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Dès 1936, en France, Henri Langlois, visionnaire, crée la Cinémathèque française afin de sauver de l’oubli les films de cinéma et conserver, avec acharnement, ce « patrimoine en voie de disparition » (Bénoliel et Eisenschitz 2014, p. 34). Les films constituent la source primaire d’une histoire du cinéma pour Langlois, car « [c]e sont les films qui sont le cinéma. Pour écrire son histoire, il faut les avoir vus » (ibid., p. 311). En Inde, davantage encore, l’historien doit composer avec une pénurie de sources pour retracer les multiples histoires, locales, régionales et nationales de ces cinémas. Les acteurs de l’industrie, producteurs, distributeurs ou exploitants, ne se préoccupèrent guère de ce patrimoine : après une ou deux projections, les films furent oubliés et laissés à l’abandon. Très peu de films ont survécu : seuls 5 ou 6 films entiers sur les 1 700 produits à l’époque du muet ont été préservés tandis que le cinéma tamoul, par exemple, n’a conservé que 15 films sur les 240 produits dans la première décennie de son histoire (1931-1941) (Baskaran 2010).

La politique culturelle du gouvernement indien à l’égard du cinéma fut historiquement teintée de dédain. Lorsque l’État indien établit le National Film Archive of India en 1964, le pays avait déjà vu disparaître près de 70 à 80 % de son patrimoine cinématographique [1]. Tandis que Langlois, pionnier, et plus tard les Archives françaises du film [2] avaient pour principe de collectionner tous les films sans discrimination aucune, l’institution indienne sélectionne — scrupuleusement — ses films de patrimoine. Palliant cette politique, l’initiative privée de Shivendra Singh Dungarpur, le fondateur du Film Heritage Foundation, n’opère que depuis 2014. Témoin de l’éparpillement des sources, il relate avoir retrouvé un film d’un grand acteur des années 1950, Guru Dutt, à Chor Bazaar, l’un des plus vastes marchés aux puces en Inde. Alors que l’histoire des films indiens se montre intrinsèquement parcellaire, comment faire alors une histoire des salles de cinéma lorsque celle-ci, « l’histoire des salles (et/ou de leurs propriétaires), est moins aisée et repérable que celle des films » (Forest 1995, p. 9) ?

Pour faire une histoire de l’exploitation en Inde sur un temps long, les rapports de comités d’enquête mis en place par les gouvernements constituent alors des sources d’archives privilégiées (rapports de 1927-1928, de 1951, de 1969 et de 1980 notamment) [3]. Ils mettent en exergue une permanence des problématiques sur 100 ans d’histoire : une pénurie de salles, l’opposition urbain/rural, et le peu de circuits d’exploitation nationaux accentuant les disparités territoriales. L’enjeu fut et demeure géographique : implanter des salles de cinéma en dehors des métropoles. À une politique culturelle en matière de cinéma qui offre peu de soutien au développement des salles et qui taxe énormément les exploitants [4], les enjeux politique et territorial se combinent aux transformations des villes en relation avec les politiques urbaines et à l’accélération des changements technologiques. Si le passage au numérique représente l’un des défis majeurs de l’exploitation contemporaine à l’échelle mondiale, où celui-ci, conjugué à un contexte de crise économique, est de nature à précipiter la fermeture d’un grand nombre de salles (Creton et Kitsopanidou 2013, p. 13), permettrait-il en Inde, au contraire, de faire éclore de nouvelles salles de cinéma ?

1. « Du cinématographe au cinéma [5] » : loisir urbain/pratiques rurales

Bombay, 1896. Naissance d’un loisir urbain

Dans l’édition matinale du Times of India du 7 juillet 1896, une publicité invita les habitants de Bombay [6] à venir découvrir « la merveille du siècle, la merveille du monde » (« the marvel of the century, the wonder of the world ») le soir même à l’Hôtel Watson (Barnouw et Krishnaswamy 1963, p. 1 et 4), hôtel réservé à une clientèle européenne. La première séance du Cinématographe en Inde, orchestrée par Marius Sestier, un assistant des frères Lumière en voyage vers l’Australie, proposa un programme de six « images photographiques animées » (« living photographic pictures »). En plus des vues plus célèbres telles que L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (Arrival of a Train) et La sortie de l’usine Lumière à Lyon (Leaving the Factory), sont annoncées Baignade en mer (The Sea Bath), Entrée du cinématographe (Entry of Cinematographe), Démolition d’un mur (A Demolition) et Cyclistes (Ladies and Soldiers on Wheels[7].

