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Cet article s’inscrit dans une réflexion en cours portant sur les procédés de la brièveté dans la littérature argentine contemporaine. Dans ce cadre et partant de la distinction entre brièveté (notion qui relève du domaine de l’énonciation) et texte court (caractère dimensionnel de l’écriture), notre actuel domaine de recherche porte sur un corpus constitué par la production de quatre écrivains argentins : Andrés Rivera (1928-2016), Sylvia Molloy (1938), Tununa Mercado (1939), Hernán Ronsino (1975)[1], chacun de nos auteurs proposant de manière singulière un style bref. Le travail avec le passé littéraire, historique ou personnel sous-tendu par un florilège de réflexions sur la mémoire, l’oubli, la perte, le deuil et l’attente, donne forme à une écriture de soi où les pratiques de réécriture et d’échanges intertextuels ne sont pas absentes. Cette problématique, complexe dans les enjeux qui s’y nouent, ouvre de riches pistes de réflexion et nous a permis de creuser l’un des filons de notre recherche : celui des rapports entre rythme et brièveté narrative. Dans les textes de notre corpus, la brièveté confie à la coupure syntaxique et à la digression sa puissance rythmique. Elle donne à voir le mot et met en valeur les pauses, les silences, les bornes internes du discours mis en valeur par la ponctuation (surabondance de virgules, parenthèses) et les jeux typographiques (caractères soulignés, blancs). L’écriture brève attire l’attention du lecteur sur ces interruptions et s’affirme dans la densité de sens générée par les coupures. Le bref met également en relief la problématique des limites de la lecture et de la compréhension, car contre toute attente, il retarde la lecture, engageant ainsi son lecteur à la relecture, à chercher dans le texte des bornes de sens (linguistiques, topographiques) à partir desquelles tenter de reconstruire ce qui semble manquer : le fil conducteur du récit. Ce que pointe avec force l’écriture brève est la suspension − par l’introduction d’un autre niveau de lecture et pour un temps d’une durée relativement courte − de l’axe syntagmatique sur lequel s’enchaînent les mots. Pour creuser ces hypothèses, nous nous intéresserons spécialement au décrochement opéré par la disposition typographique, car nous sommes d’avis que la dimension matérielle de l’écriture dramatise les notions de durée et de succession en imprimant à la prose une forme brève rythmée par la répétition de diverses procédés de coupure[2] donnant lieu à un système confié à la répétition des ruptures.

Nous percevons la difficulté de cette caractérisation ; elle nécessite une étude de grande ampleur que le cadre de cet article ne nous permet pas de réaliser. Nous tâcherons néanmoins d’aborder ici cette problématique par l’un de ses aspects, susceptible d’éclairer de manière probante, et peut-être différemment, cette relation entre le rythme de la prose et l’écriture brève. Pour y parvenir, nous avons fait le choix de nous centrer sur l’oeuvre de celui qui est légitimement considéré par la critique littéraire comme étant le maître de l’énonciation austère et réticente dans la littérature argentine contemporaine : Andrés Rivera[3]. Pourtant, précisons succinctement que les grands récits de l’histoire politique argentine et européenne du XIXe et du XXe siècles constituent la matière préférée de sa fiction narrative composée de six romans, onze nouvelles, douze ouvrages de récits/contes et deux anthologies. Depuis 1957, année de publication de son premier roman, El precio, la conviction politique de gauche d’Andrés Rivera a modelé et conféré un poids spécifique à cinquante années d’écriture déclinées selon deux projets littéraires divergents : celui de la représentation réaliste de ses quinze premières années de production − de 1957 jusqu’à 1972, année où il publie le recueil de contes Ajuste de cuentas −, et celui des années qui suivent cette période initiale, focalisé sur une expérimentation littéraire issue des procédés que l’auteur est conscient d’emprunter aux avant-gardes. De sorte que si, dans ses premiers textes, notre auteur pensait la fonction sociale de la littérature comme un acte d’engagement politique (en termes de vérité référentielle) et se souciait de comment raconter les pénuries des déshérités politiques, progressivement, vers les années 1970, cette motivation idéologique s’est également orientée vers les modalités narratives d’insertion de l’événement historique dans le texte littéraire ; vers une historisation poétique qui renonçait au modèle fictionnel d’exposition complète. La déstructuration de l’utopie devient traumatisme politique et fait basculer ses récits vers un sens fort de l’ordre révolu. L’utilisation allégorique de l’Histoire faite par Rivera réfracte le malaise contemporain d’une Argentine déconcertée qui, pour comprendre la détresse de ses dernières décennies, regarde son passé (le XIXe siècle : le temps des révolutions). Le désespoir chez Rivera comporte une perte, implique une rupture, et découle d’une perception : celle de l’impuissance. Sa croyance en une authenticité inhérente au temps passé va de pair avec sa certitude de l’anomie morale du présent. Il y a, dans la littérature de Rivera, une attitude existentielle douloureuse qui l’apparente à la tradition littéraire d’écrivains existentialistes du Rio de la Plata comme Leopoldo Marechal, Julio Cortázar, Ernesto Sábato, Haroldo Conti, Juan Carlos Onetti, Mario Benedetti. Mais ce qui, dans la littérature de ces écrivains, est une résignation inhérente à la condition humaine, se trouve être dans la littérature de Rivera une déception consubstantielle à l’échec politique, à la conception de la temporalité historique comme processus de dégradation. Ses personnages, pour la plupart misanthropes et désenchantés (Rosas, Paz, Castelli, Bedoya, Cufré, Arturo Reedson, Pablo Fontán), incarnent la précarité d’un monde dépourvu de toute illusion d’un avenir meilleur. Ainsi comme le pessimisme devient une marque de subjectivité politique dans sa littérature, la réticence reprend ses droits sur le plan de l’énonciation. La fragmentation, qui a toujours caractérisé l’organisation narrative de sa fiction, reste lisible, mais devient peu à peu également visible, car l’espace littéraire de ses textes s’ouvre à un regard plus plastique de l’écriture en incluant toutes sortes de textes : des images, des poèmes, des extraits de journaux, des bribes de discours provenant de la culture populaire, sans pour autant abandonner les citations littéraires. En somme, le rythme saccadé de l’écriture de Rivera, de plus en plus dressé par la brièveté narrative, rend lisible et visible une temporalité historique tristement interrompue.

