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Au Québec, les ordres religieux ont joué un grand rôle dans la promotion et la préservation de l’histoire nationale. Mais cette promotion de l’histoire ne s’est pas limitée qu’à la représentation du passé du Canada français, de la Grande-Bretagne ou de l’ancienne mère patrie, la France. En fait, l’intérêt porté à l’histoire des autres montre une certaine ouverture du Québec sur le monde, plus précisément un monde non européen et non étasunien, avant la Révolution tranquille. Bien que cette « ouverture » puisse être dérangeante à plusieurs égards, surtout par ses relents réactionnaires, l’exemple de l’intérêt porté au Mexique tout au long du XXe siècle, un pays qui sort de l’axe colonial britannique et de la zone d’influence impériale de la France, illustre ce point amplement. Depuis la révolution mexicaine (1910-1920), plusieurs Québécois catholiques et francophones ont été fascinés par l’activisme catholique qui s’est déployé dans ce pays pour lutter contre l’anticléricalisme et les mesures laïcisantes du gouvernement révolutionnaire. Les jésuites Antonio Dragon et Joseph Ledit ont écrit des livres, des articles et ont maintenu des relations avec des Mexicains influents animant ces réseaux de résistance.

Cet article s’intéresse aux ouvrages d’Antonio Dragon, s.j., ainsi qu’aux articles de Joseph Ledit, s.j., et à son livre Le front des pauvres qui célèbre plus explicitement la lutte anticommuniste mexicaine et le mouvement synarchiste, un mouvement politique, culturel et social catholique organisé pour lutter contre l’État révolutionnaire[1]. Ainsi, ce texte analyse d’abord les premiers livres et articles publiés sur le Mexique des années 1920 aux années 1940. Ensuite, il prend en considération le cas de la production et de la publication du livre de Ledit pour explorer les connexions entre le Canada et le Mexique, ainsi que leur importance dans le contexte nord-américain, de la Cristiada (1926-1929), cette guerre civile entre des militants catholiques et le gouvernement au Mexique, au début de la Révolution tranquille au Québec.

Dans cet article, j’avance l’idée que si le Mexique suscitait autant d’intérêt au Québec de la fin des années 1920 au milieu des années 1950, c’est que les jésuites québécois voulaient que leur lectorat tire une leçon des événements mexicains. J’argumente dans un premier temps que l’exemple du Mexique dans les publications jésuites permettait de conscientiser le public canadien-français aux dangers d’une trop grande laïcisation de la société. Il faut dire que la Révolution mexicaine avait réaffirmé la séparation de l’Église et de l’État, une situation qui avait dégénéré en guerre civile entre des militants catholiques et les troupes gouvernementales à la fin des années 1920. Donc, la situation de la religion catholique au Mexique, un pays dont 96,6 % de la population se réclamait du catholicisme dans les années 1940, était aux antipodes de celle dans la province de Québec[2]. Mais les publications sur ce pays catholique hispanophone ne visaient pas qu’à y dénoncer la situation sociopolitique. J’argumente en deuxième lieu que la résistance catholique a été célébrée et montrée en exemple dans les publications québécoises. Même que certaines de leurs initiatives sociales suscitaient un grand intérêt de la part des jésuites d’ici.

Cet intérêt atteste la disposition de certains Canadiens français influents durant la « grande noirceur » à puiser leur inspiration dans des exemples provenant d’un monde étranger et différent du Québec et de ses références impériales. Depuis une bonne dizaine d’années, l’historiographie québécoise a repoussé les dates de l’ouverture du Québec envers les pays du Sud global bien avant la Révolution tranquille. Notre compréhension de la situation a évolué grâce, entre autres, aux travaux des universitaires examinant les relations internationales du Québec avec les pays de ce qu’on appelait alors le Tiers monde, aux écrits des littéraires analysant les transferts culturels entre le Sud et le Québec, ainsi qu’aux études en science des religions investiguant le rôle et les oeuvres des missionnaires québécois en Asie, en Afrique et en Amérique latine[3]. Le présent article est tributaire des avancées scientifiques de ce courant historiographique.

Le texte sera divisé en trois parties. Dans un premier temps, je vais analyser le rapport à l’histoire mexicaine entretenu dans les oeuvres d’Antonio Dragon. Les nombreuses publications sur le Mexique de ce jésuite débutent en 1928 ; elles ont eu des répercussions internationales impressionnantes. Nous pourrions aussi ajouter que ses oeuvres sur la persécution des catholiques par l’État mexicain recoupent plusieurs genres, passant de l’hagiographie, à la biographie et même à l’écriture théâtrale et à la réalisation cinématographique. La deuxième partie étudie des articles sur le Mexique publiés par Joseph Ledit dans Relations dans les années 1940. Ces articles sont significatifs, car l’analyse de Ledit, qui devient un des principaux intellectuels écrivant sur le sujet en Amérique du Nord, complète l’esquisse élaborée par Dragon. Ces articles publiés dans Relations sont d’autant plus importants qu’ils anticipent l’argument principal de son livre Le front des pauvres. L’article se termine par l’examen de cet ouvrage et de son importance dans le contexte géopolitique nord-américain au début de la guerre froide. Publié à Montréal en 1954, le travail de Ledit sur la résistance des catholiques mexicains contre l’État révolutionnaire et, par la suite, ce qu’il appelle « la montée mystique de la délivrance » a servi à propager une version synarchiste de l’histoire du Mexique en Amérique du Nord[4]. Le livre ne célèbre pas que la résistance catholique au Mexique, mais il fait la promotion du besoin pour les catholiques en Amérique du Nord de rester vigilants, un rôle qui incombe aux Canadiens français d’abord et avant tout.

