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En 1987, Daniel Grojnowski a consacré un article à Pan et la Syrinx de Jules Laforgue, y décelant les « procédures et [les] enjeux de la parodie[1] ». Il a repéré, parmi les sources probables du récit, les Métamorphoses d’Ovide, Les Bergers d’Arcadie de Poussin, « L’Après-midi d’un faune » de Mallarmé. Le critique rappelle toutefois que la première « référence culturelle » que sont les vers d’Ovide est un épisode ayant inspiré notamment Théocrite, Virgile, Leconte de Lisle, Banville, Heredia… Quant à l’épitaphe latine du tableau de Poussin, Grojnowski la mentionne hâtivement étant donné que Laforgue lui semble la citer en tant qu’occasion pour insister sur l’immortalité de Pan et Syrinx. Pour ce qui est du poème de Mallarmé, le critique juge finalement qu’il ne serait pas possible de le considérer comme une inspiration précise pour le récit de Laforgue.

Pour sa part, dans son étude publiée en 1989, Michele Hannoosh[2] a pu percevoir l’imitation des cris et des traits de Brünnhilde, « la Walkyrie » de Richard Wagner, par la Syrinx de Jules Laforgue. Elle a également rappelé la convocation de Shakespeare via la mention de Caliban. Hannoosh a en outre remarqué que Laforgue reprenait ou reformulait dans son récit quelques expressions de ses propres poèmes, notamment « Simple Agonie » et « Solo de lune », publiés dans Derniers Vers[3]. Si Grojnowski trouve que le lien entre Pan et la Syrinx et ses références culturelles demeure vague, Hannoosh estime que le récit nous entretient du désir de l’Artiste, c’est-à-dire de sa quête d’une expression équivalente à son inspiration idéale toujours fugitive.

L’intérêt de ces deux analyses à la compréhension de l’enjeu parodique dans le récit de Laforgue est indéniable d’autant plus qu’Alissa Le Blanc se fonde sur elles quand elle évoque Pan et la Syrinx dans sa thèse de doctorat soutenue en 2008 et publiée en 2016. Même si Le Blanc souligne la richesse intertextuelle de ce récit, elle estime que la citation picturale qu’est l’ekphrasis de la toile de Poussin est « un ex cursus parfaitement gratuit et même intempestif[4] ». Il nous semble toutefois nécessaire de nous attarder un peu plus que Grojnowski et Le Blanc sur l’épitaphe inscrite sur le tombeau représenté dans Les Bergers d’Arcadie de Poussin[5] et transposé par Laforgue dans sa « moralité ».

Notre approche de ce récit s’inscrit principalement dans le sillage de la critique génétique mise à jour par Henri Mitterand qui préconise :

[U]n retour à l’écrivain, à sa bibliothèque personnelle, aux livres qu’il a empruntés, à un travail de consultation qui porte la marque de sa culture, de ses méthodes, mais aussi des curiosités et des savoirs de sa génération – bref, à l’archéologie d’une carrière et d’une oeuvre. […]

Une bibliothèque fictive, en somme. C’est considérable ! Reconstituer son catalogue s’apparenterait aussi bien à un exercice d’érudition […] qu’à une recherche archéologique. Mais de l’archive et de la conjecture à la fiction, il n’y a qu’un pas, qu’il n’est pas absolument interdit à la critique génétique de franchir : c’est même ce qui fait son attrait[6].

Et Didier Anzieu d’affirmer : « L’écriture vient de la lecture et va à la lecture. Quand on écrit, on est plein de ce qu’on a lu, y compris de ce qu’on a oublié avoir lu[7]. » Certes, Madeleine Guy a consacré sa thèse de doctorat à La Bibliothèque imaginaire de Jules Laforgue[8]. Elle essaie d’y montrer la diversité des origines des textes des Moralités légendaires pour en dégager le sens profond, sans aller aussi loin que le présuppose Mitterand. Notre présent article, loin de proposer une lecture stratigraphique détaillée de Pan et la Syrinx, entend notamment accorder plus d’importance à la citation picturale.

