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La première chose qui frappe l’attention en touchant cet ouvrage intitulé Le devoir d’insoumission. Regards croisés sur l’occupation américaine d’Haïti (1915-1934) est la première partie du titre : « le devoir d’insoumission ». Cette périphrase fait pendant à une théorie diffusée de nos jours dans la discipline des relations internationales qui est celle du droit d’ingérence. Ce concept donne un pouvoir spécieux aux tenants des puissances du monde actuel de s’immiscer dans les affaires internes des États subalternisés et des nations dominées. La deuxième partie du titre : « Regards croisés sur l’occupation américaine d’Haïti (1915-1934) » indique, cela va de soi, que 100 ans après cet événement historique, il existe des vues multiples et diversifiées se rapportant à la domination politique et militaire d’Haïti par les États-Unis d’Amérique.

Cet ouvrage collectif, coordonné par deux jeunes intellectuels haïtiens Roberson Édouard et Fritz Calixte, est justement publié à l’occasion du centenaire de l’occupation nord-américaine en Haïti. Il s’inscrit dans une bonne tradition intellectuelle haïtienne voulant qu’à chaque grand événement marquant l’évolution du pays, les hommes de plume et de pensée l’immortalisent dans des livres. En effet, ce centenaire a donné lieu à plusieurs publications. Par exemple, on compte l’ouvrage Cent ans de domination des États-Unis d’Amérique du Nord sur Haïti, 1915-2010 (2015), un numéro spécial du Journal of Haitian Studies (printemps 2015), Chronologie de l’occupation américaine d’Haïti, 1915-1934 (2016) et Haiti and the Uses of America. Post-U.S. Occupation Promises (Verna, 2017). On notera que l’intellectualité haïtienne, de l’intérieur et de l’extérieur (dans ce cas celle qui est établie au Canada et aux États-Unis), participe à cet effort de perpétuer la tradition.

L’ouvrage Le devoir d’insoumission coordonné par Édouard et Calixte porte bien son objet. Dans l’avant-propos, les coordonnateurs soulignent que : « les discussions ont entre autres porté sur la place de l’occupation américaine de 1915 dans l’histoire haïtienne et américaine, l’oppression coloniale et l’aliénation qui l’accompagnaient, la résistance et les nationalismes qu’elle a engendrés, ses enjeux mémoriels, ses promesses et son héritage, sans oublier les défis et les conditions de la décolonisation » (p. 1). À l’analyse, à l’instar de nombreux ouvrages portant sur l’occupation nord-américaine en Haïti, cet ouvrage est une dénonciation en règle de cette occupation et la valorisation de la résistance haïtienne. C’est sans doute la raison pour laquelle la notion de devoir d’insoumission a été choisie comme un titre illustratif. Selon les coordonnateurs, le devoir d’insoumission devint le « dénominateur commun de toutes les modalités de résistance » (p. 9). Dans l’introduction, les coordonnateurs soulignent : « [a]u droit d’ingérence des Américains, les Haïtiens ont pour ainsi dire, opposé un devoir d’insoumission » (p. 9). Par ailleurs, dans la conclusion, ils signalent : « [l]es Haïtiens ont opposé toutes sortes de résistance à l’occupant et à ses collaborateurs. Ils ont fait montre d’imagination et d’innovation dans leur refus de s’y soumettre. Ils ont introduit de la résistance là où on s’y serait attendu le moins. Les réflexes, les tactiques et les stratégies de résistance et d’insoumission se sont sédimentés au fil des ans au point d’engendrer un hiatus, une culture d’insoumission » (p. 313).

Ce devoir ou cette culture d’insoumission a pris des formes politiques diverses : la révolte, la rébellion, la désobéissance civile, la lutte armée, la lutte des idées dans les journaux et autres tribunes de la sphère publique. Il s’est également illustré dans les lieux symboliques de la culture et de la vie sociale : tels que l’art, la langue, la religion, l’éducation, etc. En somme, le livre, composé de 12 articles, plaide bien la cause de la résistance et du devoir d’insoumission des Haïtiens et Haïtiennes. En ce sens, l’ouvrage rejoint, au-delà du temps et des préoccupations nouvelles, les orientations idéologiques des premiers ouvrages connus publiés sous la thématique de cette occupation. Parmi ces ouvrages, on peut se référer à L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques (Bellegarde, 1929), La résistance haïtienne. Récit d’histoire contemporaine (Bellegarde, 1937), L’Occupation américaine d’Haïti (Castor, 1988) et Les paysans haïtiens et l’occupation américaine, 1915-1930 (Millet, 1978). On notera par ailleurs que l’iconographie donne un accent assez particulier à l’ouvrage. On regrette même qu’il n’y ait pas plus d’illustrations qui le rendraient encore plus intelligible.

