions que nous établissons, toutes ces batailles de mots, toutes ces passions sont peut-être sur le point de disparaître. Ce qui importe après tout, ce n’est pas tant d’appartenir à une nation, mais c’est plutôt d’appartenir à l’humanité, à une humanité dans l’histoire de laquelle le dévouement de Dollard, la bataille des Plaines d’Abraham ou les relations fédérales-provinciales ont fort peu d’importance. Quand plus de la moitié du monde est préoccupé par d’autres phénomènes que nos petites questions bougeoises (sic), je n’aime guère des débats académiques qui jusqu’ici nous ont fait perdre tellement de temps. Le concept d’une nation canadienne est peut-être équivoque ou ambigu, mais je ne m’en soucie guère pourvu qu’à l’intérieur d’une nation, qu’elle soit canadienne ou canadienne-française ou même à l’extérieur de toute nation, je puisse me réaliser comme homme et, si vous me le permettez, comme chrétien car pour moi, il est beaucoup plus important d’être chrétien que Canadien français. Le concept d’une nation canadienne n’est ni équivoque ni ambigu : il est dépassé ou du moins il est sur le point de l’être et ce n’est pas au profit du concept d’une nation canadienne-française mais au-dessus de toute la nation[51].

Malgré son peu d’enthousiasme pour le nationalisme, Bonenfant n’en demeure pas moins convaincu que le « Québec n’est pas une province comme les autres[52] ». C’est pourquoi il critique avec habileté et acharnement l’idée défendue par Donald Creighton selon laquelle « aucun fait historique » ne prouve que les Pères de la Confédération « avaient l’intention de créer un Canada bilingue ou biculturel[53] ». Avec son honnêteté intellectuelle habituelle, Bonenfant donne raison à l’historien sur plusieurs points. Toutefois, en pragmatique qui s’intéresse tout autant à la dimension factuelle des choses qu’à la perception subjective entretenue par les citoyens à leur égard, il ajoute :

La confédération a pu se réaliser grâce à l’entente des Canadiens anglais du Haut-Canada et des Canadiens français du Bas-Canada. L’Acte de l’Amérique du nord britannique n’a pas prévu en noir et en blanc la dualité culturelle du pays qui allait naître, mais c’était tout de même l’esprit du nouveau régime. Et même si cela n’était pas et même si strictement parlant au point de vue historique M. Creighton avait raison, il reste que depuis longtemps, en des milieux variés, on a regardé la confédération comme une entente entre deux groupes ethniques. [Il cite John S. Diefenbaker et Lester B. Pearson à ce propos.] […] Par ailleurs, il ne faut pas abuser des arguments historiques. Même si un état bi-culturel n’a pas été prévu, il faut aujourd’hui le créer si des nécessités modernes l’exigent.

[…]

Les Pères de la Confédération n’ont peut-être pas prévu la dualité canadienne comme la désirent la plupart des Canadiens français aujourd’hui, mais ce n’est pas une raison de ne pas chercher à la réaliser aujourd’hui. On ne met pas de côté une solution pour des motifs historiques ou juridiques pas plus celle du séparatisme que celle d’un véritable fédéralisme[54].

Dans le texte intitulé « Genèse et développement de l’idée d’un statut particulier au Québec », écrit à la même époque, Bonenfant fera la démonstration historique que « [l]e statut particulier du Québec à l’intérieur du fédéralisme canadien est antérieur à l’expression elle-même[55] ». L’expression « statut particulier » ne prendra racine dans le discours politique qu’au cours des années 50, en raison, entre autres, de sa malléabilité : « Le statut particulier est devenu […] une formule à la mode assez “ondoyante et diverse” pour satisfaire tous ceux qui ne veulent ni de l’indépendance ni du statu quo[56]. »

Un an avant sa mort, dans un texte destiné au grand public, Bonenfant adoptera un point de vue qui superpose à la fois l’idée d’un pacte entre deux nations et celle d’un pacte entre les colonies :

[La Constitution de 1867] repose sur des ententes antérieures variées qui n’ont peut être pas toute la rigueur juridique des véritables contrats mais qui n’en possèdent pas moins encore aujourd’hui une valeur politique. La naissance de la Confédération a été, en effet, le résultat d’une entente entre les deux groupes nationaux de l’époque, entre deux chefs politiques prestigieux, John A. MacDonald et Georges (sic)-Étienne Cartier, une sorte de pacte entre les colonies que le Parlement de Westminster a ratifié. Ce fut en même temps l’acceptation définitive de l’existence d’une province un peu différente des autres, habitée en majorité par des Canadiens de langue française possédant un droit civil distinct de celui du reste du Canada[57].

Enfin, la conviction profonde de Bonenfant à propos de la différence du Québec l’a parfois poussé à reconnaître la légitimité d’une certaine forme de « chantage politique » aux termes duquel l’argument de la différence nationale servirait de levier aux revendications québécoises. Ainsi, en 1964, après avoir souligné certaines des faiblesses du projet de modification de la Constitution proposé par Guy Favreau, alors ministre fédéral de la Justice, il conclut que le Québec « peut naturellement éprouver des craintes en face d’une telle situation, mais par ailleurs, à mesure qu’il se développe et qu’il croît, il peut de plus en plus compter pour triompher à l’intérieur du fédéralisme canadien sur sa force de négociation et même jusqu’à un certain point sur un certain chantage légitime[58] ».

Cette référence au « chantage légitime » n’est pas sans rappeler la formule du « couteau sous la gorge » qu’emploiera 26 ans plus tard Léon Dion (que Bonenfant a souvent côtoyé puisqu’ils étaient tous les deux professeurs à l’Université Laval) devant la Commission parlementaire sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec (mieux connue sous le nom de commission Bélanger-Campeau)[59].

Bref, Bonenfant est très certainement sympathique à l’idée de la reconnaissance d’un statut constitutionnel particulier pour le Québec. Comme nous le constaterons en analysant « L’esprit de 1867 », il estime que la réalité sociologique de la différence québécoise devrait trouver à s’exprimer dans la Constitution. Toutefois, ainsi que nous l’annoncions plus haut, il évite le vocabulaire du nationalisme. S’il y voit un intérêt, c’est dans une perspective machiavélienne, au sens aronien du terme[60], c’est-à-dire tel un instrument permettant au Québec d’améliorer le système fédéral déjà en place.

Cela dit, comme nous le verrons maintenant, le fédéralisme n’emporte pas non plus l’enthousiasme débridé de Bonenfant, et il l’embrasse, pourrions-nous dire, plus par réalisme politique que par conviction.

