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En février 1941, A. A. Berle, assistant au secrétaire d’État américain, déclare, dans un échange avec Sumner Welles, sous-secrétaire d’État, au sujet des relations entre le Canada et les États-Unis : « […] we have a special relationship to Canada ; and that Canadian defence comes so close to our own that we have to consider Canadian needs as though they were to a considerable extent the needs of the American armed forces[1] ». Cette proximité canado-américaine soulignée par les deux politiciens a fait l’objet de plusieurs études. Les échanges et les liens entretenus entre les deux pays depuis la Seconde Guerre sont d’ailleurs bien documentés[2]. Toutefois, leur collaboration au sujet de la détention des prisonniers de guerre allemands sur le continent nord-américain demeure méconnue autant pour les spécialistes de l’histoire de la captivité que pour les experts de l’histoire politique américaine. Pourtant, les deux États voisins ont été geôliers pendant la Deuxième Guerre mondiale. Entre 1940 et 1946, le Canada détient près de 35 000 militaires allemands pour le compte de la Grande-Bretagne. De leur côté, les États-Unis, entre 1942 et 1946, détiennent 375 000 « soldats d’Hitler » sur leur territoire[3]. Rapidement, la détention de ces individus va devenir une source de négociation entre le Canada, les États-Unis et la Grande-Bretagne[4]. Alors que Washington s’implique dans le conflit en 1942 et accepte 175 000 prisonniers allemands des Britanniques, Ottawa est déjà l’une des principales puissances détentrices parmi les Alliés de l’Ouest avec plus de 7390 militaires ennemis sur son territoire, contrairement à 32 pour les États-Unis et 500 pour la Grande-Bretagne[5]. Dans ce contexte, les autorités américaines vont porter une attention particulière au système de détention canadien afin d’organiser leurs propres politiques de captivité, ce qui suscite une étroite collaboration entre les deux alliés. Cet article s’attarde à ce processus d’échanges et apporte un nouvel éclairage par rapport à l’établissement de la captivité de guerre en Amérique du Nord. L’historiographie de la détention de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale est vaste. Plusieurs historiens ont examiné ce phénomène selon différents angles, dans plusieurs espaces et avec diverses populations captives[6]. Cependant, la majorité des travaux portent exclusivement sur des cas nationaux précis et délaissent les relations internationales qui influent sur la captivité de guerre[7]. Les nombreuses études américaines constituent un exemple probant de cette tendance. Bien que les travaux des historiens Arnold Krammer, Robert Doyle et Antonio Tompson soient centraux, ils demeurent limités aux frontières des États-Unis et accordent peu d’importance aux influences extérieures sur les politiques établies par Washington[8]. Aussi, plusieurs analyses s’attardent strictement à un camp de prisonniers en particulier ou à la captivité dans un État précis[9]. Cette tendance est d’ailleurs aussi présente dans les études portant sur la détention de guerre au Canada entre 1940 et 1946[10]. Pourtant les chercheurs ont clairement montré que la détention de guerre dans les différents conflits est à la fois influencée par les politiques intérieures et les intérêts nationaux de chaque État, mais aussi par le contexte international et idéologique dans lequel s’inscrit cette détention, notamment en raison du traitement réservé aux prisonniers par les autres puissances détentrices, ennemies ou alliées depuis la Première Guerre mondiale[11]. Le traitement des populations civiles selon leur origine ethnique durant les conflits mondiaux reflète aussi cette même dynamique[12].

Par ailleurs, les recherches s’attardant à la politique étrangère américaine entre 1939 et 1945 abordent peu la question des prisonniers de guerre allemands[13]. Ces dernières sont davantage liées à l’histoire des Alliés. En ce sens, les relations entre Londres et Washington sont bien connues, qualifiées par Winston Churchill de Special Relationship[14]. Ce concept a d’ailleurs rapidement été repris par les chercheurs pour analyser, définir et expliquer cette étroite collaboration en temps de guerre et souligner une proximité politique, militaire, idéologique entre les deux États « cousins »[15]. Cette définition a été remise en question à partir des années 1980 avec les travaux des historiens Christopher Thorne et William Roger Louis[16]. Les chercheurs abordent ainsi les divergences d’intérêts entre les Alliés, mais aussi s’intéressent au rôle des puissances intermédiaires par rapport aux positions des deux États, notamment le Canada. La présente étude s’inscrit dans ce courant en mettant en exergue la relation entre Washington et Ottawa, deux alliés nord-américains et tous deux geôliers en temps de guerre, au sujet des prisonniers de guerre allemands. Elle répond à plusieurs questionnements : de quelle manière les Américains établissent-ils leurs politiques de détention à travers leurs relations avec les Canadiens ? En quoi l’expérience de détention canadienne influence- t-elle les politiques de captivité américaine ? Quelle est la dynamique entre les deux signataires de la Convention de Genève par rapport au traitement des prisonniers allemands ? Cet article apporte un argument à ces questions en soulignant le rapprochement entre les deux pays par le biais de leurs échanges, interactions et coopération au sujet des politiques de détention.

L’étude des négociations au sujet de la captivité des prisonniers de guerre en Amérique du Nord montre non seulement une convergence des positions de Washington et d’Ottawa face au modèle de détention proposé par Londres, mais permet aussi de redéfinir le rôle du Canada sur cette question de par son influence sur les politiques américaines. Ce rôle est souvent limité à celui d’agent ou de geôlier de la Grande-Bretagne, de par son attachement au Commonwealth[17]. Toutefois, les deux voisins nord-américains entretenaient déjà des liens grandissants depuis les années 1930, menant à divers accords économiques et militaires, dont les traités d’Hyde Park et d’Ogdensburg. Les chercheurs ont d’ailleurs interprété ces relations comme l’indication d’une perte d’influence des Britanniques en Amérique du Nord[18]. La détention des prisonniers allemands expose cette même mécanique de rapprochement des positions canado-américaines au détriment de la sphère d’influence britannique.

