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Il existe, en droit contemporain, une tendance à la dématérialisation des richesses. Si l’importance de l’immatériel n’est pas nouvelle en droit, comme le prouve le droit romain[1], le droit des biens moderne est marqué par l’importance grandissante de l’incorporel[2]. Dans un mouvement qui a débuté vers le milieu du xixe siècle, le nombre de biens incorporels s’est accru, modifiant et diversifiant la composition des patrimoines[3]. Dès le début des années 1960, le doyen René Savatier notait que « l’abstrait se substitue au concret, en modifiant la substance même des concepts[4] ». Nés sous la pression de l’évolution économique, ces nouveaux biens sont, pour la plupart, des biens complexes et incorporels[5]. Il s’agit principalement, à côté des droits intellectuels, des créances, des universalités, des clientèles et des droits sociaux.

Les biens incorporels, qui n’ont pas d’existence physique, constituent une part appréciable de la richesse des sociétés modernes[6]. Les droits de créance en général, et plus précisément les valeurs mobilières, les parts sociales et les rentes, représentent désormais une partie importante de la composition des patrimoines au Québec[7]. Comme a pu l’affirmer un auteur, « à l’aube du 3e millénaire […], l’immatériel est, à n’en pas douter, la “nouvelle frontière”[8] ». Au fil du temps, la notion de bien s’est intellectualisée[9], la matérialité du bien perdant de l’importance au profit de sa seule valeur économique[10]. La doctrine civiliste actuelle admet de plus en plus volontiers que l’impérialisme de la chose matérielle n’est plus défendable, celle-ci ayant dépassé les limites de la corporéité et tendant à devenir synonyme de valeur[11]. La valeur du bien étant déterminante de nos jours, la nature corporelle ou incorporelle du bien est devenue secondaire[12].

Du côté de la common law également, les auteurs soulignent que les biens incorporels tendent à prendre toujours plus d’importance en droit contemporain[13]. Aujourd’hui, la place croissante des biens immatériels dans la composition du patrimoine ou des actifs d’une personne, tant en droit civil qu’en common law, rend presque caduque l’idée d’une réduction de la propriété aux seuls biens corporels, ce qui laisserait hors du champ de l’appropriable des biens dont l’importance en nombre et en valeur ne cesse de croître dans les économies contemporaines.

Les traditions civilistes et de common law ont beaucoup de difficulté à définir la notion de bien, à l’instar de la notion de chose. Comme l’ont souligné Kevin Gray et Susan Gray dans leur texte intitulé « The Idea of Property in Land », peu de concepts sont si fragiles et évanescents que le bien (property) en common law[14]. Pour ce qui est du droit civil, la notion de bien fait partie des trois « termes primitifs » ou axiomes du système juridique, à côté de la « personne » et du « sien » ; dès lors, « quelle que soit la voie d’approche de la définition de bien juridique, celle-ci se présente comme impossible à construire[15] ». La seule définition que nous pourrions donner du bien serait donc purement formelle : « est bien juridique ce que le droit considère comme tel[16] ». Cette circularité souligne en outre le lien très étroit entre les concepts de bien et de propriété.

Nous traitons dans le présent texte des biens et de l’immatérialité en droit civil québécois et en droit civil français, en adoptant un point de vue comparatif avec la notion de bien en common law canadienne, et en y ajoutant des incursions en common law anglaise et américaine. Nous voulons essentiellement mieux circonscrire la notion de bien incorporel dans les deux traditions, tout en envisageant la question du régime juridique de ces biens. Notre thèse est la suivante : en dépit de la diversité des biens incorporels, ce sont des biens à part entière — dont les critères sont relativement similaires en droit civil et en common law — qui ont vocation à se voir appliquer le régime juridique de la propriété, avec certaines variations selon le type de bien en cause. Plus précisément, nous montrerons qu’il est moins question d’une pluralité selon les traditions juridiques que d’une diversité selon les types de biens et qu’il est possible de trouver certains traits communs à travers les traditions tant dans la notion de biens incorporels que dans les règles qui leur sont applicables. Dans les deux cas, ces traits communs rapprochent les biens corporels des biens incorporels. Après avoir envisagé la notion et les critères des biens incorporels en droit civil et en common law (partie 1), nous nous pencherons sur la typologie et le régime juridique des biens incorporels dans ces deux traditions (partie 2).

1 La notion et les critères des biens incorporels en droit civil et en common law : entre unité et diversité

Après avoir mis en relief la tension entre la matérialité et l’immatérialité en droit civil et en common law (1.1), nous mettrons en évidence les critères propres à définir le bien en droit civil et en common law (1.2).

1.1 Le bien et la chose entre matérialité et immatérialité

Si le droit civil se caractérise comme une conception matérialiste du bien qui tend vers l’immatériel (1.1.1), la common law peut être vue comme une conception immatérielle teintée de matérialité (1.1.2).

1.1.1 Une matérialité tendant vers l’immatériel en droit civil

Bien que le droit civil reste toujours teinté par la matérialité de la chose ou du bien objet de propriété, il est de plus en plus courant d’admettre que les biens incorporels sont des objets possibles de propriété. Ni le Code civil du Québec (C.c.Q.)[17] ni le Code civil français (C. civ.) n’ont donné de définition du terme « bien ». Cependant, ces deux codes associent étroitement les concepts de bien et de propriété[18]. Ce lien transparaît dans les définitions doctrinales, tant françaises que québécoises, du terme « bien ». Ainsi est-il généralement admis que « [l]es choses deviennent des biens au sens juridique du mot, non pas lorsqu’elles sont utiles à l’homme, mais lorsqu’elles sont appropriées[19] », ou du moins susceptibles d’appropriation[20]. L’appropriation est donc le critère qui donne à la chose sa qualité de bien[21]. Si certains biens peuvent être affectés en droit civil[22], l’affectation ne fait que bloquer temporairement la possibilité d’appropriation[23]. Une telle interprétation permet de rendre compte de l’article 916 C.c.Q., qui prévoit les modes d’acquisition des biens[24], et de l’article 913 C.c.Q., qui précise que « [c]ertaines choses ne sont pas susceptibles d’appropriation et que leur usage est commun à tous[25] ».

