Corps de l’article

Énimie, fille du roi Clovis ou de Clotaire désire se vouer à Dieu, contre l’avis de ses parents qui veulent la marier. Alors Dieu lui impose la lèpre. Un ange vient lui dire que si elle veut guérir elle doit aller en Gévaudan dans la fontaine de Burle. Là, voyant que lorsqu’elle sort des gorges du Tarn la lèpre apparaît de nouveau, elle décide de fonder un monastère qu’un dragon détruit sans cesse, jusqu’à ce que l’évêque de la région, Hilaire, vienne le combattre et le tuer. La sainte peut enfin construire son monastère dans lequel elle se retire et où ont lieu de nombreux miracles. À sa mort, le roi, son frère Dagobert, vient s’emparer de ses reliques, mais, trompé par les moniales qui lui donnent celles de sa filleule qui portait le même nom, il repart en dotant richement le monastère. Plus tard, un moine du lieu retrouve les vraies reliques de la sainte, pour le plus grand bonheur du monastère qui a donné naissance au bourg actuel de Sainte-Énimie, dans les gorges du Tarn (fig. 1).

fig. 1

-> Voir la liste des figures

Voilà une légende comme on en trouve beaucoup dans l’Europe chrétienne. La question posée par ce numéro des Cahiers d’histoire invite à se demander quelle histoire sociale ces récits peuvent permettre d’écrire. Dans une perspective méthodologique, cet article voudrait, à partir de cet exemple, montrer ce qu’un tel récit peut nous apprendre sur les sociétés qui l’ont conçu, inventé, copié, oublié, exhumé, réécrit et utilisé.

Les reliques d’une sainte de ce nom sont attestées pour la première fois en 951 par l’acte qui confie, pour le réformer, le monastère de Burle à l’abbaye de Saint-Chaffre du Monastier. La trame narrative de cette légende est principalement connue par deux manuscrits du XIVe siècle[1]. L’un porte une légende latine écrite à la fin du XIe siècle dans le mouvement de la Paix de Dieu, l’autre une légende occitane composée au XIIIe siècle par un troubadour, Bertrand de Marseille[2].

Littérature, archéologie, ethnologie et histoire : à la recherche des origines du discours hagiographique

Relations intertextuelles et transfert mémoriel

Monique Goullet a bien montré que l’essence même de l’hagiographie était littéraire et devait être analysée en veillant à rechercher les relations intertextuelles[3]. Il faut donc être attentif à déterminer les sources littéraires à l’origine du discours hagiographique[4]. Bien évidemment, les Écritures sont les premières citées dans la légende énimienne, l’hagiographie n’étant, dès ses origines, qu’une répétition littéraire du sacrifice christique.

Pour chercher les ingrédients du discours hagiographique, il faut se tourner alors vers la production hagiographique locale. On y trouve les Miracula de saint Hilaire du Gévaudan dont la rédaction remonte au haut Moyen Âge (BHL 3910-3911)[5]. La figure de celui-ci est réutilisée dans la légende : il devient l’auxiliaire de la sainte, combat le Dragon et aide à la fondation du monastère. En lui se profile la figure de l’évêque qui assure la paix et la pérennité des fondations monastiques. De plus, Énimie peut faire penser à la virgo Marcianille qui apparaît dans les Miracles de saint Hilaire et dont on ne sait rien, si ce n’est que la source de sa villa n’a plus d’eau. Peut-on voir dans cette association entre la vierge et la source un écho des Miracles de saint Hilaire ? C’est en fait le seul élément du récit qui a pu être réutilisé précisément. On ne peut toutefois affirmer que notre auteur (ou nos auteurs) ait eu sous les yeux les Miracles de saint Hilaire. Pourtant, le texte a circulé dans la région puisqu’on le trouve dans un légendier de Brioude au Xe siècle[6]. D’autre part, le culte de ce saint est attesté dans le plus ancien document liturgique du diocèse à avoir été conservé : le martyrologe des chanoines de la cathédrale, daté du XIIe siècle[7]. Il nous semble clair, comme à Louis Saltet, que la légende de sainte Énimie ne peut s’expliquer que par celle de saint Hilaire[8], et ce, malgré l’absence d’intertextualité marquée.

