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Simone Natale livre avec cet ouvrage remarquable une synthèse des travaux qu’il a menés précédemment dans le cadre de sa thèse de doctorat, ainsi qu’au fil de nombreuses publications en anglais, en italien et en allemand. Historien des médias au profil international, il explore ici un thème qui n’a pas reçu l’attention qu’il mérite de la part des spécialistes, à savoir la contribution des mouvements spirites à la construction de la culture de masse, des médias et du divertissement qui émerge vers le milieu du xixe siècle, et qui se développe avec vigueur aux États-Unis et en Europe jusqu’à la Seconde Guerre mondiale [1]. Il vient ainsi compléter une série d’importantes études sur les liens — particulièrement riches autour de 1900 — entre spiritisme, magie et médias visuels (Krauss 1995, Gunning 1995, Beckman 2003, Chéroux et al. 2004, Solomon 2010, Bear 2015).

L’un des arguments principaux de l’ouvrage consiste à affirmer que le spiritisme, tel qu’il apparaît aux États-Unis et en Grande-Bretagne dès le milieu du xixe siècle, est une forme de spectacle qui s’intègre pleinement à l’industrie culturelle et à la société de consommation. Les partisans du spiritisme mobilisent très rapidement des stratégies commerciales connues dans d’autres secteurs de l’économie de marché : les séances sont annoncées par voie de presse, les médiums monnaient leurs services et cultivent leur réputation sur le modèle des célébrités de l’époque, les transes obéissent aux règles de la mise en scène théâtrale, les communications avec l’au-delà entraînent la fabrication et la vente d’objets attestant l’authenticité des faits occultes, et les controverses entre sceptiques et croyants sont savamment exploitées à des fins publicitaires. En étudiant de près chacun de ces aspects, Natale montre de manière convaincante que le spiritisme, loin de se limiter à une croyance religieuse pour esprits égarés en mal d’excentricités, constitue un phénomène culturel et social essentiel pour comprendre l’histoire des médias modernes ; car la fascination pour les fantômes n’est pas cantonnée dans le domaine privé et les cercles d’initiés, mais envahit très vite les lieux publics, où l’on s’enthousiasme pour le surnaturel, toutes classes sociales confondues.

Selon Natale, au fondement du succès considérable rencontré par le spiritisme — sous ses différentes formes et durant plusieurs décennies (de 1850 à 1920 environ) — se trouve la capacité de ses promoteurs à combiner visée commerciale et croyance religieuse. Les séances spirites dont il est question dans le premier chapitre (« The Medium on the Stage: Theatricality and Performance in the Spirit Séance ») en constituent une bonne illustration : elles sont en effet conçues comme des spectacles multimédias où fusionnent divertissement et expérience spirituelle, sans crainte des contradictions ; car ces rencontres non seulement impliquent la coexistence entre mise en scène et piété religieuse, mais suscitent également différents modes de participation, qui vont de l’adhésion au scepticisme en passant par la curiosité détachée ou le pur amusement. Attirant un public nombreux aux attentes diverses, les séances spirites (publiques ou privées) se « spectacularisent » toujours davantage afin de fournir un loisir présenté comme authentique malgré sa dimension théâtrale évidente. Les performances des médiums en transe, en particulier, s’accompagnent de discours et de pratiques qui visent à certifier leur véracité : on rappelle les origines modestes et la naïveté du médium incapable de truquer l’apparition d’un esprit ; on s’appuie sur des preuves matérielles (dessins, moulages, photographies, etc.) témoignant de la réalité des fantômes ; on fait appel aux théories de l’automatisme pour expliquer les exploits des voyants qui prêtent leurs corps passifs et réceptifs à l’action des esprits. Le fantastique des occurrences spirites appelle ainsi un mode de croyance particulier puisque la séance, en dépit de son sensationnalisme et de son caractère ostentatoire, cherche à provoquer une adhésion totale à des faits affichés comme vrais.

L’objectif de Natale consiste donc à revisiter l’histoire du spiritisme à la lumière de cette hypothèse forte : ce mouvement culturel — qui, selon tous les récits, apparaît dans l’État de New York en 1848, lorsque les soeurs Fox (Kate et Margaret) croient détecter la présence d’un fantôme dans leur demeure — est à interpréter comme l’une des manifestations de la culture du divertissement de masse telle qu’elle se développe, durant la deuxième moitié du xixe siècle et au début du xxe siècle, dans les pays industrialisés.

