Corps de l’article

« Chacun de nous a besoin de héros pour vivre, l’enfant pour se construire, l’adulte pour se réparer. »

(Boris Cyrulnik, 2016 : 4e de couverture)

La mise en récit d’une expérience pèlerine passe nécessairement par un grand nombre de médiations (subjectives, culturelles, religieuses, littéraires, etc.). De ce truisme, on pourrait être tenté d’inférer que l’analyse du récit, à l’aide d’un savoir théorique et méthodologique, conduit forcément à une connaissance médiate, voire dénaturée de l’expérience. Mais ne peut-elle pas nous permettre de mieux cerner la signification de cette expérience, de déterminer non pas comment le récit la reproduit, mais comment il est plutôt un outil par lequel elle se construit et se donne à comprendre ? Le présent article vise à explorer cet écart épistémologique entre l’expérience et sa mise en récit à partir d’un cas bien précis, soit celui de la pratique du pèlerinage à pied sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle. On le sait, la marche pèlerine sur le Camino suscite un nouvel engouement depuis les années 1980. Selon les statistiques du site de la cathédrale de Compostelle, le nombre annuel de fréquentations est passé de 120 pèlerins en 1982 à plus de 275 000 en 2016[1] (voir illustration 1). L’ampleur du phénomène se manifeste également dans le nombre de mises en récit de cette marche pèlerine. La fin du XXe siècle voit apparaître une nouvelle pratique d’écriture à laquelle s’adonnent de nombreux marcheurs qui souhaitent témoigner de leur expérience[2]. Or, certains de ces récits de pèlerinage ont largement contribué à la popularité des chemins de Compostelle. C’est le cas notamment du récit mystique Le pèlerin de Compostelle (1987 ; 1996 pour la traduction française) de l’écrivain brésilien Paulo Coelho, ou encore, plus récemment, du récit Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi (2013) de l’écrivain, académicien et pèlerin français Jean-Christophe Rufin. Pour plusieurs marcheurs, en effet, la façon de considérer leur expérience est largement tributaire de tels ouvrages littéraires qui s’imposent à eux comme modèles d’interprétation et d’usage du Chemin. Comme l’écrit Bernard Houle (2000 : 198) dans son récit 1600 kilomètres à pied : À la découverte de la route de Compostelle, « La démarche initiatique du roman [de Coelho] fournit des éléments pertinents pour cerner ce que nous sommes en train de vivre. » « Drôle, brillant, généreux, mais sans concession, cet étonnant carnet de route ne donne qu’une envie : tenter aussi l’aventure de Compostelle », affirme pour sa part Fabienne Pascaud (2013 : 1) au sujet du récit de Rufin.

Quelle connaissance et quelle compréhension de l’expérience pèlerine l’analyse de ces récits nous donne-t-elle ? Nous conduit-elle à une meilleure connaissance de la mise en récit que de l’expérience proprement dite, confondant du coup le moyen et la fin, ou au contraire rend-elle possible une meilleure compréhension de l’expérience grâce à l’interprétation du récit qu’elle permet ? Dans un premier temps, j’évoquerai à titre de prolégomènes les grandes lignes du schème narratif qui sous-tend ces récits, en l’occurrence le parcours mythologique du héros, communément appelé le « monomythe » (Campbell, 1978). Puis j’analyserai à l’aide de ce schème structurant d’« héroïté » un extrait du récit de Jean-Christophe Rufin, reconnu comme une œuvre particulièrement représentative de l’expérience compostellane. Je tenterai finalement d’évaluer la portée épistémologique de l’analyse pour comprendre l’expérience ainsi mise en récit, et notamment pour expliquer le sens et la popularité actuelle de la marche pèlerine. Je précise que mon article ne consiste pas à faire une étude diachronique de la pratique du récit de pèlerinage à Compostelle, mais cherche plutôt, en synchronie, à comprendre l’engouement actuel de cette pratique à travers le discours de ceux qui en ont fait l’expérience, et la mise en récit qu’ils en font. Le corpus sur lequel je prends appui, composé de 47 récits publiés de 1996 à 2016, se justifie fort bien dans la mesure où il correspond précisément à la période que plusieurs ont appelée la « nouvelle poussée pèlerine » (voir Caroux et Rajotte, 2010 : 135). Et l’analyse du discours qui sous-tend ce corpus mène tout naturellement à une hypothèse explicative de nature sociologique. Autrement dit, après avoir établi « comment » se déploie la mise en récit, je tente de comprendre « pourquoi » il en est ainsi. En un sens, c’est un aspect tangible du tourisme littéraire qui est ainsi mis en examen : à savoir la façon dont un schème archétypal de représentation d’une expérience viatique contribue à créer des attentes, à faire éprouver à des touristes le besoin de vivre à leur tour cette expérience.

Fig. 1

Illustration 1 : Nombre de pèlerins et pèlerines arrivés à Compostelle par année

Illustration 1 : Nombre de pèlerins et pèlerines arrivés à Compostelle par année

Les années saintes surviennent lorsque la fête de Saint-Jacques (25 juillet) tombe un dimanche.

Source : <http://www.chemin-compostelle.info/statistiques/statistiques-pelerinage-compostelle.php>, consulté le 20 octobre 2016.

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Héros et voyage initiatique

La pratique du récit de voyage est sous-tendue par un paradoxe. Bien qu’elle vise généralement à rendre compte d’une expérience personnelle, elle n’y parvient bien souvent qu’à l’aide de la médiation d’un savoir d’origine culturelle (allusions intertextuelles, mythologiques, historiques, littéraires, etc.). On le sait, la connaissance procède généralement de l’inconnu au connu et, en ce sens, participe d’une certaine forme de reconnaissance. À cet égard, nombreux sont les chercheurs qui ont montré à quel point, à travers les siècles, la représentation d’un voyage relève de la variation sur un thème ou un schème commun. Rachid Amirou (1995 : 93-94), par exemple, affirme :

Une grande loi de la vision de la nature s’énonce, dès lors, implicitement : le paysage est affaire de relecture. Il s’agit de retrouver le texte (biblique, savant), le tableau (le pittoresque) et le mythe derrière l’étendue ; on se doit de confirmer ou de perpétuer une première lecture faite de préférence par des « autorités » en la matière, les peintres, les écrivains et les grands voyageurs. Il y a peu de « découvertes » dans le tourisme, il n’y a que de la reconnaissance et de la vérification d’images et de mots enfouis dans notre mémoire.