La peur du Mexique rouge

Les jésuites n’ont pas été les premiers à écrire sur le Mexique. En fait, à la suite de son célèbre discours à Montréal au congrès eucharistique de 1910 sur la préservation de la langue française et de la foi catholique, Henri Bourassa devient le premier nationaliste à envisager des liens plus étroits entre l’élite catholique canadienne-française et les élites catholiques d’Amérique latine en l’évoquant à la Chambre des communes[5]. À la fin de la Première Guerre mondiale, ce même Bourassa écrit aussi des livres et publie des articles dans Le Devoir portant sur l’opportunité pour le Québec de développer des relations avec les pays d’Amérique latine, pour s’éloigner de l’emprise de l’impérialisme britannique[6]. Des auteurs de L’Action française de Montréal poursuivent cette exploration. Mais bien avant que de jeunes nationalistes canadiens-français poursuivent dans cette veine en rapprochant le Québec et l’Amérique latine grâce à la prise en compte et à la promotion de la latinité du Canada français, les jésuites québécois attireront l’attention de leurs coreligionnaires sur la situation des catholiques au Mexique à la suite de l’exécution du père Miguel Pro à Mexico le 23 novembre 1927[7].

Les événements mexicains faisaient la manchette dans les journaux québécois au tournant des années 1920. Il faut dire, tout d’abord, que des entreprises canadiennes avaient des intérêts importants dans le secteur des services publics urbains au Mexique[8]. La Révolution mexicaine, qui débute en 1910, a bien évidemment mis à mal ces investissements dans la région. Même que Felix Diaz, neveu de l’ancien dictateur détrôné Porfirio Diaz et supporteur du gouvernement contre-révolutionnaire de Victoriano Huerta, a visité Montréal pour rassurer les investisseurs alors que Huerta était au pouvoir pour une brève période de temps[9]. Ainsi, pour des raisons économiques, les événements mexicains étaient couverts par la presse québécoise et canadienne. La situation a suscité d’autant plus de préoccupations lorsque les politiques gouvernementales anticléricales ont sévèrement limité la capacité d’action de l’Église catholique. Il faut dire que la séparation entre l’Église catholique et l’État avait été décrétée dans la constitution de 1857, mais son application avait fluctué selon les administrations. La Révolution mexicaine avait remis cette séparation à l’ordre du jour et des mesures avaient été prises pour limiter la capacité d’action de l’Église catholique dans la sphère publique. Cela a créé des tensions avec les catholiques pratiquants du Mexique, tensions qui ont mené à une guerre civile entre certains catholiques pratiquants et l’État révolutionnaire. Cette controverse a eu des échos au Québec où des dizaines de municipalités et d’associations ont écrit au gouvernement canadien pour que cessent ces liens avec un gouvernement qui, à leurs yeux, persécutait les catholiques[10]. C’est dans ce contexte de guerre civile qu’a été publié, en 1928, le livre d’Antonio Dragon sur son collègue jésuite : Pour le Christ-Roi. Miguel-Augustin Pro de la Compagnie de Jésus. Exécuté au Mexique le 23 novembre 1927[11]. Ce livre semble cristalliser et exprimer les perceptions populaires canadiennes-françaises du gouvernement révolutionnaire mexicain de l’époque.

Cette biographie du martyr cristero Miguel Pro a été publiée sous le coup de l’émotion par le père Dragon. Pro avait été exécuté malgré que sa culpabilité dans une affaire d’attentat n’ait pas été établie, puisque jugé sans procès en bonne et due forme. Quand le jésuite apprend la mort de son collègue, qu’il avait connu en Europe alors qu’ils étudiaient ensemble, il se rend tout de suite au Mexique pour y récolter de l’information. Il décide alors de publier la biographie – en fait, il s’agit plus d’une hagiographie – de son ancien collègue à son retour à Montréal. Édité dans un contexte où le Mexique est le centre d’attention du monde catholique en raison de la guerre civile, le livre obtient rapidement un succès international significatif. Dix ans après sa publication, les jésuites du Mexique notent que le livre a été traduit en seize langues et qu’il a été imprimé à des centaines de milliers d’exemplaires[12]. En raison de son exécution arbitraire, le jésuite Miguel Pro devient le symbole de la résistance catholique face à un gouvernement opprimant sa population croyante, un martyr dont on veut préserver la mémoire. L’encyclique du pape Pie XI, Iniquis afflictisque (1926), sur la persécution des catholiques au Mexique, fit de ce pays le centre d’attention du monde catholique. Antonio Dragon n’écrira pas qu’une biographie et des livres d’histoire. Recteur du collège Brébeuf, il adapta la vie du père Pro en pièce de théâtre et réalisa deux films sur le sujet, permettant de transmettre cette histoire aux élèves des collèges classiques et à un auditoire canadien-français et catholique plus vaste encore[13].

La nuance ne caractérise pas les écrits de Dragon, car comme il mentionne dans Au Mexique rouge : « Deux choses font la beauté du Mexique : ce que le bon Dieu y a fait, ce que les catholiques y ont construit[14]. » Il faut comprendre que ses publications sont le reflet de la pensée de la majorité conservatrice de l’Église catholique au Québec avant le prélude de la Révolution tranquille. Pour l’Église catholique, le Mexique rouge, avec son gouvernement communisant athée, servait à mettre en garde les gens tentés par la laïcisation des institutions et du social[15].