Traditionnellement, en droit civil, les biens ont été cantonnés dans des choses matérielles ou corporelles. Comme le soulignent Jean-Louis Bergel, Marc Bruschi et Sylvie Cimamonti, « [o]rdinairement, les “biens” désignent en premier lieu les choses, c’est-à-dire les choses matérielles[26] ». L’article 544 C. civ. voit dans la chose (assimilée au bien corporel) l’objet de la propriété[27]. Ainsi, une partie importante de la doctrine française considère que la propriété porte uniquement sur un objet matériel[28]. Pourtant, le Code Napoléon « n’a pas ignoré les biens incorporels[29] » et, au sens large, les biens « ne supposent pas nécessairement le support matériel d’une chose corporelle[30] ». Aujourd’hui, il est couramment admis en droit civil québécois et, dans une moindre mesure, en droit civil français que certains biens sont incorporels[31].

La reconnaissance de l’existence de biens incorporels n’implique toutefois pas automatiquement l’admission d’une propriété à objet immatériel, plusieurs auteurs considérant que les biens incorporels ne sont pas des choses. En effet, c’est une conception bicéphale du bien qui est souvent retenue en doctrine[32] : en tant qu’objet de la propriété, le bien est nécessairement une chose ou un bien corporel ; mais tout bien n’est pas nécessairement corporel, ou objet de propriété. Dans ce cas, le bien renvoie au droit (autre que la propriété). Selon cette perspective, le bien est moins l’objet de la propriété qu’un élément patrimonial[33]. Autrement dit, si les biens sont parfois analysés comme des objets de droit nécessairement matériels, ils sont également considérés comme les droits portant sur les choses. Ils désignent donc tantôt les choses, objets matériels qui servent de support aux droits, tantôt les droits qui reposent sur elles[34].

Si la relation entre le bien et la chose n’est pas toujours claire en droit civil, la relation entre les biens et les droits se révèle également complexe. La doctrine civiliste majoritaire considère même qu’en réalité le bien au sens propre est le droit (patrimonial)[35]. Une assimilation totale entre les deux concepts est toutefois problématique. En effet, la propriété n’est pas un bien (corporel), mais le droit par lequel les choses, corporelles ou incorporelles, deviennent des biens[36]. Au contraire, les droits autres que la propriété sont des biens. Cela explique, par exemple, qu’un droit personnel de créance ou qu’un droit réel puisse être possédé ou transmis — les droits pouvant être attribués à une personne de façon exclusive. Ainsi, si les droits peuvent être des biens, tous les droits ne sont pas des biens, comme le montre l’exemple de la propriété.

Le Code civil du Québec, plus récent que le Code civil français, a davantage tenu compte de l’immatérialité des biens. Cela apparaît clairement à la lecture combinée des articles 899 et 947 C.c.Q. En effet, aux termes de l’article 947 C.c.Q., la propriété porte sur « un bien » et les biens sont décrits comme « corporels » ou « incorporels » (art. 899 C.c.Q.). Le bien objet de propriété peut donc être corporel ou incorporel, selon les termes mêmes du législateur. Si une partie des auteurs considère toujours que les biens sont en principe matériels en droit civil[37], la doctrine reconnaît de plus en plus volontiers que les biens, au sens d’objets de la propriété, peuvent être corporels ou incorporels[38].

1.1.2 Une immatérialité teintée de matérialité en common law

Il n’existe pas de définition précise de ce que constitue une chose (thing) ou un bien (property) en common law. Malgré les définitions du bien données dans certaines lois particulières[39], celles-ci n’ont pas la vocation générale d’un code civil. De même, les tribunaux se sont parfois prononcés au moins indirectement sur la notion de bien[40], mais leurs décisions n’ont pas non plus de portée générale. Rappelons toutefois que le législateur civiliste ne s’est pas risqué davantage à une définition générale du bien (ou de la chose) en droit civil. Si la distinction des biens réels (real property) et des biens personnels (personal property) constitue la summa divisio du droit des biens en common law[41] — et correspond plus ou moins à la distinction des immeubles et des meubles en droit civil[42] —, la notion de bien inhérente à cette analyse n’est pas explorée fréquemment.

En ce qui a trait à la common law, il est clair que la notion de bien (property) ou de chose (thing) englobe des choses abstraites, cette tradition étant volontiers ouverte aux biens incorporels dans le sens d’intérêts abstraits (abstract entitlement)[43]. Les choses (things) de la common law ne visent pas nécessairement les choses corporelles (tangible things), mais incluent les choses incorporelles (intangible things). Les biens de la common law — encore désignés comme des objets de propriété (objects of property) — comprennent les ressources matérielles (material resources), telles que la terre, l’eau, les forêts ou les minéraux ou encore les objets manufacturés de toutes sortes, mais aussi les biens intellectuels (intellectual property) dans les idées et les inventions, les actions et les obligations, les choses non possessoires (choses in action), ou encore les positions d’emploi[44].

Comme en droit civil, l’objet du droit (subject matter of the rights) et le droit (right) sont fréquemment assimilés en common law[45]. Il est usuel de souligner que si le non-juriste (et parfois même le juriste) considère que le terme « property » fait référence à la chose (thing), en réalité, « property » n’est pas une chose, mais plutôt la relation (relationship) qu’une personne a par rapport à une chose. Autrement dit, la property n’est pas la terre ou la chose (thing), mais est plutôt sur la terre ou la chose (« is in the land or thing »)[46]. Une fois la property envisagée comme un droit (property as right) et non comme une chose (property as thing), il est couramment admis que la propriété (property) porte sur un droit abstrait (abstract right) plutôt que sur une chose corporelle (physical thing)[47].

En matière de biens réels (real property), équivalents imparfaits des biens immobiliers du droit civil[48], il arrive que l’on nuance l’ouverture de la common law à l’incorporel. En effet, s’agissant de la terre ou des biens réels, il y a toujours quelque part une chose matérielle : la terre (land). Pourtant, si les droits sur la terre impliquent la terre d’une façon ou d’une autre, la question est de savoir si la chose (thing) à laquelle le droit se réfère est, à un niveau plus proche, une chose abstraite (abstract thing). Or, il est généralement considéré que la propriété est un droit (property as right) et plus précisément un ensemble de droits artificiellement définis en tant que construction juridique[49]. Une telle construction repose sur la théorie des tenures (doctrine of tenures), selon laquelle toutes les relations à la terre s’analysent en un « intérêt dans la terre » (interest in land). Cela signifie qu’aucune personne n’est individuellement propriétaire de la terre, mais que chacune a un droit abstrait (abstract right), plutôt que la propriété d’une chose matérielle (« property » in a physical thing)[50].