Plus précisément, cette collaboration nord-américaine s’opère par un partage croissant d’informations stratégiques, ainsi que par de multiples échanges en lien avec leur propre expérience de geôlier, la mise en place des différentes politiques de détention (gestion des camps, transport des détenus, politique de travail, etc.), de même que l’établissement de projets communs liés aux prisonniers de guerre (rééducation, propagande, sécurité des camps et des frontières). Cette présente analyse des relations canado-américaines avance que les Alliés perçoivent le prisonnier de guerre dans une perspective transnationale, tout en assurant leur gestion dans un cadre national ; ils correspondaient les uns avec les autres, contribuaient à leurs politiques respectives, participaient à des projets interalliés et établissaient des politiques communes, se réunissaient périodiquement pour mieux coordonner leurs actions et échanger au sujet des problèmes liés à la détention de guerre, aux solutions apportées, ainsi que partager leurs positions par rapport à la Convention de Genève de 1929, la mise au travail des détenus et le programme de dénazification. Faisant face à plusieurs problèmes similaires dans leur réseau de camps – tentatives d’évasion, présence de nazis fanatiques et surveillance des frontières – les deux États vont largement échanger afin de trouver des solutions à ces problématiques. Les captifs deviennent donc le sujet de transferts d’expertise et d’influence entre les puissances alliées.

Basée sur les archives des différentes autorités politiques et responsables des opérations de détention canadiennes et américaines[19], cette étude porte un regard transnational sur les politiques captives appliquées aux États-Unis et au Canada. En fait, toute histoire de cette captivité de guerre écrite d’un point de vue national demeure incomplète, dans la mesure où elle ne peut refléter qu’une seule dimension d’un phénomène qui transcende ses frontières, se déployant simultanément dans plusieurs espaces, impliquant différents acteurs et se développant par une interaction entre les nations et les organismes impliqués dans la captivité (par exemple le Comité international de la Croix-Rouge ou le YMCA). Pour les responsables américains, la coopération avec les autorités canadiennes devenait nécessaire afin d’établir des politiques communes, ainsi que pour approfondir leur compréhension du prisonnier ennemi, et ce dès 1940, alors que l’Amérique n’est pas encore officiellement en guerre. La sécurité des camps et du territoire, les conditions de détention, le Psychological and Political Warfare, la mise au travail et la dénazification forment des facettes de la captivité auxquels Washington va observer attentivement l’action de leur allié canadien.

1940. Les prisonniers allemands débarquent en Amérique du Nord

C’est au cours de l’été 1940 que les premiers prisonniers de guerre allemands débarquent en Amérique du Nord. En réponse à la demande des autorités britanniques, le gouvernement canadien accepte de prendre en charge la détention de quelque 3000 militaires allemands sur son territoire. Considérant le contexte précaire de la Bataille d’Angleterre et le risque d’une invasion allemande en Grande-Bretagne, Londres décide d’évacuer rapidement outre-mer les individus jugés dangereux pour la sécurité nationale, notamment les prisonniers de guerre[20]. Les premiers détenus débarquent à Québec et Halifax entre juillet et août 1940 et sont transférés par train dans plusieurs camps au sud de l’Ontario et du Québec.

Même si l’Amérique n’est pas encore officiellement impliquée dans le conflit, Washington s’intéresse à la captivité de guerre au nord de la frontière. Selon le Département d’État, les prisonniers au Canada risquent de s’évader afin d’atteindre les États-Unis. La proximité de la frontière, la neutralité du pays et la présence d’un réseau clandestin au sein de la communauté allemande aux États-Unis pouvant venir en aide aux fugitifs inciteraient ces derniers à se rendre sur ce territoire. En réaction à cette possibilité, les autorités américaines demandent à leurs homologues canadiens, via la légation canadienne à Washington, d’établir une procédure commune dans le but d’accroître la surveillance de la frontière canado-américaine en cas d’évasion[21]. Advenant la fuite de captifs, la procédure prévoit que la Gendarmerie royale du Canada (RCMP) et la Direction des prisonniers de guerre (DPW) alertent, dans les plus brefs délais, l’ambassade américaine à Ottawa. Cette dernière alerterait immédiatement le U.S. Border Patrol, le U.S. Immigration and Customs Officials, le State Police concerné ainsi que le Federal Bureau of Investigation au sujet des évasions, tout en fournissant un maximum d’informations concernant les fugitifs. La procédure connaît toutefois quelques problèmes dans sa mise en application. En fait, les Américains critiquent leurs homologues canadiens pour la lenteur des communications, non seulement pour l’alerte d’évasion, mais aussi pour signaler la recapture des fugitifs par la RCMP, relevant certains cas avec plus de 24 heures de retard.

Néanmoins, cette volonté de coopérer face au problème des évasions de prisonniers allemands mène à un accord officiel à l’hiver 1942 entre le Département d’immigration canadien, la RCMP, le Département de justice américain et le Département d’État. L’entente inclut un rapatriement au Canada des détenus capturés aux États-Unis, tout en respectant la Convention de Genève dans le traitement des captifs[22]. Afin d’accélérer la transmission des informations et atténuer les plaintes de leur allié, les Canadiens proposent d’avertir directement les autorités américaines en cas d’évasion, et ce, sans attendre la description des fugitifs, ni avoir obtenu la confirmation de leur recapture par la RCMP. De plus, Ottawa suggère d’établir des communications directes entre les différentes autorités canadiennes et américaines responsables de la recherche des prisonniers en fuite, évitant ainsi de passer par les canaux diplomatiques à Washington et Ottawa. Les différents acteurs concernés pourront ainsi plus facilement coordonner leurs efforts de recherche tout en assurant une surveillance accrue à la frontière[23].