Même constat du côté du sociologue et chercheur en tourisme Jean-Didier Urbain (2002 : 15-16), qui estime même que nous avons « tous, aussi flou soit-il, un ‘roman’ ou un récit en tête quand nous voyageons » :

Il est vrai que nous pouvons nous passer des guides. Mais pouvons-nous nous passer de guides ? De médiation ? De modèle, de sirènes ou de muses ? Voyageur-impliqué, -spectateur, -vagabond, du proche ou du lointain, d’aventure ou immobile, ce qui est la constante, c’est peut-être cette médiation, consciente ou non, explicite, voilée, vague ou déniée ? C’est elle qui fait de nous des découvreurs, des arpenteurs, des apprentis de l’altérité, des missionnaires ou des pèlerins […] Et peu importe alors, comme le souligne R. Girard, que le médiateur soit imaginaire ou romanesque – qu’il se nomme Philéas Fogg, Robinson Crusoé ou Don Quichotte. La médiation, elle, est réelle. (2002 : 16)

Pour illustrer la fonction médiatrice des récits, Urbain évoque la fameuse théorie du « désir triangulaire » ou désir mimétique de René Girard (1961) qui expose la raison qui pousse Don Quichotte à voyager. L’imaginaire du vieil hidalgo s’est enflammé à la lecture de romans de chevalerie. Ces histoires contribuent à son « identité narrative » (Ricœur, 1985) en lui fournissant des modèles d’action. De même, quand John Steinbeck, dans son Voyage avec Charley (1997), « part à la redécouverte des États-Unis en compagnie de son chien (son Sancho Pança), nomme son expédition ‘Opération moulins à vent’ et son véhicule ‘Rossinante’ » (Urbain, 2002 : 16), l’allusion n’est que trop évidente. La médiation narrative n’est pas moins tangible chez les nombreux aventuriers qui prétendent voyager « en dehors des sentiers battus » pour au fond mieux suivre les brisées d’Alexandra David-Néel ou de Nicolas Bouvier. Qu’en est-il pour les pèlerins de Compostelle ?

L’analyse de près d’une cinquantaine de récits m’a permis de constater qu’un schème narratif bien précis s’impose, consciemment ou inconsciemment, aux pèlerins qui rapportent leur expérience par écrit. Ce schème met en corrélation le statut d’un héros et l’accomplissement d’un voyage initiatique. Rappelons que le concept « d’héroïté » est généralement indissociable d’un parcours rituel. Comme le mentionne Jean-Jacques Wunenburger (2003 : 78-79), « le récit d’un combat n’est pas suffisant dans le mythe pour engendrer du héros, de l’héroïté. Il faut qu’il y ait un parcours, et je crois que là, il faut inévitablement renvoyer la construction du héros à une autre structure, qui est à la fois psychologique et narrative : la structure initiatique », c’est-à-dire « une succession de phases, d’épisodes, orientés vers un telos, […] et qui aboutit, pour le personnage, à une transformation de soi-même par un savoir ». Plusieurs décennies plus tôt, le mythologue américain Joseph Campbell (1978 : 36) arguait pour sa part qu’une structure narrative unique préforme la plupart des mythes et des récits héroïques du monde entier et que cette structure s’apparente étroitement à celle d’un rite de passage ou rite initiatique :

L’aventure mythologique du héros suit un itinéraire type qui est une amplification de la formule exprimée dans les rites de passage : séparation-initiation-retour, formule qui pourrait se définir comme l’unité nucléaire du mythe. Un héros s’aventure hors du monde de la vie habituelle et pénètre dans un lieu de merveilles surnaturelles ; il y affronte des forces fabuleuses et remporte une victoire décisive ; le héros revient de cette aventure mystérieuse doté du pouvoir de dispenser des bienfaits à l’homme, son prochain.

On reconnaît aisément ici, dans ce que Campbell appelle le « monomythe », la structure du rite de passage qui se schématise, comme l’a montré l’ethnologue Arnold Van Gennep (1981), par une séparation, une marginalisation et une agrégation. Chez Campbell, ce parcours initiatique constitutif du héros correspond au schéma présenté à l’illustration 2, sur lequel je vais revenir pendant mon analyse. Voyons maintenant comment se déploie cette structure dans un extrait du récit de Jean-Christophe Rufin.

Fig. 2

Illustration 2 : Version remaniée du diagramme de Joseph Campbell (1978 : 195)

Illustration 2 : Version remaniée du diagramme de Joseph Campbell (1978 : 195)
Source : <http://reve-la-tion.over-blog.com/2015/08/le-voyage-du-heros.html>, consulté le 20 octobre 2016.