Pour étayer cette thèse, l’auteur structure sa réflexion en six chapitres groupés en trois parties [2] : la première de ces parties, qui concerne la « configuration des séances » (« Configurations of Séances »), aborde d’abord la question du médium spirite comme « performeur » et de la séance comme spectacle (chapitre 1), puis celle des séances domestiques qui transforment la « maison hantée » en un espace mi-public mi-privé ouvert à une nouvelle forme de sociabilité (chapitre 2, « Parlor Games: Play and Social Life in the Haunted House ») ; la deuxième partie (« How To Sell a Spirit ») touche aux procédés de commercialisation du spiritisme qu’utilise la presse populaire pour relayer les polémiques et les défis lancés aux médiums (chapitre 3, « Breaking the News: Controversy, Sensation, and the Popular Press »), ainsi qu’au processus de professionnalisation alors en cours du statut du médium, lequel prend soin d’entretenir sa célébrité (chapitre 4, « Mediums and Stars: Religion, Consumerism, and Celebrity Culture ») ; la troisième partie (« Spirit and Matter ») traite de la fabrication d’objets ou de traces matérielles censés corroborer l’existence des esprits et la probité des médiums, tels que les récits inspirés par leur vie et rapportés dans la presse populaire, de même que l’écriture automatique ou les dessins produits en état de transe et reproduits dans les revues spécialisées (chapitre 5, « Stranger than Fiction: Print Media, Automatic Writing, and Popular Culture »), ainsi que les photographies spirites qui, malgré les cas de fraudes avérés, emportent la conviction (émotionnelle plus que rationnelle) de ceux qui reconnaissent dans ces images un être cher disparu (chapitre 6, « The Marvels of Superimposition: Spirit Photography and Spiritualism’s Visual Culture »). À chaque étape, il s’agit de rappeler l’ambiguïté et la complexité d’un mouvement qui défend l’authenticité des phénomènes spirites, mais qui n’hésite pas à faire appel à des procédés typiques de l’économie capitaliste. C’est précisément cette alliance entre tradition et modernité qui garantit la popularité et l’efficacité du spiritisme en tant que système de croyances, pratique sociale et culture spectaculaire.

Outre son intérêt pour l’histoire de la technologie, les celebrity studies et l’histoire matérielle, Natale a choisi, pour mener à bien cette réflexion, une méthode qui s’inspire essentiellement de l’archéologie des médias, appliquée ici dans un sens extrêmement rigoureux, puisqu’il s’agit d’une méthode fondée sur la lecture de sources primaires soigneusement contextualisées et articulée à un cadre théorique clairement défini. Issue notamment des travaux de Friedrich Kittler (1986), l’archéologie des médias a pendant longtemps regroupé des études employant le terme d’« archéologie » dans des sens divergents, qui ont ainsi contribué à créer une forme de flou autour de perspectives dont le seul point commun consistait à déconstruire les hiérarchies imposées par l’histoire traditionnelle des médias, ainsi qu’à réhabiliter des objets négligés, marginalisés ou méconnus de celle-ci (Kluitenberg 2006, Zielinski 2006, Huhtamo et Parikka 2011, Parikka 2012). Maria Tortajada (2004) a analysé en détail les limites d’une approche qui, comme celle de Kittler, se réclame de Michel Foucault, mais omet bien souvent de prendre en considération la dimension discursive des médias, confond les différents niveaux d’analyse engagés dans l’interprétation des sources ou alors refuse d’organiser de manière systématique les documents rassemblés au cours de la recherche — comme chez Zielinski (2006), qui défend une forme d’« anarchéologie » des médias hostile aux critères restrictifs sur lesquels se base la doxa pour ne retenir que les objets pertinents ayant marqué l’histoire des grands « gagnants ». Tortajada critique surtout et à juste titre le manque de rigueur de travaux qui appréhendent le cinéma en des termes abstraits, sans tenir compte de la variabilité de ses occurrences, matérielles ou fantasmatiques, ni des différents éléments constitutifs de tout dispositif cinématographique (à savoir une machinerie, un spectateur et une image/représentation) et de leurs interactions.

