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Limitée aux premiers mois passés dans une nouvelle organisation, l’intégration est un stade intense de la socialisation organisationnelle (Feldman, 1976; Louis, 1980). Si pour certains, l’intégration s’assimile à une influence unidirectionnelle valorisant le rôle de l’organisation (Schein, 1968; Van Maanen et Schein, 1979; Perrot et Roussel, 2009) ou de l’individu (Louis, 1980; Jablin, 1984, Miller et Jablin, 1991; Lacaze, 2007); pour d’autres, parmi lesquels nous nous rangeons, elle correspond à un processus équilibré où la nouvelle recrue et les parties déjà présentes s’influencent mutuellement (Louis et al, 1983; Reichers, 1987; Sutton et Louis, 1987; Feldman, 1994). Au-delà de ces oppositions, un consensus se dégage pour faire des pairs et des supérieurs hiérarchiques des acteurs utiles à l’intégration (Louis et al., 1983; Comer, 1991; Settoon et Adkins, 1997; Fabre et Roussel, 2013). Cependant, malgré la richesse du champ, le rôle tenu par les subordonnés dans l’interaction avec le nouvel entrant reste peu exploré (Feldman, 1981). Le contexte d’une reprise de PME par une personne physique externe (RPPE) semble propice pour étudier cette situation à un triple niveau.

Académiquement, le contexte de la RPPE permet d’investiguer une situation nouvelle de socialisation. Alors que les travaux récents de Fabre et Roussel (2013) soulignent l’importance du rôle tenu par le supérieur hiérarchique et les collègues, ici est analysé celui des subordonnés dans une situation d’intégration spécifique qui apparait bien plus complexe que dans un recrutement classique.

Empiriquement, le repreneur (souvent hors-métier) est confronté à un double handicap de crédibilité et de légitimité dans son nouveau contexte d’accueil (Rollin, 2006; Boussaguet, 2007). Il a besoin d’acquérir la compréhension, les relations et l’autorité nécessaires à l’exercice de sa fonction directoriale. Autrement dit, de s’engager, comme une nouvelle recrue, dans un processus initiatique d’apprentissage (Boussaguet et al., 2004). Or, à la différence d’un salarié, sans soutien possible de son niveau ou de ses supérieurs, tant ici il n’existe pas ou plus post-reprise, il ne peut appuyer ses efforts d’investigation qu’au contact et sur l’action de ses subordonnés. En même temps, le repreneur dispose de marges de manoeuvre importantes à leur égard (Gabarro, 1985; Feldman, 1994).

Managérialement, le repreneur doit relever le défi d’arriver à trouver un degré d’adéquation souhaitable avec l’organisation (Sathe, 1985, Chatman, 1989). Il ne peut ignorer, ni rejeter, ni vouloir transformer de façon abrupte l’héritage que lui laisse le cédant. D’autant plus dans un contexte de pérennisation d’activités économiquement saines (Watkins, 2003) où il se retrouve en face de personnes qui n’ont peut-être pas envie de changer ni envie de s’en remettre à son leadership. Un échec à ce niveau revient à prendre le risque d’un rejet de la « greffe d’organe » (Martory et Crozet, 1988), de l’émergence de situations de rébellion de la part des subordonnés, voire de départs prématurés d’hommes-clés (Schein, 1988).

Le but de cette recherche est de répondre aux questions suivantes : dans quelle mesure les subordonnés peuvent-ils devenir les agents socialisateurs d’un repreneur-dirigeant de PME ? Précisément, quel est leur rôle effectif ou potentiel dans cette socialisation ? Quels effets ce rôle peut-il produire sur eux ? Quelle est la portée de l’influence de ce nouvel entrant ? Pour y répondre, nous nous inscrivons dans une perspective interactionniste de la socialisation qui nous permet de comprendre ce que les subordonnés apportent à leur nouveau dirigeant mais aussi ce que l’arrivée de ce dernier produit sur eux. Ce type de socialisation n’ayant pas fait l’objet de recherches empiriques, notre approche est exploratoire et nécessite de mobiliser les apports théoriques des travaux réalisés dans un contexte de recrutement. Après une revue de la littérature et l’exposé de notre méthodologie, nous présentons les résultats de huit études de cas de RPPE en France avant de les discuter.

Cadre théorique

Les interactions avec les membres de l’organisation – appelés « insiders » – semblent de manière significative faciliter l’intégration du nouveau membre (Louis et al., 1983). Les « insiders » représentent l’ensemble des personnes en contact avec le nouveau membre, et qui par ce contact peuvent devenir des agents socialisateurs effectifs ou potentiels (Perrot, 2001). Dans le cadre d’une reprise de PME, suite au départ du cédant, seuls les subordonnés peuvent être sollicités pour jouer ce rôle socialisateur.