Il faut également noter, au regard de la topographie hagiographique des deux légendes, que le secteur des gorges du Tarn est le théâtre principal de chacun des récits (fig. 2).

fig. 2

-> Voir la liste des figures

L’importance de cet endroit à l’époque mérovingienne est attestée de manière spectaculaire par de récentes fouilles archéologiques ayant été menées sur un emplacement mentionné dans les Miracles de saint Hilaire qui se trouve à quelques kilomètres du village et du prieuré de Sainte-Énimie. Ce lieu, particulièrement prestigieux, est le siège d’une résidence palatiale qui semble avoir complètement disparu au VIIIe siècle[9]. Doit-on penser que la présence de ce « rocher monument », comme l’a justement appelé Laurent Schneider, et le souvenir royal qui a pu y être attaché ont suffisamment marqué les mémoires pour qu’à quelques kilomètres de là, quelques siècles plus tard, dans une sorte de transfert hagio-topographique, la légende de sainte Énimie se soit cristallisée, récupérant à son profit la légende hilarienne au point de ne faire de celui-ci qu’un acteur secondaire du drame de la sainte ? Signalons également que les Miracles de saint Hilaire font de lui le fondateur d’un monastère. Dans une telle perspective, il serait tentant de voir dans la (re) fondation énimienne de 951 la récupération de l’établissement fondé par Hilaire[10]. Les sources archéologiques permettent, dans de nombreux cas, de réfléchir à la genèse du discours hagiographique en s’appuyant sur la matérialité de la légende, à condition de ne pas chercher dans cette matérialité à montrer que « l’hagiographie a dit vrai »[11].

Analyses ethnologiques

Une autre manière d’analyser la genèse du discours hagiographique réside dans l’étude des thèmes eux-mêmes[12]. Le thème central de la légende de sainte Énimie est celui du combat avec le dragon. Son analyse invite à se tourner vers les études ethnologiques dans une perspective qu’a ouverte, sur ce thème en particulier, Jacques Le Goff[13]. Ce thème est très ancien dans l’hagiographie[14]. On remarque que le combat avec le dragon est peut-être tiré des Miracula de saint Hilaire puisqu’Hilaire « vidit se in somnis irato serpentis dente percussum ». Il est possible que cette phrase soit le départ du récit du combat entre le saint et le dragon dans la légende de sainte Énimie. Une cavité des gorges du Tarn à quelques pas du castellum de la Malène, la bauma del Drac, est aujourd’hui connue pour avoir abrité le monstre. Des graffiti y ont été découverts en grand nombre sur les murs et des sondages effectués montrent une occupation pendant l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, sans qu’aucune datation ne puisse être avancée, ni que leur signification ne puisse être rattachée explicitement à la légende énimienne[15].

L’ethnologue Henri Fromage a également analysé la légende[16]. Toutefois, cet auteur ne prend pas en compte la construction et les métamorphoses du discours hagiographique dans la longue durée. Il souligne le caractère exceptionnel des gorges du Tarn qui a influé sur le discours hagiographique puisqu’à plusieurs reprises celui-ci sert à expliquer le spectaculaire paysage[17]. Sur ce point, il convient de le suivre et de comprendre « le phénomène d’investissement de l’espace par le mythe », comme il l’a écrit plus tard[18]. Comparant la légende avec celle de sainte Odile, il cherche un thème « populaire » commun à d’autres récits, celui de la transformation en oiseau ou ornithomorphose, ce qui, selon lui, tendrait à expliquer le nom de la sainte : Énimie voudrait dire « cane guérisseuse » et la lèpre ne serait qu’une patte d’oie, c’est-à-dire une maladie de peau[19]. Cette interprétation, suivie par Philippe Walter[20], nous pose problème, car elle ne s’appuie sur aucun fait vérifiable et présuppose une version populaire de la légende. « Populaire » chez Henri Fromage veut en réalité dire « païen » et, à l’instar de Pierre Saintyves ou d’autres folkloristes[21], il cherche à tout prix le « païen » derrière le « populaire » alors que l’on sait, entre autres grâce aux travaux de Jean-Claude Schmitt, que le christianisme médiéval possède son propre folklore qui n’a rien à voir avec une quelconque origine païenne[22]. Une fois cela clairement établi, le médiéviste a toutefois tout intérêt à s’intéresser à ce qui relève du folklore dans le discours hagiographique[23].