Parallèlement aux négociations au sujet de l’établissement d’une telle procédure, Washington s’ingère dans les relations canado-britanniques concernant les prisonniers de guerre. En août 1940, la Grande-Bretagne, en vue d’accélérer l’évacuation des individus « dangereux » de son territoire, demande au dominion de Terre-Neuve d’accepter la détention de 1000 internés civils. La situation se complique deux mois plus tard, lorsque Londres propose, sans avertir Ottawa et Washington, de remplacer les civils par un millier d’aviateurs allemands. Le transfert de ces militaires capturés récemment durant la Bataille d’Angleterre est jugé prioritaire[24]. Durant ce temps, les Américains discutent de ce projet imminent avec leurs homologues canadiens via le Permanent Joint War Defence Committee (PJDC) nouvellement créé afin de coordonner la défense du territoire nord-américain entre les deux États voisins[25]. La position du PJDC est sans équivoque. Une présence de militaires allemands à Terre-Neuve représenterait une menace sérieuse pour la sécurité de l’Amérique du Nord. Par conséquent, le comité s’oppose à ce projet et incite le gouvernement canadien à signaler son opposition à Londres[26].

Pour Washington, le plan des Britanniques constitue un risque considérable en raison de leurs projets d’installations militaires à Saint-Jean, Goose Bay, Stephenville et Argentia, acquises dans le cadre du Destroyers for Bases Agreement avec la Grande-Bretagne[27]. Non seulement les prisonniers se retrouveraient à proximité des bases militaires, mais la défense difficile de ce territoire en cas d’attaque allemande amplifie la dangerosité que représente cette captivité[28]. Selon le PJDC, les autorités allemandes pourraient entreprendre une opération d’envergure pour libérer ce type de prisonnier, ce qui compromettrait la sécurité de Terre-Neuve, ainsi que celle du continent nord-américain : « The German forces could try a hazardous and determined attack in the vicinity of Carbonear, [which] would present a serious military hazard which might jeopardize the Defence scheme for Newfoundland which the Board is now preparing and thus menace the safety of Canada and the United States[29] ».

En réponse, les Britanniques réfutent l’argument de sécurité soulevé par le Permanent Joint War Defence Committee en signalant que le camp de prisonniers est localisé à cinq milles des côtes, en plus d’avoir un accès terrestre limité. De plus, les conditions géographiques de Terre-Neuve font en sorte que toute opération militaire devient extrêmement risquée et donc qu’une attaque allemande est peu probable[30]. De plus, Londres rappelle la situation critique à laquelle fait face actuellement la Grande-Bretagne et que ces prisonniers doivent être évacués dans les plus brefs délais. Finalement, suivant les recommandations du PJDC, les Canadiens proposent à leur allié britannique d’accueillir les 1000 aviateurs allemands, en plus du millier de civils initialement prévus, afin d’éviter toute détention de guerre à Terre-Neuve, ce que Londres accepte[31]. Exerçant une pression sur le gouvernement canadien à travers ce comité mixte, les Américains s’ingèrent à la fois dans l’organisation de la captivité et dans les relations inter-Commonwealth. En proposant une position commune sous prétexte de sécurité nord-américaine, ils incitent les Canadiens à s’opposer au projet britannique, suggérant à ceux-ci d’assurer cette détention afin de protéger les intérêts « nord-américains » à Terre-Neuve. La position finale d’Ottawa va dans cette même direction : « In view of the fact that measures for the defence of Newfoundland are of joint interest to Canada and the United States as well, the governments are referring to the proposal of the Permanent Joint Board on Defence […] We note that it is not considered possible to transfer to Newfoundland civilian internees and enemy POW from the United Kingdom[32] ».

Peu de temps après l’épisode de Terre-Neuve, les autorités américaines continuent de s’intéresser aux prisonniers allemands détenus au Canada, favorisant une politique de collaboration avec les Canadiens. En janvier 1941, l’American National Committee on Moral, un groupe privé de recherche soutenu par le gouvernement et l’armée américaine, propose à Ottawa d’envoyer un groupe de recherche constitué de psychologues et de psychiatres dans les camps canadiens afin d’interroger les prisonniers allemands. Leurs objectifs sont d’améliorer les connaissances de l’idéologie national-socialiste, de tracer un portrait psychologique des détenus, de comprendre les positions des soldats allemands face au modèle démocratique américain et d’émettre des recommandations pour la propagande et la guerre psychologique. Afin de convaincre les autorités canadiennes d’accepter cette proposition, les autorités américaines soulignent la collaboration croissante entre les deux pays, notamment au sujet de la guerre psychologique, d’autant plus que le Canada aura accès aux travaux produits par le groupe de recherche : « [Throught the project] they might have a friendly co-operation between Canadians and Americans[33] ». Les Canadiens acceptent sous trois conditions : qu’il s’agisse d’une demande officielle du gouvernement américain, que le groupe de recherche respecte la Convention de Genève et que la responsabilité financière revienne aux Américains[34]. Toutefois, avant l’acceptation finale d’Ottawa en janvier 1942, la situation évolue drastiquement. Non seulement les États-Unis entrent officiellement dans le conflit, mais ils s’impliquent directement dans la captivité de guerre en acceptant la détention de milliers de prisonniers allemands, ce qui va nécessiter la mise sur pied de leur propre réseau de détention.