Les projections eurent lieu à 18, 19, 21 et 22 heures au prix d’une roupie l’entrée, pour une durée totale inférieure à une heure. Les projections au Watson se poursuivirent une semaine jusqu’au 14 juillet 1896, date à laquelle le Cinématographe s’installa au Novelty Theatre pour des projections régulières, au rythme de deux par jour — contre les quatre projections au Watson — en raison du nombre élevé de sièges. S’adaptant à son public plus conservateur et à certaines pratiques culturelles [8], la direction introduisit des loges spéciales réservées aux femmes. La façade du Novelty fut illuminée, tandis que F. Seymour Dove, l’organiste de l’église Saint John à Colaba, dirigeait une sélection musicale « appropriée ». Après un mois de diffusion à succès entre le Watson et le Novelty, les projections du Cinématographe prirent fin le 15 août 1896. En moins d’un an, une série de cinématographes trouvèrent le chemin de Bombay et opérèrent de courtes projections dans différents lieux de la ville : en janvier 1897, un Vitagraphe s’installa au Gaiety Theatre ; en septembre, c’est le Mutoscope de Hughes qui se déploya dans les fêtes foraines. Le 18 septembre 1897, Clifton and Company, éminents photographes de Bombay, firent une démonstration du Photo-Mutoscope [9] à leur atelier du 58 Medow Street, dans le quartier de Fort, pour le prix d’entrée d’une roupie. Un mois plus tard, la Goculdas Tejpal School reprit le même modèle et, le même mois, une autre série de projections se déroula au Novelty, financée cette fois par le principal marchand d’instruments de musique, Soundy and Company. Vers la fin de 1898, des projections organisées aussi bien par des étrangers que des Indiens se tinrent sous des tentes ou dans des espaces permanents comme le Tivoli. En 1901, des lieux de spectacle comme les théâtres du Gaiety et du Novelty, ou encore l’Institut Framjee Cowasjee à Dhobi Talao (qui devint l’emplacement du cinéma Wellington), accueillirent des projections cinématographiques.

Par conséquent, si l’arrivée du cinéma à Bombay suivit les contours de l’histoire mondiale du média dans sa première décennie d’exploitation, ses origines coïncidèrent avec un contexte colonial qui favorisa la présence d’un public d’abord européen. Sa transformation graduelle en un loisir de masse se conjugua à une véritable dynamique de changement de la culture urbaine de l’Inde du début du xxe siècle. Le développement du cinéma coïncida avec les transformations de la vie urbaine : les transports en commun facilitaient l’accès aux cinémas, les ventilateurs électriques et les lumières du cinéma garantissaient le confort du lieu, parangon d’une vie moderne et urbaine, tout en maintenant une forme de stratification sociale par les différentes catégories de cinémas et l’organisation spatiale des lieux.

Circuits de cinéma : chaînes privées et exploitants itinérants

En 1910, le gouvernement de Bombay décida de mettre progressivement un terme aux projections sous tente dans des espaces ouverts, en raison des inquiétudes croissantes de risques d’incendie liés aux projections cinématographiques. À partir de cette date, les exploitants durent prendre leurs dispositions pour projeter dans des lieux plus sûrs et permanents. Cette même année, l’octroi de permis pour les théâtres et l’autorisation de licence de performance furent transférés au Arms and Motor Vehicles Department de la police de Bombay. Après avoir fait démonter les tentes, les autorités refusèrent d’accorder la licence aux exploitants qui n’auraient pas construit d’édifices suffisamment résistants au feu. En 1914, la plupart d’entre eux avaient déménagé dans des halls en tôle ondulée aux cabines de projection extérieures en brique et ciment.