Apercevant un tombeau pendant leur course, Syrinx et Pan prirent le temps de s’y arrêter respectivement et de lire l’inscription latine qu’il porte :

Il y a, à un point de la plaine, l’éblouissant carré de marbre blanc d’un tombeau. Syrinx s’y arrête une minute, se penche comme pour y sentir une fleur, puis pousse un Heiaha ! ricanant et reprend sa belle fuite en bonds divins !…
Heiaha ! donc ! Pan dévale le coteau et reprend les bonds également divins de sa poursuite !…
Il s’arrête à son tour un instant à ce tombeau de marbre blanc. Il se penche comme l’objet de sa poursuite, il n’y a pas de fleurs à sentir, mais cette inscription à méditer :
  ET IN ARCADIA EGO
« Et moi aussi, je vivais en Arcadie ! »
– Pauvres mortels, que de raisons ils ont de s’aimer, eux !
Mais Pan et Syrinx sont immortels, rien ne presse[9].

Nous pensons qu’il s’agit ici d’un message clair ou d’un clin d’oeil adressé par l’auteur à son lecteur. Si ce dernier veut saisir l’arrière-texte et l’enjeu principaux de Pan et Syrinx, il n’aura qu’ « à méditer » brièvement la citation et sa traduction-interprétation donnée par l’auteur qui la reprend à André Félibien (1685). Le sujet de cette « pensée morale », qui a fait couler beaucoup d’encre, est aussi annoncé dans la chanson de Pan qui y insère à deux reprises : « Notre bonheur ne tient qu’à un fil[10] ! » Il nous a alors semblé pertinent de chercher simplement un arrière-texte littéraire publié avant 1887 et intitulé L’Arcadie. Nous en avons cerné trois.

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En 1544, Jean Martin publie sa traduction de L’Arcadie de Jacques Sannazar[11] paru en italien en 1504. Ce livre obéit à la composition littéraire pastorale mêlant prose, églogues et chansons. Parmi les bergers, on en trouve un qui s’appelle Montano et dont les vers suivants ont attiré notre attention pour leur possible rapport avec Pan et la Syrinx :

O ma doulce amye Philis / Aussi blanche que le beau liz, / Et plus vermeille que le pré / De fleurs en Avril dyapré, / Plus prompte a fuyr qu’une biche, / Et d’amoureux guerdon plus chiche / Que syringua qui un roseau / Devint, et tremble encor en l’eau / Pour les maux que j’ay endurez, / Monstre moy tes cheveux dorez[12].

On lit aussi dans le livre de Sannazar la mention de « la saincte Ceres »[13]. Le même Montano s’adressant aux deux pasteurs Elanco et Ophelia dit :

Chantez a celle fin qu’entendent ces terrasses, / Comment le perdu siecle, en vous se renouvelle, / Chantez jusques au soir, mais en mode nouvelle[14].

On entend ici l’écho de la « miraculeuse gamme d’ère nouvelle » que tire Pan de sa syrinx inventée. De fait, le narrateur de L’Arcadie relate la légende au moment où les bergers arrivent à la caverne qui loge l’autel de Pan[15].

Comme le veut la tradition littéraire, Sannazar inclut l’évocation de jeux auxquels participaient les bergers et des prix remportés. Nous apprenons que Montano a eu droit à « une belle musette de canne faicte seulement a deux voix, mais de singuliere armonie[16] ». Cette musette ne rappelle-t-elle pas le galoubet à deux sous qu’avait Pan au début du récit de Laforgue ? Puis nous lisons les vers du berger Ergasto, alias Sannazar lui-même, évoquant, outre le mythe d’Orphée, son insatisfaction du « son obscur et bas » incapable de le guérir de son deuil : « Plus ne me plaist le son obscur et bas : / Au clair et beau veuil prendre mes esbas / Expressement a ce que l’ame pure / Du Ciel l’entende, et y mette sa cure[17]. » Ceci nous renvoie encore à Pan insatisfait de son pipeau et inventant finalement la flûte à sept tuyaux avec l’âme de Syrinx, âme « esthétique trempée sept fois dans l’eau glacée de la fontaine Castalie chère aux chastes Muses[18] ». Nous reviendrons sur cette dernière évocation.