Cristina Alvarès, dans une perspective littéraire et au prisme de la gender history, a étudié la légende, une fois encore à partir du récit occitan[24]. Reprenant sans aucune preuve l’idée de la « couche mythique très ancienne, païenne et préhistorique, dans laquelle s’enracine le récit de Bertrand », pour elle, « [l]a Vie de Sainte Énimie raconte les transformations subies par le corps féminin, allant de la corruption de la chair—la lèpre—jusqu’à la forme sublimée des reliques »[25]. Le discours hagiographique véhicule des stéréotypes propres au « Mâle Moyen Âge » : « L’hagiographie serait alors utilisée pour brandir des modèles de sainteté qui ne sont rien d’autre que des stratégies pour faire des femmes des boucs émissaires (responsables d’une crise sociale) afin de les faire mourir pour le bien de la communauté qui jouit ensuite de leurs reliques »[26]. Cette lecture, si elle permet de souligner une des spécificités masculines du discours hagiographique, est loin d’être suffisante pour expliquer sa genèse, laquelle ne peut éluder la question du contexte politique et social ayant donné naissance à sa première trace écrite.

Retour sur le contexte politique et social : Paix de Dieu et violences

Tout indique que cette légende a été mise par écrit pour la première fois au tournant des XIe et XIIe siècles, plutôt à la fin du XIe[27]. Au XIXe siècle, on a découvert une épitaphe sur laquelle on pouvait lire « in hac aula requiezcet corpus sancta Enimia ». Selon Robert Favreau et Jean Michau, cette inscription peut être datée des Xe ou XIe siècles et ils proposent que celle-ci ait été gravée à l’occasion de la découverte du corps de la sainte[28]. Ne pourrait-on pas plutôt considérer cette inscription comme contemporaine de la mise par écrit de la légende ? Cette question est indissociable de la datation et de l’attribution des oeuvres. En ce domaine, la prudence doit régner et les solutions définitives être toujours réinterrogées[29]. Pour Clovis Brunel, les récits relatifs à sainte Énimie ont le même auteur que les Miracles de saint Privat (BHL 6935)[30]. Il a relevé les phrases semblables dans les deux récits en insistant sur le goût chez nos auteurs des références à l’Antiquité, l’emploi d’un vocabulaire commun et de structures syntaxiques très proches. Certes, mais cela suffit-il pour les attribuer à un même auteur ? L’un peut très bien avoir copié l’autre. Bref, on ne peut répondre définitivement, même si l’on constate, à la suite du grand savant, que les textes sont très proches. On s’accorde en tout cas à penser que ces textes ont été conçus dans le milieu épiscopal, à l’époque où les évêques de Mende prennent la tête du mouvement de Paix de Dieu[31].

Le discours hagiographique inclut également une dimension thérapeutique, puisqu’on remarque que douze des seize miracles de la sainte sont des récits de guérison[32]. Du côté des quatre récits de châtiment, on voit sans surprise que les fautifs sont des milites qui usurpent les terres du monastère et terrorisent les simples habitants en les pillant. Ce topos a été bien mis en valeur par Pierre Bonnassie, qui, l’un des premiers, a fait de l’hagiographie une source pour écrire l’histoire des structures de la société du Moyen Âge central[33]. Au regard de ses miracles, on ne peut affirmer que sainte Énimie soit une sainte vengeresse. Il est toutefois à noter que les conciles de paix occupent une place importante parmi les miracles : en effet, cinq d’entre eux ont lieu à cette occasion, quatre au Puy et un à Mende. Ces conciles sont probablement ceux dont il est question dans les Miracles de saint Privat (BHL 6935). En fait, quand on met en parallèle les deux récits, on constate un équilibre significatif dans les Miracles. Sur un nombre presque égal de miracles, on en trouve, chez saint Privat, douze de châtiment et trois de guérison tandis que, chez sainte Énimie, il y en a douze de guérison et quatre de punition. On peut alors se demander si l’on n’a pas voulu créer deux figures de sainteté en Gévaudan, l’une punisseuse et l’autre guérisseuse, afin de répondre aux principales attentes de la sainteté à la fin du XIe siècle.

Festum sanctarum fidis et Enimie eodem die concurrunt[34] : l’enjeu des reliques

Énimie était fêtée au Moyen Âge le 6 octobre, comme Foy sa voisine. Le choix de ce dies natalis et des festivités qui l’accompagnent n’est pas anodin au regard de la concurrence entre les sanctuaires (fig. 3).