Au cours de son enquête, le rapport de 1927-1928 [10] dénombra environ 300 cinémas permanents, un chiffre qui exclut les 37 cinémas « saisonniers » qui fonctionnaient surtout dans des stations de montagnes, ouverts seulement une partie de l’année, et les 12 cinémas régimentaires privés. En plus des 300 cinémas situés en Inde britannique, les États princiers accueillaient environ 60 autres cinémas. Depuis 1921, le nombre de cinémas permanents — alors de 148 — avait plus que doublé. Parmi les différentes provinces, Bombay arrivait en tête avec le plus grand nombre de cinémas permanents (77). La Birmanie se situait en deuxième position avec 58 cinémas ; Madras en recueillait 43 ; les Provinces-Unies, 15 ; le Bihar et l’Orissa, 13 ; la province de la Frontière-du-Nord-Ouest, 10 ; Delhi et l’Assam, 3 chacun ; et environ 11 autres situés dans les cantonnements d’États indiens. Sur le total exact de 309 cinémas, 77 d’entre eux étaient localisés dans les capitales des régions et le reste dans de plus petites villes provinciales, tandis que 66 se trouvaient dans des cantonnements. L’observation majeure, perdurant à l’époque contemporaine, met en exergue le faible ratio de salles en regard de la population indienne. En 1927, le rapport était d’une salle de cinéma pour 802 589 habitants. À titre comparatif, les États-Unis offraient 20 500 cinémas pour 120 millions d’habitants, soit environ 171 salles pour un million d’habitants ; l’Australie possédait 1 216 cinémas pour une population de 6 millions, soit environ 202 salles pour un million d’habitants ; et la France en avait 3 878 pour ses 39 millions d’habitants, soit presque 100 pour un million d’habitants. Au total, le nombre de sièges de tous les cinémas en Inde était d’environ 222 000, avec une moyenne de 800 places par cinéma.

À la veille des années 1930, le territoire comptait deux chaînes de cinéma : Madan Theatres et Globe Theatres. Fondée par Jamshedji Framji Madan (1856-1923), la société Madan de production, distribution et exploitation a dominé l’âge du cinéma muet en Inde. Homme de théâtre issu d’une famille parsie [11] qui a quitté Bombay pour Calcutta, J. F. Madan commença par acheter deux importantes compagnies théâtrales dans les années 1890, l’Elphinstone et le Khatau-Alfred, ainsi que leurs équipes et les droits de leur répertoire. En 1902, il déplaça sa base vers Calcutta où il établit en 1907 l’Elphinstone Picture Palace, le premier cinéma permanent de Calcutta, dénommé aujourd’hui le Chaplin. La compagnie se développa en achetant ou louant des théâtres situés dans les zones urbaines habitées par des résidents européens, une stratégie leur permettant d’afficher des prix d’entrée plus élevés et satisfaisant les besoins des forces armées britanniques avant et pendant la Première Guerre mondiale. En 1927, le département de l’exploitation Madan, en situation de monopole, contrôlait environ la moitié des cinémas permanents pour, à son apogée, posséder 172 cinémas et générer la moitié des bénéfices du box-office.

Tandis que les cinémas en dur se développaient dans les grandes villes du territoire indien du Raj — parmi lesquelles Bombay, Calcutta, Rangoon et Colombo dans une moindre mesure —, les petites villes et les villages restaient, quant à eux, largement intouchés par cette « nouvelle merveille » alors qu’ils représentaient la majorité de la population. L’un des premiers exploitants itinérants, Abdulally Esoofally (1884-1957), parcourut les pays d’Asie (la Birmanie, Singapour et l’Indonésie) entre 1901 et 1907. Il introduisit le cinéma auprès de ces populations, et poursuivit ses projections itinérantes en Inde même entre 1908 et 1914 (Barnouw et Krishnaswamy 1963, p. 8). Son équipement de voyage consistait en un projecteur, quelques pellicules de films, un écran pliable et une tente. Pour la musique, il employait une bande locale. Sa tente était assez grande pour contenir environ 1 000 personnes pour qui le prix d’entrée variait en fonction de leur distance par rapport à l’écran (Rajadhyaksha et Willemen 1994). Le petit nombre de cinémas établis pouvait s’expliquer en partie, selon les auteurs du rapport de 1927, par la pauvreté de la population de ces petits villages. À titre d’exemple, lorsque Phalke — considéré comme le père du cinéma indien — emporta son premier film, Raja Harishchandra (1913) dans les villages, le public se fit rare. Phalke interrogea alors le propriétaire du chapiteau qui lui répondit : « Ici, les gens ont l’habitude de voir des pièces de théâtre qui durent au moins six heures, pour seulement deux annas. Votre projection dure à peine une heure et demie et vous voulez les faire payer trois annas. Peu de gens viendront, croyez-moi » (cité dans Garga 1996, p. 20-21). Le lendemain, Phalke adapta sa stratégie publicitaire avec bonheur et publia : « Raja Harishchandra : une performance avec 57 000 photographies. Un film long de deux miles ! Le tout pour seulement trois annas » (ibid.).

À l’aube de l’arrivée du parlant, les grandes villes dominaient le territoire cinématographique, tandis que la fin du muet et la partition de l’Inde contribuèrent à des reconfigurations spatiales de l’exploitation des salles de cinéma.