En poursuivant notre lecture, nous retrouvons l’évocation d’un rêve que fait le narrateur qui était parmi les auditeurs d’Ergasto. Il y voit « une jeune damoiselle de singuliere beaulté, veritablement divine en son port et contenance[19] ». Il poursuit sa description en écrivant :

Ses cheveux estoient tressez d’une mode nouvelle a l’entour de sa teste, et dessus portoit un chapellet de feuilles verdes, tenant en l’une de ses mains un vase de marbre blanc, singulier, et de riche ouvrage. Ceste damoiselle s’adressant a moy, me deit : Suy moy, qui suis une des Nymphes de ce fleuve. […] Veoy Caister, regarde Achelous, et le bienheureux Eurotas, auquel tant de fois fut loisible d’ouyr les chansons d’Apollo[20].

Si l’on peut voir en cette nymphe la préfiguration de l’Ève de la chanson de Pan ou bien celle de la Syrinx vue probablement en rêve par lui, le motif de « vase de marbre blanc » ne manque pas de nous éblouir en nous adressant une sorte de rappel à l’ordre pour revenir sur « l’éblouissant carré de marbre blanc d’un tombeau[21] ». Avant de passer aux deux autres arrière-textes, il convient de signaler deux points. Le premier concerne le recueillement des bergers devant le sarcophage d’Androgeo dans L’Arcadie de Sannazar. Jean Martin note justement que : « Androgeo signifie homme terrestre. Par luy Sannazar entend son père, dont il faict les funerailles[22]. » Le second porte sur le fait que le tombeau arborant l’inscription « Et in Arcadia ego » dans la toile du Guerchin et celles de Poussin ne semble pas fait de marbre blanc.

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Philip Sidney (1554-1586) a également écrit une Arcadia divisée en deux parties The Old Arcadia et The New Arcadia. Or, la consultation de cette oeuvre ne nous permet pas d’établir un lien entre elle et le récit de Laforgue bien qu’on lise dans l’une des églogues de The Old Arcadia une évocation de Pan dans un vers de Lalus : « Thy pipe, O Pan, shall help, though I sing sorrily[23]. » Toutefois, en parcourant « certains sonnets » de Sidney, nous avons trouvé un poème rédigé en réponse à celui de son ami Edward Dyer, lequel reprend à Plutarque et Ésope la légende du satyre qui a embrassé le feu :

Edward Dyer

Prometheus, when first from heaven high / He brought down fire, till then on earth not seen, / Fond of delight, a satyr standing by / Gave it a kiss, as it like sweet had been. / Feeling forthwith the other burning power, / Wood with the smart, with shouts and shrieking still, / He sought his ease in river, field and bower, / But for the time his grief went with him still. / So silly I, with that unwonted sight, / In human shape, an angel from above, / Feeding mine eyes, th’impression there did light, / That since I run and rest as pleaseth love. / The difference is, the satyr’s lips, my heart ; / He for a while ; I evermore have smart.

A satyr once did run away for dread / With sound of horn which he himself did blow ; / Fearing and feared, thus from himself he fled, / Deeming strange evil in that he did not know. / Such causeless fears when coward minds do take / It makes them fly that which they fain would have : / As this poor beast, who did his rest forsake, / Thinking not why, but how, himself to save. / Even thus might I, for doubts which I conceive / Of mine own words, my own good hap betray, / And thus might I for fear or maybe, leave / The sweet pursuit of my desired prey. / Better I like thy satyr, dearest Dyer, / Who burnt his lips to kiss fair shining fire[24].

Laforgue a-t-il songé au sonnet de Dyer ou à ses arrière-textes en relatant comment Pan, n’ayant pas pu saisir et embrasser Syrinx, confectionne la flûte à sept tuyaux et « y promène ses lèvres desséchées d’espoir de baisers[25] » ? Qu’en est-il du sonnet-réponse de Sidney ? On y retrouve au moins le motif du doute de Pan quant à ses capacités poétiques et musicales :

– C’est très joli, ce que vous jouiez là.
– Oh ! un galoubet de deux sous. Si j’avais une flûte plus compliquée ! J’en ferais, des choses ! Je ne douterais plus de rien[26] !…

Même si au bout de sa quête, le poète Pan a pu inventer la flûte à sept tuyaux, il aurait préféré comme Sidney pouvoir embrasser la Beauté et accéder par là même à la présence des choses :