Lui-même conscient des défauts guettant les approches archéologiques (Natale 2012a et 2015), l’auteur de Supernatural Entertainments montre qu’il est possible d’utiliser une telle perspective à l’aide d’outils conceptuels et méthodologiques solides. Cependant, on peut regretter que son examen du cinématographe dans ses interférences avec la culture visuelle déployée par le spiritisme soit parfois trop rapide, notamment parce qu’il fait l’impasse sur les spécificités d’un dispositif alors multiforme. Dans le chapitre 6, consacré à la photographie spirite, Natale tend à assimiler l’un à l’autre cinéma et spiritisme sous prétexte qu’ils sont des lieux où cohabitent divertissement et croyance. Or, les projections lumineuses et les séances spirites ne reposent pas sur le même dispositif, ni ne soumettent aux spectateurs le même contrat de lecture (Berton 2012 et 2015). Si les premières — notamment chez Méliès, qui postule un public à la fois émerveillé et conscient de l’artifice — mobilisent un spectateur sidéré par les prouesses technologiques et les dons d’artiste du cinématographiste, les secondes font passer pour vrais des phénomènes qui sont souvent truqués. De plus, la croyance engagée par les dispositifs spirites doit avant tout être appréhendée en tant que discours et non pas en tant que « fait », comme le sous-entendent les analyses de l’auteur, qui mettent en dialogue deux éléments qui ne se situent pas au même niveau : le spiritisme comme divertissement (ou spectacle) et le spiritisme comme croyance suscitant l’adhésion à une forme de vérité. Si Natale a raison d’insister sur le fait que les séances de spiritisme accueillent des spectateurs adoptant des postures très diversifiées qui ne se résument pas à la candeur souvent prêtée aux adeptes des sciences spirites, il est également nécessaire, dès lors qu’on tire des parallèles entre différents médias, de cerner avec précision aussi bien leurs points communs que leurs particularités, surtout lorsqu’il s’agit de traiter de la question complexe de l’impression de réalité générée par les premières vues animées (voir Belloï 2001). On peut également regretter que l’auteur n’ait pas, en vue de la publication, mis à jour un chapitre publié précédemment dans une revue (Natale 2012b), qui aurait intéressé en particulier les historiens et les historiennes du cinéma — puisqu’il y est question des films à trucs de Méliès vus comme un média qui reprend à son compte les trucages de la surimpression et de la double exposition couramment employés dans le commerce de la photographie spirite —, mais qui ne nous apprend malheureusement rien de vraiment nouveau [3].

Dans tous les cas, si l’approche archéologique mobilisée par Natale est riche en enseignements, elle révèle aussi l’une de ses faiblesses, qui réside dans la prise en compte de nombreux médias et dispositifs traités parfois un peu superficiellement. Cette visée englobante conduit l’auteur à interpréter une série de formes et de phénomènes culturels à l’aune d’un argument relativement constant, qui consiste à insister sur la porosité de la frontière entre divertissement et croyance (religieuse), qu’il s’agisse des séances publiques ou privées de spiritisme, des photographies spirites, des spectacles de magie qui dénoncent l’occultisme ou des projections lumineuses ; or, malgré l’intérêt indéniable qu’elle peut présenter, cette perspective transmédiatique risque de gommer les caractéristiques propres aux dispositifs analysés. De manière symptomatique, Natale tend à souligner les continuités, y compris sur le plan diachronique, comme l’illustre la conclusion de son ouvrage, qui établit une sorte de filiation entre les spectacles de spiritisme de l’ère victorienne et les séries télévisées actuelles qui mettent en scène des chasseurs de fantômes (en jouant habilement des limites entre fiction et documentaire). S’il est tout à fait pertinent de rappeler la pérennité de la fascination pour l’occulte dans nos sociétés contemporaines, il semble aussi nécessaire de ne pas brusquer ces parallèles, car chaque époque exige d’effectuer un travail de recontextualisation des questions et des objets examinés.

Cet excellent ouvrage saura néanmoins susciter le plus vif intérêt de chercheurs et de chercheuses de nombreuses disciplines — à commencer par l’histoire de la parapsychologie, à laquelle Natale ajoute de très belles pages sur la célèbre médium Eusapia Palladino et sur la maison hantée comme source d’un loisir domestique tout à fait singulier. Il vient également enrichir notre connaissance sur les fonctions de la technologie dans la culture spirite, mettant ainsi en lumière un axe de recherche qui mérite d’être exploré dans le sillage d’autres excellents travaux réalisés sur le sujet (Sconce 2000, Thurschwell 2001, Potts et Scheer 2006, Rein 2015). En effet, l’étude de Natale invite à interroger les répercussions des découvertes technologiques sur l’imaginaire spirite, ainsi qu’à mesurer les effets du spiritisme sur la codification de l’expérience d’un média technologique. L’étude de la phénoménologie spirite et de l’imaginaire culturel qu’elle nourrit autour de 1900 et au-delà permet en effet de sonder la manière dont les contemporains envisagent la technologie, souvent appréhendée comme une preuve matérielle de l’existence des phénomènes paranormaux. Il ne fait aucun doute que cet ouvrage, qui contribue à approfondir notre savoir sur les interactions entre spiritisme, technologie et cultures médiatico-spectaculaires, favorisera de futures recherches, que l’on souhaite aussi riches et originales que celles qui les auront inspirées.