Malgré l’absence de sources à ce sujet, on peut supposer une compétition entre Conques et Sainte-Énimie afin de drainer les pèlerins vers Saint-Jacques-de-Compostelle, alors que le Gévaudan se trouve en marge des principales voies de pèlerinage[35]. La via podensis passe au nord du diocèse de Mende et le sanctuaire de Sainte-Énimie est en marge de ce chemin. Ainsi, présenter la sainte en guérisseuse, c’était attirer des pèlerins. De plus, quand on regarde les miracles qu’accomplit sainte Foy, on se rend compte qu’elle recouvre à elle seule les principales attentes de la sainteté. Ainsi, montrer qu’en Gévaudan deux saints, Privat le punisseur et Énimie la guérisseuse, pouvaient accomplir des miracles similaires permettait peut-être de faire venir des pèlerins dans le diocèse.

fig. 3

-> Voir la liste des figures

Il est en tout cas certain que la légende est née autour de reliques. Comme l’existence d’une princesse royale de ce nom ne peut être soutenue, d’où viennent les reliques et le nom de cette sainte cités pour la première fois en 951 ? Germain Morin, dans une étude portant sur les circulations des textes et des reliques entre l’Auvergne et la Provence, s’est intéressé à sainte Thècle dont le culte est lui aussi bien attesté en Gévaudan, depuis le milieu du Xe siècle (comme Énimie) dans le monastère de Chamalières, dans le diocèse voisin du Puy. Il remarque alors que trois martyres perses, Marie, Tècle et Enneim, peuvent être les saintes à qui on voue un culte en Provence, en Velay et en Gévaudan. Elles auraient donc été amenées d’Orient à une date inconnue. L’auteur de cet article reste toutefois très prudent et souhaite seulement signaler une coïncidence. On ne peut que le suivre sur ce point sans pouvoir trancher. Notons en outre que Clovis Brunel rapproche le nom de la sainte d’un nom grec[36]. Les données sur la circulation des reliques des saints doivent donc être autant que possible prises en considération, car « [l]a diffusion des textes hagiographiques est en partie liée à la circulation des reliques et aux patronages d’églises, c’est-à-dire à la géographie du culte des saints »[37].

Le texte de l’inventio, tout comme d’autres récits hagiographiques du Gévaudan, véhicule le souvenir d’un vol de reliques par Dagobert[38]. Doit-on y voir une réminiscence des liens qui unissent le Gévaudan à la royauté franque durant le haut Moyen Âge ? Il est en tout cas établi que des reliques de saint Hilaire du Gévaudan se trouvent à Saint-Denis à l’époque médiévale, où une chapelle lui est même dédiée. Ces dernières sont dans un des domaines du grand abbé de Saint-Denis Fulrad dès le VIIIe siècle. Au XIe et au XIIe siècles, le souvenir de la période franque ne se résume qu’à la présence de la royauté, de Clovis et de Dagobert. Depuis les travaux d’Amy Remensnyder, on peut mieux comprendre cette légende de fondation et le rôle de la figure royale dans les récits monastiques méridionaux[39], lesquels se développent dans un monde seigneurial. Or, une fondation royale peut donner un supplément de légitimité en utilisant l’illusion d’un ordre public.

Usages et transformations du discours hagiographique

La diffusion au XIIIe siècle

Au XIIIe siècle, on trouve une nouvelle trace écrite de la légende. Bien qu’on connaisse le nom de l’auteur de la Vida, Bertrand de Marseille, son identité pose problème. Clovis Brunel, suivant l’indication géographique, pense qu’il est probable que ce soit un clerc de Marseille. Il ajoute que le texte ne peut être antérieur « au début du XIIIe siècle, époque à laquelle les pluriels en -es apparaissent et les règles de déclinaison fléchissent »[40]. Il semblerait en outre, si l’on suit les analyses linguistiques d’André Soutou, que le troubadour ait aussi chanté sainte Foy[41]. Peut-on imaginer une spécialisation de ce personnage, appelé pour promouvoir des sanctuaires désireux de drainer les pèlerins vers leurs reliques ? On doit à André Soutou d’avoir en partie résolu la question de l’identité de l’auteur. À partir du caractère linguistique de l’occitan employé et subodorant la connaissance précise qu’a Bertrand du territoire qu’il décrit abondamment, il a émis l’hypothèse que ce Bertrand n’était pas de Marseille en Provence, mais de Marcilla en Gévaudan[42]. De plus, Henry Dupont pense avoir identifié le personnage comme étant un bailli de l’évêque de Mende qui a exercé entre 1223 et 1247. Il le voit aussi être notaire à Séverac-Le-Château en 1238[43].