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Le parcours du héros dans Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi

Publié en volume et en livre audio en 2013, réédité l’année suivante en format de poche, l’ouvrage de Rufin a connu un succès de librairie remarquable : « 300 000 exemplaires vendus en six mois », peut-on lire dans La Presse du 23 novembre 2013 (Blais : 4). En fait, Immortelle randonnée est reconnu comme une mise en récit à la fois originale et représentative de l’expérience compostellane. D’une part, en effet, on ne manque pas d’y trouver ce qui est en voie de devenir de véritables lieux communs dans ce genre d’écrit pèlerin : l’évocation d’anecdotes, de rencontres et de paysages qui marquent le quotidien, le questionnement sur ce qui pousse inexplicablement les nombreux pèlerins à caminer sur les Chemins, la structure narrative typique qui consiste à surmonter la tentation d’abandonner avant la fin pour parvenir ensuite à un stade de dépouillement libérateur, les recommandations d’usage sur le poids du sac à dos, l’opposition entre les vrais jacquets (« pèlerins-marcheurs ») et les touristes (« pèlerins motorisés »), les fameuses révélations sur l’utilité « de tout perdre, pour retrouver l’essentiel » (Rufin, 2013 : 51), sur les bienfaits thérapeutiques de l’ascèse et de la fatigue. D’autre part, la force du récit de Rufin est de parvenir à renouveler ces topos à l’aide d’une verve soutenue qui entremêle avec justesse le ton tantôt sérieux, tantôt ironique, voire autodérisoire, à l’aide d’images pittoresques et surprenantes, mais surtout avec de lucides réflexions et de paradoxales notations sur le sens de cette expérience de marche intensive. C’est donc avec raison qu’on le considère comme « un livre accessible à tous, mais qui touchera particulièrement les anciens pèlerins désireux de lire, dans les termes habiles d’un écrivain, leur propre expérience du Chemin » (Bonenfant, 2014 : 1).

Dans le titre du récit de Rufin, le terme « immortelle » n’est pas sans évoquer le titre honorifique de l’écrivain qui est un membre de l’Académie française. Mais « immortel » peut également suggérer ce parcours archétypal qui confère au héros mythique une certaine immortalité, en survivant à une mort symbolique. J’y reviendrai. Il importe de préciser que si l’on prend le récit de Rufin dans son ensemble, on retrouve la presque totalité des étapes du « monomythe ». Pour l’illustration du présent article toutefois, je m’en tiendrai au chapitre intitulé « Bilbao ».

Au moment où commence ce chapitre, Rufin en est à huit jours de marche sur le Camino del Norte. Cette étape de sa picaresque randonnée est présentée comme particulièrement déterminante :

Une semaine de marche n’est encore qu’une promenade. Longue, pénible, inhabituelle, certes, mais huit jours correspondent à une séquence de vacances. Au-delà, on entre dans un espace tout à fait nouveau. L’enchaînement des jours, la constance de l’effort, l’accumulation de la fatigue font du chemin une expérience incomparable. À Bilbao, au moment de franchir cette limite des huit jours, je me sentis pris d’un vertige. La tentation de tout arrêter était forte. (Rufin, 2013 : 81) [Je souligne]

Rufin aborde ici le passage du seuil (limen) qui marque le début de la transformation. Si « une semaine de marche n’est encore qu’une promenade », au-delà, il y a lieu de parler de liminarité et de « période de marge », pour reprendre les termes de Van Gennep (1981 : 264). Aussi cette étape, que des pèlerins appellent communément « le mur », est-elle généralement associée à la tentation de tout abandonner. Presque tous les marcheurs éprouvent en effet à un moment ou à un autre la tentation d’abandonner le pèlerinage avant la fin. À titre d’exemple, après quelques jours de marche seulement, le pèlerin Claude Bernier (2002 : 39) écrit : « le moral ne m’habite plus. Je pense sérieusement à quitter le chemin. Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? Cette phrase martèle mon esprit sans arrêt […] Mon pèlerinage n’a plus aucun sens. Il vaut mieux mettre un terme tout de suite à une expérience qui n’a ni queue ni tête. » Même le prêtre Bernard Houle (2000 : 105), dont l’odyssée est suivie par toute sa paroisse de Saint-Jacques-de-Montcalm au Québec, note, après 23 jours de marche : « Qu’est-ce qui me tient encore sur la route ? Pourquoi continuer ? » Pour certains, cette étape prend la forme d’une véritable nuit de Gethsémani ou encore d’une tentation dans le désert. Chez Rufin, elle donne lieu à un plaidoyer pro domo. Prolonger sa randonnée ne lui servirait à rien, ne lui en dirait pas davantage sur le pèlerinage, l’interrompre lui permettrait de s’adonner à de plus utiles occupations, sans compter la possibilité de revenir une autre année, mieux préparé, afin de compléter le parcours. Rufin (2013 : 82) poursuit ainsi :

Je pris une chambre minuscule dans une petite pension au cœur de Bilbao, histoire de disposer d’une douche et d’un lit. Dans la ruelle, en dessous, la foule du dimanche riait et criait jusqu’à ce qu’une averse chasse tout le monde. Je somnolai en caressant la pensée consolatrice de mon retour. Dès le lendemain, j’irai me renseigner sur les trains pour la France. Je me voyais déjà confortablement installé dans un wagon qui filait vers la frontière. Je m’assoupis. [Je souligne]

Résolu à l’abandon après huit jours d’un périple qui en exige normalement une trentaine, Rufin décide de prendre une chambre qu’il qualifie de minuscule. Puis il s’assoupit. On peut parler ici d’une forme de mise au tombeau. Il s’agit en effet du mythème commun à beaucoup de héros épiques qui sont appelés à vivre une mort symbolique en vue du passage du seuil. Comme l’a montré Simone Vierne (1973 : 19), dans son essai Rite Roman Initiation, cette mort symbolique est généralement marquée par une « perte de connaissance, réelle ou simulée ». On retrouve très explicitement cette allusion chez Rufin, d’autant qu’après s’être assoupi le héros reçoit, sous la forme d’un rêve, la visite idoine d’un guide surnaturel. Campbell (1978 : 87) précise que, souvent, « le héros est […] aidé par les conseils […] que lui adresse le guide surnaturel qu’il a rencontré avant de [franchir le seuil] ». Chez Rufin (2013 : 82), cette intervention surnaturelle prend la forme d’une personnification du Chemin :

