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L’écriture oulipienne peut-elle être (vraiment) de genre féminin ? La question a peut-être l’allure d’une provocation – d’autant plus déplacée qu’elle paraît annuler d’avance l’objet même (l’oeuvre des Oulipiennes) de cet article. Il me faut donc d’abord en gloser la maladresse, qui reconduit bien entendu à mes propres insuffisances, mais sans doute aussi à l’embarras qui caractérise souvent les études de genre, en particulier en France : en l’occurrence, malgré le verbe être qui figure au centre de cet énoncé, il ne s’agira pas ici d’appliquer à un corpus oulipien l’hypothèse d’une nature genrée de l’écriture littéraire – ces deux genres, masculin et féminin, fussent-ils socialement construits. On partira plus modestement de faits numériques, pour constater que l’écriture oulipienne est jusqu’au début du XXIe siècle largement restée un « métier d’homme[1] » en dépit du genre grammatical du nom écriture en français. Très peu de femmes sont en effet membres de l’Ouvroir, et ces Oulipiennes l’ont été, le plus souvent, de façon relativement excentrique[2] : Michèle Métail (cooptée en 1975) est longtemps restée la seule femme du groupe avant de s’en éloigner[3], à telle enseigne que les oeuvres de Michelle Grangaud, Anne Garréta et Michèle Audin (respectivement cooptées en 1995, 2000 et 2009) semblent aujourd’hui faire exception rapportées au demi-siècle d’existence de l’Oulipo (Valérie Beaudouin – cooptée en 2003 – ne composant guère, pour l’instant, de textes littéraires).

Sans poser donc l’hypothèse d’un caractère genré de l’écriture – si l’écriture oulipienne apparaît factuellement comme un métier d’homme, il n’en découle pas nécessairement qu’elle ressortisse pour autant à un genre déterminé, et stylistiquement identifiable comme tel[4] – on se propose ici d’interroger les raisons de cette apparente difficulté à être une auteure « à contraintes », en considérant en particulier les stratégies à l’oeuvre dans quelques textes de Michelle Grangaud, Anne Garréta et Michèle Audin.

Écriture oulipienne, écriture des Oulipiennes

Identiques à l’article près, ces deux séquences sont ainsi d’extensions bien différentes, la domination masculine représentant à l’Oulipo un fait statistique : pour le dire simplement, l’auteur oulipien est très majoritairement de genre masculin. Il convient ici d’historiciser la question, en distinguant la situation actuelle de celle de l’après-guerre – et plus précisément des années soixante, qui virent la fondation de l’Ouvroir.

De fait, créé en septembre 1960 par François Le Lionnais et Raymond Queneau à l’issue d’une décade de Cerisy-la-Salle consacrée à l’oeuvre de ce dernier (« Raymond Queneau : une nouvelle défense et illustration de la langue française » – qui fut d’ailleurs le premier colloque de Cerisy à porter sur un écrivain vivant), l’Oulipo participe de l’homosocialité propre aux champs intellectuel et littéraire du temps – une exclusion (ou tout du moins une marginalisation) des femmes sans doute encore accentuée par l’anti-humanisme structuraliste de la décennie, où le thème théorique du retrait du sujet paraît autoriser l’occultation de la question du genre. Historiquement, du reste, les « cercles collaboratifs[5] » artistiques et littéraires relèvent massivement, jusqu’à la fin du XXe siècle, d’une homosocialité masculine : c’est dire que les pratiques oulipiennes étaient appelées, sauf exception, à être le fait d’écrivains plutôt que d’écrivaines.

Si cette homosocialité, qui est un trait d’époque, n’étonne pas, ses prolongements contemporains surprennent davantage, en regard de l’émergence, sensible depuis la fin du XXe siècle, de la figure de l’écrivaine[6]. Étonnant anachronisme où les Oulipiennes, volens nolens, semblent partager, comme autant d’inattendues « petites soeurs de Balzac », le sort fait naguère en France à la femme auteur[7].