Pan s’essuie les lèvres du revers de la main, pose un instant sa flûte et se parle.
– Je suis tout seul : ma chanson est monotone, car, je ne sais qu’aimer, et ma fiancée s’en étant allée, je ne sais que gémir jusqu’à nouvel ordre. Oh ! que cette journée a passé ! O Syrinx, t’ai-je rêvée ? – Je me la rappelle minute à minute, et mot à mot, et sa façon de regarder, et le degré d’inclinaison de son cou et le son de sa voix, et cependant je ne l’ai pas vue et ne l’ai pas entendue ! Et c’est encore une fois que je n’aurai pas eu la présence d’esprit de me pénétrer du fait de la présence des choses[27] !

Notre recours à un arrière-texte de Sidney s’avère donc instructif sur le plan du métalangage allégorisé quoiqu’il nous ait éloigné du tombeau de marbre blanc et de son épitaphe. Or, nous le savions, la matière première du récit de Laforgue ne saurait se trouver dans un seul arrière-texte, comme le dit le poète lui-même dans « Complainte-litanies de mon Sacré-Coeur » :

Prométhée et Vautour, châtiment et blasphème, / Mon Coeur, cancer sans coeur, se grignote lui-même. // […] // Mon Coeur est un lexique où cent littératures / Se lardent sans répit de divines ratures[28].

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Ayant évoqué une Arcadie italienne et une autre anglaise, il est temps d’en chercher et mentionner une espagnole. Il s’agit de La Arcadia de Félix Lope de Vega y Carpio (1598)[29], traduite en français dès 1622, sous le titre Les Délices de la vie pastoralle de l’Arcadie[30]. C’est l’histoire, en cinq livres, de l’amour jaloux et possessif d’Anfriso pour Belisarda, sentiment le menant jusqu’au désir de vengeance quand sa bien-aimée en épouse un autre. Puis, sachant qu’elle est malheureuse dans son mariage, Anfriso traverse une période de folie avant de pouvoir sublimer son amour et en guérir en découvrant la voie de la poésie. Le désir d’Anfriso et son issue s’apparentent en quelque sorte à ceux de Pan.

Ce qui nous intéresse le plus dans La Arcadia de Lope de Vega est le livre central, non seulement parce qu’un Montano y donne la parole à Lucindo dans une églogue[31], mais surtout pour la description « ekphrastique » qu’on y lit. En effet, après avoir rencontré le protagoniste malheureux Anfriso, le magicien Dardanio l’invite à contempler dans sa cave son sépulcre de marbre blanc, surmonté d’une pyramide dans laquelle il entendait mettre une boîte métallique contenant ses livres pour les préserver jusqu’à ce qu’ils soient découverts dans d’autres siècles[32]. Jules Laforgue semble avoir emprunté à ce sépulcre la matière première du tombeau affichant l’inscription latine. Aurait-il alors voulu dire que Pan et la Syrinx est son monument littéraire, le concentré de son oeuvre d’art immortelle, qu’il entend léguer à la postérité ? Pourrait-on ainsi comprendre le leitmotiv de Pan « tout est dans Tout », au-delà de la simple constatation d’y avoir affaire à un récit « fourre-tout » ? Ce monument ne contiendrait-il pas aussi les germes d’un nouvel art poétique qu’aurait appliqué Laforgue s’il avait survécu ?