La versification associée au choix de la langue des laïcs n’est pas anodine et on ne peut ignorer que le trobar est aussi un écrit politique[44]. Cependant, l’oeuvre est bien une oeuvre cléricale pour Simon Gaunt selon qui elle est « une réaction ecclésiastique contre le modèle laïque du mariage »[45]. Le seul élément fiable pour les circonstances qui ont amené à la composition de ce poème sont données par l’auteur lui-même : dès les premiers vers, Bertrand affirme écrire sur commande du prieur de Sainte-Énimie. Bien plus qu’une traduction, le récit de Bertrand de Marseille est une réécriture de la Vita (BHL 2549) et de l’Inventio (BHL 2550) relatives à la sainte. La structure de l’hypotexte est respectée dans ses grandes lignes. Toutefois, l’auteur ajoute de nombreux détails. Il cherche plus encore que son prédécesseur à expliquer le paysage qui l’entoure : ainsi telle pierre qui a cette forme depuis que la sainte s’y est assise, tel rocher qui est de couleur rouge depuis que le Drac y a saigné. Clovis Brunel remarque également que, pour « le récit de l’invention des reliques, sa traduction est particulièrement libre »[46]. Le développement que l’on remarque dans l’Inventio n’est pas anodin, puisqu’il s’agit du passage qui permet de justifier le statut particulier du monastère. En effet, Dagobert vient chercher les reliques de la sainte pour les amener à Saint-Denis. Devant le refus des moniales, le roi fouille le monastère et finit par trouver son corps. Cependant, il se trompe et emmène celui d’une moniale qui s’appelait aussi Énimie. Le récit de furtum sacer est retourné contre Dagobert et justifie la présence des vraies reliques de la sainte dans le monastère de sainte Énimie au XIIIe siècle. C’est même, pour Gérard Gouiran, « le point fondamental, sinon utilitaire de la vida »[47]. Est-ce là la causa (re)scribendi ? Pour Karena Akhavin, qui a consacré sa thèse à cette question, la translatio, dans tous les sens du terme, est l’élément clef de l’oeuvre de Bertrand[48].

Dagobert s’est montré très généreux envers l’établissement. Cette insistance au XIIIe siècle sur le passé royal du monastère et sur sa sainte fondatrice pourrait éventuellement être interprétée comme une volonté de s’éloigner des prérogatives épiscopales dans un contexte d’affrontement entre l’évêque et les officiers royaux présents à la suite de la croisade contre les Albigeois.

Le développement du discours hagiographique dans les sources judiciaires (XIVe s.)

En 1307, un paréage entre l’évêque de Mende et les officiers royaux est conclu, mettant fin à un long procès qui les opposait. Ce texte crée trois zones juridictionnelles et organise le partage du pouvoir sur le Gévaudan[49]. Dans le Mémoire relatif au paréage produit en 1301, les évêques de Mende ont utilisé pour la première fois les récits hagiographiques relatifs à saint Privat pour appuyer leur argumentation. Les grandes familles du Gévaudan, principalement lésées par cet accord, tentent après sa promulgation de montrer sa nullité, ce qui entraîne une série d’autres actions judiciaires[50]. Au cours de celles-ci, les évêques de Mende utilisent de nouveau des récits hagiographiques et inventent même un nouveau saint dont on ne connaît la légende que par des sources judiciaires[51]. Les nobles du Gévaudan ont dans leur argumentaire utilisé la figure de sainte Énimie, comme le démontre un document de 1343 qui contient un mémoire dans lequel l’évêque tente de démontrer que leurs revendications sont fausses[52]. On peut voir en creux l’argumentaire des nobles qui cherchent à montrer que l’évêque ne pouvait avoir avant le paréage de 1307 le pouvoir temporel, puisque c’était le roi qui l’avait. Pour protéger leurs droits, les barons défendent celui du roi. Ils précisent qu’au moment de l’arrivée de la sainte en Gévaudan, le roi de France ne possédait rien puisque Dagobert avait dû envoyer des peccunia, des biens mobiliers, des domaines desquels on a ensuite tiré des revenus pour doter le monastère. D’autre part, les nobles ont participé à la dotation originelle du monastère, et non pas l’évêque[53]. Cette interprétation est tirée de la lecture de la Vie de sainte Énimie dans laquelle on voit Dagobert donner des possessions à l’abbaye. Énimie est une sainte royale certes, mais une sainte dotée par les seigneurs locaux. L’évêque s'oppose à cet argument en affirmant que rien dans la Vie de sainte Énimie, ni dans les privilèges anciens, ne peut venir conforter de telles affirmations. Ferdinand André a relevé une mention similaire qui inaugure un nouvel argument en faveur du roi[54] : il s’agit du droit d’hérédité selon lequel la sainte tiendrait en fait le Gévaudan de son père le roi. Le discours est alors différent de celui que les barons viennent d’analyser. Il est même contradictoire. Qu’importe : tous les arguments sont bons pour montrer l’antériorité de la présence royale en Gévaudan.