La singularité oulipienne tenant à la mise sous contrainte de l’invention littéraire, on fera l’hypothèse que ce curieux décalage tient – doublement, du reste – au recours à la contrainte.

On rappellera, d’abord, que la contrainte oulipienne ressortit en principe, dans l’esprit de Le Lionnais et de Queneau, à la refondation mathématique d’une invention littéraire dont on comprend que la guerre l’aurait épuisée ; il s’agit, dans les termes de François Le Lionnais, « d’injecter des notions mathématiques inédites dans la création romanesque ou poétique[8] ». C’est dire qu’en raison de la très grande stabilité, jusqu’à nos jours, de la division sexuée du travail intellectuel, ce caractère mathématique (ou du moins mathématisable) de la contrainte oulipienne en fait potentiellement une pratique plutôt masculine.

Or, cette affinité est doublement accentuée par la nature même de la contrainte. De fait, la manipulation verbale, surtout lorsque sa finalité est ludique, semble largement relever, en Occident tout au moins, d’un privilège masculin. En témoigne notamment, dans la période moderne, l’imaginaire potache, constitué comme tel au fil du XIXe siècle – à une époque, donc, où la population estudiantine était massivement de genre masculin – dont le goût du canular et du calembour n’est pas étranger, via en particulier l’oeuvre de Jarry, à la sensibilité du Collège de ‘Pataphysique, dont l’Oulipo constitua d’abord une sous-commission. Le phénomène mériterait à l’évidence une longue enquête – qui pourrait faire l’objet d’un autre article –, et l’on devra donc se contenter pour l’heure d’avancer une hypothèse : interviendrait en l’occurrence une détermination tout ensemble anthropologique et culturelle – elle-même à interroger –, tenant au lien patent qui associe, depuis les (nombreux) plagiaires par anticipation antiques de l’Ouvroir[9], la manipulation des lettres et le motif sexuel – dont la culture occidentale tend à faire une topique masculine[10]. Dans le corpus oulipien, l’orgie des Revenentes – dont l’exubérance linguistique aussi bien que sexuelle constitue du reste un hapax dans l’oeuvre par ailleurs fort pudique de Perec – manifeste cette intrication de la lettre et du sexe avec d’autant plus d’éclat que la contrainte monovocalique la rapporte à la nécessité de l’ordre de la langue (en l’occurrence à celui du lexique français où, de fait, lettre et sexe sont tous deux monovocaliques en e) :

Les nénettes se démènent telles des chèvres effrénées cependent qe les grends brenles de mes henches entrènent prestement le renversement de l’ensemble. Les nénettes et mezeeg se reprennent pêle-mêle : le nez entre les fesses d’Estelle, je pénètre en levrette le sexe effervescent de Thérèse cependent qe Bérengère me prend les glendes entre ses dents[11].

C’est suggérer, à cette première étape de la réflexion, que si l’écriture oulipienne avait un genre, celui-ci relèverait – triplement – du masculin, tenant aux pratiques d’un groupe littéraire dont l’activité repose sur la mise sous contrainte mathématique de l’écriture.

« Écrire en pays dominé[12] »

À contre-courant d’imaginaires encore largement partagés, la littérature féminine à contraintes – par quoi l’on entendra, donnant à l’adjectif féminin son acception relationnelle, « la littérature à contraintes écrite par des femmes » –, improbable autant que précaire, apparaît comme une littérature mineure, au sens que Deleuze et Guattari accordaient à ce mot quant à l’oeuvre de Franz Kafka[13]. On comprend alors que les auteures à contraintes – qui sont, souvent, des Oulipiennes – écrivent, à l’instar de leurs confrères (plutôt masculins) des Caraïbes, « en pays dominé ». Ainsi relativement dénuées d’autorité, elles tendent à élaborer, comme d’autres auteurs sans autorité, des « arts d’écrire[14] » propres à faire entendre (c’est-à-dire à autoriser), malgré tout, leur voix. L’enjeu étant d’ordre subjectif, il s’agira au plan linguistique de dispositifs énonciatifs constituant autant de stratégies assurant obliquement, dans l’espace du livre, l’autorité[15] de son auteure.

