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Le colloque Les pandémies et le droit s’est tenu le 6 novembre 2015, soit un mois après la septième réunion du Comité d’urgence convoqué par le Directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour discuter de la flambée de la maladie à virus Ebola en Afrique de l’Ouest[1]. Lors de cette réunion, le comité évoqua notamment la persistance de deux chaînes actives de transmission du virus en Guinée et en Sierra Leone, la résistance de certaines communautés aux activités de riposte, ainsi que les déplacements de cas et de contacts vers des zones exemptes d’Ebola menaçant les efforts d’interruption de la transmission du virus dans certaines régions. Il fit également part de sa préoccupation quant au fait que trente-quatre pays continuaient de promulguer des mesures considérées comme disproportionnées par rapport aux risques posés par l’épidémie. Donnant suite à l’avis du Comité d’urgence et conformément au Règlement sanitaire international[2], le Directeur général de l’OMS déclara que la flambée du virus Ebola constituait toujours une urgence de santé publique de portée internationale. Il publia donc une série de mesures temporaires destinées aux États, relativement à l’isolement des personnes malades et aux conditions et interdictions visant les voyageurs nationaux et internationaux.

Ainsi, véritable toile de fond du colloque, l’urgence sanitaire internationale causée par Ebola a confirmé l’extrême actualité des problématiques juridiques abordées par les conférenciers, qui ont su mettre en exergue le rôle du droit dans le contexte des pandémies. Il fut question de l’organisation et de l’étendue des pouvoirs publics aux niveaux interne et international, de la protection des droits des voyageurs et des personnes mises en quarantaine ou en isolement, de l’encadrement de la recherche biomédicale en contexte d’urgence et de droit de la responsabilité. Plus encore, l’urgence dépassait le seul cadre de la santé. En effet, quelques années auparavant, un rapport conjoint de l’ONU et de la Banque mondiale estimait le coût d’une pandémie de grippe aviaire à 3 000 milliards de dollars[3]. Ce chiffre visait uniquement les dépenses liées à la lutte contre la pandémie et ne prenait pas en compte les effets du ralentissement commercial, la réduction du nombre de voyages, le renforcement des contrôles aux frontières, etc. Dans une société toujours plus mondialisée, les conséquences financières d’une pandémie deviennent, année après année, de plus en plus importantes.

L’idée d’organiser un colloque en pleine crise de l’Ebola était aussi une raison pour se pencher sur la définition des pandémies. On doutait en effet de la qualification puisque l’un des critères est la propagation mondiale de l’épidémie[4]. Les foyers infectieux limités au continent africain semblaient exclure toute qualification. Pourtant, le risque de diffusion par les voyageurs se faisait de plus en plus insistant et les États ne tardèrent pas à adopter des mesures restrictives. En outre, une réflexion plus globale sur la notion semblait devoir émerger. Jusqu’à aujourd’hui, on a circonscrit le concept à la propagation de certains virus : peste, variole, grippe H1N1, etc. Pour autant, face à une définition vague et contestée, et devant l’urgence sanitaire, certains militent pour une redéfinition tant géographique que notionnelle. Pourquoi exclure le virus Ebola de la définition? De la même manière, on pourrait considérer d’autres affections, telle l’obésité, comme devant entrer dans le concept. Bien qu’elles ne faisaient pas l’objet d’une contribution spécifique lors du colloque, ces interrogations ont irrigué longuement les débats. En outre, le nombre limité d’écrits – notamment francophones[5] - sur la question, justifiait l’organisation d’un colloque dont les articles qui suivent sont le résultat des recherches menées par certains des conférenciers.

Au-delà des enjeux notionnels et substantiels et malgré la diversité des thématiques abordées, l’idée de solidarité a teinté tous les débats tenus lors du colloque. De fait, en raison de leur importance et de leur dangerosité, les pandémies sont nécessairement l’affaire de plusieurs, voire de tous, de sorte qu’il existe inévitablement un « Autre »[6], soit un autre individu ou un autre État, qui prend tantôt la forme d’une menace à gérer, tantôt celle d’une aide à mobiliser, de là l’interdépendance des États et des individus face aux pandémies et la nécessité d’une solidarité entre eux. Comme l’écrit Parmet :

(…) infectious epidemics show that the health of an individual depends, to a great degree, on the health of others. (…) Likewise, humanity has long understood that an individual’s ability to protect him or herself from disease was limited. An individual’s risk of becoming ill depended in uncertain ways on steps that the community took and the environment and conditions in which the individual lived. Indeed, human experience with infectious diseases has long made clear the importance of collective action in preserving and protecting the health of populations[7].