Ce que Bonenfant écrivait en 1962 semble résumer assez fidèlement l’opinion qui sera la sienne tout au long de son existence au sujet de la question nationale et du fédéralisme :

Pour que survive le fédéralisme canadien, il faut le transformer considérablement, c’est-à-dire améliorer le jeu du principe de participation, développer intelligemment le principe d’autonomie et perfectionner les mécanismes de collaboration interprovinciale et fédérale-provinciale. Pour ce faire, il y a deux voies : tout détruire, créer deux états différents qui se retrouveront inévitablement dans le courant mondial du fédéralisme ou essayer patiemment de refaire notre pauvre système. Cette dernière voie semble plus naturelle à un peuple peu belliqueux, traditionnaliste et assoupi par l’aisance de l’Amérique du Nord[61].

Pour Bonenfant, le fédéralisme n’a rien de parfait puisqu’il se bâtit à coups de compromis : « Il faut, en effet, se souvenir que le fédéralisme est un système en perpétuelle évolution et que le Canada est un pays où les divers éléments, races, religions, provinces et régions, doivent vivre en éternels marchandages et compromis[62]. Comme l’a déjà écrit Lorenzo Paré [rédacteur en chef de L’Action], “le Canada, c’est une république de maquignons”[63]. »

La préférence de Bonenfant pour la réforme du fédéralisme, plutôt que pour le recours à des moyens plus radicaux, tient également, comme nous l’avons vu plus haut, à sa méfiance à l’égard des solutions « définitives » qui ont toutes les apparences de la simplicité. Ainsi, dans un article fort critique de l’enthousiasme affiché pour le recours au référendum, « ce procédé de décision qu’on croit magique[64] », il souligne l’attrait que représentent, en politique, les recettes simples et définitives :

Le mythe du référendum est une des nombreuses manifestations du goût des solutions faciles et définitives dans le domaine politique. Les gens aimeraient que les problèmes soient réglés définitivement. Or, en politique, je me plais à le répéter, pas plus qu’en éducation des enfants, n’existent des solutions « une fois pour toutes ». Tout est en perpétuel recommencement et en perpétuel devenir et tout ne relève que de l’art du possible. Par ailleurs, rien n’est définitif et il suffit de relire les vieux journaux pour découvrir que ce n’est jamais la « dernière chance » ou la catastrophe que prédisent les témoins immédiats des événements[65].

Bonenfant aurait bien aimé voir triompher un véritable fédéralisme où les Canadiens anglais auraient accepté une « dualité authentique[66] », ce qu’ils n’ont malheureusement pas fait. En 1964, dans un texte écrit la même année que son article intitulé « Le concept d’une nation canadienne est-il un concept équivoque ?[67] », il soutient que ce refus est dramatique, car « donner au Canada une allure plus française que ne l’exigent les proportions démographiques aussi bien que la richesse économique et intellectuelle des Canadiens français » aurait été la seule solution permettant au Canada d’échapper au vortex américain[68]. Il affine ensuite l’idée embryonnaire annoncée dans l’article mentionné plus haut, où il avait affirmé que « toutes ces belles distinctions que nous établissons, toutes ces batailles de mots, toutes ces passions sont peut-être sur le point de disparaître[69] ». À l’entendre, s’il en est ainsi, c’est parce que l’annexion aux États-Unis est en quelque sorte déjà en passe d’être accomplie :

Le prix de la survivance au Canada comme entité distincte aux côtés des États-Unis est peut-être élevé, surtout pour les Canadiens de langue anglaise : il est peut-être même trop tard pour le payer, mais c’est le seul. Aujourd’hui, plus sérieusement qu’au temps de George-Étienne Cartier, on peut déclarer que le choix est entre l’annexion et le fédéralisme, une annexion subtile, pas nécessairement politique mais efficace quand même, et un fédéralisme véritable avec participation complète des deux parties composantes, un fédéralisme que jusqu’ici la plupart des Canadiens anglais n’ont pas accepté.

L’enjeu en vaut-il vraiment la peine ? Je commence à en douter. Aussi, complétant par une prospective le tableau historique qu’on m’avait demandé de tracer, je me demande si le dernier chapitre de notre histoire canadienne ne sera pas l’annexion, une annexion qui est d’ailleurs commencée en une foule de domaines et dont la phase politique ne serait pas aussi tragique qu’on le croit à une époque où bientôt, je l’espère, vont s’effacer lentement tous les fétiches qui nous passionnent et nous divisent : les souverainetés, la Couronne, le drapeau, la nation, et même la patrie, la patrie artificielle, pour ne laisser survivre que des hommes appliquant à leur vie en commun des normes raisonnables qu’ils utilisent ailleurs et recourant à des institutions inédites et souples qui conviendraient aux besoins de notre époque[70].

Quoi qu’il en soit de son espoir de voir le fédéralisme canadien étreindre l’idée d’une dualité authentique, Bonenfant signe, à la toute fin de sa vie, un texte qui surprend, compte tenu des conséquences potentiellement centralisatrices du raisonnement qu’il y tient.

Dans son article « L’étanchéité de l’A.A.N.B. est-elle menacée ? » (publié quelque temps après l’élection victorieuse du Parti québécois le 15 novembre 1976), Bonenfant suggère ni plus ni moins que soit renversée la décision rendue par le Comité judiciaire du Conseil privé[71] dans l’affaire dite des « conventions de travail[72] ». Cette décision est pourtant la pierre angulaire du principe d’autonomie provinciale[73], puisqu’on y déclare que, bien que la signature et la ratification des traités internationaux soient du ressort du gouvernement fédéral, leur mise en oeuvre relève de l’ordre de gouvernement compétent. Autrement dit, si Ottawa signe un traité portant sur une matière provinciale, ce sont les provinces qui en assureront la mise en oeuvre en droit interne et non le Parlement fédéral.

Bonenfant est d’avis que cette doctrine de l’étanchéité des compétences consacrée dans l’affaire des conventions de travail « paralyse jusqu’à un certain point l’activité internationale du Canada et elle ne nous crée pas une excellente réputation dans le concert des nations. Elle engendre en outre, entre Ottawa et les gouvernements des provinces, d’innombrables tractations qui ne font pas la première page des journaux, mais qui sont loin de réjouir les fonctionnaires qui, de part et d’autre, travaillent dans ce domaine[74] ».