Dans sa préface du livre, Mgr Arthur Béliveau, archevêque de Saint-Boniface, rappelle d’entrée de jeu les raisons de l’écriture de cette biographie :

J’adresse aux prêtres de mon diocèse une circulaire sur la persécution au Mexique. […] L’Église du Mexique, leur disais-je, souffre une persécution sanglante ; des atrocités ont été commises dont Sa Sainteté le Pape Pie XI a cru devoir écrire : « Les catholiques du Mexique souffrent les pires persécutions qui aient jamais été bannies de la terre du Mexique sous peine de mort ; les prêtres indigènes ne peuvent exercer leur ministère, plusieurs ont été fusillés en haine de la religion. […] La vie des communautés religieuses est proscrite, leurs biens sont confisqués, les églises, les séminaires, les écoles et les hôpitaux sont fermés. »[16].

Mais l’ouvrage ne vise pas qu’à dénoncer une situation et célébrer la vie d’un individu. Comme le Canada français vouait un culte important aux missionnaires jésuites canadiens morts en martyrs au XVIIe siècle, et canonisés par Pie XI au tournant des années 1930, Dragon désire que les Canadiens français se sentent directement interpellés par cet exemple. Le lecteur « se sentira, au contact du P. Pro, plus fort et plus fier d’appartenir à la grande famille du Christ qui produit encore des saints[17] ». Dragon poursuit en comparant la colonisation française et espagnole du Nouveau Monde et conclut : « l’Espagne, par l’unité d’autorité, l’unité des langues, a pu grouper les divers éléments ethniques de ce pays, leur donner la cohésion, former en un mot le Mexique[18] ». À un moment où le Canada français découvrait sa « latinité », le jeune lecteur pouvait sentir une certaine proximité culturelle avec le père Pro.

Mais l’histoire politique du Mexique au XIXe siècle, décrite par Dragon, souligne les différences abyssales avec la situation québécoise. Évidemment, pour le jésuite québécois, les lois de réforme promulguées par les Libéraux mexicains à la fin des années 1850, qui édictaient entre autres la séparation de l’Église et de l’État, sont des avanies révoltantes. Mais pour traduire cette histoire politique pour un auditoire québécois formé dans les collèges classiques, Dragon établit des comparaisons entre les figures politiques mexicaines et des référents humanistes. Ainsi, l’histoire s’explique d’une façon manichéenne entre le clan des « bons » et celui des « méchants ». Peu de présidents sont du côté des « bons » en ce début de XXe siècle, mis à part Porfirio Diaz, ce bon « tyran », à la Mussolini, dont les catholiques conservent un souvenir sympathique[19]. Les références abondent du côté des « impies », mais retenons que Venustiano Carranza est comparé à Pilate, alors que le nom de Plutarco Elias Calles, « comme celui de Néron, passera à l’histoire. Néron avait la noblesse du sang à trahir ; c’est le seul crime que Calles n’ait pu commettre[20]. » Dragon sentira même le besoin d’expliquer, dans un autre livre, que le président mexicain avait du sang sémite. Quant à la Constitution de 1917, qui confirmait la séparation de l’Église et l’État, elle constituait « une série d’insultes à tout droit humain et divin[21] ». On comprend que Dragon joue sur certains sentiments antisémites au Québec et sur la sympathie dans certains milieux nationalistes pour le Mussolini de la fin des années 1920[22].

Considérant les valeurs catholiques de la société canadienne-française à l’époque, l’héroïcité de la résistance religieuse était indubitable : le cas du martyr Miguel Pro le prouvait bien. Après avoir décrit la béatitude du personnage, en traitant de sa jeunesse et de sa formation en Europe, Dragon explique qu’à son retour au Mexique, face aux persécutions des catholiques, Miguel Pro a intégré les mouvements de résistance, et était plongé « jusqu’au cou dans les affaires de la Ligue de défense des libertés religieuses », Ligue qui aidait les Cristeros[23]. La résistance mène à des actions plus violentes et Miguel Pro et ses frères sont accusés de tentative d’assassinat contre l’ex-président Obregón. Mais pour Dragon, ces accusations sont fausses[24]. La béatitude du personnage l’absout de toute responsabilité. D’autant plus que son exécution résulte d’un jugement sans procès.

Après avoir exposé l’exécution de Miguel Pro en détail, en incluant les photographies de l’événement pour rehausser le côté dramatique, Dragon affirme que le sang des martyrs fortifie la cause catholique. Il explique la symbolique du cortège funèbre constitué de milliers de personnes en la ramenant aux premiers siècles du christianisme : « En ouvrant les fenêtres de son château, le président Calles put voir défiler ces chrétiens héroïques qui chantaient l’hymne triomphal au Christ-Roi… Ainsi, il y a dix-neuf siècles, passaient devant Néron les premiers chrétiens qui venaient de voir mourir leurs frères[25]. » La résistance catholique contre le gouvernement, même ses actions violentes, est ainsi exaltée.