L’ensemble des manuscrits qui portent les récits hagiographiques du Gévaudan datent de ce XIVe siècle conflictuel et ont tous été produits localement. Contrairement à celui de Bertrand de Marseille, le libellus (BnF latin 913) qui comprend les récits concernant Énimie est richement décoré. On y voit à plusieurs reprises la sainte vêtue d’une large robe portant un semé de fleurs de lys. Elle tient dans sa main gauche un bouquet, dont la fleur supérieure est aussi un lys. La base de ce dernier rappelle le sceptre royal. La symbolique est on ne peut plus claire : il suffit d’ouvrir le livre pour voir une sainte reine, associée aux armes de la royauté française. Cette représentation royale de la sainte a marqué son histoire iconographique, dans les oeuvres médiévales notamment[55].

Un examen attentif du manuscrit a permis de relever de rares marginalia qui font référence à des éléments juridiques. En effet, sur l’un des feuillets où il est question de la généalogie de la sainte, on remarque deux mains différentes du XIVe siècle (fol. 44v). On y lit une mention « jus hereditarium » et une autre, « ab omni inquisitione vindicatas », qui renvoie au statut des terres conférées par Dagobert au monastère de la sainte. On est bien confronté à une lecture à des fins juridiques de ce document. Comment ne pas y voir alors une conséquence du procès qui est en train de se dérouler et où les parties ont été amenées à utiliser le passé comme argument juridique ? Par ailleurs, une unité codicologique du Livre de saint Privat, un cahier consacré à sainte Énimie, présente les caractéristiques d’une écriture notariale ou juridique sans ornement de la moitié du XIVe siècle : il a probablement été produit dans ce contexte (fig. 4).

fig. 4

-> Voir la liste des figures

Par la suite, Énimie semble toujours être un facteur d’identité pour le monastère qui la donne à voir, mais aussi à entendre, comme c’est le cas de l’évêque de Mende avec saint Privat, qui a construit une cohésion territoriale et mémorielle[56] en utilisant les sens de la sainteté qui répondent en effet à « un véritable code sensoriel » selon André Vauchez[57]. Ainsi, un acte perdu de 1381 montre le seigneur voisin de Mostuéjouls obligé de servir la table du prieur et des moines le jour des Rameaux et surtout de porter la bannière qui précède les reliques de la sainte lorsqu’elles sont présentées à Mende. Les processions dessinent, par les sens qu’elles mettent en jeu (vue, ouïe, toucher et évidemment odorat), l’espace de la sainteté.

Retourner aux traces manuscrites de la légende, appréhender le discours hagiographique dans sa matérialité même permet d’étudier les usages du discours hagiographique, lesquels reflètent les tensions identitaires qui ont conduit à fixer cette légende par écrit, mais aussi à la transformer, à la prolonger afin de l’adapter au temps présent.

