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L’étranger n’a pas seul contribué à faire à notre province, à ses routes, à ses villes, un visage anglais. Nous y avons travaillé nous-mêmes avec une inconscience, une hébétude dont l’étranger lui-même reste stupéfait. Du même désordre encore, découle la grave déviation de notre enseignement, orienté de plus en plus, dans les villes surtout, vers l’anglo-saxonnisme. La crise des cultures se dénoue ainsi contre nous. Le peuple en est là qu’il attache à la connaissance de l’anglais, une sorte de vertu mystique[2].

Au Québec comme ailleurs, il est aujourd’hui courant d’affirmer que l’anglais constitue un médium universel de communication, détaché de ses racines culturelles et de sa dimension politique ; qu’il s’agit d’un capital essentiel, dont la maîtrise améliore le sort de quiconque y investit temps, argent et énergie. Or, depuis quelques années, plusieurs travaux d’horizons divers (sociolinguistique, histoire, science politique) posent un regard critique sur ce « récit » faisant de l’anglais la nouvelle lingua franca mondiale. On interroge sa dimension politique, ses liens avec l’impérialisme britannique et le rôle qu’il a pu jouer historiquement dans l’adoption de politiques éducatives et linguistiques locales. En effet, ce discours sur l’anglais langue universelle agit souvent comme une prémisse à partir de laquelle nombre d’États choisissent d’investir massivement dans son enseignement, choix dont les impacts culturels, politiques et économiques s’avèrent difficiles à mesurer[3].

Parmi ces travaux importants, ceux de Robert Phillipson[4] et Alastair Pennycook[5] traitent des origines coloniales de cette construction discursive et, plus particulièrement, de ses liens avec les débats sur la langue d’enseignement qui eurent cours en Inde britannique au début du XIXe siècle. L’Inde occupe alors un rôle central dans l’Empire britannique et l’éducation y fait l’objet d’âpres débats. À cet égard, le rapport Macaulay sur l’éducation indienne[6], publié en 1835, est considéré comme un tournant, d’où seront établies l’ensemble des politiques linguistiques et éducatives à travers l’Empire britannique. En affirmant la volonté de former « une classe d’individus, Indiens de sang et de couleur, mais Anglais de goût, d’opinions, de moeurs, et d’intellect[7] », le rapport Macaulay représente la quintessence de l’approche assimilationniste. Les discours populaires sur l’anglais qui émergeront de cette « expérience indienne » alimenteront parmi les nations colonisées, comme chez les Britanniques, des images de Soi et de l’Autre, des positions de Supériorité et d’Infériorité, contribuant à définir leurs identités respectives. Comme l’affirme Jean Widmer[8], c’est par le rapport à sa langue, et à celles des « autres », qu’une collectivité historique s’auto-institue, se configure elle-même comme porteuse d’un projet, et qu’elle délimite ce que Reinhart Koselleck désigne comme le « champ d’expérience » et « l’horizon des attentes »[9].

Considérant l’importance de la question linguistique au Québec, il nous semble pertinent de nous attarder à la manière dont cette idée de l’anglais comme langue universelle sera adoptée – ou contestée – par la collectivité québécoise. À cet effet, le contexte des débats éducatifs de l’entre-deux-guerres offre un terrain intéressant. Il s’agit là d’une période de fortes tensions entre l’attachement à l’Empire britannique, l’émergence du nationalisme canadien, l’attrait de la puissance américaine et la volonté de conserver l’héritage français. Le présent article propose une réflexion sur le rôle qu’a pu jouer ce récit « mythique » extérieur dans les débats éducatif et linguistique locaux et, par le fait même, dans la définition de l’identité québécoise. En conclusion, nous nous demanderons quel peut être son impact sur l’interprétation que se font aujourd’hui les Québécois de leur propre rapport à l’anglais, et sur la manière dont ils débattent de son apprentissage.

Le mythe comme outil heuristique

Si, pour qualifier ce discours, certains chercheurs, comme Phillipson ou Ives[10], parlent d’impérialisme linguistique ou d’hégémonie, d’autres, comme Richard J. Watts[11] et Alastair Pennycook, proposent le concept de « mythe » comme outil heuristique permettant de rendre compte de ses dimensions culturelles, symboliques, mais également consensuelles. Dans son article The Myth of English as an International Language[12], Pennycook expose en quoi il est pertinent de considérer ce discours comme un « mythe », soit une construction discursive ancrée dans le passé colonial britannique. Par le biais du récit, affirme Pennycook, le mythe décontextualise l’anglais, le détache de ses ancrages historiques, culturels et politiques ; il donne à son expansion une justification naturelle ; il le « dépolitise ». Précisons que le mythe n’est pas entendu ici au sens d’une chimère, mais comme le suggère Gérard Bouchard, d’un « lieu de vertu et de consensus[13] ». Le mythe, affirme Barthes[14], transforme une proposition idéologique en sens commun. Il agit comme un cadre de référence, éclairant les compréhensions sociales et politiques des différents enjeux. Le mythe de l’anglais langue universelle participerait donc à cadrer le débat sur son enseignement, en faisant de cette langue un gage de réussite, de progrès et d’ouverture.

Objectifs de recherche et période à l’étude

Inspiré de ce courant contemporain d’études sur les mythes sociaux, l’objectif de cet article sera d’analyser comment, dans le Québec d’entre-deux-guerres, certains acteurs canadiens-français se sont approprié ce mythe de l’anglais langue universelle dans leurs propres débats sur l’enseignement de l’anglais, de manière à proposer un certain idéal éducatif et social. Appuyée de l’historiographie de l’Empire britannique, nous replongerons d’abord dans le contexte de l’Inde coloniale afin d’y retracer la genèse de ce récit « mythique » sur l’anglais. Ensuite, nous présenterons les résultats d’une analyse qualitative d’un corpus d’articles tirés de 16 périodiques québécois de langue française pour la période allant de 1919 à 1942. Notre objectif est d’observer par quels mécanismes les acteurs canadiens-français ont repris ce mythe à leur compte, ou tenté d’y résister. La période étudiée correspond aux années où se déroule une plus vaste discussion sur la réforme de l’Instruction publique, discussion au cours de laquelle l’enjeu de l’enseignement de l’anglais s’est fait particulièrement saillant.

