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N’en déplaise à l’historien Allan Greer, les femmes n’ont pas été de simples figurantes lors des rébellions de 1837-1838. C’est pourtant ce que le professeur de l’Université McGill insinue dans son essai Habitants et Patriotes[1]. S’il concède quelques « contributions accessoires » à la gent féminine, il affirme qu’il n’existe presque aucune preuve d’un engagement actif des femmes dans la cause des patriotes. Pour moi qui fréquente les archives de Julie Bruneau-Papineau et de ses consoeurs depuis plus de vingt ans, leur supposée indifférence m’a toujours fait grincer des dents.

Mais voilà que Mylène Bédard, professeure à l’Université Laval, démontre noir sur blanc que les femmes se sont bel et bien engagées dans cet épisode révolutionnaire. Elles ont mené des actions politiques et se sont exprimées, en privé et en public, pour protester contre les injustices et réclamer leurs droits au gouvernement. Bien entendu, elles n’ont pas pris les armes, cela était inconcevable au XIXe siècle, bien que l’une d’elles, Émilie Boileau-Kimper, ait participé à une assemblée patriote un pistolet à la main…

En analysant 300 lettres de femmes liées au mouvement de rébellion entre 1830 et 1840, Bédard a constaté que les bouleversements de l’ordre social imprègnent leur prose. L’ancrage de leurs lettres dans le contexte insurrectionnel lui a permis d’observer les effets des événements sur leur façon d’écrire et de mesurer les mutations de l’écriture féminine. Pour l’essayiste, il est évident que cette sombre décennie a incité les femmes à coucher leurs pensées sur le papier. À travers leurs correspondances, elle a pu suivre l’éveil progressif de leur conscience politique et la construction d’une image de soi.

D’entrée de jeu, Bédard recrée le climat sociohistorique des années 1830 à 1837 au Bas-Canada. Les activités publiques foisonnent et les femmes contribuent à cette effervescence prérévolutionnaire. Loin d’être absentes des sources archivistiques, comme le prétend Allan Greer, elles ont écrit à leurs parents et amis, ainsi qu’aux autorités, moult lettres qui font voir la diversité de leur engagement et la ferveur qui les animaient.

Parmi les épistolières de son corpus, Julie Bruneau-Papineau se démarque. Sa correspondance constitue une réflexion critique sur la politique et la condition féminine. L’épouse du chef des patriotes n’hésite pas à prêcher la violence, voire la guerre civile, si cela devenait nécessaire pour obtenir la justice, et juge sévèrement ses contemporains incapables de « sacrifier l’intérêt personnel pour celui de leur pays ». Bédard souligne la valeur historique de ses écrits qui projettent un complément d’éclairage sur son mari, Louis-Joseph Papineau.

Comme Julie, sa belle-soeur Rosalie Papineau-Dessaulles s’exprime sur les enjeux politiques étroitement liés à ses préoccupations familiales. Inquiète du sort de son frère Papineau, elle s’en prend à la bande de séditieux qui poussent la haine jusqu’à mettre sa tête à prix et promettent l’impunité « au premiez scélérat qui aura voulu se charger de ce crime ». Plus posée que ses deux amies, mais non moins politisée, Marguerite Lacorne-Viger commente les journaux anglophones et francophones et reçoit chez elle les principaux leaders patriotes, ce qui donne lieu à des discussions animées. D’autres épistolières complètent ce corpus, dont Henriette Cadieux, l’épouse de Thomas Chevalier de Lorimier, qui se représente comme l’héritière du héros dont elle entend poursuivre la lutte.

D’après Bédard, les journaux, alors très partisans, ont favorisé la politisation des femmes. En les lisant, celles-ci se forgent des opinions qu’elles livrent à leurs correspondants, servant ainsi de courroie de transmission des informations politiques : « Une lecture croisée des lettres et de la presse a permis d’observer que l’époque fournit aux femmes des occasions de jouer un rôle social et politique qu’elles vont saisir et mettre en valeur dans l’écriture. »

Au sein des cercles des dames patriotes, elles confectionnent des drapeaux et lisent à haute voix les lettres reçues. Les assemblées populaires leur permettent de prendre part au débat et d’affirmer leurs convictions. L’élection de 1832, au cours de laquelle l’armée tue trois Canadiens, sert de déclencheur. Julie Bruneau-Papineau applaudit l’enquête qui se tiendra en Chambre. C’est, écrit-elle à son mari, la seule manière de « faire connaître au public toute l’infamie de leur conduite ».

L’histoire privée est liée à l’histoire officielle, et les exemples cités par Bédard foisonnent. Les consultations entourant le dépôt des 92 Résolutions en 1834 contribuent à éveiller les consciences. Pour protester contre les injustices du Colonial Office, le boycottage des produits d’outre-mer s’organise. Les femmes ornent leurs maisons de couleurs patriotiques. Plusieurs, comme Adèle Berthelot-La Fontaine, s’habillent en étoffe du pays. À la Saint-Jean-Baptiste, elles servent des repas composés essentiellement de denrées du pays. En 1836, lorsque les carabiniers volontaires font un charivari devant sa demeure, rue Bonsecours, Julie Bruneau-Papineau s’emporte contre les « cris de sifflements de canaille ».