Dans un autre ordre d’idées, nous pourrions supposer que la substitution de l’inscription latine à la pyramide serait une mise en abyme guidant le lecteur à l’un des arrière-textes non seulement du récit, mais aussi des Bergers d’Arcadie du Louvre ; ce qui ouvre une nouvelle perspective aux historiens de l’art qui, à notre connaissance, n’ont pas encore considéré cette option. Pour notre part, en vue de terminer notre allusion à La Arcadia de Lope de Vega, il est significatif de mentionner que l’évolution d’Anfriso semble le mener finalement à enterrer son « ego » et à s’affranchir de son désir de possession en le transmuant en art. Car « l’art c’est le désir perpétué[33] », comme le dit Syrinx dans sa dernière parole adressée à Pan sans pour autant pouvoir le dissuader et le retenir de s’avancer « résolument sur elle ». Ce n’est qu’après l’avoir perdue qu’il regrette de ne l’avoir pas entendue et de n’avoir pas eu « encore une fois […] la présence d’esprit de [se] pénétrer du fait de la présence des choses », ajoutant : « J’aurais pu la dévisager pour toujours et l’écouter pour jamais et prendre sa formule sur le vif ! Au lieu de cela, j’ai pensé, à quoi ? à tout[34] ? » Déjà, vers le milieu du récit de Laforgue, Pan se voulant « un artiste » à l’âme « d’un grand pasteur »[35], s’écrie : « Amour ! Amour ! veux-tu donc que je sèche sur place, sans un mot, sans un vers ? [… puis] s’élance à la poursuite de la précieuse fugitive[36] ! » Au moment où Syrinx fait une halte au haut d’un talus, Pan s’arrête « au pied de cette muraille ravinée » pour « la contempler » pendant cet « armistice ». Et l’auteur d’intervenir entre parenthèses, comme pour évoquer la conversion finale d’Anfriso : « (oh ! qu’il se pénètre au moins de cette réalité présente[37] !) ».

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Avant de conclure et afin de signaler rapidement d’autres perspectives pour une relecture de l’oeuvre laforguienne, nous voudrions revenir sur l’âme de Syrinx, âme « esthétique trempée sept fois dans l’eau glacée de la fontaine Castalie chère aux chastes Muses[38] ». Il nous semble que la cooccurrence de « Syrinx » et « Castalie » provient de « La Fable de Pan et Syrinx » (1624) d’Alonso del Castillo Solorzano (1584-1648). Le style parodique de cet écrivain espagnol aurait attiré l’attention de Laforgue. Un autre écrivain espagnol a composé une « Fable de Pan et Syrinx » vers 1664. On y trouve le vers : « Je t’aime pour t’aimer » (165), ce qui peut être à l’origine du jeu verbal laforguien entre « aim » et « aime ». Il s’agit de Salvador Jacinto Polo de Medina (1603-1676), « poète espagnol […qui] se distingua dans la poésie légère et particulièrement dans l’épigramme » tel qu’on le lit dans la Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours (1865)[39].

En définitive, « L’art c’est le désir perpétué » – cette leçon de Syrinx qu’aurait dû écouter le « pelerin d’Amour »[40], pour reprendre l’expression de Sannazar –, se lirait en miroir dans ce fragment de René Char : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir[41] » et atteindrait sa complétude dans ces vers d’Yves Bonnefoy :

Désir se fit Amour par ses voies nocturnes / Dans le chagrin des siècles ; et par beauté / Comprise, par limite acceptée, par mémoire / Amour, le temps, porte l’enfant, qui est le signe. // Et en nous et de nous, qui demeurons / Si obscurs l’un à l’autre, ce qui est / La faute fatale, la parole / Étant inachevée comme l’être encor // Que sa joie prenne forme : pour retenir / L’eau dans sa coupe fugitive ; pour refléter / Le feu, qui est le rien ; pour faire don / D’au moins l’idée du sens – à la lumière[42].

Justement, dans son presque sonnet « L’invention de la flûte à sept tuyaux » (2008)[43], Bonnefoy rend hommage à Laforgue :

À un moment dans son dernier récit

Il commença, en ses mots effrayés,

À courir, comprenant que pesait sur lui

Une menace, en chacun d’eux croissante.

Comme si, des couleurs que dissocie

Le nom impénétrable de chaque chose,

Ou du ciel, qu’illimite le nom du vent,

Retombait une vague, sur sa vie.

Poète, la musique suffira-t-elle

À te sauver de la mort par le son

De cette flûte à sept tuyaux, que tu inventes ?

Ou n’est-ce là que ta voix qui s’essouffle

Pour que dure ton rêve ? Nuit, rien que nuit,

Ce froissement de roseaux sous la rive.

Ce poème aurait pu s’intituler « Tombeau de Jules Laforgue » à l’instar d’autres presque sonnets-tombeaux écrits par Bonnefoy. Il se comprendrait aussi à la lumière notamment de la conclusion de « Hamlet et la couleur » (1988)[44].