Mais le Chemin est plus fort que ces démons tentateurs. Il est habile, il est retors : il les laisse s’exprimer, se dévoiler, croire à leur triomphe et puis, d’un coup, il éveille le dormeur qui se dresse en sueurs dans son lit. Telle la statue du Commandeur, le Chemin est là, qui pointe sur vous un doigt accusateur. « Comment ? Tu vas te dérober, connaître la honte du retour prématuré ! La vérité est que tu es lâche. Tu as peur. Et sais-tu de quoi ? De toi-même. Tu es ton pire ennemi, celui qui fait obstacle à l’effort, depuis toujours. Tu n’as pas confiance en toi. Et moi, Saint-Jacques, je te donne une occasion unique de te délivrer de ces entraves, de t’affronter toi-même et de te vaincre. »

Dans cette citation, le Chemin et Saint-Jacques agissent comme « le héraut », c’est-à-dire comme le porteur d’un message révélateur. L’allusion à la fameuse statue de la comedia de Tirso de Molina, qui, rappelons-le, entraîne Don Juan aux Enfers, n’est pas innocente. Elle laisse entrevoir le défi que le héros doit relever pour s’amender et s’émanciper de ses peurs. Au cours de cette étape du parcours du héros, en effet, « ce qui doit être affronté et qui, d’une certaine manière, est familier à l’inconscient – bien qu’inconnu, surprenant, et même effrayant pour la personnalité consciente – se fait alors connaître » (Campbell, 1978 : 56). Et à la révélation provoquée par cette apparition se noue « l’appel de l’aventure ». Ainsi que le précise Campbell (1978 : 52-53),

le héraut peut […] sommer de vivre ou […] sommer de mourir. Cette sommation peut résonner comme l’appel à une haute entreprise historique ou encore marquer l’aube d’une illumination religieuse. Selon les mystiques, il s’agit là de ce qu’on nomme « l’éveil du moi » […] Mais qu’il soit faible ou fort, et à quelque stade du niveau de la vie qu’il se fasse entendre, l’appel sonne toujours le lever du rideau sur un mystère de transfiguration – un rite, ou un moment de passage spirituel, qui, lorsqu’il est accompli, équivaut à une mort et à une naissance.

En fait, Saint-Jacques invite Rufin à entreprendre un combat archétypal, celui qui consacre normalement le héros dans sa surhumanité. Généralement, ce combat est livré contre des forces surnaturelles : Thésée contre le Minotaure, Jacob contre l’Ange, Persée qui tue Méduse, etc. Mais ce combat peut également être métaphorique dans la mesure où le héros le mène contre lui-même, en vue d’un dépassement personnel. Jésus doit résister à la tentation de Satan dans le désert, Ulysse à celle du chant des sirènes, Orphée à son désir de se retourner, et Énée « grandit dans un combat qu’il mène d’abord contre lui-même au sens du progressus stoïcien » (Deproost et al., 2008 : 61). Bref, ce combat a le caractère initiatique d’une épreuve qui décide du statut véritable du héros. Chez Rufin, il revêt un sens particulièrement révélateur : il évoque explicitement le début de l’aristie du pèlerin.

En somme, dans le chapitre de Rufin à l’étude, on retrouve de façon assez explicite un épisode emblématique du voyage initiatique du héros. Les chapitres qui suivent sont à l’avenant, et il serait possible de montrer, pour reprendre les termes de Campbell (1978 : 87), qu’« une fois le seuil franchi, le héros évolue dans un monde aux formes étrangement fluides et ambiguës où il doit survivre à une succession d’épreuves », et qu’ultimement ce parcours le conduit à devenir le porteur d’« un enseignement essentiel », pour reprendre ici les termes mêmes de Rufin (2013 : 257).

Pourquoi l’héroïté ?

Abordons maintenant plus directement la question soulevée supra : pourquoi étudier les récits de Compostelle à l’aide du parcours mythologique du héros, mais surtout comment cette approche mythanalytique et structuraliste, en dépit des nuances qui s’imposent, contribue-t-elle à donner du sens à l’expérience compostellane ? Pour répondre à cette question, il est important de bien comprendre ce qui pousse généralement les pèlerins à entreprendre leurs pérégrinations sur le Camino. Bien entendu, les motivations des marcheurs apparaissent a priori très variées : vivre une expérience spirituelle, « relever un défi physique », « voyager en Europe à petit prix », succomber à « la mode de ‘faire Compostelle’ » (O’Neill, 2017 : 99-100), et même rencontrer l’âme sœur. Mais pour peu qu’on observe attentivement leurs récits et leurs témoignages, on constate que des raisons plus souterraines, plus existentielles généralement liées à des situations de crise, de changement et de passage les animent. Dans l’enquête qu’elle a menée sur le terrain, l’anthropologue Elena Zapponi (2011 : 26) a montré à quel point marcher vers Compostelle se présente bien souvent aux pèlerins comme une expérience de transition nécessaire à la suite d’une crise identitaire, voire comme un temps de réorganisation de leur existence :

[C’]est souvent dans une situation de crossroad point biographique, un moment critique lourd de conséquences pour le destin individuel (la fin d’un cycle d’études, une séparation sentimentale, un deuil, une période de chômage prolongé, un départ à la retraite), que l’acteur prend la décision d’emprunter la route de Compostelle. Dans une situation de besoin de reconstruction identitaire, celle-ci acquiert l’aura d’un mirage, ouvrant l’imaginaire à la pensée d’une réinvention de soi.