Les subordonnés, agents de socialisation du repreneur

La littérature révèle que le collectif accueillant se résume souvent au rôle tenu par le supérieur hiérarchique et les pairs (Louis et al., 1983; Comer, 1991; Settoon et Adkins, 1997; Fabre et Roussel, 2013). Les subordonnés sont cités (Feldman, 1981; Nelson et Quick, 1991) sans faire l’objet d’études empiriques. Nous tentons de cerner l’apport des subordonnés à l’intégration d’un repreneur-dirigeant et les contraintes qui en découlent.

L’apport socialisateur des subordonnés

Nous appuyant sur les travaux sur les supérieurs hiérarchiques et les pairs à titre exploratoire, trois apports se dégagent pour comprendre le rôle des subordonnés dans la socialisation de leur nouveau dirigeant. Le premier souligne que les agents socialisateurs influencent le nouvel entrant dans le processus d’attribution de sens qu’il déploie à son entrée dans l’organisation (Louis, 1980). Ils peuvent rendre le nouveau capable de comprendre la situation qu’il est en train de vivre. Louis (1980) va jusqu’à les considérer comme des « guides informationnels ». Le deuxième fait référence au soutien social (House, 1981). Pour Nelson et Quick (1991), l’intérêt est d’avoir quelqu’un vers qui se retourner dès que le besoin s’en fait sentir. Kram et Isabella (1985) expliquent qu’une nouvelle recrue entre plus facilement en contact avec des personnes « semblables », sans rapport hiérarchique, en instaurant des relations collégiales et/ou privilégiées. Le troisième porte sur l’accès à l’expérience accumulée et l’expertise que peuvent faire bénéficier les insiders au nouveau (Morrison, 2002),

Ces trois apports soulignent l’utilité des interactions entre les subordonnés et leur nouveau dirigeant. La qualité et la profondeur des échanges (Nelson et Quick, 1991) comme leur fréquence (Reicher, 1987) garantissent au repreneur une adaptation de qualité. Sur ces bases, on peut émettre une première proposition selon laquelle les subordonnés peuvent être contributifs à l’intégration d’un repreneur-dirigeant sur les plans cognitifs, relationnels et techniques.

Une double contrainte au travail de socialisation

Le travail de socialisation de leur dirigeant apparaît pour les subordonnés comme une articulation de contraintes émotionnelles et opérationnelles. Premièrement, la séparation avec l’ancien dirigeant apparaît chez les subordonnés comme une crise brutale, la fin d’une relation avec un tiers référant de confiance, un « mythe fondateur » (Chabert, 2006; Bah, 2009). Peu d’ailleurs imagine son départ, ni qu’un tel changement puisse survenir. En même temps, l’arrivée de leur nouveau dirigeant est source d’insécurité, avec une diversité de craintes possibles comme la perte d’emploi, mais aussi de choc culturel dû à des modifications éventuelles dans les manières de penser et d’agir (Deschamps et Paturel, 2009; Cadieux et Brouard, 2009; Cadieux et Deschamps, 2011). Ne pas tenir compte des vécus, des peurs, de l’ambiance globale peut conduire à augmenter d’autant les problèmes de séparation et de fait à réserver un accueil circonspect au repreneur (Boussaguet, 2007). Deuxièmement, les subordonnés analysent les effets de l’intégration de manière positive ou négative (Feldman, 1994). Certains saisissent cette opportunité pour reconstruire leurs propres schémas d’interprétation concernant leur environnement de travail (Ashford et Cumming, 1983), pour apprendre de nouvelles méthodes (Sutton et Louis, 1987). A l’opposé, d’autres perçoivent cette activité comme astreignante, consommatrice de temps et d’énergie (Van Maanen et Schein, 1979). Cette surcharge de rôle peut créer chez eux une insatisfaction au travail, voire une baisse de performance (Feldman, 1994). La littérature montre d’ailleurs qu’il est souvent reproché aux personnes chargées de la socialisation de ne pas être disponibles, ni même motivées (Louis et al., 1983). On peut penser que cette limite à toute sa pertinence pour les subordonnés, sauf à avoir l’impression que cette prise en charge s’appuie sur un constat d’ignorance et de faiblesse de leur nouveau dirigeant.

Ces différents éléments montrent qu’il peut exister une inertie à faire collaborer de salariés trop marqués par le départ de leur ancien dirigeant et/ou par l’éventualité de coûts liés à une mission non officielle. Un travail préparatoire de la part du cédant semble indispensable notamment en termes d’information. Nous posons donc la proposition suivante : les subordonnés s’investiront dans la socialisation du repreneur d’autant plus qu’ils seront préparés au niveau émotionnel et opérationnel.

Des agents socialisateurs sous influence du repreneur

Le repreneur a un pouvoir hiérarchique qui n’est pas neutre dans son intégration (Sutton et Louis, 1987; Feldman, 1994). Il doit faire ses preuves, comme une nouvelle recrue, pour arriver à faire figure de modèle (Gabarro, 1985), plus encore pour répondre à des besoins de re-socialisation de l’équipe déjà en place (Van Maanen et Schein, 1979).