2. Reconfigurations territoriales

Le film parlant, un morcellement du territoire des salles de cinéma

Au cours d’une de ses fréquentes visites à l’étranger, Jeejeebhoy Jamshedji Madan — troisième fils de J. F. Madan qui reprit l’entreprise à la mort de son père — découvrit The Jazz Singer (Alan Crosland, 1927) à New York. Devant la ferveur du public, le parlant lui apparut comme l’avenir du cinéma. Après une visite dans les studios hollywoodiens, il commanda un équipement sonore pour son studio. Au début de l’année 1929, les cinémas Madan présentèrent Melody of Love (Arch Heath, 1928) du studio Universal, le premier film parlant en Inde, dans leur Elphinstone Picture Palace à Calcutta, le premier cinéma à l’est du sous-continent à être équipé d’un système sonore permanent. Peu de temps après, le 21 février 1929, le même film fut projeté dans leur cinéma Excelsior à Bombay. À la fin de l’année 1930, sur un total de 370 cinémas en Inde, plus de 30 furent équipés du son. Le premier film indien parlant, Alam Ara d’Ardeshir Irani, long-métrage pionnier dans l’histoire du cinéma indien par son utilisation de la technologie sonore, sortit le 14 mars 1931 au cinéma Majestic à Bombay. L’arrivée du parlant amorça la réalisation de films en différentes langues, développant des zones de production dans diverses régions mais aussi dans de plus petites villes. Même les cinémas ambulants transportaient avec eux un équipement sonore portatif pour projeter des films parlants. En une décennie, entre 1921 et 1932, le nombre de salles passa de 148 à 675. Deux changements majeurs s’opérèrent en conséquence dans le paysage cinématographique indien : la fin d’une des chaînes de salles les plus importantes, et la division des réseaux d’exploitants à travers le sous-continent.

Alors que les studios Madan connaissaient leur apogée avec 126 cinémas sur l’ensemble du sous-continent indien, un studio moderne bien équipé, des experts étrangers pour encadrer les départements techniques et une large écurie d’artistes, d’écrivains et de réalisateurs renommés, un lent déclin commença à gagner la première unité de production du pays. Les premiers signes de l’effondrement se manifestèrent par la baisse des revenus du box-office due à des problèmes de gestion et à la corruption interne. À cela s’ajoutèrent les coûts d’équipement d’une vaste chaîne de cinéma en période de crise économique (Barnouw et Krishnaswamy 1963, p. 66). Les cinémas furent les premiers à être vendus, les productions baissèrent radicalement et, en deux ans, le studio changea de propriétaire, désagrégeant ainsi l’empire Madan, largement accusé parmi les petits exploitants de mettre à mal l’industrie. Dès lors, l’exploitation devint l’affaire d’entrepreneurs indépendants. Ce changement marqua l’économie du cinéma indien pour plusieurs décennies.

Parallèlement, l’usage du parlant apporta de nouvelles sources d’inquiétude à l’industrie. Le langage, les cultures régionales et linguistiques spécifiques contribuèrent d’une part à stimuler la vitalité et la croissance de la production de films en différentes langues régionales ; d’autre part, ils encouragèrent la division des distributeurs par région, impliquant l’organisation des exploitants selon ces mêmes divisions territoriales. Le déséquilibre entre le nombre de films produits, le nombre de distributeurs et le parc très limité de salles favorisa d’autant plus cet éclatement territorial. Le distributeur Baburao Pai souligna avec ironie cette situation absurde : « D’après les statistiques que nous avons reçues, il y a 600 distributeurs pour 300 films produits. Il n’est pas étonnant alors de voir que le même film est distribué par différents distributeurs dans différentes régions, différentes provinces, différentes villes et différents groupes de cinémas » (cité dans Ray 2009, p. 199). Une situation bien différente de celle de la France, à titre comparatif, où le nombre de distributeurs est moins élevé que celui des exploitants, inversant ainsi le rapport de pouvoir entre distributeurs et exploitants. Au lendemain de l’indépendance toutefois, le défi de l’industrie restait de parvenir à toucher les zones rurales du pays où résidait plus de 80 % de la population indienne.