Dans le cas des biens personnels, équivalents imparfaits des biens meubles du droit civil, la catégorie des « biens personnels purs » (chatels personnels), se subdivise en choses possessoires (choses in possession) et choses non possessoires (choses in action)[51]. Les choses possessoires sont des choses corporelles (tangibles)[52], alors que les choses non possessoires désignent des entités abstraites, pouvant uniquement être sanctionnées par une action en justice[53]. Initialement, la catégorie des choses non possessoires s’appliquait aux dettes, y compris les instruments négociables[54]. Avec le temps, elle a été élargie à un nombre important de biens immatériels, tels que le droit d’auteur (copyright), le brevet d’invention (patent), les obligations (bonds) et les actions de société (corporate shares)[55]. En matière de biens personnels (personal property), les biens incorporels ou intangibles constituent donc une part importante des richesses.

L’ouverture de la common law sur l’immatériel ne signifie pas qu’il n’existe pas, en common law également, de conception matérialiste de la chose ou du bien objet de droit. Il y a en effet une approche plus traditionnelle en common law property, qui est davantage centrée sur les choses matérielles (tangible things). Une telle approche se trouve par exemple dans l’affaire OBG Ltd. v. Allan[56]. Dans cette affaire, il s’agissait de savoir dans un contexte d’insolvabilité et de l’exécution d’une obligation (debenture) garantie par une charge flottante (floating charge) si le délit de conversion (tort of conversion) pouvait être étendu dans le contexte de pertes purement économiques découlant de la saisie de biens intangibles tels que les choses in action. La majorité des juges, sous la plume de Lord Hoffman, a considéré que le délit de conversion ne s’applique pas aux choses non possessoires (choses in action)[57]. Toutefois, Lord Nicholls of Birkenhead mentionne que la règle historiquement formaliste, selon laquelle le délit de conversion doit se limiter aux choses tangibles, devrait s’assouplir, considérant l’expansion du commerce et l’augmentation des échanges commerciaux impliquant des choses intangibles[58].

1.2 Les critères des biens incorporels

Comme tous les biens, les biens incorporels sont ordinairement caractérisés comme étant aliénables et opposables à tous. Surtout, en droit civil comme en common law, la valeur est devenue centrale à la notion de bien dans les deux traditions. Les traditions civiliste et de common law se rapprochent ainsi dans les critères qu’elles utilisent pour définir le bien ou la chose. On dénombre le critère de la valeur[59], de l’aliénabilité[60] et de l’opposabilité à tous[61], lequel rejoint la définition même de la propriété[62]. Dès lors, la matérialité de l’objet passe au second plan[63].

L’aliénabilité ou la cessibilité est un critère essentiel du bien dans les deux traditions[64]. En droit civil, l’aliénabilité est considérée comme une caractéristique essentielle des biens[65]. C’est ainsi que l’article 916 C.c.Q. prévoit, parmi les modes d’acquisition des biens, le transfert de propriété par contrat. Un bien peut être transféré par l’entremise d’une vente, d’un échange ou d’une donation, toutes ces opérations emportant l’aliénation d’un bien[66]. On estime généralement que « l’insertion des choses dans les relations commerciales est nécessaire à leur acception comme bien[67] ». Dans ce contexte, l’idée de commerce ne touche pas « l’ensemble des actes juridiques dont une chose peut être l’objet[68] » mais plutôt, de manière plus restrictive, « la circulation entre patrimoines[69] ». Dans cette perspective, la commercialité d’une chose se confond avec son aliénabilité[70].

Il arrive parfois que des limites à la cessibilité ou à la transmissibilité existent s’agissant de certains biens incorporels, comme c’est le cas en matière de droit d’auteur, où la protection s’éteint 50 ans après le décès de l’auteur[71]. L’aspect personnel du droit d’auteur, intimement lié à la personnalité de ce dernier, permet d’expliquer une transmissibilité réduite. En effet, seules les prérogatives économiques de l’auteur peuvent être transmises ou cédées[72], tandis que les droits moraux sur une oeuvre (paternité, intégrité) ne peuvent être cédés, bien que l’on puisse y renoncer[73]. Des limites à la cessibilité et à la transmissibilité existent cependant aussi pour les biens corporels, ce qui est le cas notamment des stipulations d’inaliénabilité ou de la substitution[74].

Il est également courant d’ajouter le critère de l’opposabilité à tous comme critère de la notion de bien, objet de propriété[75]. En common law, ainsi que l’a souligné le juge Holmes dans l’affaire International News Service v. Associated Press, la propriété — et partant son objet — dépend de l’exclusion contre toute interférence[76]. Dans cette affaire[77], la Cour suprême des États-Unis devait décider si une personne ayant engagé des fonds et fourni des efforts pour obtenir une nouvelle avait dès lors un droit exclusif de la publier. Le concept de quasi property a été utilisé par cette cour comme créant un droit d’exclure s’appliquant entre des concurrents, plutôt qu’entre un propriétaire et le reste du monde[78]. Bien que cette affaire n’ait plus force de précédent[79], le jugement rendu à l’époque demeure une exposition claire de l’importance de l’exclusivité en matière de propriété et de bien. Ce critère — qu’il soit décrit comme l’exclusion, l’opposabilité à tous ou l’idée de monopole — rejoint la notion de propriété. Les deux notions étant indissociablement liées, l’exclusion joue donc un rôle, au moins par ricochet, dans la détermination du bien objet de propriété.

Finalement, en droit civil comme en common law, c’est la valeur qui est au coeur de la notion de bien. Le critère de la valeur[80] est communément reconnu aujourd’hui comme central dans le concept de bien en droit civil[81]. La centralité de la valeur résulte, dans ce cas, d’un double mouvement : d’abord de la chose vers le droit, puis du droit vers la valeur[82]. En common law aussi, la valeur économique d’une chose ou d’un droit est un des attributs servant à la ou le qualifier comme un bien[83]. Tout élément patrimonial ayant une valeur marchande ou une utilité est objet de propriété en droit anglais[84]. Le dénominateur commun des biens consiste dans leur valeur monétaire ou économique[85]. Il existe en outre un élément de politique publique, au moins sous-jacent, qui permet de fixer les limites de l’appropriable dans une société donnée[86].

2 La typologie et le régime des biens incorporels en droit civil et en common law : entre éclatement et parallélisme

Après avoir rendu compte de la diversité des biens incorporels en droit civil et en common law (2.1), nous tenterons de faire ressortir quelques traits communs concernant leur régime juridique (2.2).