La légitimité d’une autorité par les subordonnés

Au-delà de la détention ou la maîtrise du capital, les subordonnés doivent percevoir l’autorité du repreneur comme légitime. Cette démonstration oblige le nouveau dirigeant à mobiliser ses capacités managériales (Berlew et Hall, 1966; Rollin, 2006). Pour ce faire, il doit faire l’effort de se soustraire à l’action pour prendre le temps d’apprendre et être suffisamment conforme aux valeurs de l’organisation (Sathe, 1985, Chatman, 1989). Face à l’incertitude et le stress associés à cette période d’entrée (Miller et Jablin, 1991; Nelson, 1987), en limite de connaissances, voire « privé d’informations » (Jablin, 1984), il est conduit à faire sa propre investigation en termes de recherche d’informations (Louis, 1980; Morisson, 1993). Les tactiques de recherche d’informations que le nouveau peut déployer (Ostroff et Koslowski, 1992) dépendent du type d’information recherchée (Morrison, 1993), de la source détenant l’information (Vancouver et Morrison, 1995) et des coûts sociaux engendrés par la recherche elle-même (Ashford et Cummings, 1983). D’après Ashford et Cummings (1983), l’image du nouveau peut être en jeu compte tenu du fait qu’il s’expose au jugement de la personne interrogée sur ses compétences. Il peut craindre de « perdre la face ». A contrario, certains auteurs avancent que le nouveau membre peut disposer d’une plus grande influence sur les personnes sélectionnées (Sutton et Louis, 1987). Elles donnent d’une façon détournée pour l’individu l’occasion de manifester ses compétences, de renforcer son sentiment d’efficacité (Ashford et Cummings, 1983), voire d’accroître son désir de contrôle (Ashford et Black, 1996).

Si les tactiques de socialisation individuelles sont autant de preuve de la proactivité du repreneur, elles nous apparaissent aussi comme une première forme d’influence et de légitimation de sa plénitude patronale. Il semble possible de faire la proposition suivante : la socialisation du dirigeant sera facilitée par sa capacité à démontrer ses compétences managériales pour s’intégrer lui-même.

Des besoins de re-socialisation chez les subordonnés

Le repreneur peut toutefois en se conformant trop ne pas pouvoir s’imposer. Or, il doit oser se démarquer de l’ancien leader (Watkins, 2003). Les subordonnés doivent s’adapter à une nouvelle situation alors même qu’ils sont déjà intégrés. Leur processus de socialisation peut être réactivé, réactualisé. Comme le soulignent Van Maanen et Schein (1979), la socialisation organisationnelle touche aussi les personnes en poste qui se trouvent confrontées à un changement significatif dans l’organisation, comme par exemple la mise en place d’une nouvelle équipe de direction. Ce besoin de re-socialisation apparait d’autant plus fort que les changements induits par le nouvel entrant sont élevés (Felman, 1994). Pour les subordonnés, de tels changements peuvent questionner leurs sources de pouvoir, en faisant disparaître des zones d’incertitudes pertinentes qu’ils contrôlaient jusqu’alors (Crozier et Friedberg, 1977). Ils éprouvent le besoin de comprendre la situation et de connaître les nouvelles règles du jeu pour savoir où ils vont avec leur nouveau leader. Ils doivent percevoir rapidement les enjeux positifs et les avantages concrets à rester dans l’entreprise. Cependant, ces derniers peuvent mal réagir au contrôle exercé par leur nouveau dirigeant et opposer une réticence à son égard, signe de rejet du leader. On parle dans la littérature de « résistance au changement » qui serait une réaction naturelle du système pour se protéger des « entras » qui menacent de l’ébranler (Crozier, 1964). Mais, ici, le refus d’obéissance et le non-respect des règles par les subordonnés peuvent être sanctionnés, source d’échec de socialisation (Schein, 1988).

Ces éléments montrent que le repreneur ne peut limiter son action à une simple transaction par le biais de laquelle repreneur et subordonnés font des échanges mais aller au-delà par une orientation du collectif vers une nouvelle direction (Bennis et Namus, 1985) de manière volontaire face au changement (Kotter, 1990). Ce leadership se base sur trois éléments déterminants que sont la vision, la confiance et l’adhésion de tous pour la réalisation des objectifs de l’entreprise (Bennis et Namus, 1985). Sur ces bases, nous émettons l’hypothèse suivante : la socialisation du dirigeant sera facilitée si le repreneur se révéle en véritable leader pour parvenir à la resocialisation de ses subordonnés.

La mobilisation des travaux autour des thématiques du changement, du pouvoir et du leadership en complément de ceux sur la socialisation organisationnelle nous a permis en définitive de poser plusieurs propositions pour orienter notre rapport à l’empirie et enrichir notre interprétation du réel d’éléments encore mal identifiés par la littérature.