Du discours hagiographique au discours sur la tradition : sainte Énimie face à la science

Alors qu’au début de l’époque moderne, dans la liturgie, le discours hagiographique s’amplifie, il est à plusieurs reprises remis par écrit, bien que les manuscrits aient disparu[58]. Au XVIIe siècle, une telle légende n’a pas échappé à la naissance de la science des textes. L’un de ses fondateurs, Mabillon, est le premier à avoir critiqué la légende énimienne, considérant ses Vitae « remplies de fautes et d’erreurs », critiquant en premier lieu la généalogie de la sainte donnée dans le texte[59]. Quelques années plus tard, avant 1670, dans sa Monarchie sainte, le carme déchaussé Dominique de Jésus consacre un chapitre à la sainte, dans un but apologétique destiné à montrer l’importance du nombre de saints dans la famille royale[60]. L’auteur raconte longuement la vie d’Énimie et mentionne le manuscrit latin 913, mais ignore le texte roman. En 1770, les Bollandistes discutent savamment de cette question, mais n’ont pour source qu’un propre de l’époque moderne et les Miracles de saint Hilaire du Gévaudan, dont ils soulignent le lien avec la légende énimienne, remettant en doute l’existence même de la sainte[61]. La grande question des érudits lozériens du siècle suivant est chronologique : combien y a-t-il eu de saint Hilaire ? Il y a ici pour nos érudits un enjeu majeur : celui de compléter les listes épiscopales dans une mode qui puise ses racines dans le Moyen Âge et qui vise à montrer la continuité du pouvoir épiscopal mendois[62]. Dans deux ouvrages, l’ecclésiastique Pascal cherche à prouver que la légende dit le vrai, mais ne s’appuie que sur un office moderne de la sainte ainsi que sur le manuscrit qui porte le texte de Bertrand de Marseille[63]. À partir du milieu du XIXe siècle, grand siècle du catholicisme, le culte de la sainte se développe dans un contexte de « recharge sacrale » bien analysé par Philippe Boutry[64]. La légende se diffuse sur des supports plus accessibles, notamment un abrégé paru en 1858 qui ne s’appuie sur aucun texte ancien, dont le but est de faire d’Énimie un exemple contre les changements du temps et surtout les nouvelles pensées philosophiques. On retrouve là le caractère militant du discours hagiographique dans la longue durée. Parallèlement, la critique scientifique de la légende se poursuit : l’importance du manuscrit latin 913 consacré à la sainte est reconnue par Léopold Delisle en 1862 quand il a sous les yeux le Livre de saint Privat[65]. En 1867, l’archiviste départemental Ferdinand André décentre légèrement la focale et consacre une irremplaçable monographie au monastère éponyme. À cette occasion, il présente et discute les sources relatives à la sainte, sans toutefois remettre en cause son existence.

À la fin du XIXe siècle, les relations entre science historique et catholicisme sont tendues, dans les débuts de ce qu’on a appelé la crise moderniste. Dans un tel contexte, les saints locaux, fondement des origines des églises, et donc de la tradition, sont des figures identitaires sur lesquelles s’appuie le clergé local, combattant l’installation de la troisième république et la commémoration de la Révolution française, tissant ainsi un lien entre les victimes de la Terreur et les premiers chrétiens. Aussi, la question de l’apostolicité, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle les diocèses français ont été évangélisés dès le Ier siècle, fait l’objet de débats au sein du monde catholique : le savant bénédictin Germain Morin, s’attaquant à la difficile question des légendes provençales, n’avoue-t-il pas qu’il a dû subir des « menaces personnelles à [son] endroit, pour le cas où l’envie [le] prendrait de remettre les pieds à Marseille »[66] ? En Gévaudan, des curés intransigeants s’emparent de la figure de la sainte, par exemple Eugène Jory[67], mais aussi Pierre Pourcher, premier historien de la bête du Gévaudan et insatiable collectionneur de légendes locales, comme celle de la sainte qu’il édite sur sa propre presse à partir du manuscrit latin 913 et qu’il date des VIIe ou VIIIe siècles[68]. Pendant ce temps, le « redoutable directeur de la Semaine catholique »[69], l’abbé Solanet, entreprend des fouilles dans l’ancien monastère à la recherche des preuves archéologiques[70]. Dans cette « terre de foi et de prêtres »[71], le discours hagiographique ne semble pas pouvoir être contredit. En 1903, l’attaque vient de l’extérieur : Louis Saltet, professeur à l’Institut catholique de Toulouse, fondateur de l’hagiographie critique dans le sud de la France et débusqueur des faux d’Adhémar de Chabannes, écrit un « article pénétrant » selon Clovis Brunel[72]. Après les pistes ouvertes par Louis Saltet arrivent les magistrales éditions de Clovis Brunel. On pourrait évidemment écrire une histoire critique de la critique hagiographique et chercher à historiciser les éditions des textes sur la sainte, car la philologie véhicule elle aussi un discours dont l’historien doit avoir conscience avant de se lancer dans l’analyse des textes[73]. Clovis Brunel d’ailleurs ne s’érige-t-il pas en juge quand il écrit que la version latine de la légende est « une oeuvre pédante, […] écrite dans un style prétentieux » ?