2.1 Un panorama des biens incorporels en droit civil et en common law

Sans pouvoir en faire une étude exhaustive tant les biens immatériels sont variés, nous tenons à donner ici plusieurs exemples typiques de biens incorporels.

2.1.1 Les créances

Les créances peuvent être analysées comme des biens en droit civil[87]. Il est courant aujourd’hui d’admettre que la créance, devenue objet d’échange et de transmission, peut s’analyser en un bien, constituant une valeur économique et patrimoniale[88]. L’obligation représente une valeur pécuniaire pour le créancier et elle figure à l’actif de son patrimoine (la contre-valeur ou dette figurant au passif du patrimoine du débiteur)[89]. Comme l’a déjà souligné le professeur Maurice Tancelin, « le progrès le plus notable de la pensée juridique en matière d’obligations a consisté à ne plus considérer l’obligation seulement comme un lien, évocateur d’esclavage, mais comme un bien, élément du patrimoine du créancier. Il peut disposer de ce bien incorporel dont la durée de vie s’allonge constamment avec les progrès du crédit[90] ». La cession de créances constitue la manifestation privilégiée de l’analyse par le législateur québécois de la créance en un bien[91].

En common law, les créances (debts) sont en principe traitées comme des choses mobilières incorporelles[92]. La doctrine admet généralement que la créance cesse d’être une chose purement immatérielle quand elle est incorporée dans un écrit[93]. En effet, certaines choses non possessoires (choses in action) sont des biens incorporels purs (pure intangible), tels que les créances qui sont des relations juridiques abstraites, alors que d’autres sont usuellement considérées comme incorporées dans un titre ou un document papier (documentary) — par exemple les chèques, qui réifient le droit au paiement d’une somme d’argent. Dans ce dernier cas, le transfert des droits constatés dans ces documents se fait par délivrance (c’est-à-dire par transfert de possession)[94].

2.1.2 Les valeurs mobilières

S’agissant des valeurs mobilières, en droit civil, si les obligations sont des types de créances[95], les droits des actionnaires comportent une dimension politique qui les distingue des créances ordinaires. Dès lors qu’une société est mise en place et que des titres attachés à la qualité d’associés sont créés, cela accroît le rayonnement de l’incorporel[96]. Les associés sont propriétaires de biens incorporels, qui leur permettent de participer tant aux revenus de la société et au produit de sa liquidation qu’aux décisions de la société[97]. Contrairement aux obligations qui sont des créances, les actions, ayant une dimension politique, ne se réduisent pas à une créance sur la société[98], même s’il s’agit aussi de biens incorporels[99].

En common law, les valeurs mobilières émises par les sociétés sont aussi de deux types, soit des obligations (debentures) ou des actions (shares)[100]. Quant aux obligations, il s’agit clairement de créances[101], tout comme en droit civil. Plus précisément, la créance est une chose mobilière incorporelle constituée par les droits qui naissent d’un contrat, l’obligataire ayant conclu un contrat avec la société. Quant à l’action, c’est, selon une définition usuelle, un « droit (interest) de l’actionnaire dans la société évalué en argent et constitué des différents droits (rights) contenus dans le contrat constitutif de la société[102] ». Cette chose non possessoire (chose in action) comporte donc deux aspects, soit d’être, d’une part, un ensemble de droits contractuels contre la société et, d’autre part, un bien incorporel[103].

2.1.3 Les biens intellectuels

En plus des biens incorporels absolus, qui sont des droits absolument détachés de tout support matériel (tels que les parts sociales qui incluent les créances, les rentes ou les actions), on distingue parfois en droit civil les propriétés incorporelles ou droits intellectuels (y compris les clientèles, la propriété littéraire et artistique, les brevets d’invention ou les marques de fabrique)[104]. Plusieurs auteurs admettent que le droit moderne a reconnu de nouveaux biens incorporels, qui ne sont pas des entités abstraites créées par l’esprit, mais des choses réelles. Il n’est pas question alors de biens immatériels qui procèdent du commerce juridique, mais plutôt de la créativité ou de l’industrie humaine[105]. En ce sens, ces biens sont qualifiés de propriétés au sens objectif du mot, soit la qualité d’appartenir à une personne[106]. Une telle analyse est susceptible d’engendrer un dédoublement de la catégorie des biens incorporels en droits incorporels, d’un côté, et en propriétés incorporelles, de l’autre[107].

Les droits de propriété intellectuelle ont pour objet des biens, en dépit de leur caractère incorporel[108]. Ces derniers sont d’une nature spécifique, en raison du caractère personnel du lien unissant les oeuvres à leurs auteurs, mais ils n’en sont pas moins des biens[109], que l’on peut qualifier de biens intellectuels. Les propriétés intellectuelles comportent un aspect d’exclusivité. En effet, l’accès intellectuel est subordonné à la volonté de l’auteur, ce qui est la manifestation de l’exclusivité. L’auteur n’est d’ailleurs nullement obligé d’exploiter son oeuvre et il peut décider d’en conserver l’usage. S’il est vrai que les droits du breveté ou de l’auteur d’oeuvres littéraires ou artistiques sont temporaires[110], cela ne constitue pas une objection dirimante à la qualification de bien, car il existe d’autres cas de propriété temporaire[111].

En common law, les propriétés intellectuelles ou industrielles sont considérées comme des « biens personnels » incorporels[112], équivalents imparfaits des « biens meubles » incorporels du droit civil[113]. Il s’agit de choses non possessoires (choses in action) atypiques, car ces biens ne constituent pas des droits personnels (rights in personam)[114]. Selon James Penner, le droit d’auteur, les brevets et les marques de commerce sont des droits à des monopoles[115]. Cette idée de monopole signale qu’ils sont objets de propriété[116].

Plus spécifiquement, en droit canadien, certains droits intellectuels ont été reconnus comme des espèces de propriétés par la législation fédérale (droit d’auteur, marques de commerce, brevets)[117]. Cela est particulièrement net pour ce qui est des dispositions législatives relatives à la cession des droits d’auteur. Ces dispositions, insérées dans la Loi sur le droit d’auteur[118], reconnaissent au contrat de cession la nature juridique d’une vente[119], ce qui va dans le sens de l’affirmation d’une propriété de l’auteur sur son oeuvre. Quant aux marques de commerce, ce sont des biens qui peuvent être transmis séparément de la clientèle[120].