Méthodologie

Notre base empirique est constituée de huit cas de reprise de PME. Ce choix méthodologique s’explique par la nature exploratoire de notre travail (Yin, 1984). Les cas traités possèdent quatre principales caractéristiques, liées à l’intervention de notre « informateur-relais » (la BDPME-LR[1]) : ce sont des entreprises « in boni », dont l’effectif ne dépasse pas les cinquante salariés, qui appartiennent à divers secteurs mais concentrées sur une seule région (le Languedoc-Roussillon). Chaque cas correspond à la période d’entrée d’un repreneur qui se retrouve en situation de socialisation. Quasiment tous ces nouveaux dirigeants sont d’anciens cadres de grandes structures qui n’ont souvent ni l’expérience de la PME (sauf un), ni la connaissance du métier (sauf un). Les profils des huit repreneurs et de leurs cibles sont détaillés dans le tableau 1.

Tableau 1

Présentation des huit cas (profil des repreneurs, caractéristiques des entreprise-cible, durée de l’intégration)

Présentation des huit cas (profil des repreneurs, caractéristiques des entreprise-cible, durée de l’intégration)

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Pour chacun des cas, nous avons veillé à triangulariser les sources en interrogeant le nouvel entrant – le repreneur – et ses agents socialisateurs – les subordonnés – subdivisés en sous-population, cadres et non cadres (Blanchet et Gotman, 1992). Au total, trente-neuf entretiens ont été menés. La composition de la population d’étude est indiquée dans le tableau 2. A titre complémentaire, une analyse documentaire et une visite des locaux de chacune des entreprises a permis de mieux appréhender le contexte d’accueil de façon objective (Grawitz, 1993).

Les matériaux ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique et ont été traités à l’aide d’outils préconisés par Huberman et Miles (1991). Nous avons utilisé la matrice par rôle pour avoir une représentation de la perception des agents socialisateurs et apprécier a priori les déterminants de leurs comportements vis-à-vis de leur nouveau dirigeant. Nous avons établi une liste regroupant les différentes natures d’aide telles qu’elles ressortent du terrain. Précisément, comme nous souhaitions connaître « le moment où quelque chose a été fait par (où à) des personnes occupant un rôle donné » (Huberman et Miles, 1991), nous avons exploité la matrice rôle / chronologie pour mettre en évidence, lors d’un même entretien, le rôle des subordonnés avant et après l’entrée en fonction du repreneur. Huit matrices par rôle ont été construites. L’illustration de nos résultats s’est faite essentiellement par verbatims (Wacheux, 1996).

Tableau 2

Composition de la population de l’étude empirique

Composition de la population de l’étude empirique

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Résultats

Nos résultats apportent des éléments de réponse aux différentes propositions posées par la littérature à partir d’autres positionnements (supérieur hiérarchiques et pairs). Plusieurs enrichissements sont avancés à l’occasion d’une reprise de PME.

L’apport d’une aide tridimensionnelle des subordonnés

Notre première proposition de recherche est confirmée sur l’apport d’une aide cognitive, relationnelle et technique des subordonnés au repreneur-dirigeant. Mais, notre travail montre la richesse de cet apport socialisateur, notamment dans sa dimension relationnelle et technique.

Un aide cognitive : construction de sens et mise à disposition d’informations

Dans les situations étudiées, nous avons observé que les contacts avec les subordonnés assurent au repreneur une appréhension plus riche de la réalité : « mon rôle était de l’aider […] au niveau du fonctionnement de l’entreprise. Je lui ai dit aussi comment étaient les gens » (cadre CD). Ils lui mettent à disposition des informations dont il n’aurait pas su ou pu accéder tout seul dans l’entreprise : « je n’avais pas toutes les informations concernant l’entreprise en ma possession. Lorsque je suis arrivé dans l’entreprise, il y avait encore beaucoup d’interrogations » (repreneur CO). Donc « il s’est retourné vers nous (…) on a pu le renseigner à chaque fois, nous répondions à toutes ses questions » (non cadre SM). Les subordonnés permettent ici au repreneur de s’insérer dans son nouveau contexte d’accueil en toute sécurité.

