Corps de l’article

Le 5 octobre 1974, une journée de célébration a eu lieu à l’Université du Québec à Montréal pour fêter le 25e anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine. Cet événement fut le fruit d’un effort commun déployé par l’Équipe du Journal En Lutte, l’Agence de Presse Libre du Québec, le Mouvement révolutionnaire des étudiants au Québec (MRÉQ), le Cinéma d’information politique, la Cellule Militante Ouvrière, les Amitiés Québec-Chine ainsi que la Librairie progressiste. Le programme était chargé d’activités diverses. On y présentait des diapositives sur les femmes au travail et dans la vie sociale, les enfants et les garderies, la famille, l’éducation, l’organisation du travail dans les usines et les communes populaires, les syndicats, la Révolution culturelle dans les usines, la vie quotidienne du peuple chinois. On avait également organisé des ateliers sur la politique étrangère de la Chine et des projections des films Le détachement féminin rouge et Changhai[2] au jour le jour. Toutes les activités étaient animées par les Québécois ayant déjà visité la Chine. Une conférence, intitulée « Ce que représente la Chine pour le Québec, la signification de 25 années de construction de socialisme en Chine », concluait l’événement.

« “Mille fois entendu ne vaut pas une fois vu”, dit l’un des innombrables dictons chinois, écrivait Louis Fournier en 1973, il faut donc voir la Chine[3]. » Journaliste de Québec-Presse, il était alors membre de la première délégation ouvrière du Québec reçue par le gouvernement chinois. Il expliquait qu’un groupe de travailleurs syndiqués de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) a « fait le projet d’aller voir comment la Chine vivait sa révolution[4] ». Les travailleurs ont d’abord pris contact avec l’Ambassade de la République populaire de Chine à Ottawa[5]. À la suite de plusieurs démarches, le gouvernement chinois a accepté non seulement leur demande d’accès au pays, mais également de leur offrir le logement, la nourriture et un statut spécial, soit celui d’un groupe d’étude et non de touristes[6]. « Voyage extraordinaire », comme l’a écrit un membre du groupe sur une carte postée à Canton : « On a vu plein de choses et le peuple est heureux et vénère le président Mao qui l’a libéré[7]. »

Au cours de l’année 1973, le gouvernement de Pékin a officiellement reçu deux autres missions comprenant des membres québécois de langue française. Ces derniers sont, entre autres, Claude Turcotte, chargé de la couverture de la visite du premier ministre Pierre Trudeau en Chine, et Yves Morin, vice-président du Conseil de la recherche médicale du Canada, membre d’une mission médicale canadienne qui a effectué un séjour en avril et mai 1973. Organisée par l’Association médicale canadienne et dirigée par le Dr Gustave Gingras, cette délégation était composée de seize membres, majoritairement des médecins mais aussi des journalistes. En quinze jours, ils ont visité trente-cinq hôpitaux, usines, cliniques communautaires, institutions de recherche, communes et écoles de médecine dans différentes régions. Ils ont ainsi effectué une enquête sur un large éventail de questions allant de la prestation des soins médicaux, les docteurs aux pieds nus, la planification familiale et l’avortement jusqu’à plusieurs techniques avancées comme la réimplantation des bras et des jambes, l’analgésie par acupuncture, etc.[8].

À leur tour, les maoïstes n’ont pas manqué l’occasion d’effectuer leur travail de terrain : six membres du MRÉQ[9] ont reçu l’invitation du gouvernement chinois pour un séjour de cinq semaines en Chine en mars 1974. La délégation comprenait au moins quatre membres de l’équipe du journal[10].

Nous proposons une analyse des impressions du voyage exposées dans des rapports produits par les maoïstes du MRÉQ à leur retour et qui ont circulé à l’intérieur du groupe. Les récits des militants québécois seront comparés à ceux de la délégation de la CSN, de Claude Turcotte et d’Yves Morin. À cela s’ajoutent les récits de voyage de Claude Lemelin et de Pierre O’Neil[11] – journalistes, respectivement du Devoir et de La Presse, qui ont accompagné la première mission commerciale canadienne en Chine, ainsi que les rapports de visite produits par un groupe de gens qualifiés « d’amis de la Chine » qui ont reçu leur invitation en 1975. Certains voyages effectués durant la décennie précédente seront également mentionnés dans le but d’expliquer les ressources mises à la disposition des Québécois dans leurs préparatifs de voyage[12].

Le mouvement « marxiste-léniniste » (m-l) fut très actif dans les années 1970 au Québec. Les travaux historiques consacrés à ce sujet sont l’oeuvre d’anciens militants et de chercheurs, sociologues et politologues, en particulier. On trouve cependant peu d’ouvrages de synthèse émanant d’historiens québécois. Ainsi David Milot plaide-t-il en faveur d’une recherche scientifique qui « saura aller plus loin qu’au niveau des regrets et des émotions » pour « tirer des conclusions et des enseignements » de l’une des périodes les plus tumultueuses de l’histoire du Québec[13]. Un dossier spécial du Bulletin d’histoire politique, paru en 2004, constitue un effort de plusieurs chercheurs pour combler cette lacune historiographique et offre la possibilité de contribuer à ce questionnement sur l’engagement subjectif des militants d’extrême gauche. Cette initiative se poursuit avec Jean-Philippe Warren qui publie, trois ans plus tard, l’ouvrage Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec[14]. En « prolongeant les témoignages des acteurs de naguère et les premiers déblaiements des chercheurs[15] », l’auteur cherche à contribuer à une compréhension plus fine des événements et des motivations ayant conduit des jeunes Québécois à vouer une dizaine d’années de leur vie à l’avènement de la société sans classes.

