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Force est de reconnaître aujourd’hui que la justice internationale, et précisément la Cour pénale internationale (CPI), est à la croisée des chemins. Elle fait l’objet de vives critiques souvent légitimes de la part de certains États ayant ratifié le statut fondateur de la CPI ainsi que de certaines organisations internationales de défense des droits des victimes. Quoiqu’il en soit, et le constat est implacable, les contestations viennent de toutes parts et se traduisent pour certains par une manifestation de retrait de ce tribunal chargé pourtant de rendre justice aux victimes d’actes criminels barbares. En effet, après avoir reproché à la CPI de servir les intérêts politiques de certaines puissances, certains États ont manifesté leur désintérêt à son égard sans aller au-delà de leur intention de se retirer de l’acte constitutif. C’est dans ce contexte de levée de boucliers à l’égard d’un tribunal international que l’ouvrage des auteurs Fady Fadel et Cynthia Eid retrace les sillons d’une autre justice à caractère international, celle du Tribunal spécial pour le Liban (TSL), en montrant sa singularité par rapport à d’autres tribunaux internationaux ad hoc qui ont été institués dans des États pour juger les pires formes de violences. Fady Fadel et Cynthia Eid sont deux juristes oeuvrant en droit international public. Fady Fadel est professeur de droit international et de science politique. Titulaire d’un doctorat en droit public de l’université de Paris 5-Sorbonne, il est également professeur invité au Middlebury College au Vermont et conférencier invité à l’Université de Sherbrooke. Quant à Cynthia Eid, elle, est titulaire d’un doctorat en droit international public et en science politique. Diplômée en ingénierie pédagogique de l’enseignement et de l’apprentissage, elle est conseillère en pédagogie universitaire à l’Université de Montréal.

Dans leur manuel, les auteurs utilisent sur le plan méthodologique une démarche descriptive et analytique des aspects politico-juridiques de la création, de la mise en oeuvre et du fonctionnement du TSL. Tous les chapitres de leur ouvrage abordent les thématiques relatives au TSL dans une approche comparative avec les juridictions ad hoc instituées par l’Organisation des Nations unies (ONU). Ils utilisent donc une approche comparative classique pour montrer la spécificité du TSL. Par ailleurs, les auteurs, tout en montrant le bien-fondé de cette juridiction, ne s’empêchent pas de soulever certaines réserves et critiques liées au caractère hybride de ce tribunal.

L’ouvrage des professeurs Fadel et Eid nous présente une justice qui, bien que tirant sa légitimité d’une volonté politique interne et internationale, doit et peut maintenir son indépendance et son impartialité à travers ses organes. Après être passé d’un système d’impunité à un système de justice des vainqueurs, il est temps pour la communauté internationale d’établir les bases d’une justice internationale capable de se dissocier des intérêts politiques « pour s’acquitter de sa tâche sans tutelle externe[1] ». Fadel et Eid font du TSL une expérience unique qui a su, malgré quelques faiblesses inhérentes au système, tirer avantage de l’expérience des autres tribunaux pénaux internationaux ad hoc comme le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en 1993, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en 1994 et le Tribunal spécial pour la Sierra Leone en 2000. Pour les auteurs, l’avènement du TSL est une occasion inouïe de redorer le blason d’une justice pénale internationale ad hoc afin de réinstaurer la crédibilité de la règle de droit malgré les enjeux politiques marqués par les relations internationales entre États. Ils démontrent que le TSL, contrairement aux autres tribunaux internationaux, n’est pas un tribunal international, mais un tribunal à caractère international, car c’est le fruit d’un compromis entre l’ONU et le gouvernement libanais. Dès lors, il fonctionne sous l’égide des règles de droit hybride, issues à la fois des règles internes du droit positif libanais et du droit international. Fadel et Eid estiment que ce caractère hybride du TSL garantit non seulement une justice équitable, mais permet aussi d’assurer la confiance de tous les acteurs et justiciables.

Pour appuyer leur démonstration, neuf grands chapitres de leur manuel structurent bien les idées des auteurs. Une introduction précède ces différentes parties et le dernier chapitre se présente comme la conclusion de toutes ces parties.