« Il faut des lieux qui guérissent, voilà le brut, et strate plus brute encore : des lieux pour aller guérir », écrivait l’anthropologue Alphonse Dupront (1967 : 110) au sujet des « pèlerinages thérapiques ». C’est dire que l’expérience sert de base ou de théâtre à un rite de passage. Le pèlerinage agit en fait comme un lieu hétérotopique. Selon Michel Foucault (2001 : 1575), l’hétérotopie désigne un lieu réel où d’autres lieux réels peuvent être « représentés, contestés ou inversés » ; il est espace de liminarité et de communitas pour Victor Turner (1990), un lieu tiers qui nécessite de renoncer temporairement aux repères identitaires de la vie quotidienne afin de permettre à un travail symbolique de restauration ou d’instauration de s’accomplir. L’expérience de Rufin ne fait pas exception à cette règle, comme il le reconnaît lui-même dans une entrevue qu’il a donnée à la revue Psychologies en août 2013. À la question « Est-ce un hasard si, comme vous l’écrivez, ‘ce chemin [vous] a pris’ à ce moment de votre vie ? », Rufin répond :

Sur l’instant, on ne sait pas trop pourquoi on fait cela. D’autant que, une fois sur le chemin, on est seulement préoccupé par des questions très concrètes : où dormir, quand manger, comment soigner ses pieds… ? Mais avec du recul, oui, je me dis que cette expérience m’a sans doute aidé à passer un cap. Je venais d’avoir 60 ans, un tournant d’âge qui, contrairement aux précédents, m’avait angoissé. Je rentrais du Sénégal, où, pendant trois ans, en tant qu’ambassadeur, j’avais été « Son Excellence », le représentant d’un pays, entièrement tourné vers l’extérieur, entouré de gardes et servi par des hommes en gants blancs. J’ai vécu ce chemin comme un parcours de dépouillement […] Je voulais me dépouiller de tout ce dont j’avais pu m’embarrasser ces dernières années, de ces mirages. Compostelle a été, malgré moi, une sorte de rite de passage. (Gannac, 2013 : n.p.)

On a vu que le statut d’un héros est généralement adossé à un parcours initiatique (Campbell, 1978 ; Wunenburger, 2003), puis que Rufin conçoit son pèlerinage comme un rite de passage initiatique et qu’il structure sa mise en récit en ce sens. Certes, on pourrait objecter que les trois séquences du rite de passage (séparation, marginalisation, agrégation) sont en quelque sorte inhérentes à toute forme de voyage. Le sociologue Rachid Amirou (1995 : 157), notamment, a bien montré le lien entre « l’imaginaire touristique » et ces « trois temps du voyage ». Néanmoins, à la suite de mes recherches sur la pratique du récit de voyage dont les résultats sont parus entre autres dans deux ouvrages (Rajotte, 1997 ; 2005), je constate que l’héroïté s’impose tout particulièrement dans les récits de pèlerinage à Compostelle. Non moins que celui de Rufin, la plupart des récits de pèlerins que j’ai étudiés adoptent la structure initiatique filigranée à un modèle héroïque antique à mi-chemin entre le guerrier et le saint martyr. Il faut dire que l’expérience compostellane a la particularité de fournir une épreuve et un décor pour le moins significatifs. D’une part, comme le signale Zapponi (2011 : 33), « dans ce monde fabuleux, où l’histoire des siècles passés est inscrite dans la pierre modelée par l’architecture romane ou dans les signes celtes qui jalonnent la route, il est socialement légitime de se mettre en scène en accord avec son propre credo, tel un héros, un saint ou le protagoniste d’une chanson de geste ». Mais surtout, d’autre part, le Chemin donne lieu à une épreuve qualificative et décisive, soit une marche intensive accomplie dans la durée et la distance (généralement plus ou moins 800 kilomètres pendant une trentaine de jours). Aux yeux de plusieurs marcheurs, cette « épreuve pour le corps et l’esprit » (Rufin, 2013 : 38) « prend des allures d’épopée », comme dit le pèlerin Hugues Dionne (2005 : 158).

Le Chemin est au pèlerin ce que l’exploit initiatique est au héros : il rend possible un travail de restauration et de transfiguration. En effet, tout se passe comme s’il s’agissait de dénouer tout blocage identitaire en le corrélant symboliquement à la réussite de l’épreuve du Chemin, à la « réalisation de son potentiel » (voir le tableau de Campbell). C’est là, estime Zapponi (2011 : 225), « une représentation largement partagée de Compostelle […] qui offre une possibilité de mise en scène de la réussite de soi-même », une réussite étroitement liée au fait de parvenir à modifier le regard que l’on porte sur soi et à faire de ses faiblesses une force. Rufin l’évoque dans son récit : « à mesure qu’il se diminue, le pèlerin se sent plus fort et même presque invincible. La toute-puissance n’est jamais loin de la plus complète ascèse. C’est en réfléchissant à cela qu’on approche peu à peu le véritable secret du Chemin. » (2013 : 94) [je souligne] En d’autres termes, il s’agit, pour reprendre le propos du chercheur Denis Jeffrey (1998 : 114) au sujet « des fonctions du rituel », d’effectuer « un travail sur soi qui permet de se déprendre d’une blessure existentielle afin de continuer sa vie avec la conviction d’un réel accomplissement ».

Ainsi, les « victoires initiatiques » (Campbell, 1978 : 95) de l’épreuve du Chemin aboutissent à une révélation, à « un élargissement du champ de la conscience et donc de l’être (illumination, transfiguration, libération) » (ibid. : 196). Le pèlerin héros est appelé à « rapporter les urnes de la sagesse » (ibid. : 155) qui lui serviront à se régénérer et, partant, à régénérer le monde dont il est symboliquement l’émissaire hiératique. Ses labores héroïques lui donnent accès à un savoir qui « transcende la destinée humaine ordinaire et qui lui a révélé la nature essentielle du cosmos » (ibid. : 187). Voici un extrait du récit de Rufin (2013 : 193) plutôt explicite à cet égard : « Comme le prêtre aztèque sur sa pyramide, le Sumérien sur sa ziggourat, Moïse au Sinaï, le Christ au Golgotha, le pèlerin, dans ces hautes altitudes, livré aux vents et aux nuées, abstrait d’un monde qu’il voit de haut et de loin, délivré de lui-même en ses souffrances et vains désirs, atteint l’Unité, l’Essence, l’Origine. » Si cette étape de la révélation (ou de la résurrection) fait suite généralement à une traditionnelle descente symbolique aux enfers, chez Rufin elle succède à l’expérience des sommets (la cordillère Cantabrique, continuité des Pyrénées) que doivent affronter les pèlerins sur le Camino del Norte. Philippe Sellier écrit, dans son ouvrage Le mythe du héros (1985 : 9), que le schème héroïque traduit « le désir de quitter les bas-fonds pour les hauts espaces, la passion de la souveraineté et de la gloire. Nous désirons tous être dieu »… ou à tout le moins nous rapprocher de Dieu et de son souffle, comme en témoigne cet extrait de Rufin (2013 : 192) :