La Chine se trouvait au coeur des enjeux de ce courant politique, également connu sous le nom du mouvement maoïste dans le discours québécois, tel que le montre Warren[16]. Il explique que pour être maoïste, il fallait accepter la doctrine marxiste-léniniste mais aussi la pensée de Mao Zedong, ce qui impliquait la reconnaissance de la justesse de la position chinoise au sujet de la politique internationale[17]. L’ouvrage permet de saisir le rôle de la Chine en tant que pôle de référence dans la genèse et le développement des deux principaux groupes m-l québécois (le groupe En Lutte ! et la Ligue communiste [marxiste-léniniste] du Canada). Néanmoins, malgré ces études, il est toujours assez difficile de saisir l’image concrète de la Chine véhiculée au sein de ces groupes.

En effet, Warren s’intéresse peu aux relations entre le Québec et la Chine durant les années 1970, ce qui l’a amené à quelque peu caricaturer la perception de la Chine populaire par les maoïstes québécois. D’après lui, celle-ci incarnait « un idéal exotique et enchanteur capable d’inspirer les professionnels de la révolution[18] ». Il évoque le voyage de Pierre Trudeau et Jacques Hébert en Chine en 1960 en constatant qu’ils ne furent pas les seuls « à être éblouis » par la civilisation chinoise et que cette fascination peut remonter jusqu’à l’époque pendant laquelle le Québec avait envoyé des missionnaires dans l’Empire du Milieu[19]. Quant aux périples des années 1970, ils font l’objet d’une mention rapide affirmant qu’ils ont été organisés dans le cadre, entre autres, des Amitiés Canada-Chine, et qu’ils confirmeront « le bien-fondé apparent des éloges du Grand Bond en avant[20] ». « Les “retours de Chine”, ajoute-t-il, témoignent des réalisations éclatantes accomplies par les pays qui suivent le modèle élaboré par les marxistes-léninistes[21]. » Cela dit, il faut rappeler que les Québécois invités par le gouvernement chinois dans les années 1970 n’étaient pas tous maoïstes, certains n’étant même pas socialistes, et quoique majoritairement admiratifs devant la construction du socialisme en Chine, ils n’étaient pas tous convertis au maoïsme à leur retour au Québec[22]. D’ailleurs, les impressions livrées aux publics s’avèrent nuancées, et ne peuvent être réduites à une simple promotion propagandiste du miracle chinois[23]. En fait, une analyse plus raffinée des expériences québécoises des « retours de Chine » dans les années 1970 donne un éventail plus large de perceptions de ce pays au sein de la société québécoise, y compris dans les groupes maoïstes.

La comparaison des impressions livrées par des voyageurs issus de milieux variés permettra d’identifier les points communs dans leurs observations, de mieux saisir les prismes politiques, culturels et sociaux à travers lesquels ils voyaient et comprenaient la Chine et enfin de cerner les traits qui caractérisent le discours des maoïstes québécois sur leurs voyages en Chine et les distinguent d’autres observateurs sur le terrain. Ce qui nous préoccupe ici n’est pas tant de redonner une image « vraie[24] » à la Chine populaire de l’époque, mais plutôt d’avoir un nouveau regard sur les organisations se proclamant « m-l » au Québec à la lumière de leurs perceptions de la Chine, et également sur l’histoire des relations sino-québécoises à travers la circulation des personnes et des idées. L’admiration des maoïstes québécois envers la Chine peut-elle s’expliquer simplement par leur aveuglement idéologique présumé ? Jusqu’à quel point le pèlerinage à Pékin effectué par le MRÉQ a-t-il contribué au renforcement de sa ligne politique et à la fondation de la Ligue ?

Voyages en Chine – une enquête de terrain

La Chine a suscité un vif intérêt chez un certain nombre de Québécois de diverses allégeances politiques. Intéressés par un ou plusieurs aspects de la société chinoise, ils ont tenté d’en savoir plus sur l’ancien Empire du Milieu. Le voyage constituait une des rares occasions pour eux d’entrer en contact direct avec le pays et son peuple, sans passer par l’intermédiaire des médias.

Claude Lemelin, journaliste du Devoir qui a accompagné le ministre de l’Industrie et du Commerce du Canada Jean-Luc Pépin en Chine en 1971, affirmait :

Pékin ne laisse pénétrer sur son territoire que les Occidentaux qui ont quelque affaire à y transiger, ou encore les individus – le plus souvent en groupe – qui veulent y effectuer une tournée d’études et dont les autorités chinoises jugent l’orientation acceptable – ce qui ne veut pas dire qu’elle doive être maoïste, ou même socialiste.

La jeunesse dorée de Montréal, rajoutait-il, non sans ironie, doit donc en faire son deuil, la nouvelle ambassade chinoise à Ottawa ne lui délivrera pas de visas de vacances pour aller contempler la civilisation millénaire de l’Empire du Milieu. En revanche, l’Union catholique des cultivateurs pourrait vraisemblablement solliciter un visa de groupe pour effectuer une tournée des campagnes chinoises, le conservateur du Musée des beaux-arts piloter en Chine un groupe d’historiens de l’art, ou les hommes d’affaires canadiens aller prospecter sur place les marchés d’exportation[25].

