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Il va sans dire qu’être lu avec une telle acuité par Hélène Maurel-Indart, grande spécialiste des questions plagieuses et pasticheuses devant l’éternel[1], ne peut manquer de causer un effet de sidération. D’une plume alerte et légère, elle a su percer une logique souterraine dans l’écriture de Qui a peur de l’imitation ? qui avait échappé à son auteur ou, du moins, qu’il s’était employé à étouffer mais qui, l’oeil sagace de la lectrice l’aura vu, ne manque pas d’émerger ici ou là. À savoir : à quel point toute personne qui écrit sur l’imitation ne peut manquer d’être touchée par le problème, puisque nul n’écrit à partir de rien et sans puiser dans une bibliothèque (réelle ou intérieure). Plus encore : à quel point l’imitation met en jeu non seulement la manière dont les écrivains la pratiquent, comment ils se situent par rapport à elle et dans le champ littéraire, mais aussi la façon dont nous, lecteurs et critiques, nous les appréhendons à travers elle, et elle à travers eux. Cette contagion des embarras mimétiques au penseur de l’imitation, j’en vois la trace plus explicite dans un aveu inaugural de l’essai qui, à l’époque, m’avait semblé régler la question :

L’écriture empruntée, voleuse, copieuse, téléguidée, pourrait bien être la logique cachée qui préside à toute écriture. Ce livre que vous lisez, n’est-il pas d’ailleurs, comme tant d’autres, le fruit d’un brigandage souterrain parmi d’innombrables discours[2] ?

Assurément le dossier n’était nullement refermé, comme je le constate grâce à Hélène Maurel-Indart.

Il aurait de toute façon fallu être naïf pour, choisissant un tel sujet, penser s’embarquer dans un champ neuf. Devant l’imitation et son cortège de pratiques (allusion, citation, pastiche, parodie, plagiat et j’en passe), c’est le trop-plein et l’excellence qui triomphent et qui font planer sur le critique la menace de la répétition ou de la simple application à un autre corpus d’analyses déjà élaborées ailleurs. C’est pourquoi, comme l’explique bien Hélène Maurel-Indart, j’ai pris soin de rappeler, de manière non exhaustive, un certain nombre de travaux qui m’avaient précédé, dans le but de mieux spécifier ma démarche. Celle-ci avait renoncé à être une exploration narratologique, historique ou sociologique de ces phénomènes[3]. Pour se concentrer sur un autre aspect : une approche existentielle. Il s’agissait de se demander ce que faisait au « Moi » qui écrit la présence concertée ou l’intrusion involontaire des mots d’autrui, en complétant cette analyse d’études à la fois poétiques, narratologiques, stylistiques et historiques. Ce sont les tourments du « Moi » face à l’autre, les zones d’influence et d’empiètement d’autrui sur soi-même, qui m’ont guidé[4]. Or ceux qui imitent allégrement, comme Shakespeare, Rabelais, Molière ou Sterne, pourraient éprouver avec assez de force leur propre originalité pour ne pas craindre de se servir chez les autres. Mais on peut se demander s’il ne gîte pas, chez d’autres et même chez eux, une peur plus sourde de ne pas être eux-mêmes en imitant. Ce sont les traces éparses de cet effroi et la manière dont il a pu orienter des choix esthétiques, des écritures et des prises de position que j’ai voulu glaner et interroger.

Je n’ai toutefois pas voulu traiter cette question de manière anhistorique. Mais il ne s’agissait pas de rabattre l’imitation sur un phénomène historico-social exclusif. Sa nature pulsionnelle, presque humorale, ne fait aucun doute. Il conviendrait seulement d’ajouter : selon les rythmes intellectuels, les mythologies, les sociétés, les mentalités. Ce sont en effet aussi des exigences sociales, des débats esthétiques, des archétypes philosophiques qui dirigent les perceptions et les pratiques changeantes de l’imitation. Affaire d’époque, c’est sûr, l’imitation est tributaire de son histoire, de son récit[5]. À divers degrés, elle est indissolublement liée à la manière dont la répétition, l’originalité et l’origine ont pu être pensées. Tous les vifs débats qu’elle a suscités, avivés par des réflexions religieuses, culturelles, philosophiques, légales, historiques ou sociales, montrent que le concept de littérature ne peut pas être défini sans celui de source, d’origine, de modèle. Il s’agit, et ce n’est pas sans importance, d’un concept relationnel et non pas absolu. L’oeuvre est sujette à une série de réaménagements induits par les nouvelles oeuvres et les variations contextuelles. Cette labilité première, au lieu du vieux rêve de persistance subordonné au classique et au chef-d’oeuvre, l’imitation nous la fait sentir un peu mieux en aiguisant toujours plus nos angoisses quant à l’originalité et l’origine.

Le but était donc d’élaborer un cadre conceptuel qui permette de réfléchir à la littérature tout comme elle-même s’y questionne, en se demandant comment les oeuvres et les écrivains appréhendent, interrogent, déconstruisent, justifient ou réinventent la littérature en regard de deux valeurs, le conformisme et l’originalité. C’est cette dynamique qui, croyais-je, structure l’essai, même si Hélène Maurel-Indart en repère une deuxième, plus fine et moins évidente, nous faisant passer du temps de la dette aux prédécesseurs à celui d’un affranchissement face à l’imitation ou, au moins, à sa peur. La première partie porte ainsi sur les malaises mimétiques et étudie un certain nombre de raisons qui ont amené les uns et les autres à condamner l’imitation, à en avoir peur ou à l’ériger en un délit virant à l’obsession comme Malcolm Lowry. Ces raisons sont autant historiques, sociales, esthétiques que psychologiques, et sont souvent liées à la relation entretenue avec les concepts d’originalité et de répétition. C’est pourquoi l’imitation est volontiers associée à un exercice scolaire, à un apprentissage de l’art (Proust, Sartre, Sarraute, Malraux) et devient même une sorte d’insulte brandie pour déconsidérer l’autre écrivain (Malebranche, Céline, Sarraute). Les imitateurs mis en scène sont souvent des figures dégradées, associées à divers avatars peu glorieux comme le copiste, l’érudit, le pédant ou le faussaire (Sorel, Sartre, Melville, Flaubert, Perec, Calvino). Les justifications utilisées pour défendre l’imitation sont un autre signe de ce malaise, d’autant plus quand, on le constate, elles sont insistantes, tentent d’encadrer une pratique qui dérange, ou, pire encore, quand ces plaidoyers sentent la mauvaise foi. La seconde partie s’attache quant à elle aux argumentations utilisées pour repenser l’imitation, que tout désigne comme une répétition et une aliénation, en tant que pourvoyeuse d’originalité. Ainsi a-t-on pu faire de l’imitation une thérapie contre l’imitation (Stendhal, Proust), un moyen de corriger ou d’améliorer son modèle dans un geste généreux et supérieur (Virgile, Shakespeare, Lautréamont). Plus vertigineux encore : suggérer qu’on imite en se passant de modèle (Valéry, Nodier), ou imiter dans le but d’être imité ou de devenir inimitable (Voiture, Perec, Montaigne). L’écrivain imité et imitant transforme en effet la perception du vol en une adroite indélicatesse qui suscite un désir mimétique. Il sera imité comme il a imité et accédera ainsi au rang de modèle. Élégant et habile moyen, qu’Hélène Maurel-Indart a la malice et la bienveillance d’accorder à cet essai, pour (ne pas) en finir avec les précieux démons de l’imitation puisque ceux-ci, on l’aura compris, sont souvent à l’origine de nos plus irrépressibles désirs d’écrire à notre tour.