Un enjeu crucial, investir les zones rurales

Dans le prolongement de sa démarche de construction d’une unité nationale par les arts à la suite de l’Indépendance de 1947 — fonction également assignée au cinéma comme le mentionne le rapport de 1951 [12] —, le gouvernement indien et son ministère de l’Éducation constituèrent la Sangeet Natak Akademi, une organisation pour la promotion et le développement de la danse, de l’art dramatique (cinéma inclus) et de la musique. Le premier président de l’Akademi, Pakkala Venkitarama Rajamannar, insista sur le cinéma comme « forme artistique distincte avec une individualité artistique différente », et sur la volonté de l’Akademi d’établir des critères d’excellence pour « cette nouvelle forme artistique sans en altérer la valeur commerciale » (Ray 2009, p. 5). Dans cet esprit, il proposa une motion devant le Conseil général le 25 mars 1954 pour la tenue d’un séminaire sur « Le futur des films indiens ». Le séminaire se déroula du 27 février au 4 mars 1955, et fut inauguré par le premier ministre, Jawaharlal Nehru. De grands noms de l’industrie firent des interventions au cours de ce séminaire, tels l’acteur Dilip Kumar, l’acteur-réalisateur Raj Kapoor ou encore l’actrice Nargis, pour ne mentionner que les figures les plus emblématiques du cinéma de langue hindi. Près de 30 ans après le premier rapport sur la situation du cinéma indien, la fin de la guerre et l’indépendance officielle du pays, l’enjeu de la diffusion du cinéma dans les régions rurales demeurait crucial.

Dans sa présentation au Séminaire de 1955, R. M. Seshadri soulignait la nécessité de développer le cinéma dans les zones rurales : « Il semblerait que le besoin urgent d’étendre les activités de loisirs à nos villages qui, majoritairement agricoles, ont de longues saisons creuses, n’apparaisse pas aux autorités ou, s’il leur est apparu, ne compte pas pour eux » (cité dans Ray 2009, p. 193). La politique officielle du gouvernement en termes de construction de salles, au vu du lourd investissement que cela représentait, consista à apporter une aide pour assurer un retour viable sur investissement. Dans les faits, en raison d’un moratoire sur le « bâti non essentiel » du fait d’une pénurie de ciment et de matériaux de construction, les autorités régulaient strictement les permis de construire (Ganti 2004, p. 25). « Il est regrettable, ajoutait R. M. Seshadri, que les avantages évidents d’une plus grande couverture en infrastructures de loisirs dans les zones rurales soient négligés par les gouvernements. Pour cette raison, le Comité d’enquête du film s’est senti obligé de faire remarquer que l’attitude de la plupart des États envers l’industrie était “confuse”, en plus d’être antipathique » (cité dans Ray 2009, p. 195)

Confirmé dans ses craintes, le Comité vit son rapport mis de côté par les autorités. Il fallut plus d’une décennie pour que ses recommandations soient prises en considération, de sorte qu’une crise majeure frappa à nouveau l’industrie à la fin des années 1960. Le 1er septembre 1967, l’État du Maharashtra augmenta la taxe sur le prix du billet de cinéma de 37,5 % à 76,5 %, entraînant la fermeture des salles pendant neuf jours. Cette protestation permit une réduction mineure de la taxe, mais les difficultés du milieu se cristallisèrent en avril 1968. Les cinémas fermèrent à nouveau et l’association des producteurs (Indian Motion Picture Producers’ Association) annonça l’arrêt de toute production en raison d’un conflit général, incluant les principaux acteurs de l’industrie : producteurs, distributeurs et exploitants. Lassés de fonctionner sur la base d’un minimum guarantee par lequel ils devaient assumer les pertes si le film ne recouvrait pas le coût de leur investissement, les distributeurs — au rôle souvent de financeurs et de soutien de l’industrie — réclamèrent aux producteurs de travailler sur la base d’une commission fixe. Les exploitants, en position de force par rapport aux distributeurs, augmentèrent les prix de location de salles au lieu de s’accorder sur un pourcentage des recettes. Devant cela, les producteurs désespérés ne trouvèrent pas d’autre solution que d’arrêter toute production de films. Cette impasse ne pouvant durer, la situation revint vite à un statu quo sans toutefois apporter de solution pérenne.