Pierre O’Neil, responsable de La Presse à Ottawa, était aussi membre de la délégation. Accompagné par le même guide-interprète chinois (Hsiao), il partagea la même voiture officielle que le journaliste du Devoir. Du 16 au 26 juillet 1973, La Presse offre un reportage illustré sur la Chine, sous le titre « Portes ouvertes sur la Chine ». Le journal signale d’emblée que ce reportage constitue « un précédent de taille », car c’était la première fois, depuis un quart de siècle, « qu’un journal de langue française au Canada présente sur la Chine un document illustré exclusif d’un de ses reporters[26] ». Durant six jours, les deux hommes ont fait des visites touristiques et industrielles mais n’eurent que peu de temps pour se promener seuls dans les rues de Pékin, de Changsha et de Canton. Les haut-parleurs qui crachaient des hymnes révolutionnaires, la lecture de textes sur la contribution de Norman Bethune à la révolution chinoise pendant leur premier repas à Canton, la diffusion de l’Internationale à la radio, les grands portraits et les statues en plâtre du Chairman qui se trouvaient partout, des slogans tirés de la pensée de Mao – voilà autant d’images et d’impressions qui ont marqué les deux journalistes québécois. Ils se sont souvenus de l’omniprésence de la pensée de Mao dans les propos de leurs hôtes, de ces statues de plâtre blanc sur fond de velours partout dans les hôtels et les cours intérieures des usines, de même que des slogans sur les frontons des édifices administratifs[27]. Ce phénomène a suscité beaucoup de discussions au sein de la délégation. Au cours de l’une d’elles, le ministre Pépin a évoqué la part de naïveté propre à toute idéologie, quelle qu’elle soit. On ne devrait pas s’étonner, disait-il que cette part soit considérable dans un système politique qui encadre plus de 700 millions d’hommes. Pour autant, la pensée de Mao est-elle vraiment oppressive ? poursuivait-il. Les membres ont conclu que, de toute façon, ils ne resteraient pas assez longtemps en Chine pour en juger, et que « si ce n’est pour noter que de façon générale », elle ne leur paraissait pas oppressive[28]. C’est au cours de ce débat que les membres ont comparé « le foisonnement d’affiches et de mots d’ordre durant les campagnes électorales canadiennes, avec la propagande incessante de l’État de certaines des plus vieilles démocraties occidentales, avec la folie collective qui s’empare de certains organisateurs politiques du voisinage quand vient le moment des grands choix[29] ».

Membre de la délégation, le Dr Yves Morin a livré ses impressions dans trois articles publiés dans Le Devoir. Il rappelait d’emblée aux lecteurs l’importance de « se méfier de son état d’esprit au retour de la Chine[30] ». Il fallait d’abord se sortir d’un certain envoûtement qui, selon lui, était dû au « dépaysement le plus intense qu’on puisse imaginer », à la densité de la population, à « l’hospitalité et la prévenance d’hôtes omniprésents et anxieux de plaire », au « renversement le plus complet » des valeurs et habitudes de communication courantes[31] ainsi qu’à la bienveillance avec laquelle ils ont été accueillis – une « sympathie réelle, mais insaisissable qui semblait ne pas avoir de but individuel[32] ». Le médecin québécois se disait impressionné par plusieurs qualités discernées chez ses hôtes chinois : la franchise[33], la reconnaissance ouverte de leur insuffisance dans certains domaines, la modestie qui se manifestait dans la démonstration des progrès réalisés, le zèle de poursuivre des plans pour continuer les améliorations sociales et le sacrifice absolu de leurs objectifs individuels en faveur de l’effort collectif afin de « “servir le peuple” de manière plus efficace[34] ». Les rapports entre les Chinois s’avéraient « rituels, civils et raffinés[35] ».

Concernant la condition physique du peuple, le docteur constatait que les Chinois étaient en bonne santé (en dépit de la consommation de tabac), les enfants « joufflus, rieurs, enjoués[36] », les femmes à qui il avait pu parler « très élégantes[37] ». Celles-ci montraient d’ailleurs « un singulier mélange d’innocence candide et de passion révolutionnaire qui intimidait le bourgeois corrompu » que le docteur se disait être. Ensuite, il observait que l’enthousiasme des ouvriers révélait le caractère « entier » et « ardent » du peuple chinois contemporain, différent de l’image qu’il s’était faite de « l’oriental passif et flegmatique[38] ». Enfin, le médecin ne manquait pas d’évoquer la place occupée par l’enseignement de Mao (surtout « Servir le peuple », « À la mémoire de Norman Bethune » et « Comment Yukong déplaça les montagnes »[39]), qui permettait aux médecins chinois « de comprendre la “réalité objective” et de cesser d’agir d’après leur “pensée subjective”, une des lois fondamentales du matérialisme dialectique[40] ».

Le mois suivant, une autre délégation québécoise, composée de douze travailleurs syndiqués de la CSN, dont Louis Fournier, Louis Gill, l’ancien animateur social Gilles Morand[41] et Daniel Palardy[42], sept étudiants du cégep du Vieux-Montréal ainsi que le cinéaste Gilles Groulx, se rendait à son tour en Chine. Les participants se préparèrent au voyage avec l’aide de plusieurs spécialistes de langue française en études asiatiques ayant déjà visité la Chine, notamment Robert Garry[43] et Louis Veilleux[44], professeurs de géographie à l’Université de Montréal. Ils mettaient au point un programme de formation comprenant la participation à des colloques, l’assistance à des cours sur les dimensions sociale, politique, culturelle et géographique de la Chine, la rencontre de personnes ayant déjà vécu en Chine, la lecture des journaux, revues et volumes, le visionnement de matériel audiovisuel. Six comités furent formés pour étudier les aspects suivants : conditions de vie et de travail des femmes, organisations politiques et économiques, éducation et culture, santé et services sociaux, agriculture, usines.

