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Même si je critique souvent les didacticiens, j’apprécie le travail de Marc-André Éthier et de ses collaborateurs. Ce noyau a développé une pensée originale sur l’enseignement de l’histoire, qui dépasse la défense corporatiste d’un programme ou d’une chapelle. Après les débats acerbes qui ont éloigné les historiens et les didacticiens de l’histoire, cette originalité est rafraîchissante. Peut-elle jeter des ponts entre les solitudes disciplinaires ? Sur ce point, la lecture de ce « manifeste » (p. 8) ne m’a satisfait qu’à moitié.

Le ministère de l’Éducation a introduit en 2007 un nouveau programme d’histoire du Québec au secondaire. Ce programme, qui mariait la promotion de l’histoire sociale à une pédagogie constructiviste affirmée, a été critiqué pour un éventail de motifs, allant d’une conception déficiente de l’épistémologie historienne à l’effacement du cadre national. En 2013, l’éphémère gouvernement du Parti québécois a lancé une consultation dont le résultat, le rapport Beauchemin–Fahmy-Eid, inspire, au moment d’écrire ces lignes, la rédaction d’un nouveau programme dont l’écriture et l’implantation doivent se terminer au cours de l’année scolaire 2017-2018.

Dans cette saga, la communauté des didacticiens s’était plutôt portée à la défense du programme de 2007. Le recueil proposé ici par Éthier et ses collaborateurs est une réaction à sa mise au rancart et, surtout, une critique du programme de remplacement. L’ouvrage compte quatre chapitres. Les trois premiers précisent la position des auteurs sur la didactique et les programmes. Le dernier chapitre et la conclusion défendent un idéal plus normatif sur ce que devrait être l’objectif de la classe d’histoire.

Pour qui attend du neuf, l’introduction peut désappointer. Elle reprend deux poncifs usés. D’une part, elle réaffirme une lecture binaire du débat : à droite, une vision conservatrice qui ne cherche qu’à « léguer un patrimoine » et imposer une vulgate identitaire ; à gauche, une vision moderne, axée sur la problématisation et qui initie les enfants à la démarche critique. D’autre part, elle rabâche que si cette approche moderne ne s’est pas imposée, c’est parce qu’elle est « mal comprise » (p. 8) ; il est donc urgent de la répéter, à l’identique. Le lecteur reste songeur. Et si l’on se soucie de clarté, pourquoi hâter la critique d’un programme dont la rédaction n’est pas complétée ? Cela dit, la volonté d’exposer clairement une posture didactique bien campée est méritoire en soi.

Le chapitre 1, écrit par Frédéric Yelle et Catherine Déry, commence par le commencement, c’est-à-dire par la théorie. Il offre un précis d’épistémologie et de didactique pour répondre à la question : « Qu’est-ce que d’apprendre l’histoire ? » (sic, p. 15) Dans cette revue de littérature, la réflexion des historiens eux-mêmes est peu mise à contribution. Elle sert d’amorce. L’histoire est construite, voyez-vous ; les historiens des Annales – Febvre, Marrou – l’ont écrit en leur temps, comme le rappellent aujourd’hui les courtes synthèses, si pratiques, de Prost ou Bonnechere. Ce constat établi, Yelle et Déry passent outre tout ce que les historiens ont pu ajouter dans les quarante dernières années et passent au thème qui importe : les recherches en didactique.

Ces recherches prennent pour point de départ le mode de pensée de l’adolescent. Elles dressent une typologie des stratégies cognitives que devrait maîtriser l’élève pour faire l’expérience d’une réelle « pensée historienne ». Sur ces bases, l’emploi d’outils appropriés (situations-problèmes, occasions d’enquête) aiderait les jeunes à engager une réflexion critique. Les auteurs offrent des pistes intéressantes, par exemple sur l’usage, « à la fois indispensable et potentiellement nuisible » (p. 40), de l’identification entre l’élève et les acteurs du passé. Le passage sur l’évaluation est plus déroutant : Yelle et Déry se bornent à conclure qu’elle cause problème et qu’« il convient d’y réfléchir » (p. 47). Il s’agit certes d’un éternel écueil de l’école. Mais s’il n’existe pas de solution claire pour assurer la viabilité des nouvelles générations de programmes, on aurait aimé le savoir avant.