1942. Accueillir les prisonniers avec l’aide des Canadiens

En avril 1942, cinq mois après leur entrée en guerre, les États-Unis reçoivent le premier contingent de prisonniers de guerre allemands. Deux mois plus tôt, Washington avait signé un accord avec Londres confirmant le transfert de 175 000 détenus en Amérique[35]. En dépit du fait que certains officiers de l’armée américaine s’opposaient à la venue de soldats allemands, hautement dangereux et nécessitant une détention coûteuse, proposant plutôt de les transférer au Canada, le gouvernement américain accepte d’aider l’effort de guerre britannique qui peinait à supporter cette captivité[36] Au total, seulement 1881 captifs sont transférés sur le territoire américain au cours de l’année 1942. Les Canadiens en détiennent presque 19 000 durant cette même période, faisant du Canada le pays ayant la plus grande expérience avec les prisonniers allemands parmi les Alliés de l’Ouest durant cette période[37].

Entre-temps, après avoir accepté d’accueillir des captifs pour le compte de la Grande-Bretagne, les autorités américaines se voient dans l’obligation de constituer leur système de détention. Faisant face à un manque d’expertise sur le sujet, un groupe de spécialistes militaires est envoyé en Grande-Bretagne afin d’observer le réseau de captivité britannique[38]. Washington ayant la pleine responsabilité des prisonniers sur son territoire, les Américains tentent d’obtenir un maximum d’informations par rapport à la sécurité et à la gestion de la détention, ainsi que les problèmes rencontrés dans les camps. Ils demandent aussi à consulter directement les Canadiens pour partager leur expertise et expérience en matière de détention de guerre au lieu de simplement passer par le Foreign Office à Londres. Au-delà des recommandations théoriques du Directorate of Prisonners of War et l’échange des procédures britanniques de gestion de la captivité (règles et structure administrative), les Américains soulignent l’importance de prendre connaissance des expériences pratiques et concrètes acquises par les Canadiens, d’autant plus que les deux pays sont voisins[39].

D’ailleurs, la proximité géographique entre les deux alliés va favoriser leur coopération dans le cadre des transports de prisonniers. Pour les Britanniques, le manque de convois transatlantiques disponibles pour évacuer les prisonniers d’Europe complique les transferts. Afin de faciliter les opérations, Londres maximise chaque transport vers l’Amérique du Nord. Dans cette optique, certains prisonniers à destination du Canada débarquent à New York, alors que d’autres groupes de détenus prévus pour les États-Unis arrivent à Halifax, pour ensuite être transportés par train jusqu’à leur destination finale. Bien qu’approuvant cette pratique, les spécialistes américains soulèvent leur manque de personnel formé pour ce type d’opération et donc pour assurer une sécurité adéquate des prisonniers. Ils soulignent même la nécessité d’employer des troupes afro-américaines pour assurer les débarquements par manque d’effectifs. Les Canadiens et les Britanniques s’opposent d’ailleurs à cette mesure par crainte qu’elle n’engendre des plaintes chez les prisonniers allemands de par leur conception raciste du traitement des prisonniers[40].

Pour pallier ce problème, les autorités américaines demandent donc aux Canadiens de non seulement prendre en charge l’arrivée des captifs à New York par rapport aux gardes et à la gestion des opérations, notamment pour l’escorte et la fouille des prisonniers, mais aussi d’autoriser la présence d’officiers américains comme observateurs lors du débarquement et dans les trains vers le Canada. Les Canadiens acceptent cette requête : « Canadian Provost Marshal are responsible Surpervision of the transfers of Prisoners of War from ports of landing to Internment Camps or transfers from one Internment Camp to another and from Internment Camps to ports of embarkation[41] ». De plus, la Direction des prisonniers de guerre fait parvenir aux Américains les instructions de sécurité pour les gardes, la liste du personnel en place, l’horaire et le trajet des trains, de même que les plans pour le débarquement. Alors que le premier transfert est effectué sans problème majeur, les deux alliés coordonnent leur procédure pour les futurs transports en fonction du modèle canadien afin d’éviter toute disparité concernant la sécurité et le traitement des détenus. L’attaché militaire canadien à Washington assure la régulation des opérations avec ses homologues américains : « We exchanged the train schedule, composition of trains and instructions to train escorts, in particular the security measures and the treatment of the prisoners during the trip[42] ».

Cette collaboration canado-américaine pour la coordination des politiques de transports témoigne d’une préoccupation commune pour la sécurité des détenus et surtout pour le respect de la Convention de Genève. La menace de représailles par l’Allemagne motive cette volonté de respecter le droit international[43]. En fait, la réciprocité forme la pierre angulaire du traitement des captifs allemands. Un exemple probant de ce constat est la crise diplomatique entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne à l’automne 1942 en lien avec la mise au fer des prisonniers (Shackling Crisis). Cet épisode débute par la découverte par l’armée allemande lors des opérations alliées à Dieppe d’un ordre de menotter les prisonniers de guerre allemands, ce qui est proscrit par la Convention de Genève. En guise de représailles, Berlin ordonne de menotter les prisonniers capturés à Dieppe. Londres répond durement à cette action en ordonnant aux Canadiens de mettre au fer les prisonniers allemands. Il s’ensuit une escalade de violence entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Du côté canadien, l’application de cette politique punitive engendre des troubles dans les camps de par des soulèvements et des protestations de prisonniers contre l’enchaînement. Conscient des punitions similaires infligées aux prisonniers canadiens en Allemagne et soucieux de la stabilité des camps au Canada et du respect du droit international, le gouvernement canadien refuse d’appliquer davantage cette mesure en octobre 1942 et communique plutôt avec la Suisse, puissance protectrice pour l’Allemagne, afin de trouver une solution diplomatique à cette crise. Celle-ci ne survient qu’en décembre 1943[44].