Ce message est aussi présent dans les autres oeuvres d’Antonio Dragon, par exemple son livre Au Mexique rouge. Maria de la Luz Camacho, première martyre de l’Action catholique, qui est consacré à la deuxième phase de la persécution religieuse, dans les années 1930. Il rappelle d’abord la répression du gouvernement Calles. La paix signée avec le Vatican en 1929 n’a toutefois pas mis complètement fin aux hostilités et une nouvelle vague de violence a débuté aux débuts des années 1930. Dans le chapitre « l’épopée sanglante », Dragon décrit en détail les persécutions contre les religieux, cherchant à susciter l’horreur chez son lectorat face à la violence du gouvernement mexicain. Il dépeint aussi avec sympathie comment les militants catholiques accueillaient la mort avec joie : « Monsieur Florentino Alvarez […] est mort en confessant Jésus-Christ, à l’âge de trente-sept ans, le 10 août. Sa mère, son épouse, ses parents et amis vous communiquent avec joie cette nouvelle, afin que vous priiez pour le triomphe de la religion au Mexique. » Plus loin, Dragon rapporte les paroles d’une mère à qui son enfant lui a appris la mort de ses deux frères : « Et toi ? Tu n’as donc pas pu, comme tes frères, atteindre la couronne ! Deviens encore meilleur pour la mériter[26] ! » La guerre larvée poursuivie par les Cristeros suscite l’admiration de Dragon : « Les contributions arrivaient de partout aux ‟libérateurs” ; des loteries s’organisaient pour leur procurer des armes. Des femmes héroïques, des enfants même risquaient leur vie pour la cause sacrée[27]. » Il décrit même José Toral, le catholique qui assassina l’ex-président Obregón, comme « le plus célèbre des libérateurs[28] » ! Nul doute, le regard porté sur le Mexique dans les années 1920 et 1930 démontre que des publications catholiques d’ici cautionnaient alors la violence religieuse et en célébraient ses martyrs.

Après avoir encensé la jeune victime, Maria de la Luz Camacho, il s’en prend au gouvernement. Il faut dire que les Chemises rouges, cette organisation politique fondée par le gouverneur de Tabasco, Tomás Garrido Canabal, étaient responsables de la mort de la jeune femme. Dragon décrit le gouvernement de Tabasco comme étant le plus soviétique du Mexique. Il explique que la promotion du socialisme, l’émancipation absolue de la femme, l’éducation sexuelle et des leçons d’athéisme font partie de son programme[29]. Évidemment, ces notions sont encore à des années-lumière du programme électoral d’un parti politique québécois dans les années 1930 où l’on ne discute pas encore sérieusement de laïciser l’éducation et les soins de santé. C’est pour cette raison qu’il termine en encensant le Mexique catholique. L’assassinat de Maria de la Luz Camacho fit apparaître le Mexique rêvé par le jésuite québécois : « Le sang coulait abondamment de la blessure. Elle vit alors, comme en un rêve, les trois couleurs du drapeau mexicain : vert, blanc et rouge… Le col blanc, le sang sur la robe verte ! Dans le parc, le drapeau sacrilège rouge-noir recouvrait la croix ; sur le seuil de son église, la jeune martyre mourait enveloppée dans les couleurs du vrai Mexique catholique[30]. » Au-delà de la célébration de la résistance catholique, l’ouvrage est truffé de références anticommunistes. Ainsi, la menace du communisme est le plus grand danger qui guette le Mexique.

Les deux films qu’il rapporte de son voyage au Mexique en 1936 sont encore plus explicites. Ces films muets, qui sont en fait des photographies commentées montées sur bobines de film, couvrent essentiellement le sujet de ses livres sur Miguel Pro et Maria de la Luz Camacho. Le premier film inclut aussi plusieurs montages photos et vidéos d’institutions catholiques nationalisées par le gouvernement mexicain. Par exemple, on peut lire sur les diapositives : « Couvent des religieuses ‟Teresianas” devient une école socialiste. Comme toutes les autres écoles de l’état [sic], elle est sous la direction de bolchévistes venus de Russie » ou encore « L’église “San Diego” devient un club pour jeunes révolutionnaires »[31]. Dragon utilise souvent le terme « volé » pour qualifier ces nationalisations et il souligne aussi que ces institutions sont utilisées par les « socialistes ». Le deuxième film montre des attraits touristiques intéressants du Mexique. Dragon termine en exposant des photographies de personnes torturées et exécutées par les « socialistes »[32]. Le thème de l’anticommunisme traverse les écrits et les films de Dragon[33]. Son collègue Joseph Ledit reprendra le flambeau et c’est dans les pages de Relations qu’il défendra et exaltera pour la première fois la résistance catholique mexicaine.

Relations et la menace communiste au Mexique

La publication de Relations, revue fondée par les jésuites du Québec, débute en janvier 1941 et fait suite à L’Ordre nouveau qui devait défendre le « Programme de restauration sociale lancé par l’École » sociale populaire, qui faisait la promotion de solutions et de politiques corporatistes pour s’opposer aux dérives du capitalisme, ainsi que « L’exposition de la doctrine sociale catholique [qui] constituera [son] principal effort »[34]. L’Ordre précisait aussi que le communisme « le préoccupe particulièrement[35] ». Joseph Ledit consacrera sa plume à cette préoccupation dans les pages de Relations.