Notre article se développera en deux temps. Tout d’abord, nous exposerons la notion de rythme dont l’écriture brève de Rivera s’empare ; nous aborderons ensuite quelques-uns des procédés rythmiques relatifs au traitement typographique utilisé dans ses textes.

Opérations soustractives inhérentes au rythme rivérien

En 2000, dans son prologue à Andrés Rivera. Cuentos escogidos, l’écrivain argentin Guillermo Saavedra utilise une comparaison très suggestive pour illustrer la densité des silences rivériens. Il écrit : « Comme dans le principe d’Archimède, dans l’eau précise des récits narratifs de Rivera, le silence est un corps qui déplace un volume de sens égal au sien[4]. » Un an plus tard, dans une note journalistique concernant la publication de Hay que matar (2001), la journaliste Jorgelina Núñez décrit de belle et juste manière le rythme traînant de Rivera. Elle associe le progrès laborieux de la diégèse qui caractérise l’écriture de notre auteur au rythme invariable et constant de la mer. En brossant un aperçu du processus selon lequel son écriture devient de plus en plus réticente, Núñez plaide que :

[S]es phrases se sont adaptées à un principe d’économie selon lequel souvent le silence l’emporte sur les mots, et ceux-là, comme un acte de revanche, reviennent sans cesse de manière répétitive sur ce qui a été dit en imitant le mouvement de la mer : ils avancent un élément et le retirent, ils le ramènent à nouveau jusqu’à ce que il n’en reste qu’un souvenir bourdonnant. Comme le va-et-vient des vagues, la syntaxe de Rivera n’est pas progressive, mais récessive : elle cache toujours quelque chose, elle retient plus qu’elle ne livre[5].