Soulignons toutefois que, pour Bonenfant, le problème de la mise en oeuvre des traités, tout comme les autres conflits d’importance, doit être réglé par les politiciens élus et non par les tribunaux. Et si la volonté politique existait, il était d’avis que, malgré les difficultés qui se présenteraient, nos problèmes trouveraient une solution. Par exemple, il conclut que, si le Parlement fédéral était investi du pouvoir de mettre en oeuvre en droit interne des traités portant sur des matières provinciales, l’opposition des provinces rendrait politiquement impossible un recours abusif à ce moyen pour empiéter sur les compétences des provinces[75]. Nous reviendrons plus loin sur sa préférence marquée pour les institutions représentatives, et donc pour l’arène politique, en tant que lieu privilégié de délibération et de résolution des conflits qui traversent les sociétés démocratiques.

Avant de quitter la question fédérale, nous tenons à souligner certaines critiques du régime fédéral canadien faites par Bonenfant, mais également son constant rappel (parfois implicite) du devoir de fonder celles-ci sur un exposé impartial de l’ensemble des faits.

Premièrement, tout en fondant sa propre critique de la Cour suprême du Canada sur un exposé fidèle des raisonnements adoptés par celle-ci, Bonenfant dénonce le caractère parfois purement rhétorique des accusations portées contre elle : « plusieurs [des] adversaires [québécois de la Cour suprême] auraient bien été en peine de […] préciser en quoi les attitudes de [celle-ci] étaient anti-provinciales et plus spécifiquement anti-québécoises[76] ». Fidèle en cela à son souci de véracité, il exige qu’une critique soit fondée sur une connaissance la plus impartiale possible des faits.

Bonenfant n’hésite pas non plus à rappeler des « faits désagréables[77] » à propos desquels les différents gouvernements du Québec, tout comme certains penseurs québécois, s’en tiennent généralement à l’injonction du poète : « Glissez mortels, n’appuyez point. » Ainsi, en 1976, après avoir noté qu’il serait souhaitable de voir le Canada adopter une formule de modification constitutionnelle, ce qui permettrait de limiter le pouvoir de la Cour suprême en autorisant les politiciens à confirmer ou à repousser les conclusions de celle-ci, il souligne « [qu’on] pourrait peut-être répondre à un Québécois [comme lui] que c’est sa province qui a fait échec à la formule Fulton-Favreau et à la Charte de Victoria[78] ». C’est là en effet un élément qu’il importe encore de rappeler à tous ceux qui pensent qu’il n’y avait pas de passé avant les négociations de 1980-1981 et qu’il n’existait, du côté du Canada anglais, aucun motif de croire que le Québec refuserait d’apposer sa signature à un quelconque accord en novembre 1981[79].

Enfin, plutôt que de faire du Québec le seul champion de l’autonomie provinciale, comme on le pense trop souvent au Québec, Bonenfant n’hésite pas à rappeler que le titre de « père des provinces » revient en fait, pour ce qui est des 20 premières années de la Confédération, à Oliver Mowat, premier ministre de l’Ontario[80]. Au lendemain de 1867, dit Bonenfant, la « plupart des Canadiens français, et surtout les membres influents du clergé, furent longtemps heureux des garanties que leur accordait le nouveau système constitutionnel, et la détention presque continue du pouvoir à Québec et à Ottawa, par le même parti, empêcha pendant près de vingt ans, bien des frictions. Il n’en fut pas de même dans les Provinces Maritimes, la Colombie-Britannique et surtout en Ontario[81] ». Ainsi, le premier ministre Mowat, un politicien d’obédience libérale, est-il entré en conflit avec l’exécutif fédéral conservateur de l’époque, lequel avait désavoué, comme la Loi constitutionnelle de 1867 l’autorisait à le faire, plusieurs lois adoptées par l’Ontario[82].

Deuxièmement, Bonenfant souligne avec grande lucidité une chose qui, pensons-nous, demeure toujours vraie aujourd’hui, c’est-à-dire la préférence plus grande des Québécois, par opposition aux Canadiens de langue anglaise, pour la Constitution au sens formel[83]. Cela, laisse-t-il entendre, s’expliquerait par notre prédilection pour la logique cartésienne et notre amour des formules bien frappées. En 1964, il observe que, « de temps à autre, on parle de rédiger une nouvelle constitution et que le jeu tente surtout des Canadiens de langue française soucieux de la logique et de la clarté d’un beau texte[84] ». Il précisera sa pensée quelques années plus tard :

On a dit que lorsque des gens de bonne foi ne s’entendent pas c’est parce qu’ils ne donnent pas le même sens aux mots qu’ils emploient. Il semble bien que ce soit le cas au Canada pour le mot « constitution » […] La plupart des Canadiens anglais sont heureux et satisfaits de la constitution du Canada au sens matériel qui a permis au pays de se développer et aux provinces de conquérir une autonomie assez substantielle. Au contraire, il semble bien que les Canadiens de langue française, qui aux solutions pragmatiques préfèrent les belles constructions de l’esprit, aimeraient que le texte assez prosaïque de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, dont il n’existe qu’une version officielle anglaise, soit remplacé par un nouveau texte un peu plus cocardier qui proclamerait en théorie ce qui, de plus en plus, est reconnu dans les faits : l’existence non pas uniquement de dix provinces, mais de deux nations ou au moins de deux groupes ethniques égaux à l’intérieur du Canada.

Strictement parlant, une nouvelle constitution formelle n’est peut-être pas nécessaire au Canada car le Québec s’est assez facilement débrouillé et peut continuer à le faire à l’intérieur du pragmatisme de la constitution matérielle. Cette constitution sera difficile à rédiger ainsi qu’en témoignent les avatars qu’a connus la formule Fulton-Favreau. Mais la difficulté fondamentale est sans doute que Français et Anglais au Canada ne donnent pas toujours aux mêmes mots le même sens. C’est le cas pour celui de « constitution »[85].

Dans son discours de réception à l’Académie française, Edmond Rostand, auteur de Cyrano de Bergerac, définit le « panache » comme « l’esprit de la bravoure. Oui, c’est le courage dominant à ce point la situation qu’il en trouve le mot[86] ». Trouver le mot, c’est « [u]n peu frivole peut-être, un peu théâtral sans doute[87] », Rostand le reconnaît, mais c’est assez typiquement français et fort probablement un peu québécois, comme le pense Bonenfant.