Dans les deux décennies suivantes, le public du cinéma, sous l’effet de villes de plus en plus peuplées, se modifia. Composé de plus en plus de jeunes hommes des classes ouvrières, tandis que la classe moyenne préféra le confort domestique de la télévision, la fréquentation des salles chuta de 50 %. Entre 1975 et 1985, le nombre de postes de télévision augmenta de 455 000 à 6 750 000, rassemblant plus de spectateurs autour d’un feuilleton télévisé en une soirée qu’un film populaire en une semaine (Garga 1996, p. 196). La prolifération des video parlours, lieux de projection de films à partir de copies VHS au système identique à celui de la séance de cinéma (billetterie, salle de projection collective), acheva de mettre en difficulté l’industrie. Une économie illégale s’organisa : les films étaient diffusés avant même d’être sortis en salles, entraînant une perte de recettes si sérieuse que des salles de cinéma durent fermer. Ce même phénomène s’observe dans d’autres pays industrialisés à la même époque (Farchy 1992, p. 43), souvent expliqué par la montée en puissance de la télévision dans les années 1960 et par la diversification des moyens d’accès aux films pour le public, comme la vidéo. La France connut ainsi également une baisse de près de la moitié de sa fréquentation en une décennie, passant de 400 millions d’entrées dans l’après-guerre à 200 millions dans les années 1970 (Creton et Kitsopanidou 2013, p. 206) ; les États-Unis divisèrent quasiment par deux leurs entrées entre 1946 et 1973, celles-ci passant de 1 700 millions à 865 millions (Gras 2005, p. 74), tandis que l’Italie vit une fréquentation élevée de 720 millions de spectateurs en 1965 s’effondrer à 95,2 millions en 1989 (Farchy 1992, p. 44).

Parallèlement, la prolétarisation du public de cinéma en Inde amplifia le phénomène de désertion des classes moyennes et alimenta leur méfiance envers le cinéma. Comme le souligne Aruna Vasudev (2001, p. 118) :

Les années quatre-vingt ont constitué la période la plus noire de ce cinéma, qui, luttant pour sa survie, eut alors recours au sexe et à la violence pour détourner les spectateurs de la télévision et les ramener vers les salles obscures. Ces efforts se révélèrent contre-productifs car les familles — le public traditionnel du cinéma — s’éloignèrent au contraire de tant de vulgarité et d’inutile violence.

De ce point de vue, les multiplexes permirent de re-légitimer socialement la salle de cinéma auprès des femmes et des familles (Athique et Hill 2010, p. 30).

Fig. 1

Salle de cinéma à Patna (capitale de l’État du Bihar), photographiée vers 1993. À l’affiche, Hum Hain Rahi Pyaar Ke (Nous sommes sur le chemin de l’amour, Mahesh Bhatt, 1993). Archives personnelles de Catherine Servan-Schreiber.

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Fig. 2

Le cinéma Alfred Talkies à Bombay, sur Grant Road, connu sous le nom de Ripon Theatre à l’âge du muet. L’un des premiers cinémas à diffuser des films indiens. Photographie prise par l’auteure en 2013.

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3. Multiplexes, miniplexes, valueplexes : vers une couverture intégrale du territoire national ?

Les multiplexes, une histoire urbaine

Bien que l’Inde ait inauguré sa première salle de cinéma à écrans multiples en juin 1997, à Saket dans le district résidentiel de Sud de Delhi [13], cet événement participait d’un processus au long cours. Une histoire éminemment urbaine, aux contours plus larges des mutations contemporaines des grandes villes indiennes.

L’installation des multiplexes se fit d’abord dans les grandes métropoles indiennes, centres historiques du cinéma, telles que Bangalore, Chennai, Delhi, Hyderabad, Calcutta et Bombay. La distinction contemporaine entre multiplexes et salles mono-écrans reprend les distinctions sociales du début du xxe siècle entre cinéma de films étrangers et cinéma de films indiens. Les premiers attirent spécifiquement la classe moyenne urbaine, dessinant une fracture entre les populations selon les cinémas fréquentés. À la propreté, la sécurité et l’entre-soi de gens cultivés que concentrent les centres commerciaux où viennent se loger les multiplexes, s’opposent, selon les termes des spectateurs des multiplexes, la malpropreté et la vétusté des installations mono-salles situées dans les quartiers populaires, et la peur qu’inspirent les populations qui les fréquentent. Une sélection se fait ainsi à l’entrée du centre commercial :

On [effectue] une fouille, et on ne laisse entrer personne en sandales, ou à l’air un peu rustre, on ne laisse pas entrer ce genre de personnes dans un centre commercial. Alors, seulement la crème peut entrer dans le centre commercial ; et ce sont uniquement ces personnes qui peuvent aller au cinéma. Mettre les cinémas dans les centres commerciaux […] procure un plus grand sentiment de sécurité car le public est inspecté deux fois, une fois à l’entrée du centre et une deuxième fois à notre entrée

Parveen Kumar, entretien du 9 mars 2007, cité dans Athique et Hill 2010, p. 133 ; traduction de l’auteure