On s’attardera à présent, en un bref parcours des possibles (dénué de toute prétention à l’exhaustivité), à quelques-unes de ces ruses oulipiennes, dont on voudrait montrer qu’elles instituent stylistiquement l’autorité de l’auteure – celle-ci n’allant pas de soi – par une négociation, volontiers explicite, avec la figure canonique du Grand Écrivain.

Eu égard à la chronologie, on s’arrêtera d’abord sur l’oeuvre de Michelle Grangaud, dont on retiendra pour l’heure le recueil de 1997, Poèmes fondus[16]. La contrainte formelle en est ainsi définie :

On pourrait dire aussi que le poème fondu est une entreprise de traduction d’un poème dans sa propre langue.

Les poèmes fondus qui composent ce recueil présentent une forme fixe : 5, 7, 5 syllabes, qui est la forme du haïku. Ils proviennent tous d’une autre forme fixe, le sonnet. Ont été ainsi traduits les sonnets des Regrets de Du Bellay, des Trophées de Heredia, des Fleurs du Mal de Baudelaire, des Chimères de Nerval, et quelques-uns seulement des sonnets de Mallarmé.

Finalement, il ne reste plus qu’à fondre aussi les poèmes fondus, en s’appliquant pour les faire bien revenir[17].

On ne saurait mieux dire que le canon poétique français est essentiellement masculin, notamment parce qu’il est fondé de manière privilégiée sur une forme fixe, le sonnet, qui fut principalement pratiquée par des hommes[18]. Dans un tel espace, les auteures (ainsi de Michelle Grangaud) auront à conquérir leur place, par l’affrontement ou le déplacement : agressivité de la « fonte » mutilante des Grands Auteurs Masculins, de la « traduction » qui manipule et transforme ; écart géographique qui échange le modèle du sonnet contre celui du haïku, ajoutant à la réduction formelle que représente celui-ci son emprunt à une tradition japonaise souvent figurée comme accueillante aux écrivaines[19]. Si le recours à un canon étranger permet l’évidement de la matrice autoritaire que constitue le sonnet dans le contexte français, on remarquera cependant que l’idée même de sa « haï-kaïsation » est empruntée à l’un des pères fondateurs de l’Oulipo, Raymond Queneau :

Si l’on retient les sections rimantes (pas nécessairement réduites à un mot) de certains sonnets de Stéphane Mallarmé, on composera des poèmes haï-kaïsants qui, loin de laisser échapper le sens de l’original, en donneront au contraire, semble-t-il, un lumineux élixir, à tel point qu’on peut se demander si la partie délaissée n’était pas pure redondance[20].

Suivent les réductions de huit sonnets, dont on ne citera que la deuxième et la quatrième :

Coup d’aile ivre,

sous le givre,

aujourd’hui

pas fui !

La région où vivre

se délivre ;

l’ennui,

c’est lui,

Cygne

assigne

mépris

pris

Agonie

le nie

Leur onyx ?

lampadophore !

Le Phénix ?

amphore !

Nul ptyx

sonore

au Styx

s’honore.

Un or,

décor

contre une nixe,

encor

se fixe :

septuor[21] !

La facture de la « traduction » de Mallarmé par Michelle Grangaud est certes différente :

La nuit solitaire

roule un espace insolite

et lointain en moi.

C’est l’hiver. Le lac

est pris sous le givre du

glacier magnifique.

La clarté des roses

sur la pourpre de la fête

verse un peu de ciel.

Un bibelot fixe

dans le miroir du salon

ses scintillations.

[…]

Le ramier roucoule.