La position du législateur québécois va aussi dans le sens d’une qualification des droits d’auteur en termes de propriété[121]. Cela se déduit principalement de l’article 458 C.c.Q., relatif aux régimes matrimoniaux, qui dispose expressément que « les droits de propriété intellectuelle et industrielle sont propres, mais sont acquêts tous les fruits et revenus qui en proviennent[122] ». Cela découle aussi de l’article 909 alinéa 2 C.c.Q., qui dispose que « le capital comprend aussi les droits de propriété intellectuelle et industrielle, sauf les sommes qui en proviennent sans qu’il y ait eu aliénation de ces droits[123] ». Le législateur québécois a donc repris à son compte la conception qui fait des droits intellectuels des biens objets de propriété.

2.1.4 Les fonds de commerce et les clientèles

Le fonds de commerce constitue aussi un type de bien incorporel. Le droit civil québécois reconnaît qu’il s’agit d’une universalité distincte de ses éléments, regroupant des biens corporels et incorporels[124]. Or, il est couramment admis en droit civil que les commerçants sont devenus propriétaires de leur fonds de commerce, lequel peut être vendu, transmis ou grevé de droits réels[125]. Le fonds de commerce est donc considéré comme un bien meuble incorporel[126]. Quant à la clientèle, ou l’achalandage, elle forme le plus souvent l’élément essentiel du fonds de commerce et peut ainsi faire l’objet d’un droit de propriété[127]. Selon le professeur Frédéric Zenati, « les commerçants et les entreprises ont pris conscience de ce que l’essentiel de leur patrimoine ne résidait pas tant dans des immeubles et des équipements que dans les moyens de conquérir et [de] conserver une clientèle[128] ». Il a ainsi été jugé en droit civil québécois que la clientèle d’une clinique « est un bien qui pouvait faire l’objet d’une vente et être hypothéqué comme un bien incorporel[129] ».

En common law, la clientèle s’analyse comme un type de bien personnel (personal property), forme d’équivalent des biens meubles du droit civil, qui peut être vendu, transmis par testament et grevé de sûretés (charged)[130]. Dans l’affaire Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, il s’agissait de déterminer si l’achalandage d’une entreprise était un bien pour lequel une compensation pouvait être obtenue[131]. En l’espèce, la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce[132] — qui prévoyait un droit exclusif d’exporter du poisson hors du Manitoba au bénéfice de l’Office de commercialisation du poisson d’eau douce, organisme gouvernemental fédéral — avait eu pour effet de priver son propriétaire des bénéfices du bien allégué. La Cour suprême du Canada a considéré que l’achalandage, bien qu’il soit intangible, fait partie intégrante des biens d’une entreprise, au même titre que le sont un local, la machinerie ou l’équipement[133]. Dans cette affaire, la perte de l’achalandage a été analysée comme équivalent à la perte d’un bien, pour laquelle l’appelant devait recevoir une indemnité.

2.1.5 L’information et le savoir-faire

La doctrine est divisée en droit civil quant au statut de l’information[134]. Même si cette dernière est parfois analysée comme un bien susceptible d’appropriation[135], plusieurs jugements raisonnent davantage en termes d’obligation de loyauté[136]. En droit civil québécois, l’article 2088 C.c.Q. prévoit que l’employé ne doit « pas faire usage de l’information à caractère confidentiel qu’il obtient dans l’exécution ou à l’occasion de son travail[137] ». Comme le souligne le professeur Sylvio Normand, pour être qualifiés de biens, l’information et le savoir-faire doivent avoir reçu « une formulation qui en assure la circulation », ce qui les retire de la sphère de l’idée vague sans achèvement concret[138]. En common law également, la jurisprudence est divisée quant à savoir si l’information constitue un bien[139]. Si la qualification de bien est souvent refusée dans ce contexte[140], plusieurs affaires ont reconnu cependant que l’information peut constituer un bien incorporel[141].

Quant au savoir-faire, ce n’est pas nécessairement un savoir-faire industriel et il peut être protégé en dehors de l’octroi d’un brevet[142]. La doctrine civiliste reconnaît généralement que le savoir-faire est inclus dans la catégorie des biens incorporels, en retenant que le critère principal qui permet de faire entrer de nouveaux éléments du commerce sous le pouvoir du droit de propriété est le potentiel de cet élément à accumuler une valeur économique[143]. Dans l’affaire Goudreau c. 9090-2438 Québec inc., le tribunal a jugé que la délivrance pouvait se faire, s’agissant d’un bien incorporel, « par l’usage que l’acquéreur en fait à la connaissance et avec le consentement du vendeur[144] » en l’espèce « lorsque l’acheteur est en mesure d’utiliser à bon escient et de façon fonctionnelle les connaissances reçues[145] ».

La common law présente une position relativement similaire dans le cas du savoir-faire (know-how). Par exemple, dans l’affaire Rolls-Royce Ltd. v. Jeffrey, il a été considéré comme un actif intangible. En l’espèce, le juge a précisé, dans le cas de la vente de savoir-faire, que cet actif représente du capital fixe, et ce, tant que le titulaire de ce savoir le retient pour ses propres objectifs de développement et exprime sa valeur dans les produits qu’il conduit à mettre au point[146]. Toutefois, dans l’affaire Cadbury Schweppes inc. c. Aliments FBI ltée, la Cour suprême a considéré que le transfert d’informations (concernant la recette et la méthode de fabrication du Clamato) à un tiers constituait un abus de confiance (breach of confidence). La Cour suprême a d’abord apposé l’étiquette de « bien » aux renseignements confidentiels et a imposé, de ce fait, au demandeur de fournir une réparation uniquement « fondée sur le droit de propriété[147] ».

2.1.6 Les universalités et les autres biens incorporels

Si le fonds de commerce constitue un type d’universalité, il en existe d’autres. C’est ainsi, par exemple, que le droit civil québécois n’hésite pas à reconnaître que des universalités de biens corporels et incorporels peuvent faire l’objet d’une hypothèque[148]. C’est également le cas de la common law canadienne, qui admet dans les lois sur les sûretés mobilières (Personal Property Security Acts ou PPSA) qu’une sûreté réelle (security interest), peut porter sur des biens corporels ou incorporels[149]. Les fonds de valeurs (funds) de la common law constituent le pendant des universalités de fait en droit civil. Ces fonds permettent de considérer les biens comme fluctuant au sein d’un fonds donné, ce qui autorise différentes substitutions de biens, le fonds gardant son identité même si ses éléments constitutifs peuvent varier[150]. La possibilité de substituer des biens à d’autres biens de même nature n’est pas sans rappeler le principe de la subrogation réelle qui joue en droit civil au sein des universalités juridiques[151].