Dans un premier temps, les auteurs expliquent le contexte ayant prévalu à la création du TSL, soit un environnement politique tendu suite à l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri le 14 février 2005. Ce dernier avait des rapports conflictuels depuis 2004 avec son voisin syrien qui a exercé une tutelle militaire et politique sur le Liban avec l’aval des grandes puissances. L’assassinat de M. Hariri vient rompre les intérêts de ces puissances jusque-là préservés par cet homme d’affaires de la communauté sunnite et grand allié de l’Arabie Saoudite. Une commission d’enquête internationale voit le jour sous l’impulsion de la France et de l’Arabie Saoudite. Sous la pression populaire, la Syrie se retire du Liban et met fin à la tutelle économique, politique et sécuritaire qu’elle exerçait dans ce pays depuis 1976. Devant cet environnement institutionnel affaibli suite au retrait de la Syrie, les autorités libanaises, en accord avec l’ONU, créent le TSL afin de juger les responsables de cet acte terroriste qui a coûté la vie à vingt-deux personnes. Cette entité judiciaire est née de la Résolution 1757 du Conseil de sécurité de l’ONU[2]. Force est de constater que le parlement du Liban n’a jamais ratifié cet accord intervenu entre l’ONU et le gouvernement. Pour l’ex-ambassadeur de France, le Conseil de sécurité a ratifié cet accord « pour aider le Liban à surmonter l’obstacle politique[3] ». Dans cette situation politique alambiquée, il y a lieu de s’interroger si cette juridiction pourra s’affranchir de ces contingences politiques internes et internationales pour accomplir véritablement sa mission ?

Difficile d’y répondre par l’affirmative à première vue quand on sait que la commission d’enquête est d’abord née sous l’initiative du Conseil de sécurité en vertu de la résolution 1595 en 2005[4]. L’argument brandi par le Conseil de sécurité était l’insuffisance des moyens des autorités libanaises à conduire une telle enquête. Plus tard, soit le 30 mai 2007, ce même Conseil a adopté une résolution pour la mise en place du TSL en accord avec le gouvernement libanais. En réalité, dans le chapitre 1 (« Les droits des victimes et ceux des accusés »), les auteurs montrent plutôt que c’est le fruit d’une coopération entre le gouvernement libanais et l’ONU. C’est à la suite des négociations entre les deux parties et à la demande expresse du gouvernement libanais que le Conseil de sécurité a pris une mesure contraignante qui permet au TSL de naître grâce à l’entrée en vigueur de son statut. Par conséquent, il est difficile d’admettre que les enquêtes et autres décisions du TSL seront épargnées par les manoeuvres politiciennes du Conseil de sécurité et du gouvernement libanais.

Pourtant, les auteurs indiquent que les rapports produits par cette juridiction sont acheminés directement au gouvernement libanais et au secrétaire général de l’ONU et non au Conseil de sécurité. Cette absence directe de lien semble garantir le droit des victimes et ceux des accusés, en ce que le TSL reste éloigné des enjeux politiques régnant au sein du Conseil de sécurité. De plus, en abrogeant les règlements de procédure en ses articles 21 et 79 en 2005, les juges du TSL ont supprimé à l’unanimité les dispositions permettant au TSL d’avoir recours au Conseil de sécurité en cas de non coopération d’un État tiers. N’est-ce pas là une manifestation de volonté des parties prenantes (le gouvernement libanais et l’ONU) de sauvegarder l’indépendance du TSL par rapport aux politiques ? Cette particularité du TSL se traduit également dans le chapitre 2 (« Le renforcement des droits de la défense et des accusés »). En effet, sur le plan procédural, et contrairement aux autres tribunaux internationaux ad hoc, la présomption d’innocence y est beaucoup plus affirmée. La présomption d’innocence, élément fondamental d’un procès équitable, est transgressée lorsqu’une décision de justice donne l’impression qu’un prévenu est déjà coupable alors qu’il n’a pas fait l’objet d’un procès. C’est en tout cas ce qui ressort à la lecture du préambule du Statut du TPIR qui dispose que le Tribunal « est chargé de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide[5] ». De plus, l’article premier de ce Statut réaffirme cette présomption de culpabilité. Pareille présomption de culpabilité se retrouve dans les actes constitutifs du TPIY où le suspect peut faire l’objet d’accusations sur la base de présomptions établies par le procureur[6]. Toutefois, dans les actes constitutifs du TSL, il est question de présomption d’innocence et non de culpabilité[7]. Par ailleurs, le TSL est le premier tribunal international à prévoir les procès par défaut (article 22 du Statut du TSL). Il s’agit de la possibilité de tenir un procès en l’absence de l’accusé. Ce procès in absentia distingue également le TSL des autres juridictions internationales. Toutefois, on peut s’interroger sur l’utilité pratique du procès in absentia. En effet, ce procès, bien que légalement prévu dans le Statut du TSL, nous semble moins pertinent dans la mesure où le même Statut prévoit la possibilité de reprendre le procès sous certaines conditions en présence de l’accusé. On encourt dans cette hypothèse un gaspillage des ressources financières et une prolongation de la durée du procès. De plus, le procès in absentia est d’autant plus complexe pour l’équipe de la défense, car elle peut se retrouver sans aucun moyen de défense de leur client. Enfin, ces moyens sont encore plus difficiles à rassembler lorsqu’il s’agit d’actes terroristes.