Troisièmement, et une fois encore Bonenfant vise juste, il précise que, si le fédéralisme est en péril au Canada, c’est en grande partie parce que la faillite du « principe de participation » a obligé les provinces à mettre l’accent sur le « principe d’autonomie ». Pour comprendre cet argument, il faut rappeler qu’une fédération requiert la reconnaissance d’une autonomie constitutionnellement garantie à chacun des deux ordres de gouvernement. Toutefois, comme un État fédéral est constitué à la fois de citoyens et de régions autonomes, les institutions du gouvernement fédéral doivent donner voix aussi bien aux premiers (Chambre des communes ou chambre du peuple) qu’aux secondes (Sénat ou chambre de régions). La participation des régions ne doit cependant pas être limitée aux institutions législatives fédérales : elle doit aussi se refléter dans ses institutions judiciaires (en particulier à la Cour suprême). Voici ce que dit Bonenfant à ce propos :

Le principe de participation a mal joué tant pour les provinces que pour les Canadiens français. Habituellement, la participation des parties composantes dans un état fédéral se manifeste dans la constitution, la représentation et le contrôle judiciaire. Jusqu’ici, on n’a pu trouver un mécanisme permettant aux provinces, comme cela existe pour les états américains, de jouer leur rôle dans l’adoption des modifications à la constitution. La représentation à la Chambre de communes s’établit à l’intérieur des cadres provinciaux, mais elle est celle d’un pays unitaire. La composition du Sénat repose sur les régions plutôt que sur les provinces, ce qui n’est peut-être pas un très grand mal, mais par suite de la rigidité des lignes des partis politiques, la Chambre haute du Canada n’a guère joué le rôle que l’on attend d’un tel organisme dans un pays de type fédératif. Enfin, le tribunal suprême du Canada, que ce soit autrefois le comité judiciaire du Conseil privé ou aujourd’hui la Cour suprême, ne fait aucunement appel aux provinces dans sa création, son fonctionnement et le recrutement de ses membres.

[…]

Le principe de participation ayant mal joué dans le fédéralisme canadien, la population de certaines provinces, en vertu d’un phénomène qui se produit souvent dans les états fédératifs, s’est repliée sur elle-même pour utiliser ce qu’on appelle le principe d’autonomie qui permet d’atténuer les difficultés que suscite la faillite du principe de participation. Dans le Québec, surtout où la race et la religion s’ajoutent à la géographie et à l’histoire, pour créer un particularisme, on a éprouvé, par suite de l’incapacité de réaliser le fédéralisme au niveau fédéral, le besoin de chercher chez soi la plus forte expression du pouvoir[88].

Aux yeux de Bonenfant, la faillite du principe de participation explique également « le besoin [du Québec] de chercher chez soi une expression plus autonome du pouvoir que constitue le statut particulier[89] ».

Comme nous le verrons maintenant, le triomphe du principe d’autonomie et la mise à mal du principe de participation coexistent également, au Québec, avec un certain fétichisme de la Constitution écrite qui, pour Bonenfant, est une des causes de nos maux constitutionnels. Ce fétichisme, pense-t-il, a collectivement amené le Québec à faire prévaloir la volonté des juges et des avocats sur celle des représentants élus de la population.

4 Un refus du juridisme et une foi dans les institutions représentatives

Dans un de ces derniers textes d’importance, Bonenfant concluait ce qui suit :

[S]i le fédéralisme a fait faillite au Canada, c’est peut-être parce qu’on a trop laissé l’interprétation de son texte de base, vieux de plus d’un siècle, à la virtuosité intellectuelle des membres du Comité judiciaire du Conseil privé et de la Cour suprême du Canada. L’avenir constitutionnel et politique d’un pays ne doit pas dépendre de quelques juges, si savants, si honnêtes soient-ils, mais en saine démocratie, il doit relever des hommes politiques qui représentent la population[90].

Quelques années plus tôt, parlant des critiques faites à l’encontre d’un ouvrage de Maurice Lamontagne[91] qui a été un des premiers à avoir « abord[é] l’étude du fédéralisme en dehors des strictes oeillères juridiques », Bonenfant soulignait s’être « toujours demandé si parmi ceux qui le combattirent il n’y en eût pas plusieurs qui le firent parce qu’ils sentaient que le fédéralisme échappait à leur étude exclusive et pouvait être examiné et transformé en tenant compte d’éléments autres que les textes sacro-saints des lois et décisions des tribunaux[92] ».

Ce « juridisme[93] », d’après Bonenfant, a des effets pervers. D’une part, il a permis à certains adversaires du Québec de soutenir que, malgré la dynamique réelle du pays, le « Québec était une province comme les autres[94] ». D’autre part, il a encouragé un recours déraisonnable au principe d’autonomie : « Dans la plupart des provinces, on a limité les droits des minorités à la stricte interprétation des textes et on ne s’est pas demandé ce qui était juste mais simplement ce qui était légal […] Les pires persécutions contre les minorités ont eu comme raison ou du moins comme prétexte l’autonomie provinciale[95]. » Enfin, Bonenfant rappelle que le « “juridisme” est généralement lié au conservatisme » et qu’il a contribué à l’inertie qui freine constamment les projets de réforme du fédéralisme canadien[96].

Souvenons-nous que, selon Bonenfant, « [p]our que survive le fédéralisme canadien, il faut le transformer considérablement, c’est-à-dire améliorer le jeu du principe de participation, développer intelligemment le principe d’autonomie et perfectionner les mécanismes de collaboration interprovinciale et fédérale-provinciale[97] ». Notons ici l’importance qu’il accorde, non pas aux joutes sémantiques se déroulant sur le terrain du texte de la Constitution, mais aux institutions et au rôle des politiciens. L’intérêt pour les institutions représentatives dont il ne démordra pas tout au long de sa carrière sera le terreau de ses critiques les plus sévères à l’encontre du système constitutionnel canadien.

Les institutions, dira Bonenfant, sont « plus importantes que les hommes, si charismatiques soient-ils[98] ». Pourtant, parce qu’ils n’ont jamais eu le « culte des institutions[99] », et parce qu’ils ont une « crainte morbide » de la réforme de celles-ci[100], les Canadiens, peu importe leur langue maternelle, se sont contentés de « deux institutions fédératives boiteuses[101] » : une constitution maladroitement écrite, rédigée uniquement en anglais, et ne comportant pas de mécanisme de modification, ainsi qu’un sénat qui a manqué sa « vocation fédérative[102] ». C’est la Cour suprême, troisième roue du carrosse institutionnel fédéral, qui tire profit de la faiblesse des deux premières. C’est à elle, et au Comité judiciaire du Conseil privé avant elle, qu’est revenue la tâche d’interpréter le partage des compétences et les droits de la personne[103].

Or, Bonenfant le soutiendra plus d’une fois :

[S]i le fédéralisme canadien doit survivre il faut redonner une vie nouvelle aux deux institutions [Sénat et Cour suprême] qui dans les autres pays fédératifs ont plus de prestige qu’au Canada. Même si leur fonctionnement est plus efficace que le croit le grand public, il faut les transformer car dans les institutions politiques, ce qui importe ce n’est pas tant leur réalité que la confiance dont elles jouissent auprès des citoyens[104].