Le groupe voulait acquérir des connaissances sur la Révolution culturelle et « créer une banque d’informations et d’images susceptibles de faire connaître davantage aux Québécois la Chine populaire, sous ses aspects économique, social, politique et culturel[45] ». On envisageait que le matériel audiovisuel à mettre au point à la suite du voyage serait « diffusé et soumis à des discussions de groupes pendant au moins un an[46] », tant dans le milieu professionnel de chacun des participants que dans divers groupements de travail à travers le Québec, dans les centrales syndicales, dans les cégeps et les universités, à la Chambre de commerce et autres organismes patronaux, au Centre de formation populaire de Montréal, etc.

Après une escale à Hong Kong, alors colonie britannique, le groupe arrive à Canton le 2 juin et ses membres sont accueillis par le gouvernement de Pékin qui leur fournit des guides et des interprètes. Les quinze jours du voyage sont occupés : spectacles, rencontres (avec, entre autres, Wa Ming, militant de longue date du Parti communiste chinois (PCC) et secrétaire du Comité du parti à l’usine[47]), visites (d’une commune agricole où on fait l’élevage du ver à soie, d’une raffinerie de sucre, d’une cité ouvrière, du complexe sidérurgique d’Anshan, de l’hôpital Dr Sun Yat-Sen et de l’École des cadres 7 mai[48]), etc. La plupart des visiteurs se sont dits impressionnés par les efforts déployés par les Chinois dans la construction du socialisme et plusieurs caractéristiques du peuple chinois furent aussi mises en valeur : l’assiduité (« fourmis bleues[49] », « ouvrières-abeilles[50] »), la détermination (qui se manifestait dans les principes tels que « ne comptons que sur nos propres forces[51] »), la modestie, la cordialité, l’austérité, etc. On soulignait que les cadres chinois, en plus de pratiquer leur métier, devaient travailler manuellement pour rester liés aux masses et mieux servir le peuple. Enfin, malgré une vie d’austérité, les Chinois avaient l’air heureux[52]…Ces observations, qui font preuve d’un certain émerveillement à l’égard de la construction du socialisme en Chine, trouvent écho dans le témoignage du journaliste Claude Turcotte, chargé de la couverture médiatique de la visite du premier ministre Pierre Trudeau dans la république en novembre 1973. Dans le dernier d’une série de quatre articles parus dans La Presse, le journaliste soulignait la volonté unanime de tous les Chinois de développer leur pays. Des impressions, « toutes plus époustouflantes les unes que les autres[53] » qu’il conservait de la Chine, l’une des plus mémorables demeure un commentaire qui « est sorti comme une flèche au cours d’une conversation qui se voulait très détendue[54] » : « Nous allons rattraper l’Occident », s’est exclamé leur interprète chinois. L’expression de son visage et son intonation de voix au moment de prononcer cette phrase confirmèrent à Turcotte sa première impression générale à propos de la résolution des Chinois à assurer le développement de leur pays. Il proclamait ensuite qu’il n’y a probablement pas, dans toute l’histoire de l’humanité, un peuple qui ait fourni autant d’efforts en temps de paix pour progresser économiquement et socialement[55]. Dans le troisième reportage de la même série, le journaliste se déclarait fortement impressionné par le climat d’austérité et d’ordre régnant en Chine :

La Chine m’était apparue comme un gigantesque monastère où prédominaient la discipline, l’austérité, la sobriété et l’ardeur presque mystique pour une cause. […] Les Chinois sont en effet des gens on ne peut plus rangés. On ne rencontre ni hippies, ni clochards, pas même dans une grande ville comme Pékin. Et les barbiers, je vous l’assure, ont le ciseau extrêmement catégorique. Ne cherchez pas un bar dans un hôtel chinois[56].

Malgré une vie disciplinée sans beaucoup de loisirs, les Chinois semblaient, aux yeux de Turcotte, heureux et avoir de quoi satisfaire leurs besoins essentiels.

« La ligne juste est déterminante en tout » – Le pèlerinage idéologique à Pékin

Arrivés à Pékin le 27 février 1974, les militants m-l du MRÉQ ont été accueillis par « des camarades de l’Association des Amitiés et de la Ligue de la Jeunesse Communiste [LJC] ». Au début de leur voyage, ils ont discuté en détail du programme de visite avec leur hôte chinois ; durant la tournée, cependant, ils n’ont pas pu faire de nouvelles suggestions sur ce qu’ils aimeraient visiter, ce qui a suscité un léger mécontentement[57]. Durant tout leur séjour en Chine, ils ont été accompagnés par des guides de l’Association des Amitiés, et dans chaque ville et district visités, ils ont été reçus par des représentants de la LJC.

Deux présentations ont été effectuées devant les Chinois, dont la première était un tour d’horizon sur la situation générale au Canada et au Québec. Les sujets suivants ont été abordés : le MRÉQ lui-même, son histoire, ses structures, ses comités de soutien, etc. ; les points de vue du MRÉQ sur d’autres groupes « soi-disant révolutionnaires », dont le Parti communiste du Québec (m-l)  ; la question de la construction du Parti (la position du MRÉQ et celle de l’ÉDJ)[58].