Au milieu du XXe siècle, quelques monographies ont ensuite été produites sur la sainte, surtout à partir du texte de Bertrand de Marseille, lequel attire le plus d’études[74]. Aucune ne remet en cause l’existence de la sainte et le fondement de la légende, et, dans un véritable réquisitoire contre la science historique, Jules-Xavier Bouniol tente d’affirmer le poids de la tradition qui est pour lui une preuve de la vérité de la légende[75]. Au fil du temps, cette utilisation militante s’étiole, mais elle n’a pas disparu, notamment dans certains milieux ecclésiastiques[76].

En 1994, Pierre Michon s’empare de la figure de la sainte : elle retourne alors en littérature, mais sans jamais quitter l’histoire puisque le romancier montre une légende en formation en s’intéressant aux sources de cette dernière, mais surtout à la figure des hagiographes au travail, le moine latin comme le troubadour Bertrand[77]. Depuis cette évocation poétique, matière à réflexion historique, jamais on n’a autant évoqué la sainte dans des ouvrages littéraires[78], comme si le discours hagiographique avait été remis à sa juste place, celle de son origine[79].

Dans ce qui semble être le plus récent ouvrage en français sur la sainte, Roger Lagrave présente habilement la tradition et sa transmission manuscrite, critiquant la position jugée « d’un autre âge » de Xavier Bouniol avant de la raconter sous forme de saynète[80]. En 2003 paraît un livre signé Montharou qui raconte la légende en s’appuyant sur le texte de Bertrand de Marseille. Cela semble bien montrer qu’aujourd’hui, localement, la légende de sainte Énimie est avant tout un poème occitan que l’on présente volontiers comme populaire, mais pas une vita latine que l’on juge trop intellectuelle et cléricale et qui colle mal avec un certain exotisme médiéval sur lequel s’appuie le développement touristique du village, « charte parlante »[81] : celui-ci est notamment fier de son festival de Bandes dessinées médiévales dont l’affiche en 2012, signée Nicolas Demare, laissait voir une mutation dans l’iconographie de la sainte où les attributs royaux ont disparu au profit d’autres (fig. 5).

fig. 5

© Nicolas Demare

-> Voir la liste des figures

La même année, Karena Akhavein publie sa thèse sous forme de roman qui relate les aventures d’une doctorante new-yorkaise travaillant sur la sainte et qui, après la mort de son mentor, se rend à Sainte-Enimie alors qu’une entreprise veut détruire la fontaine de Burle pour mieux pouvoir exploiter l’eau miraculeuse[82]. Cette intrigue médiévalo-commerciale est aussi l’occasion pour la jeune doctorante d’une introspection.

On le voit, le discours hagiographique documente la société qui le transforme et comporte pour l’historien plusieurs enseignements, à condition qu’il prenne en compte ses métamorphoses qui font qu'il est composé de plusieurs strates. La légende est bien « multivéridictionelle »[83]. Le discours hagiographique change aussi en fonction de ses vecteurs qui le transforment. Les saints ne sont-ils pas maintenant sur Facebook[84] ? La légende d’Enimie n’a-t-elle pas été diffusée par Stéphane Bern via la télévision, pour le concours du « village préféré des français » en 2014[85] ? Au regard de l’exemple d’Enimie, mais aussi des articles rassemblés dans ce numéro des Cahiers d’histoire, on ne peut que souscrire à ce qu’écrivait Georges Duby, bien conscient—avec d’autres—de la possibilité d’une histoire sociale des saints, et donc de l’hagiographie : « les saints, […], par les discours dont ils furent l’objet, […] aident à mieux faire leur métier les historiens de l’Église, les historiens de la pensée, les historiens de la morale, mais aussi les historiens de la société, et leur aide est alors éminemment efficace »[86].