Voyant monter la colère, le clergé catholique, qui condamne le mouvement patriote, exerce des pressions sur les femmes dont la vocation, rappelle-t-il, est d’assurer le salut de leur famille. Dès lors, celles-ci sont partagées entre leurs convictions religieuses et leur sentiment patriotique. Cette ambivalence est perceptible dans leur correspondance. Si Julie exhorte son fils Amédée à remplir ses devoirs de chrétien, elle reproche aux représentants de l’Église d’être « partis d’eux mêmes à se ranger du coté du pouvoir. »

L’ouvrage documente solidement l’implication des femmes au moment des troubles. À Sainte-Martine, lors de l’assermentation des Frères chasseurs, c’est une femme [Marguerite-Julie Cornelier] qui a lu à chaque aspirant la formule du serment et les conditions pour entrer dans l’association paramilitaire clandestine. À Saint-Benoit, des résidentes ont caché le notaire Jean-Joseph Girouard dans leur grenier : « Sans ces généreuses patriotes, écrit celui-ci depuis sa cellule, j’eusse inévitablement tombé entre les mains des affreux cannibales qui ont porté la flamme et la désolation chez nous ». Girouard vante aussi Adèle Berthelot-La Fontaine qui, défiant les autorités, alla prodiguer des soins aux prisonniers du Pied-du-Courant accusés de haute trahison.

La répression frappe les femmes. Plusieurs sont amenées à quitter leur foyer pour trouver refuge ou s’exiler. Elles s’éloignent alors du champ de compétences reconnues au féminin et leur écriture se modifie. Bédard constate combien les temps sont durs pour celles dont le mari croupit en prison ou subit l’exil. Elles luttent au quotidien pour la survie de leurs familles menacées par l’indigence. Les missives de Reine Harnois à son époux, Ludger Duvernay, fondateur de La Minerve, nous renseignent sur la précarité de leur situation financière. D’autres femmes ont écrit aux autorités coloniales pour réclamer compensation. Bédard cite Marie-Louise Dandurand qui rappelle à John Colborne qu’elle « fut chassée de sa demeure par le feu qu’y avait allumé la main de l’incendiaire. »

Les épistolières évoquent longuement le climat de violence qui sévit. « C’est souvent la peur qui les mène à l’écriture », note Bédard. Vols, viols, attentats à la pudeur, arrestations… « À partir de situations vécues, elles construisent un témoignage qui tend à déplacer les limites du champ de bataille et à éclairer des zones d’ombre », précise-t-elle.

Rosalie Papineau-Dessaulles, qui héberge clandestinement des patriotes en fuite à son manoir de Saint-Hyacinthe, relate des cas illustrant l’acharnement des autorités britanniques. À Saint-Denis, confie-t-elle à Julie, les demoiselles Dormicourt ont été emprisonnées « pour les obligé à dépôsé contre un pauvre malheureux aministié par la reine lan passé ». (Jusqu’ici, tout ce que l’histoire avait retenu de ces deux soeurs, c’est qu’elles avaient soigné les blessés des deux camps…) À son tour, Julie lui parle d’une femme qui a mis le feu à sa maison, quand elle a vu les soldats britanniques s’en approcher : « elle dit qu’elle ne voulait pas que ce fut dit qu’elle avait peur d’eux ni qu’ils profitassent de sa demeure. »

L’angoisse étreint celles qui attendent, impuissantes, l’exécution d’un mari ou d’un fils. Dans un cri déchirant lancé à lady Colborne, l’épouse du gouverneur, Eugénie Lemaire-St-Germain se décrit comme une mère tremblante d’effroi qui « tombe à ses pieds » pour lui « demander la vie de son époux bien-aimé et le père de ses cinq enfants ».

Pour illustrer l’allégeance des Canadiennes aux valeurs de liberté et de justice qui ont mené les Canadiens à la révolte, Bédard cite une lettre de Louis-Joseph Papineau qui salue le patriotisme de Marie-Euphradine Lamontagne, une mère ayant perdu un fils au combat et dont l’autre vit en exil. Au consul britannique qui réprouvait cette rébellion, elle avait répondu : « si c’était à recommencer et que mes enfants voulussent agir comme ils l’ont fait, je n’essayerais pas à les détourner parce qu’ils n’agissaient nullement par ambition, mais par amour du pays et par haine contre les injustices qu’il endure. »

Enfin, Bédard analyse l’apport des femmes à la littérature nationale. Elle mentionne notamment les poèmes patriotiques d’Emily Bathe, l’épouse du chef de la seconde insurrection, Robert Nelson, qui parurent dans les journaux étatsuniens ; l’un d’eux, The Canadian Wife, les épouses des patriotes.

Comme l’auteure le souligne, ces actions en coulisse échappent généralement à l’histoire officielle qui tend à privilégier la scène publique, la politique et les batailles armées. De là tout l’intérêt d’exploiter les sources premières jusque-là négligées qui dorment aux archives. Ce faisant, Mylène Bédard redonne aux femmes la place qui leur revient dans cette page mouvementée de notre histoire et enrichit nos connaissances de la littérature féminine au XIXe siècle. C’est le grand mérite de cet ouvrage.