Bonenfant insistera à plusieurs reprises sur l’importance de la confiance éprouvée par les citoyens à l’égard d’une institution donnée[105]. Ainsi, lorsqu’il s’exprime au sujet de la Cour suprême, il prend bien soin de distinguer son rôle concret de la perception que peuvent en avoir les Québécois. Après avoir souligné que les adversaires de la Cour « auraient bien été en peine de […] préciser en quoi les attitudes de [celle-ci] étaient anti-provinciales et plus spécifiquement anti-québécoises[106] », il ajoute ceci :

Mais ce qui compte pour les institutions, leur réputation et leur efficacité, ce n’est pas ce qu’elles sont en réalité et comment elles fonctionnent mais ce qu’on croit qu’elles sont et comment elles fonctionnent. Pour la plupart des Canadiens français du Québec, la Cour suprême est encore ce que concluait le professeur Peter H. Russell à la fin de son étude pour la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme publiée sous le titre The Supreme Court of Canada as a Bilingual and Bicultural Institution, c’est-à-dire « in both its personnel and its procedures… primarily an English speaking institution »[107].

S’il est vrai que Bonenfant a plaidé pour une réforme institutionnelle de la Cour suprême afin de la rendre plus représentative, il éprouve cependant une nette méfiance à l’égard du pouvoir judiciaire. Ainsi, il n’hésite pas à dénoncer la « paresse institutionnelle » des Canadiens et des Québécois, c’est-à-dire leur tendance à laisser « aux conventions et à l’interprétation judiciaire » le soin de régler leurs problèmes politiques[108]. Et c’est son attachement à la démocratie parlementaire qui lui fait craindre le « gouvernement des juges[109] ».

En « saine démocratie », l’avenir constitutionnel et politique d’un pays ne doit pas dépendre du pouvoir judiciaire, mais « des hommes politiques qui représentent la population[110] ». Si la Cour suprême « peut aider à imaginer » des solutions politiques, il revient aux « législateurs intéressés » de les accepter, de les modifier ou de les rejeter[111]. Pour que ce dialogue soit possible entre les pouvoirs législatif et judiciaire, il faudrait, dit Bonenfant, que les politiciens arrivent à s’entendre sur « un véritable mécanisme d’amendement[112] ». Cela dit, il souligne le paradoxe que pourrait constituer une cour suprême investie d’une vraie légitimité :

[Si l’]on perfectionne la composition et le fonctionnement de la Cour suprême, on la rendra peut-être plus dangereuse en continuant à donner une permanence à l’interprétation formelle ou libre qu’elle fait de textes anciens. Un bon gouvernement par les juges demeure toujours un gouvernement par les juges avec tous les dangers que cela comporte dans la réalisation moderne du partage des compétences.

En réalité, ce que je redoute […] c’est que dans un système politique, social, économique et ethnique aussi compliqué que celui de notre pays on abandonne au jeu dialectique de quelques personnes savantes et honnêtes le règlement de problèmes essentiels. Les gens honnêtes qui ne s’entendent pas ne font que donner un sens différent aux mots et entre un jugement majoritaire et une dissidence il n’y a parfois qu’un syllogisme fautif ; mais cette différence de logique, disons par exemple, entre le juge en chef [Laskin] et le juge Pigeon, peut déterminer l’avenir du pays[113].

Pour Bonenfant, ce qui importe, ce sont les institutions représentatives. La responsabilité de penser, d’accepter, de modifier ou de rejeter les solutions politiques nécessaires incombe avant tout aux représentants élus de la population. Il consacrera d’ailleurs sa vie professionnelle à améliorer le système parlementaire québécois qui, dit-il, « fonctionne d’après une liturgie traditionnelle qui nous vient de Grande-Bretagne et qu’on a conservée sous prétexte de la nécessité du décorum[114] », ce qui l’irrite au plus haut point : « Il faudrait faire disparaître toutes ces simagrées, toges, paroles sacramentelles, masse, révérences, etc.[115]. » Plus grave à ses yeux, c’est que « la fonction même du parlement se transforme. Les députés intelligents et consciencieux sentent qu’ils sont presque inutiles en face d’un cabinet puissant ; c’est en vain qu’on veut en faire de véritables législateurs. Par ailleurs, pour accomplir toutes les tâches traditionnelles, le parlement sera bientôt obligé de siéger toute l’année, et les députés ne seront alors à toutes fins pratiques que des fonctionnaires élus[116] ».

La foi de Bonenfant dans les institutions parlementaires le porte à juger avec sévérité le recours au référendum, solution trop facile pour un monde où « [l]a plupart des problèmes politiques sont complexes et généralement, on les fausse en les simplifiant[117] ». Rien n’est définitif en politique : « Il reste à combler le mieux possible les différences qui existent entre le pays réel et le pays légal. C’est pourquoi nous avons beaucoup plus besoin d’une meilleure représentation législative que d’un système de référendum[118]. »

Pourtant, s’il faut réformer les institutions parlementaires, Bonenfant estime qu’il convient de le faire avec doigté et prudence. Dans une recension de la première édition du maintenant célèbre ouvrage de droit constitutionnel signé par Henri Brun et Guy Tremblay, nous devinons toute l’approbation de Bonenfant lorsqu’il affirme ce qui suit :

[I]ls ne craignent pas d’écrire que si « dans l’État contemporain les moyens d’expression directs ou indirects de la collectivité doivent être améliorés pour ne pas apparaître des leurres…, ils ne doivent pas l’être au prix de l’inefficacité d’un gouvernement qui, dans cet État contemporain, porte le poids de tant de responsabilité politique, sociale et économique ». Ils terminent par ces mots que certains étudiants trouveront peut-être conservateurs, mais qui constituent un excellent conseil : « avant d’éliminer l’un ou l’autre de ces moyens, (sic) traditionnels de la démocratie (techniques de participation et de contrôle démocratique) si lourds et si peu efficaces qu’ils puissent apparaître à première vue, il faudrait être sûr de pouvoir leur substituer des techniques de rechange valables »[119].