Ces deux citations mettent en relief le frein narratif qui sous-tend l’écriture de Rivera. Saavedra et Núñez perçoivent le rythme rivérien comme une tension discrète entre ce que l’écriture donne et ce que l’écriture retire. Un flux structurant donc, caractérisé par la coupure et le détournement narratif, plutôt que par la présence régulière d’éléments temporels ou conceptuels bien marqués. Cet angle d’approche, qui est aussi le nôtre, décèle ce que le rythme a de variation et d’écart, et a trait à ce que, dans son essai sur la poétique du continu dans la prose romanesque, Jean-Paul Goux désigne comme étant les trois qualités dominantes de toute définition « globale » de la notion de rythme : la structure, la périodicité, le mouvement[6]. Goux apporte également une autre précision d’importance. Il rappelle que le sens étymologique du mot rythme provient du grec ruthmos, abstrait du verbe rein qui signifie couler. Et, en s’appuyant sur les propositions théoriques d’Émile Benveniste dans son article « La notion de rythme dans son expression linguistique[7] », l’écrivain français rappelle que la langue grecque emploie le verbe rein pour indiquer les cours d’eau. Ce sont les fleuves et les ruisseaux qui coulent en grec, jamais les vagues. Ainsi, Goux évoque la définition de la notion de ruthmos qu’a apportée Benveniste : une « manière particulière de fluer », une « forme distinctive, [une] figure proportionnée, [une] disposition », un « arrangement caractéristique des parties dans un tout ». Il est intéressant de noter qu’au début des années 1920, le formaliste russe Iouri Tynianov considérait également le rythme comme une force libératrice, un écart à l’égard des contraintes métriques. Dans Le Problème de la langue du vers (1924)[8], Tynianov suit les réflexions d’Ossip Brik sur l’impulsion rythmique[9] et ouvre la réflexion à la relation entre la structure rythmique et le sens. Il interprète le rythme comme un principe de composition dynamique et non comme adéquation à une norme métrique abstraite et contraignante. Pour Tynianov le mètre est la norme et le rythme est le principe actif de construction sur lequel se fonde la dynamisation de la nature polysémique du matériau verbal. Selon lui, le rythme ne peut être prescrit[10]. C’est également le constat du linguiste Henry Meschonnic lorsque, soixante ans plus tard, il soutient qu’il existe une opposition entre les notions de schéma et de rythme[11]. Conjointement avec Gérard Dessons, Meschonnic considère que la « déplatonisation » d’une approche normative et instrumentalisante du rythme, uniquement axée sur la cadence que la périodicité sonore imprime, doit provenir d’une conception holistique de cette notion. Selon les deux théoriciens, cette perspective, qui vise à intégrer la dimension sémantique, a l’avantage de ne pas dissocier le rythme − en tant que principe constructif de la signification − des discours, c’est-à-dire de leur inscription dans le récit[12].

Dans le cas d’Andrés Rivera, lorsque l’avenir de l’Histoire n’apporte pas la transformation tant attendue et que l’espoir placé dans l’engagement politique perd son fondement, le détournement devient procédé narratif imprimant sa marque rythmique dans l’écriture. Dans la mesure où son ambition principale consiste à réduire l’information textuelle, à affaiblir les certitudes du lecteur, à convertir le réel en énigme, l’on pourrait soutenir que le travail narratif de Rivera est essentiellement soustractif. Cette tendance à la réticence, qui allège les textes de matière verbale, élimine progressivement les commentaires doctrinaires, éloigne la doxa marxiste, supprime les marques de la plénitude idéologique passée. Rivera opère des coupures dans la successivité diégétique de ses histoires. La brièveté énonciative prend ainsi sa place.

En suivant les propositions théoriques de Gérard Dessons[13], la brièveté est abordée dans notre analyse comme un acte d’énonciation qui tend à interrompre la continuité narrative, à entraver la durée discursive. Le bref se manifeste dans la rupture, dans la discontinuité, et non pas exclusivement dans la longueur plus ou moins importante des textes (quoique abréviation énonciative et longueur matérielle des textes puissent converger). La négativité qui mine la matérialité des textes de Rivera et la déception face à un monde que l’auteur considère comme dépourvu de toute transcendance morale et historique (un nihilisme croissant perceptible dans les opérations soustractives de réécriture) sont indéniablement associées à la poétique suspensive de son écriture et à la brièveté en tant qu’opération formelle et manière de dire le désenchantement et l’anomalie du présent[14].