Le débat, qui se déroule en deux phases, oppose, d’une part, les acteurs du « clan nationaliste », dont les prêtres des collèges et petits séminaires privés, appuyés par certains rédacteurs des journaux et revues nationalistes et, d’autre part, le « clan libéral », formé d’anciens élèves des académies commerciales, hommes d’affaires et politiciens libéraux, dont les textes paraissent dans les grands quotidiens et hebdomadaires d’allégeance libérale. Le débat s’amorce en 1919 avec la parution des textes du père jésuite Adélard Dugré qui dénonce le nouveau programme et l’augmentation des heures d’étude de l’anglais. Il s’enflamme véritablement en 1920, à la suite de la parution des lettres de Mgr François-Xavier Ross dans Le Devoir, et se poursuit jusqu’à l’adoption de la réforme du gouvernement Taschereau en 1922. L’enjeu refait ensuite surface en 1937, après que les pressions des nationalistes eurent incité le Conseil de l’Instruction publique à retarder de nouveau l’enseignement de l’anglais. La période à l’étude se termine à la fin de 1942, alors que la querelle s’estompe progressivement dans la foulée du plébiscite sur la conscription et quelques mois avant l’adoption de la Loi sur l’Instruction publique obligatoire en 1943.

Méthodologie

La sélection des journaux et articles à analyser s’est faite sur le mode de l’échantillonnage théorique. Une lecture attentive de l’historiographie nous a d’abord permis d’identifier les principaux protagonistes du débat et les journaux dans lesquels ils intervenaient. Pour la première phase (1919-1922), nous avons concentré notre analyse sur les articles en appui à l’enseignement de l’anglais répertoriés dans la brochure Allumez vos lampes, s’il vous plaît ! ! ![15] ainsi que sur les périodiques nationalistes suivants : Le Devoir, L’Action française et L’Action catholique. Pour la seconde phase (1937-1942), en raison de l’importance accordée à l’enjeu, les revues et journaux suivants ont été ciblés et entièrement dépouillés : L’Action nationale, Le Devoir, L’Avenir du Nord et le journal Le Jour. Le corpus a ensuite été bonifié de certains textes phares identifiés au cours de nos recherches et parus dans divers périodiques dont La Presse, Le Soleil, Le Franc-Parleur, Le Clairon, Le Courrier de Saint-Hyacinthe et la Rente. Lorsque les journaux n’étaient pas accessibles en format électronique, une recherche manuelle a été effectuée dans les archives sur microfilms. Aux fins de l’analyse qualitative, seuls les textes d’opinions (éditoriaux, chroniques, articles et lettres d’opinion) ont été retenus. Pour identifier les thèmes récurrents, chaque texte a ensuite été codé manuellement à l’aide du logiciel d’analyse qualitative NVivo. Au total, 128 textes d’opinion ont ainsi été analysés.

Trajectoire historique d’une construction coloniale britannique

L’expérience indienne et l’émergence du mythe

Quelques travaux phares permettent de brosser un panorama historique des discours, opinions et croyances à propos de l’anglais. L’ouvrage de Richard W. Bailey, Images of English : a Cultural History of the Language[16], retrace la trajectoire des lieux communs et constructions culturelles de l’anglais. Selon Bailey, l’idée que l’anglais est destiné à devenir la langue universelle émerge à l’orée du XIXe siècle, alors que la Grande-Bretagne tente de consolider la domination mondiale de son empire. Tout au long du siècle précédent, les commentaires sur son universalité sont rares, tandis que la position dominante du français fait l’envie des Britanniques. Dans English and the Discourse of Colonialism[17], Pennycook souligne la parenté entre les discours contemporains sur l’enseignement de l’anglais et la rhétorique impériale du XIXe siècle. Les écrits de cette époque, explique Pennycook, foisonnent de descriptions glorifiant l’anglais et sa destinée universelle, suggérant que ses qualités intrinsèques sont le reflet de la supériorité des institutions, des idées et de la culture britanniques. Selon les historiens Martin Pâquet et Marcel Martel, dès les débuts du XIXe siècle, la langue anglaise devient celle qui transmet naturellement l’héritage britannique. À travers elle se forgent le sentiment national et l’appartenance à l’Empire : « par elle passent les relations de domination, les droits et libertés selon leur acception burkéenne ainsi que l’appartenance au régime politique[18] ».

Le récit qui émerge de l’époque coloniale est donc celui d’une langue « supérieure », apportant d’importants bénéfices à ses locuteurs ; un véhicule de la civilisation britannique et de son idéal progressiste. À ce titre, plusieurs travaux récents, dont ceux d’Uday Singh Mehta[19], de Jennifer Pitts[20], de Nida Sajid[21] et de Theodore Koditschek[22] montrent à quel point l’histoire britannique est inextricablement liée à celle de son Empire et au cheminement de l’idéal du « progrès ». Dans Liberalism and Empire, Mehta souligne l’étroitesse des liens qui unissent certains historiens et penseurs libéraux à l’Empire et, plus particulièrement, à l’Inde britannique. Edmund Burke, Jeremy Bentham, James Mill, John Stuart Mill et Thomas Babington Macaulay, ont tous écrit sur la colonie indienne, la plupart étant directement impliqués dans son administration. La « question indienne », mentionne Eric Stokes, joue ainsi un rôle central dans le développement de l’histoire et de la pensée britanniques[23]. Au dire de Koditschek, qui analyse le rôle de l’imagination historique dans la légitimation de l’impérialisme, alors que l’Empire traverse une période de contestation, ces historiens seront motivés par la volonté de justifier la domination impériale. Ils participeront, par leurs écrits, à l’élaboration d’un récit sur la grandeur de cet « Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais ». Ce récit va dès lors se lier à l’idée de « progrès » qui, comme le suggère Reinhart Koselleck[24], perd peu à peu son sens figuratif de « marcher dans l’espace » pour refléter une conception linéaire de la temporalité. Naît alors une nouvelle manière de conceptualiser les transformations du temps historique : d’une société où, selon une conception cyclique du temps, on scrutait le passé pour éclairer l’avenir, on bascule vers une société où l’on attend du futur qu’il définisse les ambitions et la direction à prendre. Le « progrès » devient le projet de la nation britannique, tandis que son histoire se fait le véhicule des idéaux de ce libéralisme impérial[25]. Un regard attentif au contexte spécifique de l’Inde britannique, où se pose alors l’enjeu de la langue d’enseignement, nous permettra d’identifier la trajectoire historique de ce discours et ses liens avec le développement de l’idéal progressiste.