Le deuxième exposé, consacré à la situation des femmes et donné lors d’une réunion de célébration de la journée internationale des femmes, s’avérait « de moins haute qualité[59] ». « Ceci est dû, dans une large mesure, constataient les militants, à notre manque de connaissances sur la situation de la femme au Canada et au Québec, et à notre manque de compréhension sur la question de la femme en général (le M n’a pas de position claire sur cette question)[60]. »

À la fin du voyage, lorsque les Chinois ont demandé au groupe de formuler des critiques et des suggestions à propos de leur séjour, les militants ont d’abord remercié leurs camarades chinois, affirmant que le voyage fut un « succès [formidable, mot rayé à la main][61] » qui leur a permis d’apprendre énormément de choses. Puis, « dans un esprit de camaraderie, et pour aider les camarades chinois à organiser d’autres voyages encore plus réussis », les Québécois ont formulé aussi des commentaires plus critiques. D’abord, le programme était surchargé, au point où ils n’ont guère eu assez de temps pour se préparer « politiquement » avant chaque visite et pour en discuter après[62]. En outre, il aurait fallu que les Chinois expliquent davantage l’intérêt spécifique de chaque endroit à visiter – « pourquoi a-t-on choisi celui-ci plutôt qu’un autre[63] ? ».

Plusieurs points spécifiques ont été soulevés de façon précise dans les rapports. D’abord, le marxisme-léninisme et la pensée de Mao étaient étudiés de manière assidue par tous en Chine. Les visites ont permis au groupe québécois d’observer de près les formes que pouvait prendre l’étude de la théorie marxiste-léniniste et de la pensée de Mao au sein de « toutes les organisations de masse[64] » (la LJC, les syndicats, la fédération des femmes, etc.). Ces observations ont renforcé la conviction chez les visiteurs militants que le marxisme-léninisme, s’appuyant « sur la base d’une analyse matérialiste et dialectique de la société, une science qui s’enrichit et se complète continuellement[65] », concentrait et systématisait « des dizaines d’années d’expériences révolutionnaires, d’échecs et de succès[66] ». On a ainsi conclu que, pour le MRÉQ, il faudrait « accorder plus d’importance à l’étude et à l’amplification du marxisme-léninisme[67] » dans son travail interne ainsi que dans « son travail de masse[68] ».

En deuxième lieu, les visiteurs militants ont accordé une importante place à la question de « l’analyse concrète de la situation concrète[69] ». Dans leurs exposés, les Chinois avaient insisté pour définir le marxisme-léninisme et la pensée de Mao comme « un guide, une arme universelle, un patrimoine commun des peuples de lutte[70] », soulignant tout de même que « si le m-l ainsi défini peut et doit être exporté, la révolution, ne s’exporte pas[71] », et que « le principe fondamental pour faire la révolution est la fusion du m-l à la pratique révolutionnaire concrète[72] ».

Ce voyage s’avère, à plusieurs égards, crucial dans l’affirmation de l’orientation politique du MRÉQ qui sera rendue publique en octobre 1974 dans une brochure intitulée En avant pour la création de l’organisation marxiste-léniniste[73]. Dans plusieurs rapports internes, les participants ont dressé un bilan de leur expérience. Ce voyage « a permis aux membres de raffermir les liens d’amitié entre le peuple chinois et les peuples du Canada et du Québec[74] », de « faire connaître les luttes qui se mènent au Québec et au Canada[75] », mais aussi de renforcer « l’esprit d’internationalisme prolétarien entre les peuples des deux pays[76] » ainsi que « la conviction de nos camarades dans la juste lutte pour la victoire du socialisme au Québec et au Canada[77] ». Ils ont affirmé que leur enthousiasme pour le combat révolutionnaire et leur confiance dans la ligne politique du MRÉQ avaient redoublé, et qu’un travail de propagande autour du voyage devrait être réalisé, à travers des conférences organisées dans les universités et les cégeps, dans l’objectif de « populariser la lutte qui se mène en Chine pour la construction du socialisme[78] ».

Les leçons que les m-l disent avoir tirées peuvent être résumées en trois points. Le premier est l’importance de l’étude du marxisme-léninisme (« une arme indispensable à la révolution ») et de la pensée de Mao (l’application de la théorie m-l aux situations concrètes chinoises). Le deuxième point est l’importance de l’édification d’un parti prolétarien lié à la classe ouvrière. Et pour finir : « La ligne politique est déterminante en tout. »

Notre voyage en Chine nous a permis de voir plus clairement l’importance du fait que la justesse ou non de la ligne politique détermine tout. C’est une leçon pour tous les communistes, en particulier pour ceux qui sont jeunes et manquent d’expérience, et pour ceux qui manquent d’une bonne compréhension de la lutte entre les deux lignes… L’expérience du PCC a démontré que la lutte entre la ligne juste et la ligne erronée est la condition indispensable pour que s’impose et se développe la ligne juste … Notre voyage en Chine nous a permis de voir que la critique de la ligne révisionniste de Liu Shaoqi, faite sur une large échelle et d’une manière si intense, constitue une éducation très profonde du Parti et du peuple chinois, en leur permettant de (mieux) comprendre la lutte entre les deux lignes. Dans la bataille acharnée que fut la Révolution Culturelle, les communistes et le peuple chinois en vinrent à comprendre plus à fond la ligne fondamentale du Parti pour la période historique du socialisme, et réalisèrent de surcroît que la lutte des classes s’y prolongeait, qu’elle demeurait aigue et complexe… La Révolution Culturelle a eu pour rôle de pousser le Parti et le peuple tout entier à étudier le marxisme-léninisme et la pensée-maotsétoung de manière encore plus consciencieuse et sérieuse[79]