Une aide relationnelle : soutien émotionnel et aide à la décision

Le soutien relationnel est aussi validé. Il articule cependant deux dimensions étroitement liées : l’émotion et l’aide à la décision. D’abord, les salariés peuvent servir de confidents. Le repreneur partage ses préoccupations les plus importantes, ses doutes avec eux : « dès qu’il y a un problème grave, un souci, il vient me voir, on en parle. Je suis un peu son confident dans l’entreprise » (cadre PT). Une relation de confiance peut même apparaître : « je demande automatiquement l’avis de mon directeur technique. J’ai totalement confiance en lui. Ça me rassure » (repreneur SM). Bien plus que cela, certains subordonnés peuvent aller jusqu’à conseiller le repreneur, craintif de prendre des décisions stratégiques avec des informations partielles : « on n’est pas tout de suite capable de prendre de bonnes décisions pour l’avenir de l’entreprise » (repreneur AM) ou en situation inconnue (PME) : « il est arrivé, il connaissait le dossier à fond. Au début, il voulait faire plein de choses, mais je lui ai dit « attention, on n’est pas une grosse boite ! » » (cadre CD). Connaissant les spécificités de l’entreprise et son métier, les subordonnés, en priorité les hommes-clès, peuvent l’orienter vers la bonne direction. « Par contre, la décision finale c’est que lui qui peut la prendre, c’est vrai mais souvent il va dans le sens vers lequel je l’ai poussé » (cadre SM). Les subordonnés apparaissent ici comme des facilitateurs de la décision tant par leur soutien émotionnel que par leurs conseils stratégiques qu’ils octroient à leur nouveau dirigeant.

Une aide technique : force de proposition et relais technique

Nos données montrent que les repreneurs doivent s’appuyer sur l’expérience des subordonnés : « celui qui avait repris l’entreprise avait fait de grosses erreurs au niveau professionnel, au niveau des devis, il croyait tout savoir; et il est arrivé, il ne nous a rien demandé, il ne sait pas appuyer sur l’expérience qu’on avait (…) car dans ce boulot, il y a des galères où il ne faut pas se jeter » (non cadre DU). La grande majorité des repreneurs interrogés reconnaissent d’ailleurs que ces derniers, étant au plus près de certains « problèmes de terrain » pour lesquels ils connaissent des solutions appropriées, sont les mieux placés pour suggérer des propositions d’amélioration : « ils viennent pour me proposer des améliorations de poste de travail, pour me suggérer des idées neuve » (repreneur CD). Les subordonnés reconnaissent aussi qu’ils peuvent servir de « béquilles » à des repreneurs de secteurs à fort contenu technique : « ce n’est pas la peine qu’il connaisse le travail à fond, ce n’est pas son rôle. C’est le rôle de l’encadrement » (non cadre MC). Au-delà, ceux qui bénéficient d’une expertise peuvent se positionner comme de véritables « relais » pour compenser l’inexpérience métier du repreneur : « en fait, j’aimerais qu’il [le directeur technique] me relaye. Moi, j’ai des idées mais il me faut un relais technique, je ne suis pas du métier » (repreneur SM).

Nos résultats confirment la proposition sur la nature du support apporté par les salariés à leur repreneur pour le rendre efficace. Les subordonnés, chacun à leur niveau (cadre ou non cadre), apparaissent ici utiles. Ceux qui possèdent des compétences clés, comme les responsables ou directeurs administratifs et financiers (RAF ou DAF), les responsables techniques, les chefs d’atelier ou conducteurs de travaux, les techniciens de bureau d’étude, constituent des acteurs d’appui quasi-indispensables : « personne n’est indispensable mais je pense que je suis un homme clé » (cadre CO). Cette aide est d’autant plus reconnue en raison du pouvoir qu’ils détiennent dans l’entreprise, comme nous le précise ce dirigeant : « les collaborateurs, vous ne pouvez pas savoir ce qu’ils détiennent comme pouvoir. Certains sont des hommes clés » (repreneur MC). Or, en l’absence de rôle clairement défini, officiel, les subordonnés semblent conditionner leur aide pour devenir des agents socialisateurs effectifs.

Une aide des subordonnés conditionnée

Loin d’être une évidence, la prise en charge de la socialisation du repreneur par ses subordonnés est conditionnée. Nos résultats confirment l’importance de leur préparation émotionnelle et opérationnelle pour activer ce flux d’aide.