Sur le plan géographique, la croissance des multiplexes se conjugue à l’expansion du secteur immobilier, puisque la plupart des acteurs du secteur tendent à augmenter le nombre d’écrans par la construction de nouveaux espaces, au lieu de racheter des salles existantes à des firmes concurrentes. Alors que la conversion des salles mono-écrans en salles à plusieurs écrans représente un investissement pour les petits exploitants — l’État de l’Uttar Pradesh songeait même à accorder des subventions à cet effet [14] — et que peu d’exploitants mieux établis y voient un intérêt financier, la construction de salles nouvelles sur des terrains vierges est favorisée. Cependant, en raison du ralentissement de la construction de centres commerciaux et de la situation de l’immobilier commercial [15], les possibilités de construction se restreignent dans les grandes villes. Dans les villes de catégories II et III [16], les exploitants préfèrent la conversion des salles mono-écrans, selon le rapport FICCI-KPMG de 2015 [17]. En raison de la forte compétition entre multiplexes, du prix élevé de la taxe de divertissement, d’une faible fréquentation et de coûts élevés de fonctionnement, passer d’une salle de 1 000 places à deux ou trois salles d’environ 300 places ou moins par écran assure une plus grande viabilité économique. Afin de se ménager une clientèle plus rapidement, les multiplexes privilégient l’installation dans des centres commerciaux. Aujourd’hui, 2 000 des 9 000 écrans que compte l’Inde se trouvent dans des multiplexes, qu’ils fassent ou non partie de centres commerciaux. Si ces derniers prolifèrent avec l’ouverture de plus de 120 centres au cours des dernières années, environ 40 d’entre eux ont dû fermer pour des raisons économiques. La fin d’une fiscalité favorable à l’ouverture de multiplexes [18] et des taxes élevées sur le divertissement (45 à 55 % du prix du billet) affectent fortement l’établissement de nouveaux cinémas. Par conséquent, même si Delhi et Bombay contribuent à hauteur de 55 à 60 % des recettes pour un film commercial, aucun nouvel écran n’a pu s’y installer en 2012. La saturation du marché dans les grandes métropoles urbaines amène les exploitants à considérer les plus petites villes et les zones rurales du pays comme un marché attractif.

Miniplexes et numérique, l’incursion dans les petites villes

En 2015, la préoccupation majeure de l’industrie portait toujours sur le nombre incroyablement bas d’infrastructures cinématographiques avec sept écrans par million d’habitants [19]. L’entreprise de numérisation nationale a permis de stimuler le marché de l’exploitation, non seulement dans les métropoles mais surtout dans les plus petites villes. Le cas de Surat, ville industrielle du Gujarat, en fut un parfait exemple [20]. Alors que la consommation des films se faisait essentiellement de manière pirate dans les video parlours de la ville, cette dernière a vu ces lieux de projection illégaux se convertir en salles de cinéma à un ou deux écrans numériques. Les copies vidéo illégales permettaient de voir un film une semaine après sa sortie dans les grandes villes, à un moment où les films en format 35 mm pouvaient mettre plusieurs semaines, voire plusieurs mois, à parvenir jusqu’aux salles de cinéma des petites villes. Aujourd’hui, ces films sortent simultanément sur les écrans numériques à travers le pays, limitant en partie les réseaux pirates dont les flux monétaires se reportent sur les recettes réglementaires. En investissant dans la rénovation de leurs salles analogues, les exploitants peuvent alors se permettre d’augmenter le prix du billet pour une meilleure rentabilité. La chaîne Eylex Films Pvt. Ltd. par exemple racheta deux salles mono-écrans à Ranchi (Jharkand) et à Katra (Jammu-et-Cachemire), et les rénova pour doubler le prix du billet de 20 à 40 roupies. Réduisant le nombre de sièges de 800 à 530, les bénéfices, par contre, furent multipliés par 25.