Ce que les visiteurs maoïstes considéraient comme la construction victorieuse du socialisme en Chine se résumait à la lutte entre la ligne « juste » et la ligne « révisionniste ». Certains éléments évoqués dans ces rapports internes ont été repris et mis en lumière dans le Document d’entente politique pour la création de la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada (1975). Ce dernier, qui signe l’acte de naissance de la Ligue, est issu d’une fusion du MRÉQ, de la CMO et de la Cellule ouvrière révolutionnaire. Le document est structuré autour de cinq constats principaux : la théorie du marxisme-léninisme est la science de la Révolution prolétarienne[80], le monde est divisé en trois[81], la Chine constitue un pôle de référence politique, une analyse sur la contradiction principale du Canada est nécessaire et, enfin, le besoin d’une définition plus précise des conditions et des tâches pour créer le parti. Il nous semble que ce que les participants du voyage en Chine voyaient ou croyaient voir durant ce pèlerinage ont contribué non seulement au renforcement de la posture politique déjà élaborée par le MRÉQ ainsi qu’à la fondation de la Ligue, mais également à la démarcation entre celle-ci et d’autres organisations m-l, en particulier, le groupe En Lutte !, sur certains points fondamentaux relatifs à la Chine, dont la politique internationale chinoise[82].

Les « amis » de la Chine

Les Québécois intéressés par la Chine dans les années 1970 étaient issus de milieux sociaux assez variés. Cent sept parmi eux se sont regroupés, en juin 1973, autour de la Société Canada-Chine (SCC), fondée sous les auspices du professeur Paul T. K. Lin, directeur du Centre d’études est-asiatiques (Center for East Asian Studies) à l’Université McGill[83]. Son premier objectif était la prise en charge du Pavillon de la Chine, à Terre des Hommes. Ses membres fondateurs ont compris le rôle essentiel que pouvait jouer cette société dans l’établissement de relations d’amitié entre les peuples du Canada et de la Chine. La SCC a organisé un programme d’activités culturelles (projections de films, réunions pour célébrer certains anniversaires, conférences) en vue d’offrir au public la possibilité de connaître divers aspects de la Chine et de combattre les différents courants antichinois qui se manifestaient dans les médias. Il s’agissait de lutter contre ce qu’ils considéraient comme des représentations « erronées » de la vie chinoise[84]. Parmi les événements les plus importants alors organisés, soulignons la célébration du 24e anniversaire de la fondation de la RPC, le 2 octobre 1973, en présence de Chang Wen-Chin, l’ambassadeur chinois, et de Jean Drapeau, maire de Montréal. Plus de mille personnes ont assisté à chacune de ces manifestations[85]. Au moment de sa fondation, la plupart des membres de la SCC étaient anglophones. Deux ans plus tard, ils sont quatre fois plus nombreux, proviennent des deux principaux groupes linguistiques en part presque égale et de représentants de la communauté chinoise[86].

La première délégation de la SCC, se rend en Chine en mai 1975. Dès son retour, les quinze voyageurs organisent des séances d’information pour faire connaître leurs impressions[87]. La délégation, dirigée par le Dr Denis Lazure, directeur général de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Montréal et président de la SCC depuis novembre 1974, comprenait huit francophones, quatre anglophones et trois sinophones[88]. Ils ont visité, en dix-huit jours, des communes populaires rurales, des usines, des écoles, des hôpitaux, des travaux d’irrigation, le système d’abris souterrains en temps de guerre ainsi que plusieurs lieux culturels et touristiques. Le journaliste Jean Paré[89] s’est dit surpris de la santé physique des Chinois : « Je n’ai vu qu’une seule personne obèse en trois semaines ! Les gens marchent ou font de la bicyclette, ils mangent plus sainement qu’ici et font plus d’exercice[90] ! » Certains sont allés plus loin dans leurs réflexions, comme Gérard Perrault, un des responsables de la Coop-Tomates de Manseau, qui a déclaré, en répondant à une question posée par Le Jour qu’il avait eu un vertige à son retour au Québec, un pays capitaliste avec les Américains à côté, et que les Québécois, au lieu de « jaser de la Chine dans les salons et les universités », devaient chercher à changer la société en travaillant avec le monde ordinaire[91].

Dans un entretien réalisé à la suite de ce voyage, Denis Lazure, qui deviendra l’année suivante ministre des Affaires sociales du gouvernement Lévesque, exprimait le souhait que la société québécoise s’inspire « de la réussite maoïste pour apprendre aux citoyens à s’autosuffire[92] ». Il présentait ses observations sur le système de santé en mettant l’accent sur l’esprit de groupe des Chinois : « Contrairement à ce qui est la règle chez nous, les repas dans les hôpitaux chinois se prennent en cafétéria, et les patients qui le peuvent apportent leur concours au personnel pour assurer le service[93]. » Le malade qui a été initié à cet esprit de groupe avant son hospitalisation, selon Lazure, le conservera à sa sortie de l’institution. Le psychiatre ne manquait d’ailleurs pas de se questionner sur le peu de cas de névrose faisant l’objet d’une hospitalisation en Chine. Par ailleurs, si l’on s’entend pour définir la délinquance comme une dérogation à des normes communément acceptées, ajoutait-il, le problème serait moindre en Chine qu’au Québec, la pression sociale étant des plus fortes. Dans un autre reportage, Lazure avançait l’idée selon laquelle les enfants chinois ne manifestaient guère de comportement antisocial. Leur entraînement rigide et sévère leur faisait comprendre clairement ce que la société attendait d’eux. Il ne semblait pas, selon Lazure, y avoir de problème de délinquance juvénile[94].