Au fond, ce à quoi aspire Bonenfant, c’est à une resacralisation du rôle du député qui passerait par l’abandon du spectacle et de l’artifice, au profit d’une perspective où servir le citoyen se substituerait à son instrumentalisation :

On regarde trop souvent le parlement comme un forum, un théâtre où il faut adopter des attitudes, jouer, être solennel et surtout éloquent alors qu’il faudrait surtout qu’il soit sans éclat, sans publicité comme le conseil d’une grande société. Il reste que de temps à autre, le député devra toujours se présenter devant le peuple à l’intérieur d’un parti politique et que pour cela, il est bien obligé de jouer un rôle […] [L]e Canard enchaîné du 3 avril 1967 rapportait, avec raison, le mot de Churchill : « Le régime parlementaire est le pire de tous les régimes, exception faite de tous les autres. »

Tout cela tient à un problème plus général qui malheureusement n’est pas prêt d’être résolu : c’est celui de la désacralisation de la politique. Elle demeure encore la proie des mythes, des émotions et des passions. Fasse le ciel qu’un jour se réalise le voeu formulé par Maurice Duverger à la fin de la préface à son ouvrage Méthodes de la science politique : « Le développement de la science permet d’entrevoir la possibilité d’une politique consciente, où les hommes cesseront d’être des choses, des objets, dans la main de leurs dirigeants. Il fait espérer qu’un jour enfin deviendra fausse cette formule de Machiavel, encore vraie, hélas ! : “Gouverner, c’est faire croire.” »[120].

L’homme et son oeuvre ayant été décrits, nous pouvons maintenant nous arrêter à l’article que Bonenfant paraphait en 1963 et qui, très certainement, constitue une des pierres maîtresses de son édifice intellectuel.

5 « L’esprit de 1867 » (1963) : un pragmatisme favorable à la reconnaissance des Canadiens français comme acteurs à part entière dans l’ordre constitutionnel fédéral canadien

C’est en 1963 que Bonenfant, lui qui n’avait tressé de couronnes à personne ni à aucun parti, a apporté toutes les ressources de sa probité intellectuelle à l’examen d’une question peu documentée à l’époque en français, à savoir l’esprit qui a animé les 33 « Pères » de la Confédération en 1867[121]. Nous reprendrons ici plusieurs thèmes exposés plus haut. Pour l’essentiel, nous montrerons que, selon Bonenfant, le projet fédératif a été l’occasion pour les Canadiens français de devenir des acteurs à part entière dans l’ordre constitutionnel fédéral canadien.

Dans une lettre adressée à Henri Brun le 20 janvier 1965, Bonenfant affirme ceci : « Malgré les apparences peut-être, je n’ai pas plus que vous la vocation d’un bénédictin et surtout dans un pays comme le nôtre, je crois que l’histoire n’est intéressante que pour autant qu’elle nous aide à comprendre et à corriger le présent[122]. » « L’esprit de 1867 » est emblématique de cette façon d’aborder la démarche historique. Tout en posant un regard dépourvu de lyrisme sur le texte de 1867 et sur les vertus présumées de ses auteurs, Bonenfant n’en a pas moins pour intention de présenter les Canadiens français comme des acteurs importants dans l’avènement de la fédération de 1867, et non simplement comme des acteurs passifs ou, pire, comme des victimes, d’où l’importance peut-être un peu démesurée qu’il accorde à George-Étienne Cartier[123].

Dès le départ, Bonenfant met en garde son lectorat contre l’invocation de l’esprit de 1867 comme d’une panacée des problèmes constitutionnels canadiens, c’est-à-dire « un esprit idéal qui aurait été celui d’un âge d’or auquel il suffirait de revenir pour que soient résolus tous les problèmes du fédéralisme canadien et en particulier celui de la dualité de notre pays[124] ». Au contraire, comme nous le verrons, il les encourageait alors à « dépasser l’esprit de 1867[125] ».

Après avoir énuméré les causes de la Confédération généralement invoquées par les historiens (les exigences économiques liées, notamment, à la nécessité de construire un chemin de fer intercolonial ; la crainte d’une annexion aux États-Unis ; la naissance d’un sentiment « chez les habitants des colonies et surtout chez leurs chefs d’une commune appartenance à un même monde historique et géographique[126] » ; la volonté de la métropole de se défaire du fardeau colonial et, finalement, l’instabilité politique dans le Canada-Uni[127]), Bonenfant conclut :

[E]n réalité la Confédération est née sous le signe de l’urgence, non pas pour réaliser un beau rêve unanime, mais pour sortir le mieux possible de difficultés immédiates. Elle a été engendrée par les magnats de chemin de fer et les banquiers de l’époque, grâce à la collaboration de [George-Étienne] Cartier aidé par le clergé catholique, le tout cuisiné par cet admirable opportuniste qu’était John A. Macdonald avec la bénédiction d’une Angleterre qui se désintéressait de ses colonies. En simplifiant un peu, on en arrive même à une cause unique de la naissance de la Confédération, la volonté de Georges (sic)-Étienne Cartier. Sans Cartier, déclarait plus tard sir Charles Tupper, le dernier survivant des Pères de la Confédération, […] il n’y aurait pas eu de Confédération[128].

Bonenfant insiste beaucoup sur le fait que les Pères de la Confédération n’étaient pas de « profonds penseurs[129] » et qu’il fallait donc se garder de leur prêter « de grandes idées[130] ». Le cénacle des 33 était composé d’une majorité d’avocats auxquels se sont joints deux médecins, quelques journalistes et des hommes d’affaires[131]. Aucune perspective théorique sur le fédéralisme n’est venue nourrir leurs réflexions[132]. Les travaux de Thomas D’Arcy McGee et de Joseph-Charles Taché sur la question fédérale étaient, pour l’essentiel, « des analyses de faits sans théorie[133] ». Leur approche a été celle de pragmatistes désireux de « résoudre des difficultés immédiates[134] ». À ce propos, Bonenfant s’arrête tout particulièrement aux motivations de George-Étienne Cartier[135].

Plutôt que d’examiner en détail cette partie de l’article de Bonenfant, bref, au lieu de revenir sur les motivations de George-Étienne Cartier, dont la principale consistait en une nécessité d’« accepter la représentation selon la population, réclamée par le Haut-Canada » et à laquelle il s’était toujours opposé[136] ; plutôt que d’examiner l’opportunisme de John A. Macdonald[137] qui, « [p]ar réalisme plutôt que par générosité », a finalement accepté, à cette époque-là, les Canadiens français comme des partenaires égaux[138] ; et, enfin, plutôt que de nous appesantir sur le caractère très centralisé du texte de la Constitution de 1867, toutes choses décrites par Bonenfant, nous aimerions rappeler trois des éléments les plus intéressants de son analyse, lesquels font écho à certaines remarques faites dans la première partie de notre article.