Valeur phare de la santé publique[8], la solidarité est fonda-mentalement ancrée dans la définition même de ce qu’elle constitue : « public health is what we, as a society, do collectively to assure the conditions for people to be healthy »[9]. Cette définition met l’accent sur une obligation mutuelle et partagée reposant sur la coopération, ainsi que sur celle d’une responsabilité collective, assurée notamment par les gouvernements et les communautés[10].

La solidarité est à double sens. Elle renvoie, d’une part, à la solidarité de la collectivité envers les individus et les groupes vulnérables, défavorisés et/ou marginalisés. Elle est alors étroite-ment associée à la responsabilité paternaliste de l’État[11], c’est-à-dire le devoir d’intervention que l’État se voit attribuer par les citoyens pour protéger la santé comme bien commun[12]. L’État, agissant au nom de la collectivité, exprime ainsi un « sentiment d’empathie » à l’égard des souffrances vécues par certains et un « engagement à leur porter assistance »[13]. D’autre part, elle s’entend de la solidarité des individus envers la collectivité et, de façon plus particulière, envers les normes « définies, acceptées et promues » par cette dernière[14]. Cette solidarité citoyenne sous-tend un accord des citoyens à sacrifier une partie de leur autonomie et de leurs intérêts privés pour le bien commun. Telles sont, par exemple, les mesures de quarantaine.

Plus que jamais, à l’ère de la mondialisation, la solidarité en santé publique ne s’entend pas seulement d’une voie à double sens (individu-collectivité) au sein d’une même nation, mais d’une valeur qui s’impose au niveau international. Gostin évoque ainsi l’idée de « global solidarity », laquelle « demands equal partnerships where all actors – domestic and international – do their fair share to assure the conditions for people everywhere to be healthy and safe. »[15] Dès lors, la santé ne se limite pas non plus à un bien commun national, mais s’entend aussi d’un bien commun planétaire pour lequel nous sommes tous solidaires. Aussi, bien qu’il considère qu’un État a d’abord une responsabilité envers la santé de ses habitants, Gostin avance ceci : « States’ duties are not limited to caring for their own people, but also extend to fostering a functioning, interdependant global community in which mutual survival is a matter of common concern. »[16] Ainsi se dessine une troisième forme d’expression de la solidarité en santé publique, entre les collectivités. Au cours des dernières décennies, l’émergence de nouvelles maladies infectieuses (ex. SRAS), la résurgence d’anciennes maladies infectieuses (ex. dengue) et l’augmentation de l’incidence de maladies infectieuses connues en raison de la résistance antibactérienne (ex. tuberculose), nous rappellent régulièrement que la menace d’une pandémie est constante et que nul pays ni individu n’en est à l’abri et ne peut agir seul contre celle-ci[17].

Face à l’importance du volontarisme étatique[18] et du respect de la souveraineté de l’État, évoquer un droit international solidaire pourrait paraître saugrenue. Or, la solidarité est inhérente à l’existence de la communauté internationale dont il est aujourd’hui difficile de contester l’existence. Pour autant, la solidarité, en droit international, ne se laisse pas appréhender aisément tant elle est « plus facile à percevoir qu’à définir »[19]. En effet, on peut distinguer, notamment dans le domaine de la santé l’existence d’une responsabilité collective, d’un lien social de dépendance entre les sujets du droit international les amenant à agir en cas de grave crise comme une pandémie. Bien que, moralement, elle doit être le vecteur de l’action face à de tels dangers, la solidarité, concept largement polymorphe[20] n’est pas toujours systématique et s’avère bien souvent floue; elle apparaît largement comme un idéal sous-jacent, parfois dépassé par des considérations d’opportunité.