Joseph Ledit est membre de l’équipe de fondation de la revue Relations, composée du « PP. Archambault, [Joseph] Ledit, [Jacques] Cousineau et [Jean d’Auteuil Richard][36] ». Il fait aussi partie de la première équipe de rédacteurs, dans le premier numéro qui paraît pour la première fois en janvier 1941, et qui inclut aussi : « Joseph-Papin Archambault (directeur jusqu’en juin 1941), Jean-d’Auteuil Richard (directeur de juillet 1941 à décembre 1948), Jacques Cousineau, Alexandre Dugré, Émile Bouvier, Luigi D’Appolonia et Orner Genest[37]. » Joseph Ledit a permis de décloisonner la revue des enjeux québécois. Jean-d’Auteuil Richard écrira : « À ce chapitre de l’ouverture sur le monde, la contribution la plus importante, tant par sa quantité que par sa qualité, fut celle du père Ledit[38]. » Au moment de joindre l’équipe de Relations, Ledit venait juste d’immigrer au Canada.

Joseph Ledit est né à Sainte-Suzanne, en France, en 1898[39]. Il s’est joint aux jésuites aux États-Unis avant de poursuivre sa formation en théologie en Europe, en Espagne plus précisément. Il y a appris le russe avant de devenir spécialiste des relations entre l’Église catholique et l’URSS et d’effectuer une mission clandestine pour Rome dans ce pays[40]. À son retour à Rome, Ledit a étudié au Pontificio Instituto Oriéntale pour y compléter sa formation universitaire[41]. Il s’est fait connaître en partageant ses connaissances sur l’URSS et sur les actions de déchristianisation des régimes communisants.

D’ailleurs, Joseph Ledit a dirigé, à partir de l’Italie, Lettres de Rome sur l’athéisme moderne de 1935 à 1939. Les articles de cette revue analysaient les stratégies communistes pour imposer un ordre social athée. Une dispense spéciale a dû être octroyée par le gouvernement italien pour que la revue puisse se documenter adéquatement en recevant des publications communistes du monde entier[42]. Mais la guerre qui se profile en septembre 1939 le fait fuir. Il se réfugie au Canada où il vécut jusqu’à sa mort en 1986[43]. Il trouva rapidement des collègues jésuites avec qui collaborer pour poursuivre son labeur de conscientisation anticommuniste en s’établissant à Montréal.

Dès sa fondation, durant la Deuxième Guerre mondiale, Relations s’intéresse aux grands débats idéologiques qui animent la planète. Au-delà des enjeux européens, la revue prend aussi en considération les questions latino-américaines. Cet intérêt annonce un certain changement au sein de l’intelligentsia canadienne-française qui s’ouvre à la situation de ses confrères catholiques des Amériques. La menace perçue qui pèse sur ces sociétés leur indique que l’Occident est menacé par la laïcisation portée par les mouvements de gauche. En tant que rédacteur attitré aux nouvelles internationales jusqu’au milieu des années 1960, Joseph Ledit aborde de front ces problématiques en couvrant d’abord et avant tout les mouvements latino-américains. Le mouvement contre-révolutionnaire des synarchistes, au Mexique, attire particulièrement son attention.

Dès les premières années de publication, les nouvelles internationales traitent de la situation du catholicisme au Mexique et des avancées du mouvement synarchiste. De 1941 à 1945, Relations a publié 34 articles et comptes rendus sur le Mexique[44]. Même si les autres pays latino-américains seront plus souvent traités de 1945 à 1960 – la revue publie 117 articles, chroniques et recensions sur l’Amérique latine durant cette période –, Joseph Ledit conserve les liens qu’il s’est forgés au Mexique depuis son premier voyage en 1943. Il continua à traiter des initiatives catholiques pour contrer les politiques anticléricales du gouvernement mexicain et à se préoccuper de l’influence communiste au pays.

Relations publie des articles de fond écrits par des spécialistes des affaires latino-américaines. Mais nous trouvons la plupart des textes sur le Mexique dans la section « Horizon international », rédigée par Joseph Ledit. C’est de cette façon qu’il couvre le mouvement synarchiste la plupart du temps – le mouvement synarchiste ne fut pas seulement un mouvement culturel et social catholique informel : les membres se sont en effet regroupés dans un parti politique en 1937, l’Union nationale synarchiste (UNS). Il publie un premier texte long intitulé « Synarchistes » en mai 1942 où il présente les objectifs du mouvement et raconte une rencontre avec un synarchiste faite lors d’un voyage aux États-Unis, avant de se rendre au Mexique pour mieux connaître le mouvement et les enjeux du Mexique catholique. La rencontre commence par une équivoque, car Ledit fait la connaissance d’un employé qui fait le ménage dans la chambre d’un prêtre et comprend qu’il s’agit d’un anarchiste :

Meet Pancho, me dit mon ami, he is synarchist. Je compris « anarchiste »… un peu surpris de voir un anarchiste faire la chambre d’un prêtre. « Pas anarchiste ! Synarchiste ! Juste le contraire. Nous voulons l’ordre et l’autorité que l’anarchie détruit ». Depuis plus d’un an, je cherchais à rencontrer des synarchistes en chair et en os[45] !

Pancho lui raconte comment il s’est connecté avec le mouvement synarchiste. En fait, il explique que ce mouvement est en lien avec l’activisme catholique durant la persécution :

Je m’étais dit, en partant [pour mon voyage au Mexique], que je verrais un peu ce qu’est l’ACJM (Association catholique de la Jeunesse mexicaine, – dont l’activité pendant la persécution de Calles avait été remarquable). J’arrivai chez mon cousin, et je lui demandai ce qu’était l’ACJM. – L’ACJM est bien, répondit-il, mais maintenant nous avons une autre organisation, meilleure. – Comment, meilleure, lui dis-je ? – Oui, le synarchisme. Cette nouvelle organisation ne s’occupe pas seulement de la religion, mais de tout ce qui est mexicain[46].