Il [le marcheur] se sent au comble de l’humilité et au faîte de sa puissance. Dans l’état d’aboulie où l’ont plongé ces semaines d’errance, dans cette âme délivrée du désir et de l’attente, dans ce corps qui a dompté ses souffrances et limé ses impatiences, dans cet espace ouvert, saturé de beautés, à la fois interminable et fini, le pèlerin est prêt à voir surgir quelque chose de plus grand que lui, de plus grand que tout en vérité. Cette longue étape d’altitude fut, en tout cas pour moi, le moment, sinon d’apercevoir Dieu du moins de sentir son souffle.

Certes, on ne s’étonnera pas que Rufin, en tant qu’écrivain aguerri, ait cherché par moments à se démarquer d’une structure narrative aussi « triviale » que celle du parcours initiatique du héros. Pourtant, d’une façon ou d’une autre, son récit transite par le prisme de ce schème mythique dont il peut être à la fois l’émanation et le rejet. Au lieu de s’y soumettre, Rufin peut à l’occasion réagir contre ce parcours convenu pour marquer l’originalité de son récit, mais même en le rejetant, il montre qu’il le connaît ou qu’il en subit l’influence. En voici un exemple sous la forme d’une antiphrase qui illustre le retour du héros porteur d’un nouveau savoir :

En redescendant vers le barrage de Salime, j’avais le sentiment de n’être plus tout à fait le même. Certes, je ne revenais pas chargé des Tables de la Loi, nulle voix ne m’avait dicté un nouveau Coran ou de nouveaux Évangiles. Je n’étais pas devenu un prophète et ce n’est pas pour convertir quiconque à quoi que ce soit que j’écris ces lignes. Cependant, dans ce qui fut pour moi l’apogée mystique du Chemin, j’ai eu le sentiment de voir la réalité se perdre et me permettre d’apercevoir ce qu’il y a au-delà d’elle et qui se diffuse en chacune de ses créatures. (Rufin, 2013 : 194-195)

Bien entendu, l’ouvrage de Rufin évite de verser dans le récit à thèse, conjoint habilement un héroïsme épique à un héroïsme moderne qui met en lumière l’imperfection humaine et qui, pour ce faire, se teinte d’ironie et d’autodérision. Certes, la remobilisation du schème s’opère sur le mode de la fine observation et se pare d’un sens aigu de la formule : « en partant pour Saint-Jacques, je ne cherchais rien et je l’ai trouvé » (ibid. : 169). Mais surtout, elle réinvestit avec humour la figure héroïque du saint et du martyr avec son ascétisme et son éthique du renoncement. En témoigne la métamorphose de l’académicien en « forçat du Chemin » :

On part pour Saint-Jacques avec l’idée de liberté et bientôt on se retrouve, parmi les autres, un simple bagnard de Compostelle […] Combien de fois, assis par terre devant une auberge parmi d’autres pouilleux, massant mes pieds endoloris, mangeant une pitance malodorante […] je me suis senti un zek à la façon de Soljenitsyne, un de ces gueux du Chemin, que l’on appelle des pèlerins ? Voilà à quoi vous condamne le credencial. Au retour, le plus invraisemblable est de se dire que, en plus, on a payé pour l’acquérir. (ibid. : 14)

On sait que « le culte des héros n’est jamais aussi important qu’en situation de crise » (Deproost et al., 2008 : 74). Pour plusieurs pèlerins en manque d’accomplissement ou appelés à vivre une transition nécessaire à la suite d’une crise identitaire (ex. divorce, retraite, chômage, etc.), Compostelle agit comme un rite conjuratoire largement tributaire « d’une mise en scène de soi en héros » (Zapponi, 2011 : 116). Précisons que la marche intensive joue pour beaucoup dans cette « identité narrative » (Ricœur, 1985). Certes, la marche correspond à « une méthode tranquille de réenchantement de la durée et de l’espace », comme l’affirme David Le Breton (2000 : 19), mais surtout elle permet d’activer pleinement la potentialité qu’offre le pèlerinage de vivre une expérience « mettant en quelque sorte à nu l’ipséité du soi sans le support de la mêmeté », pour reprendre les termes de Paul Ricœur (1990 : 148). Dans son récit Le sortilège des chemins, l’écrivain et pèlerin Sergio Kokis (2015 : 79) décrit de façon particulièrement prégnante ce réancrage identitaire :

Par l’interruption de notre relation au monde et par le dépouillement matériel qu’elle implique, une randonnée de longue distance peut nous offrir l’occasion justement de nous ouvrir à ce registre d’ipséité souvent voilé dans notre vie de tous les jours. En marchant, nous sommes obligés d’avancer allégés, sans les objets et sans le regard public que nous croyons essentiels au maintien de la cohésion de notre histoire personnelle, de notre identité. Leur absence, ou la diminution momentanée de leur présence rassurante, a pour effet d’éclaircir le champ de la conscience de soi et permet alors d’entrer en contact avec ce soi-même […] L’expérience du pèlerin peut ainsi être conçue comme une expérience in vitro de la mort de notre vie antérieure, et elle s’accompagne d’une richesse imaginaire originale. Mort et transfiguration, dans les meilleurs des cas.