De leur côté, les États-Unis s’affichent publiquement contre la mise au fer des prisonniers en critiquant la dynamique de représailles entre Londres et Berlin. Le président Roosevelt déclare vouloir respecter la Convention de Genève et ne pas appliquer ce type de mesure[45]. Cette position rejoint celle des Canadiens. En fait, les autorités canadiennes voient dans cet épisode une occasion de se distancer des politiques britanniques, tout en se rapprochant des positions de son voisin : « This report [The chaining of Prisoners in Canada] presented a real interest of Canada to get closer to the Americans’ position in larger topic than the POW[46] ». Pour les deux pays, le respect de la Convention de Genève face à l’Allemagne nazie demeure un élément important dans l’opinion publique et pour la propagande.

D’ailleurs, Washington soulève des inquiétudes concernant les troubles survenus dans les camps canadiens durant la crise, de crainte qu’un effet de révolte et d’instabilité se propage dans les camps américains par un comportement agressif des détenus. Le point culminant est le soulèvement majeur au camp de Bowmanville en Ontario qui se résulte par une cinquantaine de blessés. De plus, un article publié par le Times Magazine décrivant la Bataille de Bowmanville alarme les autorités canadiennes et américaines[47]. En réaction à cette publication, les deux alliés s’entendent pour porter une attention particulière à la censure et aux médias concernant les informations relatives aux prisonniers de guerre allemands. Considérant le nombre important de détenus prévus pour 1943 et le risque de représailles, l’objectif interallié consiste à propager l’image de nations respectant le droit international dans le traitement des prisonniers ennemis[48].

1943-1944. Un afflux de prisonnier et une plus grande collaboration avec les Canadiens

La victoire alliée en Afrique du Nord se répercute par la capture de plus de 275 000 militaires allemands et plus du double lors de la libération de la France en 1944. Face à cet afflux important de captifs, la question des prisonniers de guerre devient majeure non seulement pour Washington avec quelque 163 000 détenus sur le sol américain en septembre 1943 et 300 000 une année plus tard, mais pour les trois Alliés occidentaux[49]. En fait, le Canada, la Grande-Bretagne et les États-Unis rencontrent plusieurs problèmes communs relatifs à cette captivité de guerre à grande échelle sur leur territoire. Cette réalité va favoriser la collaboration entre les puissances détentrices. Afin de trouver des solutions aux difficultés engendrées par la détention et faciliter l’échange d’information susceptible d’aider chaque État, les Alliés décident de maximiser le partage d’expertise, ainsi que leur expérience de geôlier. D’abord, on invite un représentant de chaque État à assister aux réunions des organes administratifs responsables de la gestion de la captivité dans chaque pays. En ce sens, les États-Unis sont conviés à participer à l’Imperial Prisoners of War Committee à Londres, alors que les deux alliés du Commonwealth assistent aux rencontres réunissant les différentes autorités américaines à Washington (State Department, War Department, U.S. Army, Provost Marshal General et Army Service Forces)[50].

Par la suite, les États-Unis et le Canada s’entendent pour partager de manière régulière leurs informations respectives concernant les prisonniers de guerre via un principe d’échanges mensuels entre les deux pays, « a monthly reciprocal exchange of information[51] ». Plus précisément, l’entente concerne trois facettes de la captivité. Premièrement, les autorités concernées partagent leurs méthodes de gestion des camps et l’administration de la détention. Par exemple, on s’intéresse au nombre de prisonniers par camp, au ratio gardes-prisonniers, à l’entraînement des gardiens et à la formation des officiers responsables, aux mesures de sécurité dans les camps, au type d’installations construites et aux conditions de détention, notamment la nourriture et les activités récréatives et éducatives offertes aux détenus. D’ailleurs, les autorités américaines s’inspirent de l’expérience canadienne pour l’organisation de leur réseau. Afin d’éviter les coûts élevés reliés à la préparation et l’entretien des camps durant la saison hivernale tel qu’au Canada, on décide d’installer la grande majorité des camps dans les États du Sud (Texas, Arkansas, Louisiane, Oklahoma, etc.). Pour faciliter la gestion des camps, on limite leur capacité à un maximum de 10 000 prisonniers en suivant l’exemple des camps de Lethbridge et de Medicine Hat, les deux installations les plus importantes au Canada[52].

Deuxièmement, les deux alliés nord-américains portent une attention particulière à la sécurité de la captivité. Leurs échanges contiennent de nombreux rapports des services de renseignements concernant les tentatives d’évasion découvertes dans les camps, ainsi que plusieurs informations sensibles relevées par la censure, les officiers ou les gardiens en lien avec la sécurité[53]. Par exemple, la Direction des prisonniers de guerre en collaboration avec le Veteran Guard, responsable de la détention dans les camps canadiens, fait parvenir à leurs homologues américains plusieurs rapports expliquant les techniques employées par les captifs pour s’évader. On y décrit les tunnels creusés sous les baraques dans les camps, la découverte de plans détaillés mis au point par les détenus dans le but de réussir leur fuite, ainsi que le matériel nécessaire à cette fin : vêtements civils, cartes, argent et même un radio émetteur de fabrication artisanale. En recommandations, les experts canadiens suggèrent aux Américains de surveiller la dénivellation et l’affaisement du sol sur les lieux de détention, signe de la présence d’un tunnel, en plus d’installer les barrières jusqu’à deux mètres sous terre pour contrer ces tentatives. On insiste aussi pour limiter l’accès des détenus à tous matériels susceptibles d’aider leur évasion : atlas géographique, matériel de construction, vêtements civils, et surtout d’interdire strictement tous contacts entre gardiens et captifs pour éviter une fraternisation qui avantagerait les captifs[54]. Les Américains de leur côté prennent connaissance de ces éléments et partagent leurs renseignements obtenus dans leurs camps. À l’été 1943, le FBI transmet un rapport des censeurs américains concernant un important plan d’évasion et de sabotage prévu au camp de Grande-Ligne au Québec, découvert dans la correspondance des prisonniers. Ces informations confirment les éléments déjà recueillis dans les rapports canadiens indiquant la présence d’un groupe de prisonniers fanatiques au Canada et incitent Ottawa à intervenir en isolant les détenus suspectés[55].