Le ruisseau roule avec l’herbe

un scintillement.

Déjà d’une l’un

plus que vers jusque tout elles

une l’aile même[22].

Il n’en reste pas moins que l’apparent détour par l’ailleurs reconduit alors à l’Oulipo, en une boucle réaffirmant l’autorité masculine : les sonnets de quelques grands poètes seront ainsi malmenés dans le sillage d’un procédé imaginé par l’un d’entre eux. C’est pourquoi, sans doute, le dernier mot de cet « Avant-dire » revient à la métaphore culinaire qui rapporte « finalement » à un domaine traditionnellement féminin la « traduction » poétique : « [I]l ne reste plus qu’à fondre aussi les poèmes fondus, en s’appliquant pour les faire bien revenir[23]. » Du cristal mallarméen[24] à la graisse dans laquelle on fait « revenir » tel aliment – à moins que le poème fondant ne produise lui-même cette graisse –, l’informe ironise l’imaginaire (masculin) du sonnet français, tout d’arêtes et de stabilité, défaisant ainsi obliquement l’emprise d’une autorité énonciative qui semble, aujourd’hui encore, bien difficile à desserrer. On comprend donc qu’apparaisse très vite le fantôme d’une écriture négative – « Je n’écris n’écris / n’écris n’écris je n’écris / écris-je n’écris[25] » – qui parvient cependant (et même si la référence du pronom je demeure incertaine : « qui moi ») à faire bégayer le vers du Grand Auteur masculin :

Je ne je ne je

qui moi qui une par qui

si en la ce je[26].

Si le féminisme explicite est rare dans le recueil[27], l’irrévérence de la traduction – transformant, sauf le cas (très) particulier du trompe-l’oeil linguistique à la manière de Perec[28], la matière même du discours – altère la langue (masculine) de la poésie, dépassant la refiguration du monde procurée par l’« hallucination simple » de Rimbaud[29] pour bousculer l’ordre de la grammaire :

Je partout je contre

j’enivrante j’exécrable

je moi-même point.

[…]

Les bois de pins sont

les oiseaux. La flûte flotte,

les os sous les eaux[30].

Ou encore « je te souvient[31] », où le solécisme, qui est une faute d’accord, manifeste très économiquement quelle dissonance la récriture de la mémoire poétique par un auteur féminin introduit dans l’ordre de la langue, déplaçant en particulier la catégorie de la personne, qui articule par excellence la grammaire à l’existence sociale : le je poétique, quelle que soit sa référence, est décidément un autre – une altérité qui passe ici par la neutralité de la « non-personne[32] ».

Si l’autorité de l’auteure est alors celle d’une traductrice, d’autres postures ont été adoptées par les Oulipiennes, préférant à la violence de la traduction les formes moins directement agonistiques du dialogue, qu’il s’agisse de mémoire intertextuelle ou d’une polyphonie interne à l’oeuvre[33].

La mémoire des oeuvres du passé fait de l’auteur un héritier, dont l’autorité procède directement de celle des Grands Écrivains qu’il reconnaît comme tels – ce qui n’implique pas, du reste, l’irénisme de cette relation critique. Y prend le cas échéant sa place l’« anxiété de l’influence » naguère définie par Harold Bloom[34], susceptible de lui faire parcourir l’échelle entière des tonalités affectives, de l’admiration fervente à l’iconoclasme le plus agressif.

