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L’ouvrage de Marcelle Cinq-Mars reprend une démarche bien connue et déjà fortement exploitée par de nombreux prédécesseurs : plongeant dans les archives judiciaires et dans les journaux anciens afin d’en extirper quelques histoires sanglantes et scabreuses du passé, l’auteure propose une reconstitution essentiellement factuelle de dix meurtres québécois du XIXe siècle, ayant eu lieu entre 1855 et 1889. Cette volonté de reconstruction des faits est guidée, comme l’indique l’introduction, par le souci de jeter un « regard curieux » sur un « univers judiciaire lointain et heureusement révolu » (p. 7-8). Tirant de l’oubli des crimes ayant échappé, semble-t-il, à la mémoire collective, le livre est composé de onze sections distinctes, dont on peut regretter qu’elles ne soient reliées par aucune véritable passerelle argumentative. Le volume se présente ainsi comme la juxtaposition, comme l’addition de récits autonomes et clos sur eux-mêmes, dans lesquels, en reprenant la même structure narrative, l’auteure retrace chaque fois les éléments et événements d’une affaire criminelle, du meurtre à l’exécution de la sentence en passant par la découverte des cadavres et la procédure judiciaire. Photographies ou dessins d’époque, coupures de journaux, cartes géographiques et encadrés informatifs sur les moeurs pénales et juridiques : bien qu’un peu redondantes et répétitives, les reconstitutions factuelles ont l’avantage d’inclure de nombreuses reproductions de documents historiques, qui agrémentent assurément la lecture sans toujours cependant enrichir la compréhension des enjeux parfois complexes (sociaux, juridiques, etc.) soulevés par certaines affaires, que Marcelle Cinq-Mars se contente de reconstituer sommairement sans entrer dans l’analyse. Ce faisant, l’auteure s’arrête précisément là où, au-delà de la stricte factualité des crimes et des procès, les choses auraient pu devenir, du point de vue de l’historien et du sociologue, stimulantes et révélatrices.

Mais avant de souligner les lacunes de l’ouvrage, il convient de rendre justice au travail de l’archiviste en se situant d’abord, pour le commenter, sur le terrain qu’elle a elle-même choisi. Laborieuses, les reconstructions factuelles exigent souvent des recherches patientes et minutieuses : on conçoit aisément, en effet, la somme de travail documentaire qu’une telle entreprise peut représenter. Bien documentées, les reconstitutions proposées par Marcelle Cinq-Mars parviennent à faire revivre de manière presque palpable certaines scènes d’époque, ce qui ne manque évidemment pas de susciter l’intérêt du lecteur. Elles sont de plus écrites dans un style limpide, dont le grand public (manifestement ciblé par l’ouvrage, comme en témoigne notamment le fait que les sources soient irrégulièrement et incomplètement données) saura apprécier la clarté et la teneur narrative. Ce que l’auteure entend faire, elle le fait bien et adéquatement.

Les faiblesses de l’ouvrage tiennent cependant à la nature de ce projet lui-même, auquel on peut adresser, de manière générale, deux critiques. La première tient à la cohérence globale du livre, insuffisante voire inconsistante. On comprend mal, par exemple, le rôle de la troisième section, dont on ne sait exactement à quoi attribuer la présence : celle-ci, en effet, rassemble quelques considérations historiques, partielles, éparses et décousues, sur la fonction d’exécuteur des hautes oeuvres et sur la professionnalisation de celle-ci, considérations qui ne se justifient que difficilement, sur le plan de la cohérence interne de l’ouvrage, dans la mesure où elles ne viennent pas éclairer la reconstitution des meurtres et des procès. Le lecteur universitaire, du reste, se pose inévitablement un certain nombre de questions embarrassantes. Quels sont les critères ayant présidé au choix des meurtres à reconstituer ? Pourquoi ceux-ci plutôt que d’autres ? Présentent-ils, historiquement, un intérêt particulier ? Offrent-ils une fenêtre sur des phénomènes sociaux dont ils seraient ainsi des révélateurs ? À ces interrogations, il faut apparemment et malheureusement renoncer à trouver une réponse. C’est que la reconstitution narrative des crimes est à elle-même sa propre fin. Elle ne sert aucun autre projet, dans Gibiers de potence, que celui de satisfaire le « regard curieux » annoncé en introduction.

On touche ici à la seconde critique, qui porte sur l’absence d’un cadre de réflexion global, d’une progression argumentative, que vient d’ailleurs confirmer l’absence de conclusion(s). Livrés de manière sobre et nue, les récits de crime n’alimentent aucune analyse historique plus large, au sein de laquelle ils viendraient s’inscrire. Plusieurs procès retracés par l’auteure rendent pourtant visibles des phénomènes qui, comme l’avènement, le rôle et l’effet des expertises psychiatriques dans les cours de justice, auraient pu donner prise à des analyses et à des réflexions soutenues, comme l’auteure elle-même semble le reconnaître lorsqu’elle rappelle, en introduction, que la société de la fin du XIXe siècle se « [questionne] sérieusement sur la place et le rôle de la maladie mentale dans les affaires criminelles » (p. 7). La même introduction aborde aussi très rapidement les modifications et l’évolution de la perception sociale de la peine capitale au XIXe siècle, annonçant implicitement des développements ultérieurs à ce chapitre ; ceux-ci n’arriveront jamais, toutefois, puisque les reconstitutions, si elles évoquent brièvement les scènes d’échafaud et les pétitions qui circulent, dans le Québec de la seconde moitié du XIXe siècle, en faveur des commutations de peine, restent à peu près muettes sur l’évolution des discours et des moeurs pénales entourant la pendaison. Enfin, la plupart des crimes recensés dans le livre ayant donné lieu, à l’époque, à la publication de brochures ou de tirés à part imprimés et diffusés par les artisans du milieu journalistique, on peut regretter que l’ouvrage de Marcelle Cinq-Mars renonce à s’interroger sur la réception sociale des affaires judiciaires et sur le retentissement public qu’elles ont pu susciter.

S’il peut certainement satisfaire la curiosité du grand public, Gibiers de potence laissera les historiens sur leur faim. On voit un peu mal, en effet, ce que ceux-ci pourraient en tirer, hormis bien sûr quelques faits épars et isolés qui permettraient éventuellement d’appuyer des analyses historiques plus vastes portant sur l’histoire du crime ou des institutions judiciaires et pénales au XIXe siècle.