Le troisième aspect couvert dans les échanges mensuels américano-canadiens porte sur le programme national de mise au travail des prisonniers instaurés par les deux États. Le U.S. Department of Labour, le Department of Agriculture et la DPW à Ottawa partagent plusieurs informations concernant le contenu et les statistiques relatives au travail des détenus. Les rapports distribués entre les Alliés décrivent les différents emplois offerts aux détenus, les secteurs économiques privilégiés, le nombre de prisonniers utilisés par rapport aux besoins de l’industrie ciblée et à la main-d’oeuvre disponible, l’organisation des camps de travail, la sélection des employeurs et des détenus, les questions légales en lien avec les contrats de travail entre l’État et les entreprises privées, le respect de Convention de Genève, les mesures de sécurité requises dans les différents milieux de travail et les conditions de travail[56].

Afin de concrétiser ces échanges de renseignements, les deux alliés organisent des visites d’inspection conjointes des camps américains et canadiens[57]. En observant directement les installations de détention, chaque allié obtient une meilleure compréhension des politiques de captivité établies par son voisin. Ces visites permettent d’échanger sur les problèmes rencontrés et les solutions apportées, en plus de comparer et optimiser sa propre gestion des prisonniers de guerre. Par exemple, lors de la visite des experts américains au Canada à l’automne 1944, ceux-ci notent l’utilisation des Veteran Guards, groupe de vétérans de la Première Guerre mondiale, par les Canadiens pour la surveillance des camps. Ces derniers forment une main-d’oeuvre qualifiée pour cette fonction en vertu de leur expérience militaire (certains ayant été prisonniers de guerre entre 1914 et 1918), en plus d’être peu susceptible à collaborer avec les détenus. La rotation des gardes entre les différents camps instaurés par la DPW représente une mesure efficace pour contrer l’effet de routine d’un tel emploi et restreint la fraternisation entre gardiens et captifs. Le comité américain recommande même d’instaurer ces mesures dans les camps aux États-Unis, ce qui ne sera finalement pas appliqué en raison de la complexité du réseau américain (manque de personnel gardien, étendue du territoire et nombre élevé de camps). Le groupe d’observateurs émet aussi certaines critiques face au programme canadien de mise au travail, notamment en raison du nombre de prisonniers employés et de par l’utilisation générale de la main-d’oeuvre captive. Selon les experts américains, les 5274 détenus actuellement au travail au Canada démontrent l’inefficacité de la politique d’Ottawa pour pleinement exploiter cette force de travail[58]. Pour les autorités américaines, qui soulignent l’emploi de plus de 180 000 prisonniers à l’été 1944, non seulement dans l’agriculture et l’industrie forestière comme les Canadiens, mais dans tous domaines nécessitant des travailleurs, y compris l’U.S. Army, la mise au travail constitue la priorité du programme de captivité[59]. Ce sont plutôt les Canadiens et les Britanniques qui vont s’inspirer du modèle américain afin de mettre un maximum de détenus au travail.

1945. La fin du conflit

Alors que la guerre semble s’éterniser en Europe, les Américains misent sur leur collaboration avec les Canadiens sur la détention de guerre pour accentuer la propagande anti-allemande via le political warfare. Par exemple, Washington met de l’avant un projet interallié, proposé par les autorités canadiennes en 1942, visant à radiodiffuser des témoignages de prisonniers de guerre en Allemagne. Les messages sélectionnés véhiculeraient une image positive des Alliés en tant que nations respectant le droit international. Les témoignages sont recueillis dans les camps canadiens, traités par les autorités américaines à New York avant d’être retransmis par la BBC en Allemagne. Toutefois, la fin imminente du conflit et les réticences des Britanniques font en sorte que le projet n’est pas mis en action[60]. En marge de cette tentative, les Alliés s’intéressent à l’après-guerre, en particulier au rôle des prisonniers dans la future Allemagne. Déjà alarmés par la présence de nazis fanatiques parmi les détenus, les Alliés sont alertés que l’Union soviétique a mis sur pied un programme de formation politique à l’endroit des officiers allemands. En réaction à cette politisation de la captivité, la rééducation ou dénazification des prisonniers devient un enjeu central à partir de 1944[61]. La possibilité de retrouver des militaires pro-Moscou en Allemagne motive les Américains à participer à la rééducation, notamment par le biais de leur collaboration avec leurs alliés. L’objectif est d’inculquer les principes démocratiques aux détenus, de lutter contre l’endoctrinement national-socialiste, le militarisme allemand, la propagande hitlérienne et bloquer l’éventuelle présence du communisme pour ainsi assurer une stabilité en Allemagne[62].