L’engouement pour le voyage en Chine populaire dans les années 1970

« La mode du voyage en Chine populaire se développa beaucoup, constate l’historienne Camille Boullenois, à partir de 1969, sous l’influence certaine du mai 68 français, et culmina au milieu des années 1970, au moment où la Chine commençait à s’ouvrir à nouveau[95]. » L’auteure affirme encore « qu’une vague de pèlerinages idéologiques en Chine fut initiée par le voyage de Maria-Antonietta Macciocchi en 1970, suivi d’un livre, De la Chine[96], décisif pour l’élaboration d’un mythe chinois au sein de l’intelligentsia de gauche[97]. » Les années 1970 furent marquées par « une sinophilie touchant des couches plus larges de la population française et se répandant d’un bout à l’autre du spectre politique[98] ». Ensuite, elle fait référence à une thèse de Jean-Luc Domenach selon laquelle il existerait deux types de voyages « idéologiques » qui « correspondent respectivement à la fin des années 1960 et au début des années 1970[99] » :

Le maoïsme a disparu comme force politique. La normalisation intérieure et la nouvelle diplomatie d’État de Pékin ont achevé en même temps d’en détruire la cohérence et d’en diminuer l’attrait. Alors est venu le temps des voyageurs. On est passé de l’adhésion dogmatique aux sympathies utopiques. […] En même temps, l’éventail des opinions s’ouvre. Chaque organisation de gauche, jusqu’au conservatisme intelligent, envoie des éclaireurs, et ils reviennent chacun avec des illusions : le modèle chinois devient la Chine de leurs modèles. Il n’est plus indispensable d’être marxiste-léniniste pour être sinophile : tout voyageur est un utopiste en puissance[100].

Les contraintes imposées par la Luxingshe, agence de voyage nationale qui déterminait le programme de visite des voyages en Chine, ont été perçues différemment suivant les voyageurs étrangers. « Un rituel immuable, rigoureusement uniforme[101] » régissait les visites, tel que remarqué par Claude Lemelin, qui fut le premier et seul voyageur québécois à sonner l’alarme. Du thé et des cigarettes furent servis avant chaque visite, l’accueil chaleureux suivi par un exposé qui, « abondamment émaillé de chiffres et de résultats[102] », couvrait

[...] infailliblement cinq points : combien déplorables étaient les conditions faites aux travailleurs de l’usine, ou aux paysans de la commune, ou aux étudiants du lycée, avant la Libération, combien faible le rendement, égoïstes les motivations, incorrecte la pensée politique qui animait l’institution  ; combien remarquables sont les progrès accomplis depuis, sous l’inspiration de la pensée Mao Tsé-Toung et l’impulsion du grand parti communiste chinois  ; comment, néanmoins, la clique révisionniste de Liu Shao-shi [Shaoqi] avait réussi à contaminer l’institution de ses erreurs et à l’engager dans la voie capitaliste  ; comment la grande révolution culturelle prolétarienne, en incitant les masses à contester les cadres jusqu’à ce que ces derniers fassent leur auto-critique, a permis de corriger ces erreurs et de relancer la production dans la voie révolutionnaire  ; que, néanmoins, tout n’est pas parfait, qu’il reste bien des insuffisances techniques à combler, que les masses et les cadres pourraient mettre plus d’ardeur è étudier et à appliquer la pensée du président Mao et que si les visiteurs étrangers, à l’issue de leur visite, ont l’obligeance de formuler critiques et suggestions, leurs hôtes leur en seront des plus reconnaissants[103].

Les échanges avec leurs guides-interprètes constituaient, pour les voyageurs, un des rares contacts directs avec les Chinois. Une observation attentive de ces personnes s’avérait donc le moyen le plus efficace pour obtenir une image plus concrète du peuple chinois. La discipline, la rigueur, la modestie, la politesse et la franchise furent parmi les qualités les plus appréciées par les voyageurs québécois. Le discours monotone des hôtes sur l’actualité chinoise fut cependant remis en question par Claude Lemelin. « Rien, donc, d’improvisé[104]. » Quasi tous les Chinois que Lemelin avait rencontrés étaient « en service commandé[105] ». Les renseignements fournis aux visiteurs étant préalablement filtrés, l’étranger, selon lui, était réduit au rôle d’enregistreur captif des lieux qu’on lui permettait de voir ou des propos qu’on lui faisait entendre. Toutes les tentatives d’arracher à leurs hôtes une opinion personnelle s’avérèrent vaines, ajoutait-il. « Toutes les réponses aux questions un tant soit peu interprétatives sont coulées dans le même moule, déplorait-il, la pensée de Mao Tsé-Toung, le grand parti communiste, la ligne des masses, la correcte attitude politique, les trois mouvements révolutionnaires et j’en passe[106] ! »

Un autre membre du groupe, constatant que ce qu’il avait vu dans les communes et les usines était « remarquablement conforme » à ce qu’il avait déjà lu dans les livres et les journaux américains, britanniques ou français, suggéra à ses compagnons : « Demandez plutôt d’aller voir autre chose, cette usine a déjà été visitée, des journalistes sont passés avant nous dans cette commune et ont raconté ce qu’ils y ont vu[107]… » Précisons toutefois que, contrairement à Lemelin et O’Neil, la plupart des voyageurs ne semblaient pas s’être beaucoup interrogés sur le rythme invariable des visites ou la similarité étonnante de toutes les explications provenant des guides chinois, encore moins les maoïstes, qui ont vu dans les exposés et les discussions politiques toute la signification de leur périple en Chine.