S’agissant du droit d’exercer une profession, dans l’affaire Carantun v. Carantun, la question posée à la Cour d’appel de l’Ontario était de savoir si la licence d’un dentiste constituait un bien au sens de l’article 4 de la Family Law Act[152]. Il a été jugé dans cette affaire que la définition de la loi inclut tous les types de biens au sens de la common law. Toutefois, selon le tribunal, « un indice traditionnel du bien est son caractère transférable » (notre traduction), même s’il peut y avoir des exceptions à ce principe[153]. Au contraire, la licence de pratiquer une profession spécifique n’est pas susceptible de transfert et ne constitue donc pas un bien. Une telle analyse rejoint une partie de la doctrine civiliste, qui considère que les titres ouvrant certaines professions, comme le diplôme de médecin ou de pharmacien, sont trop personnels pour être patrimoniaux[154].

Concernant les autorisations administratives et les permis, la doctrine civiliste estime qu’un quota, un permis ou une autorisation administrative peut s’analyser en un bien s’il est possible de le céder ou de le transmettre à un tiers[155]. Dans l’affaire National Trust Co. v. Bouckhuyt[156], le tribunal devait décider si un quota de production reconnu par l’Ontario Tobacco Board constituait un bien intangible (intangible personal property) au sens de la PPSA[157]. Le tribunal a souligné que le quota peut être donné à bail et, d’une façon particulière, transféré et mis en gage. Toutefois, dans ce cas particulier, toutes les transactions devaient être soumises à l’approbation de l’Ontario Tobacco Board, qui gardait un pouvoir décisionnel discrétionnaire. Or, selon le tribunal, la notion de property emporte avec elle le droit d’exclure les autres de la jouissance et de l’interférence des tiers, ce qui la distingue d’une licence qui permet simplement à une personne de faire ce qu’elle ne pourrait faire à défaut d’une telle licence. S’il n’est donc pas impossible d’analyser un quota comme un bien, cela dépend ultimement des circonstances de l’espèce. Cette analyse se rapproche ainsi de l’analyse nuancée du droit civil sur ce point.

2.2 Le régime juridique des biens incorporels

Comme le soulignait le doyen Jean Carbonnier, « ce qui semble dominer le régime des meubles incorporels, c’est l’hétérogénéité[158] ». S’agissant de biens sans existence corporelle, ils n’existent qu’en raison d’une reconnaissance par le droit. Cela explique sans doute que leur régime juridique soit susceptible de plus de variations. Il n’est pas impossible cependant d’adapter le régime juridique des biens corporels aux biens incorporels. S’il existe plusieurs particularités propres aux biens incorporels, les principes généraux du régime des biens restent applicables aux biens incorporels[159]. Comme le notent Frédéric Zenati-Castaing et Thierry Revet, ce sont des biens aliénables et transmissibles : ils font l’objet des principaux modes d’acquisition et peuvent être grevés de droits réels[160].

Dans l’affaire Anglo Pacific Group PLC c. Ernst and Young inc., la Cour d’appel du Québec a récemment jugé que « la propriété vise tant le bien corporel qu’incorporel dans la mesure où le titulaire détient tous les attributs de la propriété (usus, abusus, fructus)[161] ». Pour ce qui est des biens-créances, le propriétaire a la jouissance et la disposition de ses créances comme de tout bien, ce qui se manifeste par la présence de l’usus, du fructus et de l’abusus en matière de créances[162]. Quant aux conséquences techniques de la reconnaissance de la propriété des créances, on observe une acquisition originaire des créances, une transmission des créances, et une revendication des créances[163]. On trouve les principaux traits de ce régime pour l’ensemble des biens incorporels.

2.2.1 L’acquisition originaire et la possession des biens incorporels

L’acquisition originaire, qu’il soit question d’occupation, d’accession ou de prescription acquisitive, est fondée sur la possession[164]. S’il est vrai que le rôle de la possession est diminué en raison de l’impossibilité d’une appréhension matérielle des biens incorporels, la publicité a la même fonction que la possession relativement aux tiers[165]. De plus, la possession peut jouer un certain rôle, y compris en matière de biens immatériels, ce que permet l’article 921 C.c.Q., qui définit la possession comme l’exercice de fait d’un droit[166]. Si la possession renvoie classiquement à un pouvoir physique exercé sur une chose[167], le législateur civiliste a aussi admis des hypothèses de mise en possession de biens incorporels, comme c’est le cas de l’hypothèque mobilière avec dépossession portant sur une créance ou sur une universalité de créances[168]. L’animus ne pose pas de problème lorsqu’il est question de biens incorporels, puisqu’il fait référence simplement à l’intention du possesseur[169] ; cependant, le corpus est plus souvent associé à la matérialité[170]. Pourtant, il a déjà été admis que l’exercice d’un droit peut constituer le corpus de la possession. Par exemple, le fait d’encaisser des créances de loyers ou de percevoir des dividendes peut être vu comme un acte dématérialisé manifestant le corpus de la possession[171].

Il est d’abord possible d’acquérir des biens incorporels de façon originaire par occupation. Ainsi, même si ce n’est pas le mode principal d’acquisition, on peut acquérir des créances par occupation (art. 701 et 702 C.c.Q.)[172]. Les biens intellectuels, qui peuvent être analysés en des res nullius, ont aussi vocation à s’acquérir par occupation[173]. En effet, un droit d’auteur peut réserver un monopole sur une idée (res nullius) mise en forme[174]. De plus, s’agissant de l’accession, ce type d’acquisition existe aussi dans le cas de biens incorporels comme une clientèle, par exemple si deux professionnels fusionnent leur clientèle respective, le résultat ne formant alors qu’un seul bien[175].

La prescription acquisitive ou la possession adverse est également envisageable en matière de biens incorporels. Par exemple, en droit civil québécois, la prescription acquisitive des droits réels est en principe possible[176]. En common law, la possession adverse a ainsi été reconnue en matière de droit d’auteur[177]. En outre, dans le cas des marques de commerce, on peut avoir un droit d’exclusivité sur un signe distinctif, s’il est utilisé en rapport avec des produits et des services pendant une période de temps suffisamment longue pour que le consommateur associe une source précise à ce signe, et donc qu’un achalandage soit accumulé[178].