Depuis 1942, les autorités américaines s’intéressaient de près à la composition idéologique des prisonniers de guerre. Dans le cadre des échanges d’informations avec Ottawa, Washington observait les différentes manifestations du nazisme chez la population captive. D’ailleurs, en 1943 le colonel Edward Davison, officier en chef du American Psychological Program, mène avec un groupe de psychologues une étude concernant l’opinion politique des prisonniers allemands au Canada. Une grande partie des militaires dans les camps canadiens ayant été capturés pendant la période victorieuse des forces armées allemandes entre 1940 et 1942, ceux-ci adoptent une attitude plutôt arrogante envers les autorités alliées, basée sur leur foi en la victoire de l’Allemagne et les idéaux du national-socialisme. Alors que l’Amérique détient peu de captifs à cette période, les « spécimens » canadiens en grand nombre offrent un corpus de recherche intéressant pour l’officier Davison[63]. Ses travaux d’observations dans les camps canadiens vont servir de base pour le programme de dénazification américain[64]. Notamment, il recommande d’instaurer des cours d’histoire et de politique américaine dans l’ensemble des camps aux États-Unis en se basant sur l’expérience positive des Canadiens au camp pour officier de Bowmanville[65].

La dénazification débute lentement en 1944. Encore une fois, les autorités américaines vont étroitement collaborer avec leurs confrères canadiens sur ce projet. Bien que chaque puissance détentrice soit responsable d’instaurer son propre programme rééducatif, les Alliés échangent largement à ce thème. Tout d’abord, ils se concertent au sujet de la présence de nazis fanatiques dans les camps et s’entendent pour mener une lutte conjointe contre le nazisme dans le cadre du Psychological Warfare[66]. Afin de faciliter l’opération, les Canadiens, qui avaient déjà recueilli passablement d’observations à l’endroit des détenus depuis 1940, acceptent de partager leurs résultats avec Washington[67]. Aussi, lors des visites conjointes entre le Canada et les États-Unis, les deux geôliers échangent et observent les procédures mises en place par chacun pour identifier les nazis convaincus, catégoriser les détenus selon leur degré d’adhésion au nazisme, ainsi que les méthodes de ségrégation entre les fanatiques, les modérés et les antinazis[68]. Les autorités canadiennes tentent notamment de définir les prisonniers selon le programme avancé d’évaluation PHERADU, qui les classe en trois catégories selon le degré de nazification. De plus, certains camps sont réservés à une certaine catégorie de détenus[69].

Cette pratique est toutefois moins présente au sud de la frontière. Les Américains s’inspirent tout de même de l’expérience canadienne en privilégiant les observations directes soit par la censure ou par les différentes manifestations du nazisme dans les camps (célébration des fêtes nazies, foi en la victoire allemande, démonstration de loyauté envers Hitler, etc.) pour tenter d’évaluer l’opinion des détenus contrairement aux Britanniques qui proposent une série de tests psychologiques et des questionnaires pour les captifs. Concernant la ségrégation des détenus, bien que des sites de détention soient attribués aux prisonniers ouvertement affichés comme nazis ou catégorisés comme troublemakers, les Américains doutent de l’utilité et de la praticabilité de la méthode canadienne à l’échelle des États-Unis. Par conséquent, ils se limitent à séparer les individus hautement problématiques[70]. En isolant ces fanatiques, il devient plus facile d’identifier les prisonniers susceptibles de collaborer et de participer au programme avancé de dénazification. Par la suite, ce sont les programmes qui sont discutés : matériel utilisé, activités proposées, formation du personnel et contenu. Les Alliés s’entendent sur l’importance de déboulonner les mythes fondateurs du nazisme présents au sein de l’opinion des détenus (la défaite de la Première Guerre mondiale, l’échec et l’incompatibilité de la démocratie avec la culture allemande, le darwinisme social, la conception antisémitique de la société, etc.) afin de familiariser les futurs citoyens de l’Allemagne avec les idéaux démocratiques[71].

Lorsque le conflit prend officiellement fin en mai 1945, la rééducation prend véritablement son envol dans les camps américains et canadiens. Les Alliés préparent la fin du conflit et anticipent son impact sur les prisonniers allemands. Alors que la victoire finale semble imminente, ils décident d’un commun accord d’appliquer certaines mesures de sécurité conjointes dans les camps lors de l’annonce de la reddition de l’Allemagne. Il faut isoler les individus fauteurs de troubles, remplacer les chefs de camp soupçonnés d’être des nazis par des officiers prodémocratie, retirer tout symbole lié au régime hitlérien et interdire les saluts nazis pour ainsi imposer la dénazification en signifiant clairement la fin du régime d’Hitler. Ce plan proposé par les Canadiens est finalement accepté par les Alliés et appliqué aux États-Unis[72].

En parallèle aux activités de rééducation offertes dans chaque camp, les Américains vont mettre de l’avant un projet avancé de dénazification à Fort Kearney dans le Rhode Island. Ce camp vise à former des individus susceptibles d’aider les autorités d’occupation en Allemagne, en plus d’y produire du matériel éducatif pour les autres camps. À la suite d’une visite de ce camp à l’été 1945, les spécialistes canadiens vont adopter un programme de rééducation fortement inspiré du modèle américain, en opposition au projet proposé par les Britanniques[73]. Cette décision sera vivement critiquée par Londres quant à l’efficacité de ce programme selon les spécialistes britanniques[74]. Poursuivant la collaboration américano-canadienne, le général Blackshear M. Bryan, officier en chef des opérations de détention américaines, visite le camp de Sorel au Québec, similaire aux installations de Fort Kearney. Ce dernier souligne le travail remarquable des Canadiens et la qualité du matériel de rééducation produit à Sorel : journaux, brochures, livres, programmes radio, cinéma, etc.[75] Il propose même d’utiliser ce matériel dans les camps américains. Bien que le programme de rééducation demeure sous la responsabilité de chaque État détenteur de prisonniers de guerre, la construction d’un tel projet relève d’une collaboration étroite entre les Alliés. L’Amérique ne fait pas exception à ce constat. En dépit de son rôle prépondérant sur les relations interalliées, ses politiques de captivité sont construites en fonction de l’expérience des autres Alliés, de même que les discussions et échanges avec ceux-ci, signe de la dynamique complexe qui anime la détention de guerre.