Il n’entre pas dans nos intentions de nous livrer ici à un inventaire exhaustif des procédés de digression narrative et de coupure textuelle moyennant lesquels la fiction narrative de Rivera et l’espace littéraire de ses textes rendent compte d’un passé saturé de références personnelles, historiques, littéraires[15], préférant essayer de mesurer les effets de l’écart rythmique qu’imprime la digression et, peut-être même, en cerner le sens tout autant que les implications (que celles-ci soient d’ordre poétique ou idéologique). Disons succinctement que, dans l’ensemble de sa production littéraire, un ample dispositif de procédés narratifs très variés y concourent, comme par exemple au niveau de la temporalité du récit : les anachronismes, des clins d’oeil trans-temporels qui condensent de nouveaux paradigmes de lecture, si l’on suit les réflexions sur l’anachronisme menées par Georges Didi-Huberman[16]; au niveau stylistique : la rupture déstabilisante de l’isotopie langagière consistant à l’altération et au contraste des registres de langue utilisés (descriptions crues de rapports sexuels, langage grossier ou vulgaire) ; au niveau syntaxique : le rythme saccadé, haché et martelé de sa prose, produit d’une part par l’insistant recours à des figures de répétition et, d’autre part, par la déroute du sens provoquée par les coupures dans la matière narrative et la prévisibilité phrastique. Rivera érige la digression en véritable méthode d’écriture faiseuse de frein narratif. Les coupures digressives installent une dynamique de la brièveté perceptible dans une prose scandée au rythme des blancs dans les pages, des alinéas, des ellipses, des majuscules, des récits enchâssés et d’une syntaxe phrastique assez complexe, le tout plombé et surplombé par la force hypnotique de la répétition.

Entre le désir de mimèsis de la première époque de sa production et le constat amer de l’inefficacité pratique de la représentation réaliste, voire de l’impuissance du modèle sartrien de l’engagement littéraire ; entre force de cohésion textuelle et entrave à la construction narrative ; entre baroquisme syntaxique et réduction des données diégétiques, dans la littérature de Rivera, l’inscription d’une lecture de l’Histoire dans le rythme narratif se fonde sur le retour comme procédé dominant. Les reprises tiraillent son écriture, de la plus petite unité lexicale ou grammaticale jusqu’au mouvement global de ses oeuvres. Le retour anime la mémoire textuelle dans la mesure où Rivera réécrit ses textes. Sa réécriture opère par répétition ou par reformulation[17]. Précisons d’une manière très succincte, sans nous y attarder, qu’il reprend ses textes d’une double façon : d’un côté, par le biais d’une espèce d’intertextualité de faible niveau (entendue comme allusion ou réminiscence d’autres textes)[18] en réécrivant des épisodes familiaux (la fuite du village ukrainien de Proskurov), des personnages référentiels (Sarmiento, Rosas, Paz, Petliura et d’autres), des personnages en rapport avec l’histoire familiale (ses parents, ses oncles), des personnages de fiction (Bedoya, Lucrecia, Daiana, Lucas), des anecdotes (le massacre perpétré à Proskurov par les troupes du leader nationaliste ukrainien Petliura), des thèmes (la solitude, la défaite, l’utopie, la violence, le syndicalisme, le monde ouvrier, l’éthique), ses alter ego. Et d’un autre côté, à travers la réécriture comme opération de variation sur ses propres textes, un geste d’intertextualité qui suppose une relation plus structurée de texte à texte. Le retour au passé anime également la vie mémorielle de ses principaux personnages. Cette surdétermination du passé chez Rivera est étroitement liée et doublement attachée, d’une part, aux opérations de coupure que sa plume inflige à la narration ; et d’autre part, à la répétition servant à dire la même chose mêmement ou autrement.

Le martèlement qu’impriment les différentes figures rhétoriques de répétition comme l’anaphore, l’anadiplose, la concaténation, l’épiphore, l’épizeuxe, l’épanadiplose et le symploque, dont Rivera se sert abondamment, fait de cette dynamique régressive le lieu primordial d’un sens flottant et ambigu, d’une attente sceptique, d’une subjectivité désenchantée et solitaire. Cette écriture chuchoteuse qui fait place au silence n’est pas étrangère à la négativité critique qui parcourt une bonne partie de l’histoire des idées et de la littérature du XXe siècle[19]. « Wait without hope » écrivait T. S. Eliot (East Coker III, 1940). Sur la négativité de l’énonciation brève, et en particulier celle de l’écriture de Rivera, toujours bridée, qui recule plus qu’elle ne progresse (ou qui avance en reculant) plane le spectre (Derrida), la survivance (Didier-Huberman), le deuil infaisable − dès lors que le processus vers l’évènement traumatique s’est interrompu − (Allouch) des idéaux politiques non accomplis, qui anachronisent l’Histoire, qui en font une temporalité dédaléenne où les liens entre le nouveau et l’ancien (la mémoire) advient, survient, revient sans cesse pour créer ainsi une résistance face à l’injonction du deuil de la révolution.[20]