Les livres de Michèle Audin, tout particulièrement Une vie brève, Cent vingt et un jours et Mademoiselle Haas[35], témoignent ainsi d’une innutrition perecquienne parfaitement assumée : outre l’hommage onomastique rendu avec insistance par Cent vingt et un jours (d’ailleurs dûment signalé par le « chapitre surnuméraire » du roman[36]), et plus discrètement par Mademoiselle Haas[37], on s’attardera davantage à Une vie brève, dont le titre paraît placer l’entrée en écriture (littéraire) de son auteure sous le signe de Jacques Roubaud – passeur à l’Oulipo de cette forme chère à la fin du XIXe siècle[38] – pour mieux faire allégeance à Perec : dans le détail de sa facture et, en particulier, dans la densité, en certains lieux, des réécritures de W ou le souvenir d’enfance et de Je me souviens[39], ce « livre du père » procède surtout de l’oeuvre de Perec. Ainsi de son antépénultième paragraphe, où résonne l’écho du chapitre XIII de W (« Désormais, les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble[40] ») : « Il m’est un peu plus difficile de vous dire combien je déplore la mort de l’horloge parlante. Pour garder intacts mes souvenirs, rares, intimes, précieux, futiles et pesants, fugaces et tenaces, je n’en écris pas davantage ici[41]. »

C’est dire qu’au-delà des effets de miroir citationnels (demeurant ponctuels quel que soit leur nombre), la reprise est alors structurelle, qui vaut pour le dispositif intertextuel lui-même : car la récriture, ainsi affichée, est bien, à nouveau, une manière d’inscrire la filiation littéraire – fût-elle rapportée à une oeuvre qui reste, par excellence, un livre du manque – au défaut d’un lien familial détruit par la même Histoire (« avec sa grande hache ») :

[J]e lis peu, mais je relis sans cesse, Flaubert et Jules Verne, Roussel et Kafka, Leiris et Queneau ; je relis les livres que j’aime et j’aime les livres que je relis, et chaque fois avec la même jouissance, que je relise vingt pages, trois chapitres ou le livre entier : celle d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore, au-delà, celle d’une parenté enfin retrouvée[42].

Passage de relais qui représente une allégeance sereine, où le respect critique paraît signifier l’autorisation, par le Grand Écrivain lui-même, de sa reprise.

Si Anne Garréta adopte elle aussi la posture critique du commentateur dans La Décomposition (dont le titre traduit en français le terme grec d’analyse), la récriture du chef-oeuvre de Proust y est conduite dans une tout autre perspective :

À la trente-septième phrase du roman paraît ce nom : « Mme de Saint-Loup ». Maintenant, postez-vous une après-midi en quelque point stratégique d’une métropole quelconque […]. Comptez les corps. Le trente-septième à passer devant la mire que vous vous serez choisie sera le bon. Accord en nombre. […] C’est une passante ? Bingo ! accord en genre. Un pacte thanatographique vous lie à la syntaxe : elle gouverne votre volonté. Vous voici dans l’obligation d’exécuter l’entité amphibie surgie à l’interface de la fiction et du monde : « Mme de Saint-Loup » […]. Vous rentrez donc chez vous. Tranquillement.

Vous allumez votre ordinateur. Sur le disque dur, un fichier contient le texte complet [de la Recherche] […]. En trois coups de souris et quelques prestidigitations de clavier vous écrasez toutes les phrases en lesquelles il est fait référence […] à un personnage dénommé Mme de Saint-Loup[43].

Au-delà de cette « thanatographie[44] » pour le moins irrévérencieuse, dégraissant ensemble le texte et le monde pour « donner des corps aux noms errants de la fiction[45] », l’« accord en genre » qui règle les crimes du narrateur « littératueur[46] » caractérise aussi bien les auteurs, tous masculins, du canon occidental tel que le roman en rappelle la constitution, d’Oedipe Roi de Sophocle à La Vie mode d’emploi de Perec. L’assassinat est alors moins « considéré comme un des beaux-arts » qu’il ne fait la substance de la mémoire littéraire, en un « crime » dûment dénoncé dans la lettre à l’éditeur (Grasset, en l’occurrence – qui fut aussi celui de Proust[47]) placée à la fin de la première partie :