Le devoir d’insoumission s’inscrit dans la mouvance de la résistance haïtienne face à l’occupation nord-américaine. De fait, il ne pouvait déboucher sur aucune autre logique paradigmatique. On constate que la majorité des travaux publiés sont des articles qui se sont nourris de sources secondaires, à l’exception des chapitres VI et IX qui ont puisé des arguments dans les archives ou trouvé des idées nouvelles dans les sources primaires et du chapitre XI qui est le résultat d’un travail de terrain. Cent ans après l’occupation nord-américaine en Haïti, on s’attendait à ce que cet ouvrage, présenté comme « un nouvel éclairage sur l’héritage de l’occupation américaine » (p. 15), fasse un bilan de cette occupation étrangère. En fait, il y avait quelque part une préoccupation pour réaliser un bilan mais ce bilan a été réalisé seulement en partie. Dans l’ensemble, des sujets liés au devoir d’insoumission ont été privilégiés au lieu des questions qui continuent d’illustrer le poids de l’occupation nord-américaine dans la vie haïtienne de tous les jours. Les coordonnateurs ont divisé l’ouvrage en trois parties. La première partie s’intitule « Comprendre l’occupation américaine d’Haïti : généalogie, causes et enjeux », la deuxième « Les effets de l’occupation : le choc, le joug, l’héritage » et la troisième partie, « Les lieux symboliques de la résistance ». On comprend alors que certaines thématiques n’ont pas été étudiées dans leur évolution. Pourtant il y a des questions importantes qui ont transcendé l’occupation étrangère. Par exemple, il y a trois problématiques de taille qui ne sont pas abordées dans cet ouvrage à voies multiples. Ce sont : les apports possibles de l’occupation pour la société haïtienne, l’analyse des transformations de l’économie haïtienne durant la période de l’occupation et la fameuse question de la modernisation du pays. Ces absences pèsent de tout leur poids dans la compréhension globale de l’occupation nord-américaine en Haïti. Il est un fait qu’on ne peut pas tout aborder et analyser dans un ouvrage, même s’il s’agit d’un ouvrage collectif !

Il y a deux questions fondamentales qui ont marqué les luttes politiques et sociales au tournant du XXe siècle que l’occupation nord-américaine a tenté de résoudre ou de cerner à sa manière. C’est la question de l’instabilité politique et celle de la modernisation des institutions et des infrastructures physiques du pays. Ces questions ne sont pas explorées suffisamment. Pourtant, elles continuent de s’appesantir sur les luttes politiques et les mouvements sociaux d’aujourd’hui comme elles le faisaient hier. En ce sens, l’ouvrage laisse le lectorat sur sa faim sur un ensemble de questions qui méritent d’être approfondies à l’avenir. Néanmoins, il est conforté sur certaines affirmations, propositions ou prises de position intelligentes de l’école nationaliste (dont l’oeuvre de Dantès Bellegarde en est une illustration) et les explications et les interprétations de l’école marxisante (illustrée par Suzy Castor et Ketlie Millet) ayant prévalu dans l’historiographie haïtienne à l’égard de cette première occupation étrangère d’Haïti.

Le devoir d’insoumission ajoute son grain de sel au discours héroïque de la résistance du peuple haïtien. Il nous invite une fois de plus à nous rebeller contre les interventions et la domination d’un pays par une puissance étrangère. Par ailleurs, par ses questionnements historiques, l’ouvrage nous convie à inscrire désormais notre devoir d’insoumission légitime dans la construction ou la reconstruction d’un État stable et prospère en Haïti et à construire une société haïtienne inclusive où il fait bon vivre pour tous et toutes.