Procédés graphiques 

Or, comment le rythme hypnotique, imprimé par la coupure digressive et la répétition incessante, se produit-il chez Rivera ? Notre article privilégiera maintenant l’examen du traitement qu’il réserve à la typographie. Dès ses premières publications, la typographie agit dans ses textes comme une technique de coupure. L’emploi de blancs, de caractères en italique et/ou en majuscules, de notes en bas de pages et de parenthèses sert à souligner la division en chapitres, en sous-parties et, à l’intérieur du corps textuel, à rendre compte des changements dans le statut narratif. Nous centrerons notre analyse autour de ce dispositif graphique servant à la disposition narrative des textes, car nous estimons que ces procédés d’altération graphique mis en oeuvre par Rivera engendrent une bipartition du texte, un dédoublement de la successivité visuelle et sémantique touchant au rythme de la lecture elle-même. Ce dispositif est aussi, à notre sens, l’une des voies d’exploration du fonctionnement de l’écriture brève que nous étudions dans notre corpus sur la littérature argentine contemporaine. Nous ne retiendrons ici que trois procédés graphiques : l’utilisation des caractères en italique, l’emploi des parenthèses et l’inclusion des notes infrapaginales.

Italique

L’emploi de l’italique dans l’écriture de Rivera sert souvent à différencier la voix narrative de la voix des personnages et aussi à souligner le passage d’une histoire à une autre histoire. L’italique met essentiellement en évidence deux aspects narratifs : la reproduction de la parole d’autrui et le croisement diégétique. Par ce biais, la brièveté chez Rivera rend lisible et visible à la fois, sans aucun type de marqueur discursif canonique, aussi bien la transcription de la parole ou de la conscience des personnages que l’inclusion d’une autre histoire secondaire ou se développant en parallèle à celle du personnage principal. L’italique cherche également à montrer l’inclusion inopinée de lettres, de témoignages oraux, de citations, de fragments de textes lus par un personnage. Le dispositif typographique servant ainsi à : signifier un écart narratif ou discursif ; minimiser les ruptures sémiotiques[21], laissant au lecteur le soin de l’interprétation et de la répartition dialogale des énoncés[22] ; montrer une coupure temporelle. Il sert, en somme, à faire ressortir dans le texte les glissements de la prose[23]. Le rythme est certes une structuration qui se donne à voir dans la répétition, mais ce que son agencement dévoile chez Rivera est aussi sa condition de système essentiellement ouvert à la rupture et au déséquilibre[24]. En voici quelques exemples :

  1. Le passage de la narration à la citation. Sans autre marquage que l’italique, cette transition intervient d’une phrase à l’autre au sein d’un paragraphe :

    Hétéroclite et amère, la lettre de Domingo Oro. Nous sommes seuls : c’est cela que nous nous sommes dit à nous-mêmes [25].

  2. Le changement de typographie. Cette modification peut révéler plusieurs coupures à la fois. L’exemple suivant en montre trois types : un changement du sujet de l’énonciation (du narrateur à la troisième personne au sujet à la première personne) ; un saut temporel (du XIXe siècle à la seconde moitié du XXe siècle) ; et un changement de support ou d’instance narrative (de la narration omnisciente à l’écriture subjective d’une lettre) :

    Ce qu’il [Cufré] était encore reconstruisit, endormi ou éveillé, dans une seule lecture, mot à mot, la littéralité des messages et les mots de passe et les avertissements cryptés dissimulés dans la littéralité des messages. Je suppose que nous aurons aussi pris du gin, mais de cela je me souviens à peine, ou je confonds ce jour-là avec d’autres jours où nous prenions du gin, pour célébrer, peut-être, des mémoires plus intimes. De quoi je te parle ? Que célébrons-nous − que la mémoire ait protégé − dans cette douce patrie[26] ?

  3. Le changement de registre descriptif et de type de discours rapporté :

    Derrière Cufré, le galop nerveux et vorace de quelques chevaux. Il courut et courut dans la même rue, à l’ombre des mêmes arbres, sous les mêmes lumières de la nuit crépitant dans ses yeux, comme si tout cela était le décor figé d’un rêve, et lui, un clown extravagant qui imite, dans le décor figé d’un rêve, un clown extravagant qui feint de courir, sans quitter le lieu où il feint de courir. Cufré pensa qu’il cracherait, morceau par morceau, ses poumons. Il s’arrêta. Imperturbable et serein, il s’arrêta. Imperturbable et serein, il attendit. Il ne leur concèderait pas cela, non plus. La lâcheté, non plus. L’épouvante d’un lapin effrayé non plus. Il leva le pistolet jusqu’à ses yeux, le moyen le plus approprié qu’on connaît, dit le professeur Pierre Girard, pour en finir avec tout lorsque tout est fini. Non. Pas encore. Rien n’était complètement fini : ni le jargon dérangé de ce temps-là ni le susurrement encore intelligible de l’histoire[27].