L’idéal d’une éducation « utile » : l’anglais, clé du progrès

À la fin du XVIIIe siècle, après la perte des colonies américaines, l’intérêt des Britanniques se tourne vers l’Inde, dont la valeur économique en fait le nouveau joyau de la couronne. La Compagnie anglaise des Indes orientales (East India Company), puissante société marchande détenant le monopole du commerce dans l’océan Indien, est alors secouée par moult controverses qui favorisent une remise en question globale du projet colonial. Plusieurs clament sa responsabilité éducationnelle : les questions de l’éducation des sujets indiens et de la langue d’enseignement deviennent des enjeux clés. Suivant sa politique orientaliste, le gouvernement colonial évite jusque-là d’angliciser massivement les natifs indiens, privilégiant plutôt leur instruction rudimentaire en langues vernaculaires. Néanmoins, le besoin, pour la East India Company[26], d’employer des administrateurs locaux conduit à sélectionner un nombre limité d’élèves qui recevront une éducation secondaire en anglais. Cette politique britannique du « indirect rule » favorisera un système linguistiquement stratifié ; les élites locales voyant dans l’anglais un instrument de mobilité sociale, la demande pour son enseignement ne cessera de croître[27].

Dès les premières décennies du XIXe siècle, on assiste donc à la montée d’un courant angliciste prônant les vertus de l’anglais comme langue d’enseignement dans la colonie. Ce courant est le fruit de penseurs libéraux, dont les chrétiens évangéliques de la secte de Clapham, parmi lesquels William Wilberforce et Zachary Macaulay, père de Thomas Babington Macaulay. Cette faction protestante, proche de l’Église anglicane, compte également en ses rangs d’influents membres de l’East India Company, dont Charles Grant (1746-1823), premier à énoncer la position angliciste dans son article Observations[28], publié en 1813. Grant et les anglicistes argumenteront en faveur d’une éducation sous le signe des « Lumières », vantant les vertus pratiques de l’anglais, sa connaissance devenant la clé d’une pensée rationnelle : « The first communication, and the instrument of introducing the rest, must be the English language ; this is a key which will open to them a world of new ideas[29]… » De plus, aux yeux des anglicistes, l’assimilation des Indiens à la civilisation britannique ne peut que bénéficier au commerce britannique en fournissant une main-d’oeuvre productive et docile, susceptible de se transformer en une masse de consommateurs. Convaincus de cette mission civilisatrice, ils se feront les promoteurs de l’idée de l’anglais comme « clé d’accès à la connaissance ».

Selon Stephen Evans[30], si le mouvement évangélique fournit l’impulsion première pour angliciser, ce sont les promoteurs de l’utilitarisme et du libre commerce qui prennent ensuite le relais. Élaborée par Jeremy Bentham, puis par John Stuart Mill, la doctrine éthique de l’utilitarisme fait du principe d’« utilité » ce qui contribue à maximiser le bien-être du plus grand nombre. Très actifs dans le mouvement de revendications libérales qui secoue alors la société anglaise, les utilitaristes vont ainsi justifier l’impérialisme par son « utilité » en fonction du progrès de la civilisation. Parmi eux, James Mill (1806-1873), ami et disciple de Bentham (1748-1842), père de John Stuart Mill, publie, en 1817, son influent History of British India[31] où il situe l’Inde à l’état primitif sur « l’échelle de la civilisation ». Convaincu de son utilité, Mill devient ainsi le chantre de la mission civilisatrice britannique. Ses travaux résulteront en son emploi (et celui de son fils, John Stuart) dans la East India House après 1819, contribuant à ancrer l’influence utilitariste dans les affaires indiennes et à faire de l’éducation « utile » un idéal normatif.

Le plus illustre représentant de la position angliciste en Inde demeure néanmoins l’historien et politicien Whig Thomas Babington Macaulay, figure représentative du libéralisme anglais et de sa volonté assimilationniste. Fils de Zachary Macaulay, proche de Charles Grant, Macaulay grandit dans le sillage de la secte Clapham, avant d’être influencé par les doctrines utilitaristes lors de son passage à Cambridge en 1818. Ardent libéral et motivé par un universalisme radical, Macaulay propose une « interprétation Whig de l’histoire ». Il dira : « The History of England is emphatically the history of progress[32]. » À ses yeux, seule la civilisation européenne, et plus spécifiquement britannique, est digne de s’appeler « civilisation », ce qui légitimise l’interventionnisme britannique en Inde. Nommé président du Comité général de l’instruction publique par lord Bentinck, Macaulay publie son Rapport sur l’éducation indienne (Minute on indian education) en 1835. Selon Stokes[33], la doctrine de l’assimilation n’a jamais été évoquée aussi clairement que dans le rapport Macaulay. Celui-ci traduit la volonté d’instruire une élite indienne dans la langue anglaise, décrite comme celle d’une civilisation supérieure qui ouvre les portes de la connaissance, et qui est destinée à devenir la langue du commerce à travers le globe :

Whoever knows that language has already access to all the vast intellectual wealth which all the wisest nations of the earth have created and hoarded in the course of ninety generations. It may safely be said that the literature now extant in that language is of greater value than all the literature which three hundred years was extant in all the languages of the world together. [...] It is likely to become the language of commerce throughout the seas of the East[34].

C’est donc en termes d’« utilité » pour les sujets indiens que Macaulay pose la question de la langue d’enseignement : « which language is the best worth knowing[35] ? » Au dire de Pennycook, s’il conduit dès 1835 à l’adoption de la résolution Bentinck renforçant l’enseignement en langue anglaise, le rapport Macaulay n’aura pas favorisé, dans l’immédiat, son enseignement élargi[36]. Son principal impact aura plutôt été de participer au développement et à la vaste diffusion d’un récit à propos de l’anglais comme moyen crucial et universel d’acquisition des connaissances. La vision angliciste de Macaulay, conjuguée à la pensée utilitariste, aura ainsi contribué à forger un lien indélébile entre l’idéal de progrès et l’utilité de l’anglais.

L’impérialisme culturel anglo-saxon et la diffusion du mythe

À partir du milieu du XIXe siècle, la rhétorique de Macaulay, glorifiant l’anglais et sa destinée universelle, deviendra courante, notamment en Amérique du Nord[37]. Au Bas-Canada, on en retrouve les traces dans les débats concernant la langue d’enseignement, à la suite du dépôt du rapport Durham. Alors que lord Sydenham, nouveau gouverneur général, prépare l’instauration d’un système d’écoles bilingues ayant pour but « d’unir les deux races », il charge l’avocat montréalais Charles Mondelet de rédiger une série de lettres pour « préparer les esprits ». Le contenu de ces Lettres sur l’éducation élémentaire et pratique (1841) atteste de la présence du mythe :

Je crois que de même que la race Anglo-Saxonne, la langue anglaise se répandra éventuellement, des bords de l’Océan Atlantique jusqu’à ceux du Golfe du Mexique, et aux confins de la Guatimala et du Mexique, et dirigeant sa course vers l’Ouest, à travers les Montagnes de Roches, parviendra jusqu’à la Mer Pacifique[38]

Cette croyance en l’expansion de l’anglais et de la « race » anglo-saxonne atteindra son apogée au tournant du siècle, tant au Canada qu’aux États-Unis. Le chapitre, « The Spread of the english-speaking Peoples », du livre The Winning of the West (1897) de Theodore Roosevelt, en offre un exemple éloquent. Roosevelt y décrit l’expansion des peuples de langue anglaise comme « the most striking feature in the world’s history, but also the event of all others most reaching in its effects and its importance[39] ». Dans This Kindred People : Canadian-American Relations and the Anglo-Saxon Idea, 1895-1903[40], l’historien Edward P. Kohn montre comment, dans le contexte international d’un rapprochement anglo-américain, cette idéologie d’une supériorité anglo-saxonne permettra aux Américains, comme aux Canadiens, de tabler sur leur héritage commun, dépassant ainsi leurs anciennes rivalités pour se définir comme membres d’une même «  famille ».