2.2.2 La transmission des biens incorporels et la constitution de droits réels

Quel que soit le type de bien incorporel, il est en principe possible de le transmettre et, plus précisément, de le céder entre vifs ou à cause de mort. Par exemple, en matière de créances, le régime juridique du transfert de créances montre des similitudes importantes avec la transmission des biens corporels[179]. C’est ainsi que l’article 1641 C.c.Q. prévoit en son premier alinéa que « la cession est opposable au débiteur et aux tiers, dès que le débiteur y a acquiescé ou qu’il a reçu une copie ou un extrait pertinent de l’acte de cession ou, encore, une autre preuve de la cession qui soit opposable au cédant[180] ». Ces formalités concernent la mise en possession du bien incorporel. Cela apparaissait plus clairement dans le Code civil du Bas Canada, où l’article 1571 disposait que « [l]’acheteur n’a pas de possession utile à l’encontre des tiers, tant que l’acte de vente n’a pas été signifié et qu’il n’en a pas été délivré copie au débiteur[181] ». Il existe des formalités similaires en droit français, où la mise en possession est assurée par la signification de la cession au débiteur cédé ou son acceptation de la cession dans un acte authentique (art. 1690 C. civ.).

De même, il est possible de transférer des valeurs mobilières. La tradition, qui est un mode de mise en possession des biens incorporels, peut parfois être faite par la remise d’un titre qui « incorpore » le droit selon la théorie de l’incorporation du droit dans le titre[182]. Cependant, il arrive aussi qu’une mise en possession soit faite en l’absence de tout titre matérialisant le bien incorporel.

En droit civil français, à la suite de la Loi Dailly du 31 décembre 1981 qui a entraîné la dématérialisation des valeurs mobilières[183] et la modification subséquente du Code de commerce, les titres au porteur relèvent désormais de la catégorie des « instruments financiers correspondant à des valeurs scripturales, sans supports matériels individualisés[184] ». Comme le soulignent François Terré et Philippe Simler, « le passage d’un titre que l’on peut toucher à une inscription sur un registre exprime la préférence apportée à la valeur par rapport à la matière. Il est, dans ces conditions, normal de considérer que les valeurs mobilières sont des biens incorporels, qui s’accommodent de la reconnaissance d’un droit de propriété sur ces valeurs[185] ». L’inscription en compte a donc succédé à la transmission d’un titre papier s’agissant des valeurs mobilières en droit français.

L’inscription en compte réalise une véritable tradition, autrement dit un transfert de la valeur que représente la créance[186]. Il a été montré que « le titulaire du compte est propriétaire des valeurs qui y sont inscrites. Il en résulte que la suppression du titre papier ne conduit pas à rejeter la propriété[187] ». L’obligataire a sur ses obligations un droit de jouissance et de disposition. Ainsi peut-il s’en dessaisir, les mettre en gage ou en percevoir les fruits par l’entremise de dividendes. Le titulaire de valeurs mobilières « a sur la valeur représentée par l’inscription, un droit qui se rattache à la catégorie des droits réels par les pouvoirs qu’il confère en vue de son utilisation directe et immédiate et par son opposabilité absolue[188] ». Par ailleurs, la propriété des valeurs mobilières dématérialisées ne consacre pas l’émergence d’un nouveau droit de propriété ayant pour objet une valeur[189]. Cette dernière étant au coeur même de la notion de bien, la propriété, lorsqu’elle porte sur une valeur, ne cesse donc pas de porter sur un bien, lequel est simplement immatériel.

En droit québécois, la Loi sur le transfert de valeurs mobilières et l’obtention de titres intermédiés[190] prévoit qu’il y a transfert d’une valeur mobilière dès lors qu’une personne obtient de l’émetteur la livraison de cette valeur[191]. L’acquéreur acquiert des droits sur un actif financier lorsqu’il obtient un titre intermédié, par l’entremise d’un « intermédiaire en valeurs mobilières[192] ». Cette loi reste en partie teintée de matérialité, puisqu’elle continue de prévoir un régime juridique pour le transfert de valeurs mobilières et d’actifs financiers par l’échange des certificats qui les incorporent[193].

Soulignons que le transfert des valeurs mobilières en droit québécois a emprunté le tournant de l’immatérialité à la suite de l’instauration d’un système de détention indirecte. Ainsi, les titres matérialisés sont détenus par les dépositaires centraux et les titres nominatifs sont inscrits au registre des émetteurs au nom de ces dépositaires. Ces droits sur les titres étant inscrits dans les comptes des investisseurs, « [l]e compte est devenu la source première du droit de l’investisseur et a supplanté le certificat[194] ». L’article 51 de la Loi sur le transfert de valeurs mobilières et l’obtention de titres intermédiés confirme le transfert de valeurs mobilières par la livraison du certificat, en prévoyant que l’inscription du certificat nominatif de la valeur mobilière au nom de l’acquéreur constitue son mode de livraison[195]. Le même constat peut être fait pour les titres intermédiés, qui peuvent être inscrits à l’actif du compte (art. 103)[196].

La Loi sur le transfert de valeurs mobilières et l’obtention de titres intermédiés a également introduit le concept de maîtrise comme mode de livraison des valeurs mobilières[197]. La maîtrise désigne la situation où le titulaire de la valeur mobilière ou de l’actif financier se voit octroyer le contrôle de ces biens soit parce qu’il se voit remettre les certificats des valeurs mobilières négociées[198], soit — dans une vision immatérielle — parce que l’émetteur, le titulaire et la partie intéressée conviennent ensemble d’un accord de maîtrise[199]. Par celui-ci, l’émetteur du titre consent à respecter les instructions de l’acquéreur, sans avoir à obtenir le consentement du détenteur inscrit de la valeur mobilière, ce qui peut remplacer la dépossession du titre[200]. Le concept de maîtrise désigne ainsi l’obtention des prérogatives du titulaire par l’acquéreur en raison de son contrôle, direct et matériel (par possession du titre) ou indirect et immatériel (par accord de maîtrise), de la valeur mobilière ou de l’actif financier[201].

Outre qu’ils peuvent être transmis, les biens incorporels peuvent également être donnés en garantie et faire l’objet de droits réels. Il est donc possible de constituer un droit réel d’hypothèque (art. 2660 C.c.Q.) sur un bien corporel ou incorporel, par exemple, sur une créance ou sur une universalité de biens corporels ou incorporels[202] selon l’article 2684 C.c.Q.[203]. L’hypothèque sur des biens incorporels peut donner lieu à certaines spécificités. En matière de biens intellectuels, il convient ainsi de distinguer la propriété intellectuelle de son support matériel : une hypothèque sur le support matériel n’est pas constitutive d’une sûreté sur le droit d’auteur dont l’oeuvre est le support[204]. Cela peut créer une difficulté lorsque des stocks d’inventaire sont pris en garantie et que le créancier désire les liquider : sans licence ni titre sur les marques de commerce de cet inventaire, il ne peut vendre les stocks sous cette marque[205].