Un narrateur omniscient à la troisième personne relate la fuite du personnage principal, Gregorio Cufré. Le récit adopte un ton surréaliste. Nous voyons Cufré réaliser des mouvements mimétiques, suspendus dans l’espace immobile d’un rêve. Soudain, se produit un changement de registre descriptif, le ton devient plus réaliste, hyperbolique même, lorsque nous apprenons que Cufré, fatigué de courir, crache ses poumons. Il s’arrête et réfléchit froidement sur l’option qu’il lui reste, continuer à fuir ou se suicider. Vers la fin du paragraphe, la répétition à trois reprises de la locution adverbiale de négation « non plus » (« Tampoco » en espagnol, en début de phrase), accompagnée du verbe au conditionnel (élidé dans les phrases suivantes), suggère la présence du discours indirect libre. Ensuite, réapparaît le narrateur à la troisième personne (« il leva » / « alzó ») et, au sein de la même phrase, nous pouvons lire une séquence rétrospective où sont rapportées les paroles textuelles d’un ancien professeur de Cufré, le professeur Girard qui, en France, lui avait conseillé de se suicider lorsqu’il considérerait que tout était perdu. Les paroles de Girard occupent la seconde partie de la phrase, la terminent, et sont reproduites sans aucune marque typographique distinctive. Le verbe déclaratif (« dit » / « dijo ») entre virgules est atténué au milieu des paroles du professeur, présentées sous la modalité du discours direct, sans signes typographiques. Le discours direct subsiste dans la réponse mentale de Cufré qui rejette l’usage du revolver (« Non. Pas encore. » / « No. Todavía no. »), mais désormais sous la modalité du discours direct libre. Sans signes ni énoncés introductoires, le sujet (Girard, Cufré), l’instance temporelle (passé, présent) et géographique (Paris, Buenos Aires) changent. Le paragraphe se clôt avec un commentaire évaluatif du narrateur à la troisième personne qui confère et affirme la motivation idéologique de Rivera quant au caractère répétitif de l’histoire argentine (« Rien n’était complètement fini […] » / « Nada había acabado del todo […] »)[28].

Cet exemple montre bien comment les voix résonnent sans avoir recours à la ponctuation ni aux verbes déclaratifs. La narration est syntaxiquement fusionnée avec le discours insérant grâce à la liberté énonciative du discours direct libre consistant à formuler (plutôt qu’à reformuler) ludiquement de façon différée.

Parenthèses

Ouvrir une parenthèse dans la linéarité du discours, c’est introduire un détournement qui peut bien être représenté par des parenthèses (au pluriel) comme signe de ponctuation ou par une note. Déplié dans la continuité syntagmatique ou en profondeur (discontinuité paradigmatique)[29], l’ajout textuel est l’une des manières dont Rivera introduit dans ses textes le détournement narratif représenté visuellement sur la page par le traitement typographique. L’insertion parenthétique d’un passage secondaire peut consister autant en une note de bas de page qu’en l’introduction d’un commentaire accessoire entre parenthèses. Comme on le sait, les parenthèses servent à délimiter de manière incidente un éclaircissement complémentaire, en interrompant la phrase dans laquelle s’insert cette explication, mais sans altérer son sens. L’écriture des détours évocatifs se sert fréquemment des parenthèses qui montrent l’itinéraire désordonné et lent des souvenirs, les impasses ou les virages opérés par l’écriture entre le présent de l’énonciation et le passé évoqué. Dans l’exemple suivant, la voix intérieure du personnage (Marcos Kaner) raconte :

Et je me demandais, en les contemplant, debout dans un coin de la cuisine, en quoi ils étaient différents, s’il était possible de parler de quelque chose qui les différenciait. (Peut-être que le jeune homme de douze, treize ou quatorze ans qui voit aujourd’hui revivre les réponses a honte de l’homme de cinquante ans qui les expose sans trouver le mot juste. Et l’homme de cinquante ans, qui n’a pas encore appris à être patient et qui, pour cette raison, regarde d’un seul oeil, est contraint d’attendre que le jeune garçon de douze, treize ou quatorze ans lui reproche, uniquement, désormais, la pauvreté de sa langue[30].