Après la Grande Guerre, affirme Watts[41], le discours sur l’anglais adopte la perspective du locuteur étranger ressentant le désir, voire le « besoin », d’apprendre cette langue. Dans ce contexte économique dominé par les puissances anglo-saxonnes, sa maîtrise devient une « clé » donnant accès au système bancaire et aux capitaux, consacrant du même coup son rôle instrumental et sa position de langue naturelle du « progrès ». Cette époque marque également les débuts d’une collaboration Grande-Bretagne-États-Unis, visant à promouvoir l’anglais comme langue internationale de communication et à en faire un outil pour contrer la propagande culturelle des puissances soviétique et fascistes. En 1934, le British Council est fondé pour diffuser la langue et la culture britannique à des fins politiques. Par le biais de fondations privées comme la Rockefeller Foundation ou la Carnegie Endowment for International Peace, les Américains investissent eux aussi massivement dans la promotion de l’anglais, finançant la recherche et les échanges universitaires à l’étranger. La même année, la Carnegie Foundation organise la première conférence internationale d’experts intitulée The use of English as a world language, d’où émanera l’intention explicite de faire de l’anglais la langue mondiale sur la base d’une collaboration britano-américaine.

Contexte canadien : impérialisme, unité nationale et enjeu linguistique

Au Canada, l’« anglo-saxonnisme » nourrira également le mouvement impérialiste qui s’affirme dès la fin du XIXe siècle. Les vagues massives d’immigration, conjuguées aux conflits culturels avec les Canadiens français, attisent les craintes de la communauté anglophone et font de l’unité nationale un enjeu crucial. Dans son ouvrage The Sense of Power[42], l’historien Carl Berger montre comment, en ancrant leur conception de l’histoire dans l’idée de « progrès », les impérialistes vont exalter le passé de l’Empire britannique et en faire une composante même du nationalisme canadien. Plusieurs allocutions faites devant l’Empire Club of Canada, au début du siècle, abondent de références à l’histoire glorieuse de l’Empire, et même à celle de l’Inde comme aux écrits de lord Macaulay. La conférence Two Pillars of the Empire, livrée en 1904 par le révérend J. Philip DuMoulin, évêque de Niagara, décrit l’histoire commerciale de l’East India Company comme « a magnificent romance », « a thrilling story », pilier de l’impérialisme britannique. La langue anglaise, second pilier, est qualifiée de « most usable and most useful of languages », « better fitted than any other to be the universal language »[43]. Influencés par les théories du darwinisme social, ces impérialistes vont favoriser un modèle national unitaire fondé sur l’homogénéité linguistique en prônant l’assimilation à la langue et à la culture anglaises. La question de la langue d’enseignement marquera donc profondément le tournant du siècle au Canada, contribuant à envenimer la crise de la conscription et à lier inexorablement l’enjeu linguistique à celui de l’unité canadienne.

L’anglais dans le débat québécois

Un contexte à la croisée des chemins

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, de multiples tensions secouent ainsi le Québec. On assiste, d’une part, à un retournement d’influence de la Grande-Bretagne, au profit des États-Unis ; changement que les Canadiens français perçoivent bien. Dans son enquête de 1922, L’Action française dira que « le centre de gravité du monde se déplace[44] ». « En six ans, la situation du Canada, par rapport au Royaume-Uni et à la république américaine, change totalement d’aspect[45] », affirme Esdras Minville. L’impérialisme britannique est désormais menacé par l’impérialisme américain et, dans les milieux nationalistes, on craint ce nouvel ascendant culturel. En 1921, le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau déclare : « Nous sommes actuellement à la croisée des chemins : le statu quo ou la rupture du lien fédéral, l’annexion aux États-Unis ou l’indépendance (du Canada)[46]. »

D’autre part, les plaies laissées par la crise de la conscription et par les crises scolaires, dont le vote du règlement 17 limitant l’enseignement du français dans les écoles ontariennes[47], se font encore sentir, donnant aux questions scolaire et linguistique une importance accrue. Comme l’a montré Louise Bienvenue[48], ces tensions sociales se répercutent dans le champ éducatif, où l’on assiste à une lutte entre libéraux et nationalistes qui divise même l’institution ecclésiale. Deux visions de l’éducation s’entrechoquent : celle de la formation « pratique » offerte dans les Écoles techniques et commerciales, gérées par les communautés de Frères enseignants, et celle de la conception humaniste du cours classique, contrôlée par les prêtres enseignants. Résolument tourné vers le modèle nord-américain des High School, le projet éducatif des Frères, attentif aux besoins de l’industrialisation, fait une large place à l’enseignement de l’anglais[49], « modernisation » que réclament, depuis le tournant du siècle, nombre d’hommes d’affaires et de politiciens gagnés au libéralisme économique[50]. Comme au temps des débats sur l’éducation en Inde britannique, la question de l’enseignement de l’anglais en vient donc à symboliser, pour les Canadiens français, cet « éternel conflit entre la tradition et le progrès »[51].

Les débats sur l’enseignement de l’anglais : chronologie

Dans ce contexte, un premier débat sur l’enseignement de l’anglais éclate en 1919. Le Conseil de l’Instruction publique travaille alors à une réforme du programme d’enseignement élémentaire, comprenant une disposition autorisant l’enseignement de l’anglais dès la deuxième année. Cette initiative des Frères enseignants divise le Conseil de l’Instruction publique, mais reçoit néanmoins l’appui du premier ministre Taschereau et d’Athanase David, Secrétaire de la province. Ceux-ci encouragent alors fortement l’apprentissage précoce de l’anglais : « Apprenez l’anglais, apprenez-le pendant que vous êtes jeunes et apprenez-le bien[52] », dira Taschereau. La résolution, finalement adoptée par le Conseil le 19 mai 1920, provoque la colère des élites nationalistes[53]. Dès août 1919, dans les pages de L’Action française, le père jésuite Adélard Dugré dénonçait l’augmentation des heures d’enseignement de l’anglais, affirmant s’inquiéter pour la sauvegarde du « caractère français » dans un monde où l’impératif du progrès paraît s’imposer :

La question qui se pose, pour nous Canadiens français, est donc de savoir si nous devons nous attacher aux traditions de la pédagogie française, ou si nous devons en sacrifier quelque chose pour mieux nous adapter au milieu où nous vivons. Resterons-nous délibérément latins ou nous ferons-nous saxons parlant français[54] ?