En common law également, les PPSA prévoient qu’une sûreté réelle (security interest) peut porter sur des biens corporels ou incorporels[206]. Dès lors, une sûreté peut concerner un brevet ou toute autre forme de bien intangible[207]. De plus, la validité des contrats de sûreté générale (general security agreement), autrement dit des sûretés sur l’ensemble des biens du débiteur, est reconnue par les tribunaux[208]. Cela n’empêche pas, ici encore, certaines limites liées au type de bien en cause. Par exemple, dans une affaire de saisie de dossiers médicaux, le tribunal a jugé qu’une sûreté incluant des biens intellectuels pouvait grever des informations médicales, mais que celles-ci ne pouvaient être saisies ni vendues, en raison des risques que pourraient alors courir les patients[209].

2.2.3 La protection des biens incorporels

En ce qui concerne la protection des biens incorporels, il est possible de revendiquer ceux-ci en droit civil. Même s’il s’agit de biens incorporels, les créances peuvent être revendiquées[210]. C’est ainsi, par exemple, que l’article 946 C.c.Q. reconnaît au propriétaire d’un bien perdu ou oublié le droit de revendiquer soit le bien, soit le prix qui lui a été substitué. Le législateur québécois a ici consacré une hypothèse de subrogation réelle, le droit de revendication du vendeur étant reporté du bien vers le prix qui l’a remplacé[211].

En matière de biens intellectuels apparaît parfois le caractère immédiat et absolu de l’action du titulaire, que l’on considère traditionnellement comme caractéristique du droit réel et de la propriété[212]. En droit civil français, selon l’article L111-1 du Code de la propriété intellectuelle, « l’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous[213] ». Si la maîtrise est moins directe en matière de propriété intellectuelle qu’en matière de propriété corporelle, certains ont justement fait observer que « cela tient tout simplement à la nature spécifique de l’objet du droit[214] ».

En common law canadienne, l’action en contrefaçon en matière de propriété intellectuelle ressemble beaucoup à la revendication[215], si bien que l’on peut se demander si ce n’est pas une variété de cette action. En outre, des recours contre la violation des marques non enregistrées sont également possibles en vertu de la Loi sur les marques de commerce[216]. Cela semble indiquer que l’« occupation » d’un signe qui remplit les conditions prévues par la loi ou la jurisprudence au titre du délit de concurrence déloyale ou de substitution (passing-off), permet la reconnaissance d’une protection des biens incorporels analogue à celle dont le propriétaire d’un bien corporel pourrait bénéficier, à savoir la protection de l’exclusivisme de son droit sur le bien.

D’un point de vue général, la common law est davantage concernée par la présence d’un délit (wrong) ou d’un préjudice (loss) que par la nature des biens ou des choses. Historiquement, la common law structure les actions relativement aux biens personnels (personal property) comme des violations d’un devoir (breaches of duty), à travers le droit de la responsabilité civile (tort law). Il est bien établi que les systèmes de common law protègent les droits sur les biens personnels (rights in chattels) par l’entremise de la responsabilité civile (tort law), plutôt que d’utiliser des actions purement réelles ou propriétaires (proprietary claims)[217].

Cela n’empêche toutefois pas de reconnaître un certain aspect « réel » ou « propriétaire » dans le cas des actions qui sanctionnent des biens incorporels. C’est ainsi que, dans un article publié en 2000, Ernest J. Weinrib souligne que le droit de la responsabilité civile (tort law) permet que des dommages soient octroyés pour compenser l’atteinte à un bien à la suite d’un comportement fautif. Pour cet auteur, cela s’explique, car le concept de propriété inclut, à l’intérieur des prérogatives du propriétaire sur son bien, le bénéfice que peut représenter l’utilisation ou l’aliénation de ce bien[218]. Ainsi, tout acte qui empêcherait le propriétaire de bénéficier de son plein droit de propriété devrait être compensé par des dommages-intérêts au moins équivalents à la valeur perdue[219]. Une telle conception est donc liée à une analyse propriétaire du droit de la responsabilité.

Une idée similaire apparaît dans le contexte de l’information, où la protection de la valeur comme bien est parfois analysée sous l’angle d’une analyse propriétaire (property-based analysis)[220]. Par exemple, dans le cas d’une liste de clients et de stratégies de marketing, les bénéficiaires de ces informations ont parfois été considérés comme ayant accès à ce type de recours, le propriétaire de l’information subissant une perte de valeur de cette dernière lorsqu’une autre personne l’a utilisée sans permission[221].

Conclusion

Nous avons tenté de montrer que les biens incorporels sont des biens à part entière et des objets possibles de propriété. S’il existe une pluralité et une diversité de biens incorporels selon la théorie civiliste et la common law, il est possible de reconnaître dans les biens incorporels les principaux traits des biens corporels, et ce, dans les deux traditions. Ces traits communs apparaissent tant dans la notion de biens incorporels que dans les règles qui leur sont applicables.

S’agissant de la notion de bien incorporel, les traditions civilistes et de common law se rapprochent de plus en plus pour admettre des biens incorporels comme objets possibles de propriété. Dans le cas du régime des biens incorporels, en dépit de la grande diversité de biens incorporels dans les deux traditions — et des inévitables particularités qui colorent les règles applicables aux différents biens incorporels, l’essentiel du régime de la propriété matérielle est présent grosso modo dans les deux traditions.

Cette diversité se manifeste d’ailleurs aussi pour les biens corporels, où le régime juridique applicable à la propriété immobilière se révèle distinct de celui qui est applicable aux biens meubles. L’opposition apparaît encore plus nettement en common law, où la real property et la personal property sont usuellement présentées et étudiées de façon autonome. Si la pression des biens immatériels est de plus en plus forte, le Code civil du Québec a su tenir compte du virage de l’immatérialité et reconnaître l’importance des biens incorporels en leur donnant une place désormais assumée dans la structure du Code. Ainsi se dessine, derrière les inévitables particularités du monde des biens incorporels et aux côtés du droit commun des biens corporels, une forme de droit commun des biens incorporels.