Les Québécois qui ont visité la Chine pendant la première moitié des années 1970, nous semble-t-il, manifestaient généralement une sympathie à l’égard de ce pays et de son peuple, laquelle ne fut pas dépourvue de perspectives idéalistes ou utopiques. Il en va de même pour les Français qui effectuèrent de courts séjours durant la même période. Néanmoins, le maoïsme avait déjà disparu comme force politique en France, alors qu’au Québec, les organisations m-l étaient en plein développement. Ainsi, les voyageurs québécois ne sont pas passés « de l’adhésion dogmatique aux sympathies utopiques[108] », à la manière des Français. Les deux modèles – le modèle chinois ou la Chine de leurs modèles – coexistaient chez les observateurs québécois qui revenaient de Chine chacun avec sa propre appréciation, conditionnée non seulement par leur conviction politique et idéologique mais également par des facteurs culturels et personnels.

Conclusion

L’observation de la vie quotidienne des Chinois prolifère dans les récits de voyage, qu’il s’agisse de l’éducation, de la condition de vie des femmes, de celle des ouvriers, des acquis de la Révolution culturelle – thèmes incontournables des retours de Chine. Claudie Broyelle, qui a étudié le phénomène pour la France, constatait chez les voyageurs un certain désir « d’évacuer du discours sur la Chine tout ce qui pose problème[109] », et que rien n’éclaire mieux ce désir que « l’engouement pour la description de la vie quotidienne, pour l’observation des pratiques à la “base”, le plus à la base possible[110] ». Cette tendance, dont témoignent de nombreux visiteurs occidentaux, de se concentrer sur un ou plusieurs aspects de la société chinoise dans leurs observations en ignorant le reste, les a rendus admiratifs de l’image que la Chine cherchait à se donner d’elle-même.

Les Québécois intéressés par la Chine durant la période étudiée, malgré leurs profils, motivations, buts et convictions politiques variés, avaient comme point commun l’idée selon laquelle elle constituait un pays socialiste du Tiers monde et que le peuple chinois vivait dans de meilleures conditions après 1949. Certes, tous n’étaient pas d’accord sur la voie politique à suivre par le Québec. Ils partageaient, toutefois, l’opinion que les sociétés occidentales avaient quelque chose à apprendre de la Chine, que ce soit en matière de médecine, d’éducation, de moeurs, etc.

Les vertus chinoises mises en valeur par les observateurs québécois, « bourgeois pourris », étudiants, syndicalistes ou « amis » de la Chine, reflètent une quête poursuivie par un certain nombre d’Occidentaux qui, réfléchissant aux problèmes de leurs propres sociétés, cherchaient et trouvaient des éléments inspirants dans la société chinoise. À cela s’ajoutent le dépaysement ressenti dès leur arrivée à Hong Kong (les différences culturelles), la réception chaleureuse qui leur était réservée ainsi que l’insuffisance de connaissances préalables sur le pays[111]. Ces éléments faisaient en sorte que les voyageurs étaient plus susceptibles de s’émerveiller devant le portrait que le gouvernement chinois voulait leur montrer. Ces facteurs, en plus du manque d’une « tradition politique de gauche au Québec[112] », auraient contribué à la difficulté des m-l à prendre du recul vis-à-vis de la Chine. Ainsi, il nous semble simpliste d’estimer que l’émerveillement des maoïstes s’explique uniquement par le facteur idéologique. Cela dit, parmi tous les voyageurs admiratifs, les maoïstes furent les seuls qui cherchèrent à appliquer l’expérience révolutionnaire chinoise sur le sol québécois.

Visiblement, les maoïstes ont sous-estimé le défi que représentait le projet de tirer des leçons de l’expérience chinoise pour les appliquer à la situation concrète québécoise. En fin de compte, le maoïsme québécois est une idéologie qui appartenait à la société québécoise des années 1970. La Chine n’intéressait pas « en soi[113] » les maoïstes. Dans un article paru dans Le Devoir en 2003, Louis Cornellier parlait du « rendez-vous manqué » entre la gauche québécoise et le Parti québécois[114]. On pourrait aussi dire que les maoïstes québécois ont manqué leur rendez-vous avec la Chine. « Chaque groupe espérait être adoubé représentant exclusif du PCC [Parti communiste chinois] au Canada. Être reconnu par la Chine signifiait que le Parti-État qu’était le PCC l’invitait en Chine ou à l’ambassade chinoise à Ottawa, le citait dans Pékin Information ou d’autres journaux. » La lutte pour la reconnaissance internationale, comme l’explique Yves Taschereau, n’a jamais cessé au sein de ces groupes : « Tous les maoïstes rêvaient de recevoir une bénédiction papale de Mao, et c’est la Ligue qui a marqué le meilleur coup : les chanceux ont vu leur télégramme de condoléances pour la mort de Chou Enlai reproduit dans Pékin-Information[115] ! » Il est dommage qu’En Lutte ! n’ait jamais su que sa lettre de condoléances envoyée au gouvernement chinois à la mort de Mao avait été reproduite dans Renmin Ribao (Le Quotidien du Peuple) le 18 septembre 1976[116], ce dernier étant l’organe de presse officiel du Comité central du PCC. Hélas ! Rares sont les maoïstes qui savaient lire le chinois…