Une tension émotionnelle forte

La première condition d’ordre émotionnelle est confirmée. Nos résultats montrent que la peur du changement est intense : « à ce moment-là, tout le monde s’observe (…) Mais, ça c’est normal, c’était pour eux une crise. C’était qu’est ce qui va encore nous tomber sur la tête ? Les gens ont peur, ils sont en méfiance » (repreneur CD). Une des raisons est que l’information préalable aux salariés du départ du cédant se limite aux individus placés au coeur de la transaction, comme cela a été le cas pour les RAF/DAF des entreprises étudiées : « moi, j’étais au coeur de la transaction, enfin j’étais bien au courant que le cédant voulait se retirer parce que j’ai été dès le départ impliqué dans la cession. C’est pour ça que j’ai eu connaissance de tous les éléments avant les autres. » (cadre DU). Les résultats montrent que les salariés de base sont écartés. La sensation d’être « vendus » apparaît pour eux inacceptable : « j’ai eu l’impression qu’on était vendu au [repreneur], un peu comme les machines de l’usine. On était au courant de rien, nous ! Cela est arrivé très vite. Ça a été pour nous inacceptable » (non cadre DU). Ce ressenti apparait exacerbé dans des entreprises dont l’histoire peut comporter des moments traumatiques pour les salariés les ayant vécus (échec de reprise précédente dans trois cas sur huit). Ici, les salariés projettent sur le repreneur des jugements défavorables qu’ils avaient eus à l’égard des anciens repreneurs. Ils se remémorent, voire ils revivent l’inquiétude associée à cette situation passée. Les cas CD, DU et IN en témoignent : « l’ancien dirigeant, qui avait repris la boîte et qui l’a coulé, était informaticien, alors les anciens, ceux qui sont là, ils disaient « ça va être le même coup, il n’y connaît rien ! » » (non cadre DU). Mais aussi dans des entreprises dont le climat social est détérioré par une mauvaise entente avec le cédant et/ou un membre de direction (deux cas sur huit) : « antérieurement, le climat social n’était pas bon et le changement de direction a aggravé la situation […] C’était une usine à hyper tension » (repreneur CD). Enfin, dans le cas où l’ambiance est malsaine en raison de comportements déviants (deux cas sur huit). Des salariés malhonnêtes ou de mauvaise foi (cas IN et PT) peuvent profiter de la situation, pire encore être les initiateurs de mouvements sociaux : « je pense que la grève est une réaction significative des tricheurs qui étaient dans l’entreprise et qui ne souhaitaient pas voir arriver un nouveau patron qui allait peut être mettre de l’ordre dans la maison; c’est d’ailleurs ce qui s’est passé » (repreneur IN). L’impréparation du cédant impactent leur motivation et leur disponibilité post-reprise : « il y en a qui l’ont très mal pris, qui ne sont plus dans l’entreprise qui ont été choqués de ne pas avoir été prévenus avant » (employé SM). Cette non information joue en défaveur du repreneur qui doit en supporter les conséquences : « le défaut de mon prédécesseur est qu’il communiquait très très mal. Ça, c’est très mal passé et malheureusement, c’est moi qui en ai supporté les conséquences (…) Il n’empêche que mon prédécesseur avait tort. Il aurait dû parler (…) avant que j’arrive » (repreneur SM).

Ces éléments viennent confirmer notre proposition sur l’importance de la préparation émotionnelle des subordonnés pour les rendre coopératifs.

Une ambivalence opérationnelle

La deuxième condition relative aux exigences du terrain quant aux coûts procurés par le travail de socialisation est elle-aussi validée. Comme en témoigne la littérature, avoir un rôle dans la socialisation de son patron place les subordonnés dans une situation à la fois valorisante et inconfortable. Cette contradiction opérationnelle se retrouve dans les propos des salariés. D’un côté, faciliter l’intégration de leur nouveau dirigeant se révèle extrêmement gratifiante : « on devait aider un repreneur qui était censé refléter le chef de la société, c’était valorisant pour nous » (non cadre MC). Ils ont le sentiment de se sentir utiles : « je me sens utile. Ça me permet de transférer mes connaissances » (cadre CO). Ils ont l’impression d’être considérés comme des individus à part entière : « on a fait des efforts (…) Donc, en l’aidant, on a vraiment l’impression de faire partie intégrante de l’entreprise, qu’on n’est pas seulement un simple numéro. On se sent plus considéré » (non cadre CO). De l’autre, des subordonnés avancent que prendre en charge la socialisation du repreneur peut les impacter négativement. Notre travail permet de préciser le propos en introduisant une dimension temporelle. La difficulté peut parfois apparaitre avant la prise de fonction officielle, particulièrement pour des subordonnés ayant un poste d’administratif et financier : « pour moi, dans la mesure où j’ai une place un peu particulière, cela a été un peu difficile à vivre (…) Je dois dire que j’ai été soulagé quand ils ont décidé d’attendre la signature avant de retravailler ensemble. Pour moi, ça devenait ingérable. Il y avait des situations comptables qui sortaient, c’était à savoir qui allait l’avoir le premier » (cadre DU). Après le rachat, le fait de répondre aux interrogations du repreneur, lui expliquer comment fonctionne l’entreprise dérange aussi les subordonnés dans leur travail quotidien : « il posait beaucoup de questions. Donc cela nous a perturbés, retardés dans le déroulement du chantier pour lui répondre et lui expliquer sur place pourquoi on faisait ceci ou cela » (non cadre PT). Cette charge de travail supplémentaire peut les conduire à une baisse de la performance. De plus, pour certains subordonnés clés, notamment les techniciens, la situation semble gênante au regard du poids des responsabilités qui leur incombe : « dans l’entreprise, je suis pratiquement un des seuls à être du métier (…) Il faut l’avoir pratiqué (…) Lui, il est plutôt un gestionnaire (…) Ce n’est pas gênant mais à un moment on se sent plus indispensable, parce qu’on sent qu’il y a beaucoup de poids qui repose sur nos épaules, beaucoup plus de responsabilités » (cadre SM). Nos résultats montrent toutefois que ces coûts sont largement contrebalancés par les apports en termes de reconnaissance fournie par le nouveau dirigeant. D’autant que certains salariés vivent leur apport à la socialisation du repreneur comme un devoir : « c’est de notre devoir et de notre rôle que de le renseigner le mieux qu’on peut en fonction des connaissances qu’on a » (non cadre SM). Le cédant a ici à nouveau un rôle à jouer en demandant activement la contribution de chacun en amont de la reprise (ce qui a été réalisé dans deux cas sur huit) : « le cédant a parfaitement joué son rôle en précisant que je ne connaissais pas bien le secteur mais que j’avais le potentiel pour développer l’entreprise. Il leur a explicitement demandés de m’aider, que la tâche allait être plus que difficile (…) Cela a facilité par la suite mon intégration auprès des salariés » (repreneur SM).