D’autres nationalistes, notamment Lionel Groulx alias Jacques Brassier, Olivar Asselin ainsi qu’Henri Bourassa, réagissent aux propos du père Dugré dans les pages de L’Action française, du Devoir et de La Rente. Mais le débat s’enflamme véritablement lorsqu’un membre du comité, Mgr François-Xavier Ross, principal de l’École normale de Rimouski et futur évêque de Gaspé, fait paraître, dès le 14 septembre 1920, une série de six articles dans Le Devoir, dénonçant principalement la disposition sur l’enseignement de l’anglais[55]. Les directeurs de L’Action française choisissent d’appuyer les conclusions de Mgr Ross par un mémoire adressé au Comité catholique de l’instruction publique[56]. Rapidement, une coalition adverse s’organise, formée du maire de Québec, de certains députés, d’anciens élèves de l’Académie Commerciale et de plusieurs hommes d’affaires. Ils ripostent en publiant plusieurs articles d’appui à l’enseignement de l’anglais, notamment dans l’hebdomadaire L’Avenir du Nord, alors propriété de Jules-Édouard Prévost, député libéral fédéral proche d’Athanase David[57]. L’ensemble de la réforme du gouvernement Taschereau est finalement approuvé par la législature en 1922.

Néanmoins, le débat sur l’enseignement de l’anglais reprend de plus belle en 1937, en marge du second Congrès de la langue française en Amérique du Nord. Dans ce contexte de domination économique anglo-américaine, l’heure est à l’inquiétude pour la survie de la langue française. Plusieurs nationalistes influents, notamment Esdras Minville, Hermas Bastien et Lionel Groulx, intensifient leur réflexion sur l’éducation nationale qui doit, selon eux, avoir pour souci premier de mettre les Canadiens français en possession de leur langue maternelle. Or, en décembre 1936, dans une conférence au Congrès de l’Alliance catholique des professeurs de Montréal, Groulx replace l’enjeu au coeur de cette discussion sur l’éducation nationale. Dans son allocution, reproduite dans Directives, le chanoine aborde ce qu’il qualifie de « grave point de pédagogie » et s’insurge contre la « nécessité relative de l’anglais » :

Mais vous étonnerez-vous que je reste opposé à un enseignement de l’anglais, enseignement prématuré et intensif, qui tourne à la déformation de l’esprit et à la déformation nationale ? En tout cas, je refuse d’admettre que, pour gagner un peu d’argent et même gagner notre pain, nous en soyons là qu’il nous faille mettre en péril notre culture, et prendre le risque, par surcroît, du crétinisme intellectuel[58].

Par ses propos, Groulx convainc les membres d’adopter une résolution à l’effet de différer l’enseignement de la langue seconde. À la suite du congrès, le Conseil de l’Instruction publique accepte de rouvrir la discussion et, en mai 1937, décide de retarder l’enseignement de l’anglais jusqu’en 5e année[59]. Suivant ce revirement, un groupe d’hommes politiques et journalistes associés de près au Parti libéral, dont le futur Secrétaire de la province, Hector Perrier, enclenchent une véritable campagne de presse en faveur de l’apprentissage de l’anglais dans les pages de L’Avenir du Nord (dont Perrier deviendra propriétaire en 1940), du Clairon de Saint-Hyacinthe et de l’hebdomadaire Le Jour, fondé par le journaliste Jean-Charles Harvey la même année.

Une question d’unité et de défense ?

À l’approche de la Seconde Guerre mondiale, le débat québécois sur l’enseignement de l’anglais prend également une importance stratégique qui déborde les frontières du Québec. Au Canada anglais, affirment Pâquet et Martel, certains impérialistes imputent aux différences linguistiques la faiblesse du sentiment d’union nationale[60]. Dans une entrevue controversée accordée en 1940, où il déclare que le Québec est voué à devenir une province de langue anglaise, l’ancien juge en chef de l’Ontario, William Mulock, fera directement référence à la politique du gouvernement d’Adélard Godbout :

Je m’attends que, durant l’année présente qui vient de commencer, le premier ministre Godbout va prendre des mesures pour que l’anglais soit davantage enseigné dans la province de Québec. Et comme pour d’autres choses qui ont de la valeur, aussitôt que le peuple en aura profité un peu, il s’apercevra des avantages à tirer de cet enseignement et en « redemandera »[61].

La campagne sur le bilinguisme fait également écho au plus large courant du mouvement de la « Bonne Entente » dont Jean-Charles Harvey se fait désormais le chantre. Selon Robert Talbot, ce mouvement « avait pour objectif de favoriser le dialogue entre Canadiens français et Canadiens anglais, qui faisait cruellement défaut pendant la Première Guerre mondiale par le rapprochement entre les élites des deux groupes linguistiques[62] ». Harvey, qu’on présente comme le « champion du bilinguisme », prononce diverses conférences, notamment devant l’Empire Club. Ses idées bénéficient d’une vaste diffusion au Canada anglais ainsi qu’aux États-Unis où, dans le sillage du débat sur la conscription, on commence à s’intéresser à la question québécoise. Le 14 septembre 1941, le New York Times publie l’éditorial « Canada’s War Effort is Analyzed » signé par le publiciste et éditeur américain William R. Mathews[63]. Selon ce dernier, l’unilinguisme des Canadiens français, comme leur manque d’éducation, constituent des obstacles à la création d’une armée nationale et au recrutement d’officiers. Un autre article de l’historienne américaine Elizabeth H. Armstrong, « Quebec’s Influence on Canadian Defence Policy », paraît en 1941 dans l’Inter-American Quarterly. Armstrong, bien connue pour son étude de la crise de la conscription au Québec, expose l’importance stratégique de la question linguistique québécoise dans une éventuelle stratégie de défense canado-américaine. Depuis la capitulation de la France en 1940, affirme l’auteure, le Canada français réalise qu’il doit désormais vivre dans un monde anglo-saxon où il ne peut se permettre de rester isolé. Dans ce contexte, Armstrong qualifie la politique du gouvernement Godbout de « courageuse » :

Realizing, since the French collapse, that French Canada could afford less than ever to remain isolated, the Godbout government has initiated a campaing for a greatly increased teaching of English in the provincial schools. It has been realized for a long time that English was inadequately taught to French Canadians outside the metropolitan centers of Montreal and Quebec[64].