L’émergence d’un concept nouveau sur le marché indien, le miniplexe ou valueplexe, dont l’objectif est d’offrir l’expérience du multiplexe à moindre coût dans un cinéma à deux ou trois écrans, vise spécifiquement les territoires des petites villes et les populations aux revenus modestes. Le secteur porte d’abord sa croissance sur l’expansion dans les villes de catégories II et III, telles Ahmedabad (Gujarat), Darjeeling (Bengale occidental), Latur (Maharashtra), Raipur (Chhattisgarh) et Rajkot (Gujarat), où investissent de grandes chaînes telles que Big Cinemas avec des complexes de trois écrans, ou PVR et Inox Movies. Ce dernier a ainsi ouvert ses salles dans de nouveaux territoires comme Madurai (Tamil Nadu), Bhopal (Madhya Pradesh), Surat (Gujarat), Bhubaneswar (Odisha), Kharghar (Maharashtra) et Udaipur (Rajasthan). PVR pense implanter 50 nouveaux écrans dans les villes de deuxième catégorie, tandis que SRS Cinemas considère des villes comme Bhiwadi (Rajasthan), Lucknow (Uttar Pradesh) et Shimla (Himachal Pradesh), qui comptent entre 100 000 et 200 000 habitants. Le prix raisonnable de la propriété foncière dans ces villes avantage l’exploitant en réduisant ses coûts par écran. Considérant la sociologie des spectateurs, le prix du billet est nécessairement moins élevé que dans les grandes métropoles. Alors qu’à Delhi et sa région le prix d’un billet dans les cinémas PVR est compris entre 100 et 275 roupies (1,30 à 3,50 euros) selon les horaires et les jours de la semaine, il varie de 40 à 90 roupies (0,50 à 1,15 euro) à Ujjain (Madhya Pradesh) et de 50 à 150 roupies (0,60 à 1,90 euro) à Bilaspur (Himachal Pradesh).

Ces facteurs ont induit l’émergence des valueplexes, salles à écrans multiples construites grâce à des investissements de départ moindres que dans les grandes métropoles, mais procurant une meilleure expérience visuelle et de confort que les mono-écrans traditionnels. Ce développement du marché indien vers des villes plus petites a permis à la société K Sera Sera de pénétrer le territoire avec ses miniplexes de deux ou trois écrans. Se concentrant sur les villes de catégories II et III, où les multiplexes sont quasiment absents, mais qui restent des villes avec une zone de chalandise conséquente, K Sera Sera oriente sa dynamique vers le « petit et beau [21] ». La firme prétend offrir l’expérience du multiplexe pour la modique somme de 80 roupies (soit 1 euro environ). Cette compagnie de distribution et de production affiche la volonté de couvrir 95 % des 527 circonscriptions administratives indiennes. Le premier établissement à Ahmedabad compte un total de 144 sièges avec deux écrans. Les sièges, les décors, les équipements, tout a été standardisé par K Sera Sera, qui débute sous forme de franchise. La firme promet une projection de qualité, associée au confort pour le spectateur avec des sièges inclinables et un appui-tête. À côté de l’initiative K Sera Sera, celle de United Mediaworks qui a ouvert Nukkad Entertainment, chaîne de cinémas numériques de petite taille, vise le segment rural de la population indienne.

Conclusion

Cette exploration historique des grands enjeux de l’exploitation en Inde dessine une permanence des problématiques dont l’objectif principal demeure la conquête de nouveaux territoires cinématographiques, par-delà l’implantation première des salles de cinéma dans les métropoles. Alors que les cinémas permanents commencent à se fixer dans les grandes villes, faisant de cette pratique un loisir éminemment urbain, l’industrie souligne très rapidement l’importance de toucher la population rurale, au-delà des rares projections itinérantes et des cinémas ambulants. Consciente d’y trouver une large partie de son public et de ses revenus, le défi reste de parvenir à s’y installer de manière permanente. Les difficultés législatives ou immobilières, les revenus inférieurs de ces habitants à ceux des grandes métropoles qui nécessitent de limiter les coûts d’investissement pour les exploitants devaient être contrebalancés par les avantages de la technologie numérique. En 2013, 91,5 % des écrans étaient passés au numérique en Inde [22], facilitant la projection de tous types de films, réduisant les coûts de diffusion et permettant l’émergence d’une nouvelle catégorie d’exploitants qui opèrent une incursion dans des territoires géographiques longtemps délaissés. Environ 70 % de la population indienne vit dans des zones rurales d’après le recensement de 2011, marché en partie inexploité.

En revanche, si le Royaume-Uni, dont l’indice de fréquentation fut parmi les plus bas d’Europe dans les années 1970, engagea dès le milieu des années 1980, plus tôt que bien d’autres pays, la construction de multiplexes qui lui permit un redressement spectaculaire, le déploiement des multiplexes en Inde révèle a contrario une baisse de fréquentation des salles. L’indice de fréquentation des salles ainsi que le nombre d’entrées par écran entre 2005 et 2015 furent en baisse constante, passant d’un indice de 3,79 en 2005 à 1,7 en 2015 [23]. Ces chiffres sont corrélés à une augmentation régulière du billet moyen, dont le prix a quasiment quintuplé en 10 ans. Sous les mythologies numériques se dresse en réalité une fracture toujours plus prégnante entre les publics.