À titre de rite conjuratoire, la marche pèlerine rend donc possible une mise à distance d’un a priori identitaire, au profit d’une autre « dimension de soi, par ailleurs négligée » (Lamoure, 2007 : 36). En un sens, elle active un effet psychodramatique d’altérité (Sanchez-Velez, 2013) : pour accéder à soi, le pèlerin doit se découvrir autre. Or, cette métamorphose, source de transfiguration identitaire, prend appui sur un processus d’héroïsation. Jean-Jacques Wunenburger (2003 : 79) soutient qu’« on a affaire, dans l’héroïcité, à une sorte de double travail sur l’identité. L’individu lui-même devient un autre – mais pour être vraiment lui-même – et dans le cas de l’héroïcité schizomorphe, il a besoin de se confronter, de se mesurer à un autre, pour justement être lui-même ». Au cours de son périple, Rufin (2013 : 194) donne la pleine mesure de cette régénération identitaire qui attend le héros pèlerin à la suite de son exploit : « À mesure que la vie vous façonne, vous leste de responsabilités et d’expériences, il paraît de plus en plus impossible de devenir un autre, de quitter le pesant costume qu’ont taillé pour vous vos engagements, vos réussites et vos erreurs. Le Chemin, lui, accomplit ce miracle » (ibid. : 45).

Conclusion

« L’humanité, qui découvre sans cesse du sens, ne peut toujours inventer de nouvelles formes, et il lui faut bien parfois investir de sens nouveaux des formes anciennes. »

(Genette, 1982 : 558)

J’ai tenté dans le présent article de montrer que c’est à une forme narrative ancienne que plusieurs pèlerins de Compostelle recourent consciemment ou inconsciemment pour mettre en récit leur expérience. Sur un plan syllogistique, j’ai d’abord postulé un principe généralement admis, à savoir que le voyage initiatique est constitutif de l’héroïté (Campbell, 1978 ; Wunenburger, 2003). Puis, on a vu que la mise en récit du pèlerinage à Compostelle, en l’occurrence celle particulièrement représentative et réussie de Jean-Christophe Rufin, adopte la forme d’un voyage initiatique. D’une proposition à une autre s’impose alors une déduction : la mise en récit tend à représenter le pèlerin en héros. Reproductible, cette démonstration se vérifie dans la presque totalité des récits que j’ai pu étudier jusqu’à présent. La plupart des marcheurs ne semblent en effet pouvoir atteindre le cœur du Camino qu’à travers la médiation d’un récit archétypal qui se déploie en fonction d’une téléologie initiatique semblable[3]. Après avoir ressenti un « appel à l’aventure » qui les incite à renoncer temporairement à leur identité quotidienne, ils sont rapidement confrontés à des défis et à des tentations. Dans leur témoignage, le monde du rêve laisse bientôt place à une forme de désillusion et de désenchantement. Après quelques jours de marche, le Chemin leur apparaît brutalement pour ce qu’il est, comme dit Jean-Christophe Rufin : « un long ruban d’efforts, une tranche du monde ordinaire, une épreuve pour le corps et l’esprit » (2013 : 38). « La route est rarement comme nous l’avions imaginée », écrit la pèlerine Madeleine Renaud (2002 : 18). En d’autres termes, pour trouver du sens sur le Chemin, plusieurs pèlerins semblent préalablement devoir faire, sur ce même Chemin, l’expérience du non-sens et résister à la tentation d’abandonner, combattre et vaincre une fragilisation par une autre fragilisation et effectuer par le fait même une « descente en soi » (Bernier, 2002 : 25). C’est à ce prix que pourra être surmonté le non-sens et, du coup, s’effectuer une « réalisation de son potentiel » (schéma de Campbell) et une revitalisation identitaire (mort et renaissance). Aux yeux de l’écrivain et pèlerin Sergio Kokis (2015 : 119), les expériences « d’abandon de la vie normale » comme celle du Chemin rappellent le thème de la mort, « mais d’une mort paisible, précise-t-il, d’une mort renonciatrice ou même libératrice face aux contraintes de l’œuvre accomplie et du désir de la continuer ».

Non seulement les pèlerins rapportent leurs pérégrinations sous la forme d’un récit initiatique avec une succession convenue d’étapes (séparation, marginalisation, agrégation), mais ils sont aussi bien souvent tentés d’adopter une « identité narrative », voire de vivre leur périple comme un personnage de récit qui leur fournit un modèle d’action. Les allusions et les traces d’un imaginaire du merveilleux abondent dans leurs textes. Le pèlerin Denis LeBlanc (2016 : 9) justifie en grande partie son aventure par la fascination qu’il éprouve depuis son enfance pour « la grandeur d’âme et le service désintéressé des héros des contes épiques comme l’épopée des chevaliers de la Table Ronde ». Conscient de jouer le rôle d’un « personnage de pèlerin » (ibid. : 47), il s’identifie à quelques reprises au chevalier du Moyen Âge Bertrand Du Guesclin, qu’il appelle « mon héros épique » (ibid. : 162). Rhéal Sabourin (2012 : 13) commence son récit en reproduisant un poème qui raconte le départ de Perceval pour « La quête du Graal ». Avec humour, André Raymond se compare à des héros qui n’ont parfois même rien à voir avec le pèlerinage de Compostelle (« je suis Aladin sur son tapis magique » (2011 : 64), « je me sens un peu Quasimodo » (p. 87), Cyrano de Bergerac (p. 117), « une Alice sur la route menant au pays d’Oz » (p. 131), « un autre Adam qui va faisant ses délices de la pomme de son Ève : la route de Compostelle » (p. 167). Le personnage de Don Quichotte, Espagne oblige, s’impose également à certains pèlerins comme une référence spontanée, de même que saint François d’Assise, qui « est d’une grande inspiration pour le pèlerin », de rappeler le marcheur Gilles St-Louis (2008 : 58). Pendant une journée de marche sur le plateau de l’Aubrac, Serge Cantin (2003 : 108) évoque un grand héros épique : « pendant des heures, je n’ai entendu que lui [le vent] : un vent têtu, invincible, souverain. Je comprends maintenant ce qu’ont pu endurer Ulysse et ses compagnons, livrés au chant des sirènes. » Que dire enfin de ces nombreux pèlerins qui se mettent en route en s’identifiant au héros du roman à succès Le pèlerin de Compostelle de Coelho ? Simone Bettinger (2007 : 106) entreprend précisément son pèlerinage dans l’espoir d’« y vivre des expériences mystiques un peu comme celles que décrit Paulo Coelho dans son livre ». « Comme plusieurs l’ont fait lorsque Le pèlerin de Compostelle de Paulo Coelho est sorti en librairie, écrit pour sa part Rhéal Sabourin (2012 : 17), j’ai lu ce livre à succès en 1996 et il a provoqué un véritable déclic dans mon imaginaire. » Dans cette liste partielle de héros médiateurs, saint Jacques lui-même n’est pas en reste. Représenté tantôt en pauvre et charitable pèlerin, tantôt en redoutable chevalier pourfendeur de Sarrazins (Matamoros), ce personnage identificatoire agit comme un modèle ou un anti-modèle. Enfin, il y aurait également beaucoup à dire au sujet des nombreuses allusions à la mince traduction du Guida del pellegrino composé au XIIe siècle par le clerc poitevin Aymeri Picaud, véritable vade mecum pour plusieurs pèlerins. En un sens, autant dire que l’expérience de ces derniers est clarifiée, pour reprendre le propos de Paul Ricœur (1985 : 356), « par les effets cathartiques des récits tant historiques que fictifs véhiculés par notre culture. L’ipséité est ainsi celle d’un soi instruit par les œuvres de la culture qu’il s’est appliquées à lui-même. »