Les parenthèses ouvrent ici une impasse à l’intérieur de la remémoration (« Et je me demandais » / « Me preguntaba ») pour donner place à la supposition (« Peut-être » / « Quizá »). Le segment enchâssé peut être encore plus long et contenir même des dialogues, comportant l’équivalent d’une page de texte, comme c’est le cas de la parenthèse ouverte à la page soixante-dix-neuf et qui se termine à la page quatre-vingts de Nada que perder :

À Paris, j’ai trouvé du travail. Des dames imprévisibles ont conclu que j’étais un excellent physiothérapeute. […] Entre massage et massage, elles ont essayé de me convaincre que les affaires espagnoles ne nous concernaient pas […]. Leurs maris, cocus de merde, pariaient sur l’inviolabilité de la ligne Maginot.

(Un dimanche, pendant le déjeuner, papa laissa tomber sa fourchette sur l’assiette, et dit, d’une voix un peu étonnée et impétueuse : « Je ne comprends pas Salomón. Il couchait avec ces garces, mais il n’acceptait pas qu’elles lui payent quoi que ce soit »).[31]

En plus de la formulation parenthétique usuelle, Rivera en fait un procédé littéraire lorsqu’il introduit de façon assez artificieuse un ajout inhabituellement long. Si, comme l’entend Jacques Anis, l’écriture est la réalité visuelle de l’expression[32], en introduisant des bornes qui entravent la successivité de la narration et enchâssent l’information, cette opération graphique provoque un changement de rythme sur le discours principal touchant à la syntaxe, à la sémantique et souvent à la temporalité du fil insérant. Ce « décrochement (typo)graphique[33] » greffé dans le tissu textuel peut contenir plusieurs paragraphes s’étalant sur une, voire deux pages, et entraîner un détournement temporel vers le passé ou une dislocation des perspectives sur le plan de la conscience du personnage.

Ces implications obligent à réfléchir également à l’usage de la note infrapaginale. Deux notes d’éditeur apparaissent dans son roman La revolución es un sueño eterno. Elles méritent une mention particulière car ce sont les deux seules fois dans toute son oeuvre où Rivera fait appel à ce dispositif. Les notes se trouvent dans le second cahier de notes du protagoniste, Juan José Castelli. La première fait irruption au chapitre IV (p. 143) ; et la seconde, au chapitre X (p. 170). Dans le chapitre IV, est reproduite en italique la curieuse lettre écrite par Ángela Castelli à son père (p. 138-140), et ensuite, est retranscrite sans emploi de l’italique la lettre écrite par Castelli à sa fille dans l’espoir de la dissuader d’épouser son prétendant. Dans cette fiction épistolaire de dialogue, Castelli établit une comparaison entre son propre positionnement politique et la modération de son futur gendre. Pour parler de lui-même, Castelli reprend avec ironie les qualificatifs dont l’opposition politique l’affuble : « [L]’impie, le francisé, le porte-parole d’un système d’ “hérésie et de désordre” […], le robesperrien* […][34]. » Un astérisque introduit la note de bas de page suivante :

J’ajoute la qualification de robesperrien, que Saavedra mit laborieusement au monde, aux nombreuses autres qualifications enregistrées dans des lieux de mémoire circonspects, dans des rapports d’ambassades, dans des salons, des casernes, des tribunaux et des latrines, avec l’intention, je suppose, d’horrifier les gobe-mouches, définition que j’adore, comme elle, ma mie, adore les bégaiements cornéliens[35].

C’est le personnage qui assume la responsabilité de ce commentaire. Intégrée à la lettre qu’écrit Castelli, cette note appartient donc à l’univers fictionnel du roman[36].

La seconde note du roman se trouve à la fin du chapitre X. Elle est introduite par l’un des derniers éléments de l’énumération des biens légués par Castelli à son fils Pedro (les cahiers rouges que l’orateur de la révolution de mai a écrit en prison lors de son procès judiciaire) et est incorporée par un tiers, l’éditeur. La voici :

• Deux cahiers à la couverture rouge : mon fils Pedro en disposera comme bon lui semble. […]

* Note éditoriale : À la dernière page du second cahier à la couverture rouge apparaissent quelques lignes qui, sans aucun doute, ont été rédigées par Pedro Castelli, l’un des fils du docteur Juan José Castelli. Les voici :

Chère Belén : Je dispose de quelques minutes : les égorgeurs de Rosas me talonnent de près, comme on le dit souvent. Ils veulent ma tête, pour la mettre sur une pique. Ils ne m’auront pas vivant : j’en suis certain.