En mentionnant l’ACJM, Ledit connecte l’histoire du synarchisme avec celle de la résistance catholique avec laquelle les Canadiens français ont pu se familiariser dans les livres d’Antonio Dragon.

Dans les écrits de Ledit, l’histoire du synarchisme est celle d’une résistance catholique glorieuse contre un gouvernement athée. Leur pacifisme les distingue de la résistance des critsteros. Pancho lui explique :

– Les cristeros furent courageux et héroïques. Mais notre fondateur étudia la question très soigneusement, et conclut que si l’on se servait d’armes, on n’aboutirait pas. Ce n’est pas en tuant que l’on arrivera, mais en se faisant tuer. À la violence, nous répondons en croisant les bras[47].

En rapportant cette conversation, Ledit rattache l’histoire des synarchistes à celle des martyrs de la répression gouvernementale. Il termine son article en spécifiant que l’enjeu de la violence « oppose le synarchisme à l’hitlérisme, au fascisme, etc.[48] ». Cette précision était nécessaire en contexte de guerre pour légitimer les objectifs du mouvement. Les articles de Ledit sur le synarchisme contrastent avec ceux d’autres intellectuels nord-américains beaucoup plus critiques du mouvement et de ce qu’ils percevaient comme des tendances fascisantes. Ledit ne semble pas avoir considéré ces tendances d’extrême-droite, préférant souligner les orientations catholiques du mouvement et excusant ses dérives politiques par le caractère immature de ses dirigeants[49].

Les synarchistes sont indéniablement une influence positive dans le panorama mexicain, selon Ledit. Ils ont contribué au « renouveau religieux » qui marque le pays au début des années 1940[50]. De plus, ils contribuent à renouveler la gestion du monde rural en l’éloignant du modèle des ejidos, propriétés foncières collectives utilisées par des paysans depuis la Révolution. Les synarchistes proposent un modèle de propriété qui se rapproche de celui du Québec, mettant l’accent sur la petite propriété foncière individuelle où une famille peut survivre grâce à son agriculture. Il écrit : « Jusqu’à maintenant [le synarchisme] a été essentiellement un mouvement agricole. Au lieu de la devise communiste : ‟Tous prolétaires”, il proclame : ‟Tous propriétaires”[51]. » Ledit ne se fait pas d’illusion quant à l’adoption du programme proposé par les synarchistes par l’État mexicain, mais en faire la promotion lutte contre la bolchévisation du Mexique :

Le désordre politique mexicain est plus grave qu’il n’en a l’air. D’après ce que nous disions plus haut, la bolchévisation d’une partie considérable de l’Europe continentale ne doit pas être considérée comme une impossibilité absolue. Un Mexique désorienté, livré au désordre et à l’anarchie par des politiciens qui ne songent qu’à leur enrichissement personnel, pourrait devenir, sur ce continent, une tête de pont inquiétante[52].

Voilà un message qu’il répète dans ses articles : le synarchisme et la résistance catholique luttent essentiellement pour que le Mexique ne bascule pas dans le bloc de l’Est, pour qu’il ne se joigne pas au monde communiste. Avec l’anticommunisme catholique qui s’exprima au Québec durant le premier gouvernement Duplessis et la guerre froide qui se profilait à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, voilà un message qui résonnait au Canada français[53].

Et pour intéresser un lectorat à ce mouvement de résistance mexicain, Ledit rapproche celui-ci de la résistance des Québécois pour contrer les pressions assimilationnistes. Il écrit :

L’Hispanidad qui intéresse les synarchistes n’a pas pour devise : « une Race, une Langue, une Culture, une Religion », mais il affirme que l’Amérique latine a une culture à elle, deux langues à elle (le portugais et l’espagnol), et que la civilisation latino-américaine est pétrie de catholicisme. L’Hispanidad estime que les Indiens, civilisés par les colonisateurs espagnols, ont les mêmes droits que les autres. Il nous semble que les Anglo-Saxons (peut-être encore plus les anglo-saxonisés du melting pot) sont les plus mal placés pour critiquer cette attitude. Parmi les Canadiens anglais, il ne manque pas de personnes qui estiment que tant que le Québec restera catholique et parlera français, l’unité canadienne restera un mythe. À eux, certainement plus qu’aux « hispanistes », on peut appliquer le « Nazi-sounding slogan : One Race, One Language, One Culture, One Religion »[54].

Cette défense des sociétés catholiques nord-américaines contre les insinuations de sympathies fascistes vaut tant pour les nationalistes canadiens-français que pour les synarchistes mexicains. Les propos de Ledit ont d’ailleurs été critiqués dans la revue de tendance libérale publiée à New York, The Protestant, par Mary Curtice en juillet 1944 :

For the past two years, Relations, the brilliant Jesuit monthly which furnishes the doctrinal background for the corporatist movement in Quebec, has been plugging Sinarquism. To read its pages, one would never guess that anything except Sinarquist activities was going on in Mexico. Father Ledit fears that a Mexico delivered to politicians can form a disturbing bridgehead for a bolshevized Europe […] In Action Nationale, the pro-Franco organ of the Bloc Populaire, Andre Laurendeau laments that Canada’s participation in the war has isolated her from Latin America[55].

Pour Curtice, le synarchisme et ses défenseurs au Québec représentent une menace fasciste en Amérique du Nord. On constate que les commentateurs anglophones identifiaient le synarchisme au fascisme. Le livre Le front des pauvres, de Joseph Ledit, contredira ces dénonciations et réitérera sa défense d’un mouvement qu’il qualifie de pacifiste.