La compréhension du « Quebec “problem” », conclut-elle, est essentielle à toute volonté de collaboration canado-américaine dans un objectif de défense :

It will be interesting to see whether the intelligent modern leadership exemplified by Mr. Godbout, or a narrow obscurantist nationalism, have more force with French Canadians during these critical times. Possibly the successor failure of plans for hemisphere defense may hinge upon this issue[65]»

Analyse des débats : l’anglais, « clé du succès » ou « boulet au pied » ?

« Savoir l’anglais ou crever » : l’utilité comme idéal pédagogique

Au cours de ces débats sur l’enseignement de l’anglais, les acteurs d’allégeance libérale s’approprient l’idéal éducatif utilitaire. L’école doit, selon eux, permettre à l’enfant d’assurer sa survie matérielle[66]. « Les pères de famille canadiens-français qui sont soucieux de l’avenir de leurs enfants sauront se garder de donner dans les idées rétrogrades ou anti-britanniques d’une secte », écrira-t-on dans l’Événement. « Ils ne voudront pas s’attirer un jour le reproche d’avoir négligé de donner à leurs héritiers l’une des clefs nécessaires à la carrière de tout homme qui ne veut pas être réellement ou apparemment inférieur dans la lutte pour la vie[67]. » Comme le mentionne Louise Bienvenue[68], cette idée de lutte se fait omniprésente dans les discours et s’exprime souvent en anglais – le Struggle for life – révélant l’influence des théories d’Herbert Spencer sur le darwinisme social. Cette vision « spencerienne » de la vie sociale participe donc à cadrer le débat, orientant l’éducation vers une visée pratique, et donnant à l’enseignement précoce de l’anglais une légitimité découlant de ce contexte de survie : « La nécessité pour notre jeunesse de posséder les deux langues s’impose avec une telle évidence que ceux même qui sont préjugés contre l’enseignement de l’anglais dans toutes nos écoles n’osent la contester ouvertement[69]. » Bien qu’ils se soucient de l’avenir et de la qualité du français, l’apprentissage efficace de l’anglais est perçu comme la manière de répondre à un besoin vital : « L’homme ne vit pas seulement de principes : il vit de pain[70] », lit-on dans La Presse. « L’avenir n’est pas aux beaux discoureurs, écrit J.-Hector Hamel, mais à ceux qui s’arment pour les combats de la vie[71]. » Ce thème de la lutte pour la vie se fera de plus en plus présent alors que s’amorce la Seconde Guerre mondiale. « Savoir l’anglais ou crever », titrera Harvey dans son tout premier éditorial du Jour, en 1937 : « C’est dur, mais c’est vrai. Ni vous ni moi n’y pouvons rien ! Nos raisons purement sentimentales ne sauraient prévaloir là-contre. La loi du ventre est toujours la plus forte. Il s’agit de vivre ou de crever[72]. »

L’anglais, véhicule de progrès

Tant en 1920 qu’en 1937, les libéraux verront, dans la connaissance de l’anglais, un moteur de progrès. Dans son analyse sur le libéralisme des milieux d’affaires francophones à Montréal, Fernande Roy[73] montre comment, dès le tournant du siècle, ce thème du progrès devient un véritable leitmotiv dans le paysage québécois. Le discours est dominé par l’horizon futuriste, témoignant, comme le suggère R. Koselleck, d’une conception linéaire et progressive de la temporalité. « Encore une fois, attachons-nous à étudier cette question de l’anglais aux écoles primaires [...] », mentionne une lettre anonyme de La Presse, « Examinons bien où nous voulons aller, ce que nous voulons faire, et marchons d’un pas ferme vers ce but. Nous n’avons pas de temps à perdre »[74]. Le bilinguisme devient une « arme », un mécanisme essentiel de mobilité sociale : « Pouvons-nous nommer un seul de nos hommes publics qui ait pu se passer de l’anglais ? » se demande la journaliste Madeleine Huguenin dans la Revue moderne. « Et jusqu’où aurait-il monté s’il n’avait possédé ce levier puissant [75] ? » « Quiconque veut progresser et faire sa vie, doit savoir l’anglais[76] », diront encore les commissaires montréalais, dans leur demande adressée au Conseil de l’instruction publique, en novembre 1940.

Cette rhétorique angliciste, qui rappelle la vision libérale de Macaulay, atteint son paroxysme dans l’article « L’anglais, langue de l’influence », de Jean-Charles Harvey. « Que nos compatriotes ne se fassent pas d’illusions, prévient Harvey, jamais ils ne compteront pour quelque chose dans l’Amérique du Nord sans la connaissance de l’anglais[77]. » Selon le directeur du Jour, l’infériorité civilisationnelle des Canadiens français les force au bilinguisme : « Une seule raison nous justifierait de rester unilingues : la supériorité de notre pensée, de notre art, de notre littérature, de nos institutions, de notre force économique. Or, dans tous ces domaines, nous sommes nettement inférieurs[78]. » Épousant la logique progressiste, Harvey dépeint les Canadiens français comme « renfermés dans un conservatisme stagnant » et dans « une pensée immobile comme la mort ». À l’instar de Grant et des anglicistes[79], il fait de l’anglais la langue des « Lumières », clé d’accès à la « civilisation anglo-saxonne ». « Nous avons même refusé d’ouvrir nos fenêtres à la lumière qui noyait les flancs de notre étroite maison, dit-il, nous avons baissé les stores de peur d’être forcés d’éteindre nos chandelles[80]. »

Perfectionner le caractère français : rejet du modèle anglo-saxon

Pour les élites nationalistes, le débat sur l’enseignement de l’anglais devient le lieu d’une résistance, d’où s’organise un contre-discours. Dès le débat de 1920, ils critiquent l’idéal utilitaire et le modèle anglo-saxon. Mgr Ross dira de l’école primaire qu’elle « doit “orienter” toute la vie de l’enfant [qu’elle] ne doit pas viser à enseigner tout ce que celui-ci devra utiliser dans sa vie d’homme, ni prétendre le mettre en état d’entrer de plain-pied dans n’importe quelle carrière[81] ». Le « but » de l’éducation, affirme Adélard Dugré, « devrait être de perfectionner l’espèce d’hommes que nous sommes par nature, de faire de nous les Canadiens français les plus accomplis qu’on puisse imaginer, mais pas autre chose que des Canadiens français[82] ». Tenter de s’approprier le modèle d’éducation pratique revient à se renier soi-même : « Ayons égard aux besoins du milieu, aux nécessités du moment, mais ne poussons pas le souci de l’utilitarisme jusqu’à sacrifier notre caractère de Français[83] », dira le père Dugré. « Ne nous proposons pas pour idéal d’être des copies d’Anglais ou d’Américains, si parfaites soient-elles ; ce serait nous suicider[84]. »