Au chapitre 2, Marc-André Éthier passe en revue les programmes de 1960 à aujourd’hui. Le programme de 1982 disait valoriser l’acquisition d’habiletés intellectuelles, mais son contenu réel se limitait à « un schéma narratif familier [qui] favorisait l’identification non réfléchie à une communauté prédéfinie » (p. 54). Celui de 2007 devait corriger l’impair mais, selon Éthier, « cette réforme était elle aussi contradictoire », car elle « enchevêtrait des paradigmes dits traditionnels et socioconstructivistes » (p. 55). C’est par cette critique du programme de 2007 qu’Éthier se distingue de la majorité des didacticiens. Il s’arc-boute cependant à la conviction que son idéal d’une histoire « construite » est forcément incompatible avec des traits plus classiques comme la forme narrative, le cadre national ou le dialogue avec la mémoire. C’est donc aussi à cette aune qu’il juge, sévèrement, le programme actuel : « Sur le plan épistémologique, il est difficile de percevoir la cohérence interne du programme, car il oscille entre une approche scientifique… de l’histoire et [un] rôle patrimonial l’associant à la mémoire » (p. 58). Sans demander à Éthier d’aimer le programme ou de ne lui trouver que des vertus, on se prend à croire qu’une plus grande curiosité pour les théoriciens de l’histoire d’après 1960 adoucirait le trait.

Au chapitre 3, Vincent Boutonnet revient sur le rapport Beauchemin–Fahmy-Eid. À la différence de ses coauteurs, il a l’amabilité d’y voir un travail sérieux, nuancé, qui va dans la bonne voie : il déplore surtout que le programme actuel n’y reste pas plus fidèle. Selon lui, le programme, malgré une périodisation bien pensée, ne soutient pas la problématisation et « sa structure narrative étouffe tout questionnement » (p. 69-70). L’argument est clairement développé, même s’il ressemble parfois à du chiquage de guenille. Peut-on critiquer, à la fois, l’étroitesse du récit politique et une surcharge d’histoire sociale ? « Lors de la période sur la montée des nationalismes (1896-1945), il faudra couvrir aussi bien la vie rurale que celle dans les villes, mais aussi les mouvements de pensée féministes, syndicalistes et nationalistes… Tout un programme  ! » (p. 75). Certes, mais le défi est intrinsèque à tout cours d’histoire : plutôt que d’incriminer un programme particulier, le didacticien ne devrait-il pas fournir des solutions ?

Le chapitre 4 (Stéphanie Demers) forme la portion « manifeste » du livre. Ce n’est pas la plus utile. Demers se contente de gonfler à l’hélium la dichotomie entre une « mémoire » prescriptive, exclusive, acritique, et une histoire bâtie à la fois sur l’activité de problématisation et « des injonctions explicites à la formation citoyenne » (p. 91). Cette lecture a le mérite d’être claire, faisant du débat québécois un chapitre des culture wars occidentales. Elle a le défaut d’être partielle (le seul Québécois évoqué est Mathieu Bock-Côté) et d’ignorer des critiques sérieuses adressées à sa vision de la classe d’histoire. Notamment : comment peut-on affirmer que cette histoire « citoyenne » n’est pas prescriptive, ne véhicule pas « des normes fixes et des injonctions morales implicites », selon les mots de Demers ? Quand elle suggère que ce programme favoriserait « une identité collective volontariste et auto-assignée » et « permet[trait] de concevoir que les racines de l’injustice – qu’ont vécue les classes ouvrières, les Autochtones, les femmes, les divers groupes minorisés au Québec et ailleurs – sont d’un socle politico-économique commun que l’apprentissage de l’histoire permet d’identifier » (p. 91-92), Demers se rapproche sans doute de ma famille politique, mais pas du programme non prescriptif qu’elle prétend défendre.

À terme, on éprouve de la sympathie pour un idéal qui prend au sérieux les divers potentiels de l’histoire. Son potentiel scientifique, qui requiert d’apprendre à l’élève à problématiser et à construire ses objets : « un programme de sciences ne comportant aucune expérience en laboratoire… serait bancal », note Éthier (p. 96). Son potentiel politique, que les auteurs associent à l’art de poser des questions : « pour avoir sa place, la narration doit émaner des élèves ou enseignantEs, si elle répond à une question » (p. 99) ; c’est ainsi qu’une histoire scientifique aiderait les élèves à expliciter les rapports de pouvoir qui modèlent les sociétés, ainsi que l’inévitabilité des conflits politiques. Ces propositions sont très stimulantes.

Le côté ombrageux du livre est que les auteurs se limitent à des énoncés généraux et tiennent peu compte des problèmes inévitablement soulevés par leurs pétitions de principe. Les critiques ou appels à clarification des dernières années restent largement ignorés, de même que les difficultés concrètes qu’a rencontrées le programme de 2007. Des enjeux clés comme l’évaluation, la pertinence de savoirs communs, l’allure d’un programme idéal, la concordance entre didactique et réflexion historienne, ou encore l’autonomie enseignante (sur laquelle les coauteurs ne semblent pas s’accorder) restent dans l’ombre. À ce titre, le livre offre, encore, une rhétorique de justification plus qu’une discussion ouverte. Mais on s’en approche.