L’identité narrative héroïque qu’on observe dans ces récits permet d’avancer une hypothèse d’explication à l’engouement que connaît l’expérience rituelle de Compostelle depuis quelques décennies. Dans notre société où il est parfois difficile pour certains d’exprimer et de faire reconnaître leur quête ou leur douleur existentielle, le rite de Compostelle semble agir comme un exutoire, rendre acceptable et dicible cette douleur en l’associant à la réussite d’une épreuve et d’un exploit. En d’autres termes, l’épreuve de la marche, réalisée dans la distance et la durée, offre la possibilité de se mettre en scène dans un décor et une intrigue autres, et partant de retrouver un sens et d’accéder à une forme de transcendance, voire de conjurer, comme le remarque Denis Jeffrey (1998 : 32), « les peurs et les angoisses liées aux grands événements existentiels ». Le sociologue Jean-Didier Urbain (1998 : 21), spécialiste du voyage, observe que

si le voyage est conçu comme un acte cathartique destiné à libérer l’autre qui est en nous – […] à révéler le Colomb, le Crusoé ou le Casanova dissimulés en chacun de nous –, il se peut que cet usage du secret soit la réponse faite au poids des apparences. Dans une société où « l’habit fait le moine », il est également possible que cette surveillance ambiante incite de plus en plus l’individu à accoucher de son double à l’abri des regards critiques de son milieu, en des espaces qui procurent au voyageur l’invisibilité sociale et l’anonymat requis pour le libre accomplissement de sa métamorphose.

Le pèlerinage à Compostelle semble particulièrement propice à cette métamorphose. Ainsi que le souligne Elena Zapponi (2011 : 245), « ce trait ressort constamment des témoignages des marcheurs : en faisant son chemin, par l’épreuve de la marche, tel un ‘entrepreneur de soi-même’ [ou tel un héros], on se construit comme valide et performant ». « Le rêve de Compostelle, poursuit-elle, est le baromètre social d’une modernité où souffle le vent d’un mal à l’âme diffus. Face à ce malaise identitaire, le ‘pas-à-pas’ du pèlerin devient une stratégie thérapeutique » (ibid. : 246). Cette dimension thérapeutique constitue pour plusieurs une invitation à considérer l’espace du Camino non plus comme une fin en soi, mais comme un moyen d’activer un état d’apaisement et de recentrement sur l’essentiel et sur soi. Le pèlerin Hugues Dionne (2005 : 39, 107) écrit ainsi :

Ma pensée digresse en rêveries éparpillées par la force apaisante des légendes et des mythes. Nous avons besoin d’inventer des récits pour enchanter le monde et lui donner sens. C’est comme si nous avions besoin de nous inscrire dans des dimensions qui dépassent l’homme pour mieux le guider […] Je suis, moi aussi, convaincu que le tombeau est vide. Mais est-ce si important ? Le miracle n’est-il pas plutôt de voir tant de gens se diriger depuis un millénaire vers cette boîte vide ?

Ainsi, que le tombeau de Saint-Jacques soit un cénotaphe ou non n’a, in fine, que peu d’importance pour plusieurs. Ce qui compte, avant tout, c’est de faire de la route pour s’y rendre une expérience palingénésique. « Fonctionnant comme une piste du merveilleux, remarque Zapponi, le Chemin de Compostelle apparaît comme un analyseur social puissant de la demande d’enchantement du monde et de stratégies imaginaires d’altérité » (2011 : 25). Dans cette nouvelle vague pèlerine, il ne s’agit donc plus tant de poursuivre une traditionnelle quête d’indulgences qu’une quête de réenchantement et d’héroïsme réparateur. En témoigne éloquemment le récit de Rufin qui s’impose désormais à bon nombre de pèlerins comme un modèle d’interprétation et d’usage du champ des étoiles. Et pour cause, comme vitrine publicitaire il aurait été difficile de faire mieux :

Le Chemin réenchante le monde […] par le détour du corps et de la privation, l’esprit perd de sa sécheresse et oublie le désespoir où l’avait plongé l’absolue domination du matériel sur le spirituel, de la science sur la croyance, de la longévité du corps sur l’éternité de l’au-delà. Il est soudain irrigué par une énergie qui l’étonne lui-même […] Jamais le monde ne m’avait paru aussi beau. » (Rufin, 2013 : 194-195)