Bien plus que le progrès matériel, c’est le progrès moral qui constitue la véritable avancée aux yeux des nationalistes. « Progresser » réfère moins à un processus de développement universel qu’au cheminement vers un idéal de perfection. On éduque l’individu pour lui permettre d’atteindre « la plénitude de sa valeur » ; plénitude qui s’acquiert en suivant sa propre nature : « C’est le seul moyen d’être “pratique”, dira Mgr Ross. On peut se perfectionner en imitant ce qu’il y a de bon chez les autres ; mais on ne peut que compromettre les plus belles qualités en copiant servilement ceux qui ont une nature différente[85]. » Ce recours au concept de perfection rejoint les thèses de Koselleck sur les transformations du temps historique. À la différence du progrès, l’idée de perfection témoigne d’une conception cyclique de la temporalité qui suppose toujours une naissance, une croissance et un éventuel déclin. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, rappelle Koselleck, la perfection est l’objectif à atteindre dans une foule de domaines sociaux : artistique, scientifique, littéraire[86]. Cette temporalité cyclique s’observe à la présence de métaphores de croissance dans le discours social, la course de l’enfance vers le vieil âge excluant toujours l’idée d’un futur « ouvert » et illimité. Or, cette métaphore de croissance teinte l’ensemble du discours des élites nationalistes, particulièrement celles des années 1920, qui conçoivent la nation comme un organisme vivant qui naît, grandit et meurt. Pour Mgr Ross, la langue en constitue la « sève », le « principe de vie » qui permet à la culture et à la personnalité de l’enfant de s’épanouir « suivant les lois de la nature »[87]. L’anglais, en revanche, se compare à une « sève empruntée » qu’on inocule à l’enfant seulement s’il est « assez robuste » pour l’assimiler[88]. Ailleurs, on le qualifie d’« agent pathogène » susceptible d’empirer l’état d’un organisme déjà affaibli, comme dans « La crise du français », publié par l’hebdomadaire indépendant Le Franc-parleur :

Mais tout cela n’était pas suffisant, nous n’étions pas encore assez gangrené, pas assez infecté de ce microbe, il nous fallait une élite qui nous prêchât l’enseignement de l’anglais dans les écoles à des petits Canadiens français de six et sept ans, sous prétexte que l’anglais est indispensable de nos jours[89].

Les acteurs libéraux rejettent, pour leur part, cette conception de l’anglais comme corps étranger. Les « champions » de l’enseignement de l’anglais dans les écoles sont « loin de s’occuper au “travail effrayant” de ruiner notre structure ethnique et d’annihiler nos forces de résistance », lit-on dans La Presse du 4 octobre 1920. Au contraire, ceux-là s’emploient plutôt « à consolider notre structure nationale en élargissant les bases sur lesquelles elle s’appuie et à augmenter ses moyens de résistance contre les assauts futurs qu’elle aura à affronter[90] ». Lors du débat de 1937, c’est l’idée même de langue étrangère qui est remise en question. « Comment peut-on traiter l’anglais de langue étrangère ? », s’exclame un lecteur du Jour :

Si des hommes sont assez ignorants des réalités de la vie pour traiter une langue officielle du Canada de langue étrangère, alors que tout le monde sait jusqu’à quel point ce parler est nécessaire à quiconque veut réussir dans la vie, si dis-je, ces mêmes personnes sont à la direction de notre organisation scolaire, il n’y a rien d’étonnant que les Canadiens d’origine française continuent à être des « charrieux d’eau »[91].

Il ne s’agit donc pas d’inoculer dans l’âme des enfants le goût d’un pays étranger, ou de façonner leur caractère dans le moule anglais, au contraire, dira Jules-Édouard Prévost, « Connaître l’anglais, ce sera précisément, plus tard, le plus puissant rempart contre l’anglomanie[92]. »

Anglomanie, servitude et mystique de l’anglais

Si, pour certains libéraux, le bilinguisme tient lieu de protection contre l’anglomanie, ce courant « anglomane » inquiète les nationalistes qui y voient « un piège doré ». « Il faut une bonne fois nous chasser de l’esprit que “l’anglais est nécessaire aujourd’hui”. Ce n’est pas exact », mentionne un professeur dans l’Action française de 1919, « Préservons notre petit peuple de l’anglicisation de l’âme[93]… ». Mettons nos fils en garde « contre l’anglomanie et l’utilitarisme mal entendu ». Tout en déplorant la présence d’anglicismes dans les discours, ils craignent surtout cette fascination de l’anglais. « L’ennemi dans la place : l’anglomanie », dira Fulgence Charpentier :

L’engouement d’un certain public pour la langue anglaise dégénère en véritable snobisme [...] plusieurs de nos maisons d’éducation se constituent les propagatrices de cette déformation de notre esprit national, poussées qu’elles sont par l’utilitarisme aveugle des parents ou par simple manie moderniste. Le désir de beaucoup de Canadiens français est bien que leurs enfants sachent l’anglais[94]

« Clichés funestes » titrera Olivar Asselin dans La rente du 1er octobre 1920, « nous poursuivons depuis trente ans un idéal soi-disant utilitaire qui, dans la pratique, se résume la plupart du temps à laver les crachoirs des bureaux anglais[95]… » Exploitant le « snobisme anglomane des parents », les Frères, affirme Asselin, cèdent devant « la poussée bovine d’un troupeau maigre fasciné par une maigre pâture[96] ». Pour Henri Bourassa, le bilinguisme et le modèle anglo-saxon constituent des agents d’assujettissement. « Tous porteurs d’eau et scieurs de bois », lance-t-il dans L’Anglomanie, « L’éducation pratique, les méthodes anglaises, la chasse à l’argent sont pour nous autant de boulets au pied, autant d’anneaux aux narines ». Réfuter cette anglomanie devient ainsi l’enjeu d’une lutte contre l’impérialisme anglo-saxon :

Qu’on se mette bien ceci en tête : les Anglo-Saxons, au Canada comme en Angleterre, aux Etats-Unis ou ailleurs, ne feront jamais à leurs esclaves blancs, jaunes, bruns ou noirs, à cheveux plats ou crépus, munis d’anneaux dans le nez ou décorés de rosettes, sirés ou lordifiés, Canadiens ou Maoris, Punjabis ou Hottentots, Boers ou Malais, que la part strictement nécessaire pour fortifier la domination anglo-saxonne sur les races dont ces prétendus associés ne sont que les otages[97].