Notre seconde proposition est validée et confirme les deux conditions (émotionnelles et opérationnelles) nécessaires à la préparation des salariés pour prendre en charge effectivement la socialisation de leur nouveau dirigeant.

Des subordonnés en attente d’une intégration démonstrative

Nos données montrent néanmoins des subordonnés volontaires pour aider un repreneur si lui-même consent des efforts pour s’intégrer à l’organisation récemment acquise : « en fait, il s’est un peu retrouvé tout seul et on sentait qu’il avait besoin qu’on l’aide dans la reprise de la société » (cadre CD). Le nouveau dirigeant doit prouver sa capacité à s’adapter. Il doit savoir rechercher activement des opportunités d’interactions, utiles à son apprentissage. Il ne doit pas hésiter à déployer des tactiques d’intégration. Nos données mettent aussi en évidence les qualités personnelles qu’un repreneur doit posséder pour y parvenir.

Un effort d’adaptation à prouver

Le repreneur doit montrer à ses subordonnés sa volonté d’adaptation et ne pas arriver en « terrain conquis » sous prétexte d’être le nouveau patron : « tout aussi bien si le patron veut se faire voir et agir comme ça parce que c’est moi, le patron; alors c’est fini ! » (non cadre CD). Cet effort d’adaptation se déploie à deux niveaux (au-delà du financier). D’abord sur un plan culturel : « toute entreprise a un passé, a une culture (…) il faut faire la théorie de l’éponge. Il faut absorber, puis ensuite digérer et n’en garder que la substantifique morale. Attendez ! Vous arrivez dans une entreprise qui a un acquis, un passé, qui a créé une histoire bonne ou mauvaise, elle est là. Et donc, vous devez vous en imprégner » (repreneur IN). Ensuite sur celui de l’organisation : « dans le cas du [repreneur], il voulait véritablement une PME, donc il fallait qu’il s’entoure de gens, des gens qui vont l’aider techniquement et administrativement (…) il ne pouvait pas le faire seul » (cadre CO). Au-delà, le repreneur doit établir des bases d’actions de proximité avec ses subordonnés, même si la tâche est loin d’être aisée : « il ne faut pas rester dans son bureau et se cacher. Ca sert à rien même si on a peur, tout le monde a peur quand il faut descendre dans l’arène » (repreneur CD).

Des tactiques individuelles d’intégration à déployer

Il ressort des entretiens que la finesse du repreneur vient de sa capacité à savoir s’entourer et à rechercher des informations : « savoir tout, vite ouvrir les placards pour trouver des cadavres éventuels, questionner les gens » (repreneur MC). En règle générale, le repreneur fait appel à toutes sortes d’interactions possibles : « c’est quelqu’un qui a été assez intelligent pour écouter les autres et avec la mosaïque de personnes qu’il y a dans l’entreprise, il a pu apprendre beaucoup de choses » (cadre IN). Il peut cependant se montrer sélectif dans sa demande d’aide. Il utilise parfois de manière judicieuse les subordonnés qu’il considère lui-même comme influents (par rapport à la représentation de l’ancien dirigeant), en fonction de trois critères mis en avant dans la plupart des entretiens. Le premier est le niveau d’expertise, de pouvoir de ses subordonnés : « en reprenant cette affaire, je n’étais pas dupe, je savais qu’il fallait que j’apprenne tout, je ne connaissais rien du métier de cette entreprise […] en me disant heureusement mon adjoint connaît tout, sait tout; donc, je n’avais plus qu’à appeler à l’aide » (Repreneur). Le second est le statut ou le poste : « les gens, ce sont les personnes qui ont un poste à responsabilité, à décision; je ne dirai pas les meneurs puisque les meneurs se trouvent à tous les niveaux de l’entreprise. Je parle de ceux qui donnent une impulsion dans l’entreprise, dans la décision; ceux-là m’ont aidé » (repreneur MC). Le troisième est l’ancienneté dans l’entreprise : « je l’ai aidé du fait que j’ai déjà quelques années de présence dans l’entreprise » (cadre PT). Notons que dans un cas (AM), le repreneur n’a pas perçu de ressources pertinentes parmi les salariés en poste : « on se retrouve avec des gens qui sont de bons techniciens mais qui sont incapables de réfléchir. Ils peuvent nous aider car ils connaissent beaucoup de choses, beaucoup de travaux d’entretien (…) mais ils restent des exécutants dociles » (repreneur AM).