Quel investissement désastreux, un investissement de mauvais père de famille, que ces auteures qu’on n’a cessé de voir dégringoler les pentes savonneuses des sommets où les canonisateurs zélés bombardent leurs confrères. […] Que la débauche de romancières […] ne vous leurre point. De siècle en siècle, on a su, sans heurt et sans éclat faire le ménage. Le territoire est marqué : une petite réserve pour le gibier de poil et de plume, mais c’est pour mieux baliser le plan d’occupation des mémoires. Le crime, je le constate avec l’admiration des vrais amateurs, est parfait : hapax, dispersion, démembrement, disparitions mystérieuses, élimination des témoins, captation d’héritage, empreintes effacées, dossiers enterrés, recherches calmées, et enfin, cannibalisation du corpus du délit, disparu, volatilisé à l’état moléculaire dans le style et la moelle des dévorants. Ah ! muses ! Ah ! cyclopes[48] !

On comprend que cette occultation des auteures voue la littérature à la « décomposition », et le lecteur à la mort (« Ce que vous lisez vous tuera[49] ») – en attendant le renversement de l’avatar homicide de la devise latine Nulla dies sinelinea (« Plus un jour sans un meurtre[50] ») dans le roman de 2002 : Pas un jour (sans une femme). À la relecture agressive du grand écrivain moderniste par excellence du canon français répond alors le prolongement – dont la connivence paraît bien dénuée d’« anxiété de l’influence[51] » – de la « prose de mémoire » sans ratures ni repentirs inventée par Le Grand Incendie de Londres de Jacques Roubaud[52] :

Quitte à contrarier tes habitudes et tes penchants, autant systématiquement le faire. Voici l’ascèse que tu as pour toi réglée (on ne peut plus radicalement différer ni dissembler de soi-même que tu entreprends ici de le faire). Elle tient en une maxime : pas un jour sans une femme.

Ce qui veut dire simplement que tu t’assigneras cinq heures (le temps qu’il faut à un sujet moyennement entraîné pour composer une dissertation scolaire) chaque jour, un mois durant, à ton ordinateur, te donnant pour objet de raconter le souvenir que tu as d’une femme ou autre que tu as désirée ou qui t’a désirée. Le récit ne sera que cela, le dévidage de la mémoire dans le cadre strict d’un moment déterminé. […]

Nul autre principe que d’écrire de mémoire. Ne visant pas à dire les choses telles qu’elles eurent lieu, non plus qu’à les reconstruire telles qu’elles auraient pu être, ou telles qu’il te paraîtrait beau qu’elles eussent été, mais telles qu’au moment où tu les rappelles elles t’apparaissent. […]

Ni rature, ni reprise, ni biffure. Les phrases comme elles viendront, sans les comploter. Et interrompues sitôt que suspendues. La syntaxe à l’avenant de la composition[53]

En 2009, Éros mélancolique, co-signé par Jacques Roubaud et Anne Garréta, adopte cependant un autre dispositif, les textes d’Anne Garréta (« Préface », « [L’archive fantôme la mémoire digitale] », « [Le négatif la chambre noire] » d’une part ; « [Fade to gray] » de l’autre) encadrant apparemment le roman de Jacques Roubaud. L’emprunt de la forme classique du récit-cadre – valant signature puisque Anne Garréta, en tant qu’universitaire, est précisément spécialiste de cette période – prend alors l’allure d’une tactique énonciative, encerclant matériellement, dans l’espace du livre, la voix de l’auteur masculin pour en fragiliser l’autorité narrative[54] – en écho manifeste à l’impossibilité du nom d’auteur que dit, dès la préface de Garréta, le simulacre de copie d’écran : « Je n’ai pas de nom. / Je ne suis pas l’auteur de ce que je veux transmettre[55]. »

Autant de manières de négocier avec l’autorité de l’auteur masculin – jusqu’à la prise de distance effective, loin des fictions énonciatives, annoncée à l’automne 2016 au quotidien espagnol El Pais :