Au cours du débat de 1937, cette idée d’une « servitude » du bilinguisme semble d’autant plus présente dans les discours nationalistes : « Au point de vue moral, il fait de notre peuple un peuple de serviteurs. Notre jeunesse n’a plus d’ambition que pour travailler au service des firmes anglaises, affirme Étienne Robin. Si l’anglais est la clef du succès, pourquoi s’attarderait-elle à édifier quelque chose de neuf[98] ? » Dans Directives, Groulx parle d’un fétichisme, voire d’une mystique de l’anglais : « Sur tous les tons on a crié au peuple qu’il lui fallait, pour réussir dans la vie, non pas de l’intelligence d’abord, du caractère d’abord, du travail d’abord, mais de l’anglais, toujours plus d’anglais[99]. » Pour s’affranchir de cette servitude linguistique, il enjoindra aux nationalistes de s’atteler à la création d’une autre mystique, celle de l’Histoire qui, dit-il, constitue le dynamisme le plus puissant après la langue. C’est donc en partie en réponse à ce mythe qu’il proposera, quelque vingt années avant la Révolution tranquille, le leitmotiv « Être maître chez nous » car, dira-t-il, « l’expression “n’être pas maître chez soi” peut prendre, pour un peuple, plusieurs sens. Il n’y a point de servitude économique qui ne s’accompagne de quelques autres servitudes et des plus dangereuses[100]. » Enfin, dans « La mort par le bilinguisme », André Laurendeau fera, lui aussi, de cette « mystique de la langue anglaise » le plus grave de tous les agents anglicisateurs « parce qu’il s’attaque à l’esprit et brise la résistance des volontés[101] ». De « cette nécessité, à quoi nous nous sommes soumis avec enthousiasme, certains entreprennent de faire une religion ».

Conclusion

Or, l’anglais qu’il faut apprendre et parler aujourd’hui, ce n’est pas celui que lord Durham voulait imposer au Bas-Canada après la répression des rébellions. C’est plutôt celui qui permet d’accéder à toutes les connaissances et d’échanger avec tous les peuples de la terre[102].

Cet exposé des débats sur l’enseignement de l’anglais durant l’entre-deux-guerres aura permis de constater l’étonnante similitude entre le récit qui émerge de l’Empire britannique colonial britannique et certains des discours tenus par les acteurs sociaux québécois. Toutefois, qu’en est-il de l’impact de ce mythe sur l’expérience du passé des Canadiens français ? A-t-il pu influencer le rapport qu’ont entretenu, et entretiennent encore aujourd’hui, les Québécois à leur langue ainsi qu’à leur histoire ? Ce qui apparaît d’abord, c’est que le recours au mythe permet aux acteurs de « cadrer » le débat, en l’orientant vers l’idéal utilitaire. En dépeignant l’anglais comme un simple outil de communication, comme une « clé », le mythe détourne le regard du contexte politique dans lequel s’insère, au Québec, l’enjeu de l’enseignement de l’anglais. Il permet, comme l’a fait Macaulay dans son rapport en 1835, de poser la question en termes de profit : « quelle langue vaut-il mieux connaître ? » Envisagé à travers ce mythe, le rapport des Québécois à l’anglais, et par la même occasion au français, devient utilitaire. L’hégémonie de ce lieu commun « venu d’ailleurs » lui donne également une force justificatrice. Le choix de l’anglais devient celui de la logique, du progrès. Ainsi raconté, il cesse d’être la langue de l’« Autre », pour devenir cette langue « neutre » qui, comme l’ont mentionné Gérard Bouchard et Charles Taylor, n’est plus la langue de lord Durham, mais « celle qui permet d’échanger avec tous les peuples de la terre[103] ».

Pourtant, si l’on fait un détour dans le temps pour revenir aux années qui suivent la rédaction de ce mythique rapport Durham, tout incite à penser qu’une idéologie fort similaire à celle privilégiée par Macaulay constituait la base du projet d’anglicisation du Bas-Canada. À l’instar de Macaulay, l’objectif visé par Sydenham et Mondelet, et relaté dans les Lettres sur l’éducation, n’était pas « d’imposer » l’anglicisation à court terme, mais plutôt de faire naître chez les Canadiens, le « besoin » de l’anglais, de faire en sorte qu’ils en perçoivent l’utilité :

Les parens canadiens s’apercevront de suite, qu’on ne leur arrachera pas leur langue maternelle, ils verront la convenance de faire apprendre l’anglais à leurs enfans, cette connaissance devant leur procurer les moyens de se frayer la route vers des résultats utiles. Ils enverront donc leurs enfans à l’école anglaise[104].

Cette stratégie, croyait Mondelet, s’avérerait la plus efficace pour répandre l’anglais : « Que ceux qui désirent sincèrement que l’usage de la langue anglaise devienne général, me disent maintenant, s’il est un meilleur, un plus sûr moyen de réaliser leurs vues, que ce que j’ai suggéré[105]. » Mais ce serait tirer une conclusion rapide que de présumer du seul effet anglicisateur du mythe. On l’a vu, sa présence aura également forcé l’organisation d’une résistance et la construction d’un contre-discours. Servant de carburant au discours nationaliste, il obligera les opposants à retisser le fil de leur propre passé, à retracer les contours de leur identité. Car c’est bien pour contrer cet engouement « sacré » que Groulx cherchera à construire cette « mystique nationale ».

Enfin, il faudra ultimement poser un regard sur l’appropriation que les Québécois d’aujourd’hui font de ce mythe. Déjà en 2001, dans le rapport qu’ils dressent à la suite de la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec, les commissaires parlent d’une « nouvelle dynamique » qui « engendre le sentiment qu’apprendre l’anglais est une clé indispensable de la réussite sociale. Ce sentiment est en train de s’imposer aux mentalités comme une nouvelle religion. La population nourrit des attentes tous azimuts au regard d’un bilinguisme sans nuance[106]. » On peut donc se demander quel rôle a joué ce mythe dans l’adoption récente de politiques concernant l’enseignement de l’anglais, langue seconde ? À ce titre, la prémisse évoquée lors de l’annonce du gouvernement Charest, en 2011, d’une mesure d’enseignement intensif pour tous les jeunes Québécois, donne matière à réflexion :

Les jeunes Québécois sont des citoyens du village global. Dans toute société ouverte sur le monde, à plus forte raison lorsque les échanges internationaux sont essentiels à son développement économique, la connaissance fonctionnelle de l’anglais, voire d’une troisième langue, est essentielle[107].