En plus de cette évolution procédurale du TSL, force est de noter une innovation matérielle par l’adjonction d’un bureau de la défense. La création de ce bureau, plus indépendant et autonome par rapport aux autres organes, est une grande avancée dans l’histoire des tribunaux ad hoc[8]. C’est le premier tribunal international dont la compétence est limitée à un seul type de crime, le terrorisme, alors que les juridictions internationales ont jusque-là jugé les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre. Les contempteurs du TSL ont souligné le caractère opportuniste de cette juridiction dont la création répond à un seul besoin : celui de juger l’assassinat de vingt-deux personnes sinon d’une seule. Des crimes odieux ont été commis dans certaines parties du monde et aucune juridiction internationale n’a été formée à cet effet. Prenons l’exemple de l’Angola où le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) marxiste de Edouardo Dos Santos affrontait l’Union nationale[9] pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA) de Jonas Savimbi entre 1975 et 2002. Ce conflit a fait plus de 500 000 morts, dont une majorité de civils[10]. Enfin, au niveau des sources du droit applicable, bien que le TSL applique dans le fond le droit libanais, elle emprunte un modèle procédural hybride résultant de deux systèmes juridiques : la common law et le droit civil libanais.

La singularité du TSL émane en outre de son rapport avec les États tiers ainsi que le Liban. Le gouvernement du Liban ainsi que les États tiers sont-ils tenus de coopérer avec le TSL ? C’est à cette problématique que tentent de répondre les chapitres 3 (« Les tribunaux pénaux internationaux ad hoc et les États tiers ») et 4 (« Le cadre juridique de la coopération du gouvernement libanais avec le TSL »). Il faut noter tout d’abord qu’avant la formation du TSL, le gouvernement libanais ainsi que les États tiers, notamment la Syrie visée principalement par les enquêtes, avaient l’obligation de coopérer avec la commission d’enquête internationale en vertu des Résolutions 1636 et 1644 du Conseil de sécurité[11]. Ces résolutions sommaient les États tiers de prêter leur concours aux autorités libanaises ainsi qu’à la commission. Pareilles résolutions avaient déjà été édictées à l’encontre des États tiers dans leur collaboration avec le TPIR et le TPIY. L’originalité de la coopération avec les États tiers sera bien présente à la formation du TSL. En effet, l’obligation de coopération imposée aux États tiers disparait au profit d’une liberté de coopérer. Les États tiers, à l’exception du Liban, ne sont plus contraints de coopérer avec le TSL[12]. Cette souplesse est là encore une manifestation du caractère hybride de ce tribunal qui n’est pas complètement international à l’instar du TPIR ou du TPIY.

Le caractère unique du TSL se perçoit encore plus aux chapitres 5 (« Les relations libano-syriennes déstabilisées par le TSL ») et 6 (« Le contexte institutionnel et matériel du financement ») où les auteurs montrent que, bien que la compétence du TSL s’étende uniquement aux actes terroristes commis au Liban, cette compétence peut s’étendre à tout assassinat en lien avec l’assassinat du premier ministre Hariri. Aussi, jouissant de la primauté de compétence sur les juridictions locales, le TSL peut demander le dessaisissement d’une juridiction nationale pour une affaire dont elle estime qu’elle relève de sa compétence exclusive.

Par ailleurs, conformément à ses engagements, le gouvernement libanais contribue au financement du TSL à hauteur de 49 % et de 51 % pour les États contributeurs. Advenant un défaut de coopération matérielle et financière de la part du gouvernement libanais, quelles peuvent être les conséquences ? En effet, il ne fait aucun doute que c’est là une des faiblesses des tribunaux pénaux internationaux qu’ils soient ad hoc ou non. Peut-on obliger le gouvernement libanais à fournir tout élément de preuve nécessaire à la poursuite des enquêtes ? Ou encore, comment peut-on contraindre les autorités libanaises à s’acquitter des cotisations en cas de refus ? À la première question, les auteurs estiment que tout différend aura des conséquences sur les droits des victimes, notamment sur le bureau de la défense. Ils croient aussi que le défaut de coopération du gouvernement peut avoir une incidence dans l’opinion publique. Quant aux difficultés d’ordre financier, Fadel et Eid font remarquer que cela engendrerait non seulement des conséquences importantes sur le fonctionnement du TSL, mais engagerait aussi la responsabilité du gouvernement libanais.

En fin de compte, les critiques à l’encontre du TSL demeurent légitimes. Son institution est encore considérée par les détracteurs comme un instrument d’une volonté néocoloniale rampante. Face au blocage institutionnel, le Conseil de sécurité a ratifié de manière unilatérale les statuts au mépris de toutes les procédures prévues par la constitution libanaise[13]. Toutefois, force est de reconnaître que le TSL est un exemple de justice à caractère international qui s’est imprégné des réalités sociopolitiques du Liban et des expériences enrichissantes d’autres tribunaux pénaux internationaux ad hoc. Mais ce tribunal a su surmonter le défi de certaines limites structurelles de ces tribunaux et l’adapter à son contexte, celui du Proche-Orient. C’est une désillusion que de penser qu’une justice internationale « fonctionne d’une façon abstraite, détachée du contexte culturel et politique ambiant[14] ».