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Cet article soulève la question des politiques de détention américaines. Se distanciant de l’historiographie existante qui examine le sujet dans une perspective nationale, l’argument soutenu ici avance que les Américains ont avant tout construit leur système de captivité par rapport aux autres puissances détentrices, en particulier le Canada. Bien que chaque État soit pleinement responsable au sens du droit international pour les prisonniers sous son contrôle, les États-Unis établissent leurs politiques de détention en fonction de l’expérience et de l’expertise acquises par les autres Alliés. Ce constat montre que la captivité de guerre s’inscrit véritablement dans un contexte international durant la Seconde Guerre mondiale. Bien que chaque État tente de protéger ses intérêts nationaux et internationaux sur cette question, le sujet donne lieu à une large collaboration interalliée. L’exemple du projet britannique de détention à Terre-Neuve et la sécurité du territoire nord-américain est révélateur de cette dynamique de défense des intérêts américains au moyen d’un rapprochement avec le Canada.

Alors que la détention de guerre prend de l’ampleur à partir de 1942, le Canada, les États-Unis et la Grande-Bretagne conçoivent la détention de guerre comme un phénomène transnational en fixant des objectifs communs issus de problématiques rencontrées non seulement dans les camps d’un seul geôlier, mais qui transcendent plutôt les frontières de chaque État. La présence du nazisme chez la population captive et les efforts pour comprendre cette idéologie chez les militaires allemands, de même que pour contrer ses effets sur la captivité, ne se limitent pas au cas américain. Au contraire, chaque pays fait face à une réalité similaire, ce qui motive les Alliés à collaborer entre eux, d’où l’échange croissant d’informations stratégiques concernant les prisonniers et la pratique de la détention entre Ottawa et Washington.

Dans le cas du gouvernement canadien, cette relation étroite avec son voisin américain s’inscrit dans un contexte d’affirmation nationale. En prenant une distance de l’influence britannique en entretenant des relations directes avec les États-Unis, les Canadiens affirment leur statut de nation indépendante sur la scène internationale, en plus de stimuler le nationalisme canadien en confirmant son rôle de puissance détentrice parmi les Alliés. En partageant leur expertise acquise dans les opérations de détention de guerre et en collaborant avec les États-Unis, les Canadiens contribuent au programme américain tout en assurant un rôle accru au sein des Alliés. Pourtant, la Grande-Bretagne n’est pas exclue pour autant de ce processus. En parallèle au rapprochement américano-canadien, Londres reste constamment impliquée dans les discussions et les projets communs. Non seulement, les prisonniers transférés au Canada demeurent sous la responsabilité de Londres, même si les Canadiens se considèrent et agissent de facto comme la puissance détentrice, les Britanniques restent l’Allié majeur des Américains durant le conflit. En raison des relations inter-Commonwealth et du statut particulier des prisonniers au Canada, les Britanniques restent impliqués dans les relations canado-américaines. L’entrée des États-Unis dans le conflit et dans la captivité représente certainement un tournant important dans les relations entre Ottawa et Londres. L’Amérique occupe une place centrale dans le processus décisionnel non seulement pour la captivité de guerre, mais aussi de manière plus globale au sein des Alliés.

De son côté, même si Washington ne remet pas en question le statut d’Ottawa face à Londres, les Américains s’ingèrent tout de même dans les relations diplomatiques inter-Commonwealth via le Permanent Joint Defence Committee. Pour ces derniers, l’importance des relations entretenues avec le Canada est basée sur le besoin d’information en lien avec la captivité afin de construire leur propre réseau de détention, en plus d’assurer la sécurité du territoire nord-américain face à la menace que représentent les soldats d’Hitler. Les relations triangulaires entre Washington, Ottawa et Londres restent concentrées sur les problématiques communes liées à la captivité. Elles sont animées par une volonté d’améliorer et sécuriser la détention, même si cette dernière est gérée par chacun. Dans ce contexte, les relations interalliées, souvent présentées comme bilatérales entre Washington et Londres, se retrouvent à être plutôt trilatérales par rapport à la question des prisonniers de guerre en incluant Ottawa. Le Canada souvent perçu comme une puissance intermédiaire exerce donc un rôle central sur la captivité des militaires allemands aux États-Unis.

La captivité de guerre demeure un phénomène complexe incluant une multitude d’acteurs exerçant chacun une influence sur les politiques captives de chaque puissance détentrice. Afin de mieux comprendre cette dynamique, l’élaboration de la captivité et la pratique de la détention de guerre, les historiens doivent certainement délaisser l’histoire nationale afin d’observer davantage les liens, transferts, contacts et échanges entre chaque geôlier avec le reste du monde. Le cas des États-Unis est probant. Malgré leur rôle économique, industriel et militaire majeur dans le conflit et le nombre considérable de prisonniers entre leurs mains, les Américains n’ont pas pratiqué la captivité en vase clôt. Leur manque d’expérience dans ce domaine et les problèmes soulevés par cette entreprise ont incité à la mise en place d’une politique étrangère axée sur la collaboration avec le Canada, notamment de par la proximité géographique et politique avec son allié. Il serait maintenant intéressant de contextualiser ce rapprochement concernant les prisonniers de guerre dans la période de l’immédiat après-guerre et de la guerre froide afin d’y souligner un véritablement un tournant dans les relations américano-canadiennes.