Le front des pauvres

Le front des pauvres a été publié en français à Montréal en 1954. Cette histoire du mouvement synarchiste au Mexique a réussi à répandre dans le reste de l’Amérique du Nord une lecture de l’histoire favorable aux intérêts de la droite catholique mexicaine. Cela a été possible, car le livre a été rapidement traduit en espagnol, El frente de los pobres (1957), ainsi qu’en anglais, Rise of the Downtrodden (1959), contribuant ainsi à maintenir des réseaux de solidarité nord-américaine créés par la droite catholique mexicaine depuis la Révolution et, surtout, la guerre des Cristeros. Un chapitre a même été l’unique texte sélectionné par James W. Wilkie et Albert L. Michaels dans leur ouvrage édité en 1985, Revolution in Mexico : Years of Upheaval, 1910–1940[56]. Le livre est ensuite devenu, malgré son peu de rigueur scientifique, une référence dans l’historiographie du mouvement synarchiste[57].

Pour un intellectuel aussi bien connecté sur les réseaux anticommunistes européens et nord-américains, Ledit est satisfait du succès relatif du Front des pauvres. En célébrant la lutte du mouvement synarchiste pour contrer l’infiltration marxiste au Mexique, il connecte cette lutte à la persécution des catholiques et à leur conflit avec l’État. Il explique :

Pour apprécier l’effort des catholiques, il devenait nécessaire de comprendre pourquoi, en 1914 et durant les années suivantes, la persécution avait éclaté, et pourquoi, successivement, elle assuma les modalités dont le Mexique fut le témoin, la victime, et dans une appréciable mesure, le vainqueur[58].

Pour lui, cette violence est la conséquence d’un siècle de libéralisme et de laïcisation : « Depuis l’avènement du libéralisme, ce fut toujours la tendance de l’État laïque de restreindre l’action de l’Église aux actes cultuels proprement dits. L’Église a inévitablement protesté contre cette mutilation[59]. » Et l’État a répondu à cette protestation par la violence.

Voilà pourquoi la communauté scientifique a d’abord reçu le livre d’une façon critique, François Chevalier le qualifiant « d’oeuvre de combat[60] ». Jean Meyer, pour sa part, a rédigé un ouvrage sur le synarchisme en qualifiant le mouvement de fascisme mexicain[61]. Dans une publication subséquente, il affirme à propos du texte de Ledit qu’il s’agit d’un « livre de propagande [qui] résume la version de l’histoire d’Antonio Santacruz[62] ». Antonio Santacruz, qui a traduit en espagnol Le front des pauvres, est nul autre que le fondateur de l’organisme à l’origine du mouvement synarchiste. Il avait fait la connaissance de Joseph Ledit dans les années 1940. Ledit, tout comme le jésuite canadien Luigi D’Appolonia, sera en contact avec Antonio Santacruz jusque dans les années 1970[63].

Le livre couvre une histoire de résistance et d’initiatives catholiques beaucoup plus large que le simple mouvement synarchiste. Pour Ledit son ouvrage est consacré

à décrire un effort universel, unique en son genre qui engloba patrons, ouvriers, professionnels et paysans dans une action aussi remarquable qu’originale et qui arrivera à des résultats que le lecteur appréciera. C’est ce que j’ai appelé le FRONT DES PAUVRES, car on trouvera chez les riches quelque chose du dépouillement évangélique[64].

L’ouvrage est divisé en treize chapitres qui débutent avec les offensives gouvernementales faites au détriment de l’Église et de la religion catholique. Le livre nous présente ensuite le rétablissement de la liberté juridique du culte, la lutte pour la reconnaissance de l’enseignement confessionnel et les efforts de l’Action catholique pour évangéliser la population. Après avoir décrit avec moult détails la persécution des catholiques dans l’État de Tabasco, dirigé par Tomás Garrido Canabal, les quatre chapitres suivants expliquent différentes initiatives catholiques pour mobiliser la population en faveur d’alternatives sociales pour contrer l’hégémonie de l’État révolutionnaire : avec un mouvement ouvrier catholique, les pèlerinages organisés par ces mêmes ouvriers, avec les patrons catholiques de Monterrey et le modèle de colonisation prôné par les synarchistes en Basse-Californie comme mesure pour éloigner les paysans de la réforme agraire communisante du gouvernement. Les trois derniers chapitres tentent de positionner l’expérience synarchiste comme point culminant de la renaissance spirituelle du Mexique – en dépit des divisions internes qui ont émergé dans la dernière période du mouvement – ce qui aurait permis aux catholiques de lutter efficacement contre le communisme dans leur pays.

En fait, les catholiques ne luttaient pas directement contre le communisme. Ils luttaient contre la violente répression gouvernementale. Selon Ledit, l’influence socialiste sous-jacente à la Révolution est responsable de l’intransigeance et de la violence de l’État envers les catholiques :

[La Constitution de 1917] ne répond en aucune façon à la réalité nationale ; elle ne peut être appliquée que par la violence, et sous un régime de persécution. Plusieurs prescriptions de la législation soviétique, en particulier celle qui a trait aux responsables des édifices cultuels, suivirent à une année de distance l’oeuvre des législateurs mexicains. Sous ce rapport, le Mexique de 1917 fut à l’avant-garde de la révolution mondiale[65].