5.1 Les dangers d’un jugement ahistorique à propos du projet fédéral de 1867

Le texte de Bonenfant contient plusieurs mises en garde à l’encontre de la tentation du jugement ahistorique. Il insiste, par exemple, sur le fait que ce qui apparaît humiliant aujourd’hui ne l’était pas nécessairement en 1867. Ainsi, après avoir rappelé que « la genèse de la Confédération a été un phénomène essentiellement anglo-saxon, un phénomène de pensée et d’expression anglaises », il ajoute que, « à l’époque, il ne pouvait guère en être autrement et il faut éviter d’apprécier les événements de 1867 avec des yeux de 1963[139] ».

Les mêmes raisons amènent Bonenfant à souligner ce qu’il appelle « [l]es limitations d’un État colonial en 1867[140] ». Il entend par là que certaines choses qui choquent de nos jours faisaient autrefois partie d’une réalité coloniale allant de soi. Il en était ainsi de l’absence de statut international du Canada, ou encore du fait que, bien que la Constitution de 1867 n’ait « qu’une version officielle, la version anglaise, celle adoptée par le parlement britannique[,] [p]ersonne ne s’en scandalisa et personne même ne se scandalisa de la mauvaise traduction française officieuse qu’on en fit au printemps de 1867[141] ».

Autre exemple, l’État au xixe siècle n’avait rien de commun avec l’État-providence du xxe siècle. Si bien que, comme l’affirme Bonenfant,

lorsque l’état fédéral se contente, en 1963, d’être anglo-saxon cela est beaucoup plus grave qu’en 1867 alors qu’il n’intervenait pas dans la vie économique et alors que n’existaient pas les mesures de sécurité sociales. L’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord ne prévoit que le bilinguisme législatif et judiciaire et… oublie celui de l’administration, mais c’est que celle-ci n’avait aucune espèce d’importance. Bref, une foule de problèmes qui font que les Canadiens français se sentent humiliés d’être en présence d’un état presque uniquement anglo-saxon n’existaient pas au siècle dernier[142].

Enfin, Bonenfant rappelle qu’aucun des acteurs de 1867, George-Étienne Cartier y compris[143], ne s’est préoccupé du sort des minorités francophones dans les autres provinces[144]. Dans un texte subséquent, Bonenfant précisera qu’une « telle négligence s’explique par le fait que ces minorités étaient peu considérables, et qu’elles n’étaient pratiquement pas représentées au point de vue politique[145] ». Le souci des Pères de la Confédération était de régler les problèmes qui se présentaient immédiatement à eux. Et à propos de l’attitude de George-Étienne Cartier eu égard à la question des minorités linguistiques, Bonenfant dira qu’« il est injuste de le rendre responsable des insuccès d’un régime qu’il ne pouvait vraiment pas prévoir à une époque où le meilleur gouvernement était celui qui intervenait le moins possible dans la vie de ses habitants et à une époque où les minorités attachaient plus d’importance à la religion qu’à la langue[146] ».

Enfin, à ceux qui voulaient (ou voudraient encore) faire croire que l’année 1867 correspond à l’avènement supposément triomphal d’une identité plurielle binationale complexe, Bonenfant répond qu’en vérité il n’y avait que Thomas D’Arcy McGee à cette époque-là pour vanter la dualité d’une population parlant tout à la fois « the speeches of Shakespeare and Bossuet[147] ».

5.2 La Confédération de 1867 ou l’acceptation définitive de la différence canadienne-française

Bien que Bonenfant reconnaisse les limites de l’esprit de 1867, ce dernier n’en comprenait pas moins, à ses yeux, « l’acceptation définitive de l’existence des Canadiens français[148] » dans l’organisation politique de l’État canadien :

[M]ême si les Pères de la Confédération ont voulu un système fortement centralisé mettant parfois en danger l’essence du fédéralisme lui-même [ce dernier correspondant à un régime où les deux ordres de gouvernement sont coordonnés mais non subordonnés entre eux[149]], il reste, dira-t-on, qu’ils ont considéré la Confédération comme un traité et qu’il y a là un esprit dont nous n’aurions pas dû nous éloigner. Que la Confédération ait été le fruit d’une entente entre deux groupes nationaux, cela s’impute des événements, des exigences et du consentement de Cartier, mais les textes contemporains n’en parlent guère. Lorsqu’ils réfèrent à un pacte c’est à un pacte entre les colonies.

[…]

Les Pères de la Confédération n’ont […] pas eu du fédéralisme une conception aussi pure qu’on l’a souvent affirmé et s’il n’y avait pas eu ces importuns Canadiens français du Québec, combien il aurait été plus agréable et plus efficace, après avoir réussi à vaincre les craintes des Maritimes, de réaliser l’union législative. L’esprit de 1867, c’est donc aussi l’acceptation définitive de l’existence des Canadiens français, c’est la suite logique de l’Acte de Québec.

[…]

Même si les Pères de la Confédération n’ont pas très bien compris ce qu’aurait dû être le véritable fédéralisme, même s’ils furent plutôt favorables à un régime fortement centralisé, ils ont eu vraiment l’intention d’assurer la survivance des Canadiens français et ils ont adopté les moyens qui, à l’époque, leur semblèrent les meilleurs pour la réaliser [principalement en évitant l’union législative][150].

Bonenfant note l’opposition de libéraux canadiens-français au projet de confédération, au premier chef Antoine-Aimé Dorion, lequel trouvait le projet prématuré parce que les colonies que l’on entendait unir n’entretenaient pas des relations commerciales et sociales suffisamment étroites et également parce qu’il s’opposait au caractère non électif du Sénat[151] et à l’absence de consultation populaire au sujet du projet de confédération[152], consultation à laquelle s’objectaient fermement George-Étienne Cartier et John A. Macdonald[153]. Au sujet de cette absence de consultation, Bonenfant allait écrire ceci quelques années plus tard : « Malgré tout, on peut croire que la majorité des Canadiens français du Bas-Canada furent favorables au projet parce qu’ils furent sensibles à toutes les causes qui jouaient en sa faveur et parce que nulle autre solution ne s’offrait à eux si ce n’est un statu quo impossible ou une annexion aux États-Unis que la plupart d’entre eux jugeaient dangereuse pour leur survivance[154]. »

5.3 L’importance de dépasser l’esprit de 1867

Après avoir démontré que l’esprit de 1867 n’avait pas été « aussi édénique qu’on le croit et surtout pas aussi transposable à notre époque [1963] qu’on l’imagine[155] », Bonenfant affirme qu’il faut éviter « de revenir avec trop de précisions » à cet esprit[156] : « dans bien des cas, ce serait un recul, car malgré certains malaises, la dualité canadienne s’est tout de même développée depuis un siècle[157] ». Revenir à l’esprit de 1867 reviendrait, selon Bonenfant, à « limite[r] au Québec le champ d’action véritable des Canadiens de langue française » et à priver les francophones hors Québec d’une protection qu’ils méritent tout autant ; ce serait tolérer le texte d’une constitution « dont encore aujourd’hui il n’existe pas une version officielle française ![158] », et ce serait limiter à 4 Canadiens français sur 33 le nombre de représentants du Québec à une éventuelle conférence constitutionnelle[159].