« [Les Oulipiens] se sont éloignés du projet original. Il y a une tendance à la reprise des formules du passé et à l’utilisation des contraintes comme des recettes de cuisine. L’Oulipo ne peut pas être seulement cela : il doit trouver de nouvelles formes pour développer le potentiel de la littérature », estime [Anne Garréta]. Elle s’en va après avoir essayé de changer le groupe de l’intérieur, sans succès. « Toute tentative de réforme échoue quand une institution vieillit et s’ossifie. Les femmes m’ont comprise, mais nous n’étions pas nombreuses », se plaint-elle. Garréta croit que pour survivre, le groupe doit résoudre différents problèmes qui ont surgi en son sein : « Veulent-ils favoriser la parité ou rester une monoculture masculine ? Préfèrent-ils être un groupe de réflexion ou une entreprise dédiée au spectacle ? », s’interroge l’écrivaine avant de retourner à ses platines[56].

La même année, Michèle Audin réunissait dans Mademoiselle Haas une collection de « récits » de femmes au travail (« Elles ont vingt ans, ou trente, ou un peu plus, en 1934. Elles travaillent. / Elles s’appellent Mademoiselle Haas[57] ») : façon de s’élever, sans doute, contre la réduction oulipienne de l’écriture à un « métier d’homme » – une domination masculine qui semble aujourd’hui encore bien difficile à remettre en cause, s’agissant en particulier de poétiques collectives de la contrainte. « Oulipiens, encore un effort… », a-t-on alors envie d’ajouter, échappant in fine en compagnie du marquis de Sade à la supposée neutralité analytique…

***

Si l’on cherche à croiser, comme j’ai essayé de le faire dans ces quelques pages, la question du sens des formes esthétiques et la catégorie du genre (compris comme sexe social plus que biologique), on rencontre nécessairement en chemin les travaux d’Eve Kosofsky Sedgwick, qui a probablement énoncé les hypothèses les plus fortes à ce sujet, montrant en particulier dans Epistemology of the Closet que le formalisme a historiquement permis de déguiser – c’est-à-dire d’exhiber tout autant que de cacher – un discours homosexuel auquel la modernité interdisait toute expression directe :

The public rhetoric of the « empty secret », on the other hand, the cluster of aperçus and intuitions that seems distinctively to signify « modernism » (at least, male high modernism), delineates a space bounded by hollowness, a self-reference that refers back to – though it differs from – nineteenth-century paranoid solipsism, and a split between content or thematics on the one hand and structure on the other that is stressed in favor of structure and at the expense of thematics. I will argue […] that this rhetoric of male modernism serves a purpose of universalizing, naturalizing, and thus substantively voiding – depriving of content – elements of a specifically and historically male homosexual rhetoric. […] the modernist impulse toward abstraction in the first place owes an incalculable part of its energy precisely to turn-of-the-century male homo / heterosexual definitional panic[58] […].

Or, quelle que soit la biographie de leurs auteurs, les textes oulipiens ne se sont pas installés sur ce terrain-là et (par exemple) n’ont pas repris à leur compte en dépit de leur généalogie pataphysique la performance du genre figurée par Le Surmâle de Jarry, où le genre ressortit non seulement au construit (comme l’expose Judith Butler[59]) mais est véritablement surjoué. Si le recours aux contraintes est en revanche capable d’inquiéter la grammaire de la langue, bousculant la dualité du masculin et du féminin ainsi entendus[60], c’est ici la question de l’autorité de l’auteur(e) qui m’a retenue : j’ai essayé de montrer comment quelques fictions énonciatives, empruntant aux postures du traducteur, du commentateur ou du conteur, permettent de négocier avec la figure autoritaire du Grand Écrivain pour asseoir l’autorité de l’auteure, et rendre audible sa voix. Il resterait bien sûr à éprouver ces hypothèses au-delà du corpus oulipien, pour les confronter aux pratiques d’autres auteures à contraintes et, le cas échéant, les falsifier.