Je t’envoie, par un messager, que tu connais, deux cahiers à la couverture rouge. Ils ont appartenu à Castelli. Quelques pages sont indéchiffrables : elles ont été écrites en codé. Les autres, que Dieu me pardonne, exhalent un orgueil si pervers qu’elles sidèrent celui qui les lit. Tu peux en disposer comme bon te semble.

Ci-joint mon portrait, et le tien, qui m’accompagna au moment de rejoindre le régiment du général San Martín. Je veux que tu saches que je t’ai portée dans mon coeur depuis tout jeune homme, avant même de te connaître. Castelli[37].

Deux espaces textuels sont mis en jeu : celui du texte dans l’espace supérieur de la page et celui de la note dans l’espace inférieur. Au sein de cette note, deux espaces coexistent également : celui de l’éditeur, en italique ; et celui de Pedro, qui écrit quelques lignes à Belén, la mulâtresse amante de Castelli, pour lui léguer les cahiers de son père.

La fiction d’éditeur est complétée par la publication finale d’un appendice long de sept pages (p. 175-182) dans lequel on trouve une liste de sept personnages réels, accompagnée d’une brève notice biographique pour chacun d’eux[38]. L’éditeur justifie l’ajout de cet appendice en précisant que des clauses contractuelles l’obligent à le publier (p. 175). À nouveau, l’inclusion du commentaire éditorial comporte deux espaces : le premier (dans la partie supérieure, composée de deux paragraphes) figure en italique et reproduit la voix de l’éditeur ; le second (dans la partie inférieure) développe les sept biographies.

L’altération graphique dans la surface linéaire qu’introduisent les commentaires de l’éditeur bifurque le texte et creuse un espace « stéréoscopique[39] » à différents niveaux : phrastique, temporel et aussi au niveau de l’espace paginal, car la note projette le lecteur vers le futur de l’histoire racontée. En effet, les deux notes de l’éditeur fictif de La revolución tendent des liens vers le futur : entre Castelli et son fils Pedro, victime de l’exécution rosiste (le dernier paragraphe de l’appendice mentionne son assassinat en 1839), tout comme entre Castelli et les compagnons-camarades réduits au silence un siècle plus tard. La première des biographies des amis de Castelli est, comme le précise la note, parachronique (« extemporánea »). Elle fait référence à Kote Tsintsadze (1887-1930), membre de l’aile d’opposition du Parti communiste soviétique.

Enfin, note d’édition et appendice introduisent dans la fiction la figure de l’éditeur comme fiction d’un premier lecteur. Une sorte de mise en abyme de l’acte de lecture exprimée sous une forme perceptible.

En guise de conclusion

On pourrait penser qu’une narration qui se parcourt en peu de pages devrait en principe éviter toute répétition. Cependant, ce que les histoires courtes d’Andrés Rivera (et des autres auteurs du corpus que nous n’avons pas examinés ici) nous livrent est bel et bien la différence entre l’allure générale d’un récit et la temporisation inhérente à l’écriture ; entre la longueur matérielle d’un texte et l’écriture brève. En effet, répéter n’est pas synonyme de s’étaler, et l’aspect coupé de l’écriture brève se révèle dans ces ouvrages comme un fidèle partenaire de la brièveté dans la mesure où le détournement du sens, la bifurcation diégétique et la distorsion de la forme constituent aussi bien un mode de composition qu’une manière de penser. La négation de la continuité chez Rivera va de pair avec la réfutation de l’unité du monde.

Dépourvu de sens et d’unité, ce monde (et toutes ses inflexions : la société, l’expérience individuelle, le passé, le présent, l’avenir) ne produit que des réverbérations, des bribes d’action, des anecdotes et des subjectivités caractérisées par un nihilisme lucide. Le balancement typographique que nous avons examiné rend cette forme-sens perceptible. Les reprises compensent l’ascétisme scriptural conférant à l’écriture un rythme hypnotique, et au temps réel de la relecture, une durée plus longue et minutieuse que celle d’une première lecture lacunaire, faite de lueurs de sens.