Mais encore, que signifie pour Bonenfant « dépasser l’esprit de 1867[160] » ? C’est le réaliste qui répond :

Il faut dépasser l’esprit de 1867 pour adopter des solutions modernes et concrètes qui ne tiendront pas nécessairement compte des précédents historiques, mais qui devront répondre aux deux exigences suivantes : les Canadiens français ne peuvent continuer à vivre dans un état d’infériorité mais par ailleurs, nous devons admettre que nous ne sommes que quelques millions perdus dans une Amérique anglo-saxonne et ne pouvant guère compter sur l’aide du centre de la civilisation française dans le monde. Il n’est pas facile de résoudre une telle antinomie et pour tenter d’y réussir, je ne retiendrais de l’esprit de 1867 que le réalisme de Cartier et un honnête esprit de chantage[161] à l’égard des Canadiens anglais[162].

Et Bonenfant de conclure :

La Confédération s’est réalisée au siècle dernier parce que les Canadiens anglais avaient besoin que nous en soyions (sic) et parce que nous, Canadiens français, nous ne pouvions pas alors devenir indépendants. Malgré les apparences, la situation n’a guère changé : sans nous, les Canadiens anglais n’ont guère de raison de ne pas se transformer en américains et quant à nous, Canadiens français, il semble bien que, vivant dans une Amérique anglo-saxonne, il faut que nous soyions (sic) liés par des liens fédératifs quelconques, qui ne sont pas nécessairement ceux d’aujourd’hui, avec nos voisins. La plupart des nations ont été formées non pas par des gens qui désiraient intensément vivre ensemble, mais plutôt par des gens qui ne pouvaient vivre séparément. Ce fut l’esprit de 1867 : ce sera peut-être encore celui de 1967[163].

C’est donc dire qu’en 1963 la crainte de Bonenfant à propos d’un éventuel phagocytage du Canada par les États-Unis, crainte qu’il exprimera ouvertement l’année suivante, l’amène à conclure au caractère indispensable du fédéralisme canadien.

Conclusion

Il est curieux, après ce que nous venons d’exposer, de constater l’ombre qui plane aujourd’hui sur l’oeuvre Bonenfant[164]. Pareille situation se révèle d’autant plus surprenante que les dernières décennies ont vu se succéder sans succès des tentatives de réforme des institutions législatives fédérales en vue de les rendre plus fidèles au principe de participation si cher à Bonenfant. Pensons en particulier aux multiples tentatives de réformer le Sénat qui jalonnent la fin du xxe siècle et le début du xxie (l’accord du lac Meech de 1987, l’accord de Charlottetown de 1992, ou encore la tentative en 2011 du premier ministre Stephen Harper d’en faire une chambre élue plutôt qu’une chambre nommée[165]). Pensons aussi à la récente « constitutionnalisation » par la Cour suprême de la représentation québécoise au sein même de cette instance judiciaire[166]. Quant à l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés[167], elle a radicalement transformé le rôle des juges en faisant « passer le système canadien de gouvernement de la suprématie parlementaire à la suprématie constitutionnelle[168] ». La conception nuancée de Bonenfant quant au fédéralisme comme mode d’appartenance « à deux vouloir-vivre collectifs, selon les événements, selon les ambitions et selon les différentes sortes d’idéal[169] » s’apparente également beaucoup à celle qui a été développée par des auteurs comme Dimitrios Karmis, Jocelyn Maclure, Wayne Norman et plusieurs autres, dont nous-même[170]. Il est donc étonnant de voir que les arguments soulevés à l’époque par Bonenfant — et qui, à l’heure actuelle encore, demeurent très pertinents — n’aient pas été mobilisés à l’occasion de ces débats.

L’« oubli » dans lequel Bonenfant est tombé tient peut-être à l’environnement intellectuel qui régnait à la fin de sa carrière. Dans un texte particulièrement féroce, Laurent-Michel Vacher écrivait en 2001 que « [l]a prévalence durable du discours nationaliste, intrinsèquement limitatif et pourtant érigé en véritable obsession exclusive ou monomanie intellectuelle, a tendu à stériliser le champ de l’intervention socioculturelle des intellectuels […] [Q]ui tente d’explorer d’autres questions […] se trouve soit ramené à la question nationale, soit méconnu[171] ». Vacher exagère peut-être, mais il demeure exact d’affirmer que l’intellectuel qui, au Québec, essaie de penser le politique autrement qu’à travers le prisme nationaliste risque fort d’être ignoré.

Or, au lendemain de la mort de Bonenfant, dans les cercles intellectuels québécois, la mode n’était déjà plus à la réflexion fédérale, le nationalisme occupant dorénavant l’avant-scène, sinon toute la scène. Comment une approche fondée sur une méfiance à l’égard du concept de nation, sur l’acceptation de la complexité identitaire d’un grand nombre de Québécois et sur une forme de réalisme politique caractérisé par plus d’esprit de calcul que de sentiments aurait-elle pu survivre dans un tel contexte ? Certains reprocheront à Bonenfant le côté prosaïque de son point de vue, mais il faut lui reconnaître d’avoir eu la grande vertu, à la différence des « fédéralistes » purs et durs ou des nationalistes sans conditions, de n’avoir pas choisi de transformer un idéal politique quelconque en un mode de connaissance du réel.

En vérité, Bonenfant semble avoir fait sienne la doctrine tocquevillienne de « l’intérêt bien entendu », « une doctrine peu haute, mais claire et sûre », qui « ne cherche pas à atteindre de grands objets », mais qui, « [c]omme elle est à la portée de toutes les intelligences » peut être saisie aisément et retenue sans peine[172]. Alexis de Tocqueville souligne qu’elle « ne produit pas de grands dévouements ; mais elle suggère chaque jour de petits sacrifices ; à elle seule, elle ne saurait faire un homme vertueux ; mais elle forme une multitude de citoyens réglés, tempérants, modérés, prévoyants, maîtres d’eux-mêmes[173] ». Pareille doctrine n’a peut-être pas l’heur de soulever les foules. Cependant, il faut bien admettre que c’est là une avenue qu’une majorité de Québécois semblent encore déterminés à emprunter.