C’est pour cette raison que Ledit affirme, à l’instar d’Antonio Dragon dans ses livres portant sur la persécution étatique et la résistance des catholiques, que « la désobéissance à la loi ne souffrait pas d’exception, et il fallait résister jusqu’au martyre[66] ».

La description des événements relatifs au conflit entre l’État mexicain et les catholiques – les lois de Réforme au XIXe siècle, la Révolution, la guerre des Cristeros et la persécution des catholiques – est à l’image du portrait brossé par Antonio Dragon. Ce qui est nouveau dans les écrits de Ledit, c’est l’intérêt pour les initiatives catholiques en vue de contrer cet état de fait. Il célèbre les initiatives laïques pour défendre la foi et venir en appui à l’Église catholique. En fait, il anticipe le décret sur l’apostolat des laïcs promulgué durant Vatican II, Apostolicam Actuositatem (1965) :

L’oeuvre de reconstruction, dans la mesure où elle a été réalisée, est entièrement due aux laïques qui en firent leur besogne et leur idéal de vie. On a rarement vu un groupe de laïques prendre leurs responsabilités avec autant d’énergie, de compétence, et de dévouement. Peut-être quelques nouvelles notions d’apostolat laïque furent-elles par-là précisées. Il est un apostolat laïque qui est simplement la prolongation de l’apostolat hiérarchique[67].

Il affirme que l’implication des laïcs est surtout nécessaire dans les sociétés qui n’ont pas une Église catholique aussi puissante et bien organisée que celle du Québec. Mais l’exemple donne néanmoins matière à réflexion.

La contribution la plus importante de la renaissance mexicaine à l’ordre international a été, selon Ledit, d’éloigner la population croyante du Mexique des réformes socialisantes du gouvernement. Il affirme que les synarchistes ont grandement contribué à ce développement :

En redonnant au Mexique son idéal traditionnel, le synarchisme a rétabli de nombreuses valeurs qu’on avait oubliées. Il a ramené l’honneur du drapeau national. On ne chante plus l’Internationale dans les réunions de travailleurs et de paysans. […] En luttant contre la persécution religieuse, contre la tentative d’implanter un mode de vie soviétique sur le continent américain, les catholiques mexicains luttèrent non seulement pour leurs propres réalités nationales, mais pour la liberté tout court[68].

Voilà probablement pourquoi le livre trouva un auditoire aux États-Unis, alors que le pays sortait à peine de la « Peur Rouge » du maccarthysme, ainsi qu’au Canada anglais, alors que le livre d’Igor Gouzenko, The Fall of a Titan, venait de remporter le prix du Gouverneur général en 1954, renouvelant ainsi la crainte du communisme au Canada[69]. Il faut dire aussi que lorsque Joseph Ledit se prononce sur la menace communiste et sur le danger que le Mexique ne devienne une tête de pont en Amérique du Nord, il le fait avec une certaine autorité. Il ne publiait pas seulement des textes sur le sujet depuis le temps qu’il dirigeait Lettres de Rome sur l’athéisme moderne dans les années 1930, mais il donnait aussi des cours et des conférences au collège de la Gendarmerie royale du Canada pendant qu’il couvrait cette thématique dans les pages de Relations dans les années 1940 et dans Le front des pauvres dans les années 1950. En effet, de 1948 à la fin des années 1950, Ledit a été engagé par la police fédérale pour enseigner au Collège canadien de police à Regina, à Rockcliffe et à Kingston, couvrant les progrès du communisme et les moyens de lutter contre son influence[70]. Dans le contexte de la guerre froide, Joseph Ledit mobilise l’exemple du Mexique pour conscientiser la population catholique à la menace du communisme.

Conclusion

Il est intéressant de constater que l’anticommunisme imprègne les livres sur le Mexique produits par les jésuites du Québec avant les années 1960. Cet intérêt débute à la fin des années 1920, donc bien avant que la guerre froide ne transforme les Amériques en espace géostratégique prioritaire pour les États-Unis. En fait, l’anticommunisme catholique que l’on retrouve dans les livres d’Antonio Dragon et les articles publiés dans Relations par Joseph Ledit se préoccupent surtout des impacts de l’influence communisante au Mexique sur l’anticléricalisme de l’État. L’anticléricalisme mexicain indique aux jésuites du Québec la menace que la laïcisation de l’espace social fait peser sur nos sociétés catholiques occidentales, car elle leur faisait craindre qu’il s’agissait d’un premier pas vers la déchristianisation totale de ces sociétés.

Le livre Le front des pauvres confirme cette menace au lectorat catholique qui se préoccupe de l’influence communiste dans les Amériques. Mais ces publications favorables aux intérêts des catholiques conservateurs mexicains et latino-américains seront transformées par l’arrivée de plus d’un millier de missionnaires catholiques québécois en Amérique latine dans les années 1960 et 1970. Par exemple, l’intérêt pour les enjeux latino-américains est toujours aussi présent dans la revue Relations, mais leur couverture est désormais influencée par la théologie de la libération et les mouvements populaires de gauche qui revendiquent plus de justice sociale pour la population. Malgré ce changement de perspective dans les années 1960 et 1970, force est de constater que depuis les années 1920, la revue Relations et des jésuites du Québec se sont intéressés aux événements mexicains et latino-américains. Ces publications ont d’abord mis en garde le lectorat québécois contre la laïcisation de la société, mais elles ont aussi rapidement relayé des initiatives sociales inspirantes.