Déjà en 1926, la pandémie de grippe espagnole avait amené les représentants des États parties à la Conférence sanitaire internationale de Paris à appeler davantage de coopération internationale[21]. Or, il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour assister à une institutionnalisation sérieuse de la solidarité sanitaire avec la création, en 1948, de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Des coopérations plus modestes avaient été mises en oeuvre dès 1907 avec la création de l’Office international d’hygiène publique. Toutefois, devant le refus des États-Unis d’intégrer l’Office au sein de la SDN, deux autres instances furent créées : l’Organisation d’hygiène de la SDN et l’Organisation sanitaire panaméricaine. Ce morcellement traduisait l’incapacité des États à s’entendre sur une vision commune de la santé, donnant lieu ainsi à de modestes résultats quant au développement de la solidarité internationale. Afin d’encourager la collaboration internationale en matière sanitaire, les membres de l’OMS ont adopté en 1969 le Règlement sanitaire international[22], qui a fait l’objet d’une révision profonde en 2005[23] et demeure imprégné par la volonté de favoriser la solidarité entre États. Celle-ci est néanmoins soumise à leur bon vouloir, malgré les enjeux de plus en plus importants en matière de santé.

L’absence de moyens coercitifs en droit international de la santé a déplacé le champ de mise en oeuvre de la solidarité internationale. Par exemple, sans jamais le considérer comme une pandémie, le Conseil de sécurité s’est, à diverses reprises, inquiété de ce qu’il a qualifié d’« épidémie de VIH/SIDA » en la considérant comme une menace à la paix[24]. Il a récidivé avec Ébola en adoptant une résolution le 18 septembre 2014[25]. Cependant, les pouvoirs du Conseil en matière de maintien de la paix ne lui permette que d’agir bien modestement face à de tels phénomènes. Évidemment, il peut toujours requérir des États membres qu’ils envoient des forces de maintien de la paix mais ceux-ci sont libres de le faire, et les soldats ne sont pas nécessairement les mieux outillés pour répondre à de telles crises. Dans ce cadre, le Conseil s’affirme donc davantage comme le leader du « pilotage de la gouvernance globale »[26] que comme le réel coordonnateur d’une réponse efficiente. Les lacunes de la gouvernance sanitaire décentrent donc les enjeux sur le terrain de la sécurité collective mais rencontrent les mêmes difficultés : la solidarité sanitaire est laissée au bon vouloir des États, s’inscrivant ainsi dans la tradition volontariste du droit international.

Bien souvent dénoncé comme un frein à la sécurité sanitaire, le système des droits de propriété intellectuelle a lui aussi été amendé pour tenter de répondre aux grandes problématiques soulevées par des pandémies. La Déclaration sur les ADPIC et la santé publique, adoptée à Doha en 2001, avait tracé le sillon d’une dérogation aux droits de propriété intellectuelle reconnue par le Conseil général de l’OMC en 2003[27]. En 2007, la Thaïlande avait tenté d’invoquer cette dérogation, suscitant plusieurs oppositions principalement européennes et américaines, faisant douter de la viabilité du système[28]. En octobre de la même année pourtant, le Canada autorisait un fabricant de génériques à exporter un médicament breveté au Rwanda afin d’apporter de l’aide dans la lutte contre le VIH/SIDA[29]. Malheureusement, cette expérience fut unique puisqu’aucun autre cas d’usage de la dérogation n’est connu à ce jour, laissant certains affirmer qu’il s’agit, de manière caustique, d’un « outil emblématique de la protection internationale de la santé publique au Sud »[30]. En effet, et bien que cette décision soit devenue un amendement à l’accord sur les ADPIC en 2017[31], l’effet demeure le même et l’intérêt pour les pays du Sud très limité.

Le droit international est donc davantage traversé par des solidarités imparfaites, semblant relever davantage de l’opportunité que d’une réelle communauté. En moins d’un siècle toutefois, il a considérablement évolué et on constate, à l’évidence, l’émerge de celle-ci même si on ne peut conclure à l’existence d’une véritable « sécurité sanitaire collective »[32].

La solidarité en temps de pandémie reste à parfaire et le chemin vers une communauté effective de gestion du risque sanitaire n’est pas encore totalement abouti. À cet égard, le colloque aura permis de mettre au jour différentes manières dont le droit interne et international favorise ou mine la solidarité dans la prévention et la réponse aux pandémies.