Dans la plupart des cas, les repreneurs sont aussi allés « sur le terrain » : « il est indispensable d’aller sur le terrain, observer pour éviter de vous voir rétorquer « de toute façon, vous ne savez pas ce que je fais puisque vous n’êtes jamais venu me voir ». Cela arrive plus ou moins rapidement selon l’intensité des rapports. Si vous avez des rapports souples, ils ne vous diront jamais ce style de truc » (repreneur IN). Plus précisément, ils partent en « observation » et/ou se lancent dans l’« expérimentation » : « il nous a regardés travailler pour apprendre. Il a pris des notes de ce qui se passait réellement dans l’entreprise pour pouvoir s’intégrer. Il est allé sur les chantiers, il a eu le contact avec l’ouvrier, il a eu le contact avec le client, avec les fournisseurs, avec le comptable. Un chef d’entreprise de PME fait tout, il voit tout, c’est son rôle, son travail » (cadre CO).

Des qualités personnelles à développer

Dans cette démarche individuelle d’intégration, il apparait que les repreneurs font preuve de quatre qualités personnelles. La première est l’écoute : « quand on lui dit des choses, il écoute, il n’est pas borné. Déjà, c’est une bonne chose » (non cadre DU). La seconde est la curiosité : « ils m’ont informé, et puis c’est mon rôle d’être curieux, il faut être extrêmement curieux »(repreneur MC). Les deux dernières sont l’humilité et le respect de l’existant, particulièrement appréciées par les subordonnés : « je pense que la bonne stratégie si quelqu’un reprend une entreprise et si elle marche, c’est à lui d’arriver dedans et de venir pour tout apprendre. Il faut être humble » (cadre SM). Or, certains repreneurs ont plus de difficultés que d’autres à développer ces atouts : « il a encore pas mal d’effort à faire au niveau des relations humaines, dans la façon de s’exprimer, de demander et dire les choses aux gens » (non cadre DU). Une des raisons, comme l’explique la littérature, peut venir du fait que le repreneur peut avoir peur d’endommager son image : « c’est là où c’est plus compliqué parce que vous arrivez à un poste où vous êtes censé encadrer les personnes, c’est pas tout le temps facile d’aller demander aux personnes que vous allez encadrer de vous former » (repreneur MC). Or, d’après les salariés interrogés, il apparaît important que les repreneurs reconnaissent leurs lacunes : « il y a encore quelques lacunes sur l’apprentissage du vocabulaire technique (…) Alors, quand il ne comprend pas, il nous dit : « prenez les clefs et allez voir si on n’a pas ça en stock ». Nous, on rigole, on le prend bien, ça va » (non cadre SM). Mais sans pour autant engager une dynamique risquée qui peut le mettre en danger, comme cela a été le cas pour trois des repreneurs rencontrés : « c’est quelqu’un qui de par lui-même se dévalorise, toujours il va dire aux techniciens « à moi, je ne sais pas, je suis nul ». Donc, c’est après pour lui plus difficile de revenir auprès des poseurs. Nous, à notre niveau, on sait qu’il est comme ça » (cadre SM).

Cette démarche d’adaptation semble garantir au repreneur une montée en puissance de sa crédibilité : « on écoute, je crois que c’est très important de donner du temps, de la disponibilité aux gens pour qu’ils vous expliquent ce qu’ils font, on essaye de comprendre; et au bout d’un moment la crédibilité monte en puissance » (repreneur MC). Notre proposition de recherche sur la démonstration de ses compétences managériales est validée. Cependant, à la différence d’une nouvelle recrue classique, nos résultats soulignent que sa capacité relationnelle à écouter, comprendre, prendre en compte ne peut laisser croire qu’il n’y aura pas de changement.

Des subordonnés en attente d’une (re) mobilisation

Les résultats montrent clairement que le repreneur doit s’affirmer comme le nouveau leader face à des salariés qui manifestent un réel besoin de resocialisation. Ils attendent que leur nouveau dirigeant fasse preuve d’entrainement et de réelle conviction à leur égard. Les trois éléments identifiés dans la littérature prennent ici tout leur sens : la vision, la confiance et l’adhésion active des subordonnés.

Une vision claire à partager

Les subordonnés ont besoin de savoir où ils vont et comment ils y vont avec leur nouveau dirigeant, base même de la vision du leader-repreneur : « il nous a expliqués, montrés le chemin qu’on devait suivre ensemble; c’est d’ailleurs pour ça que tout s’est très bien passé, il n’y a aucun employé qui est parti, surtout qu’on est attaché à l’entreprise depuis » (cadre CO). Dans le cas où l’entreprise vit sur ses acquis (cas CO et IN), ce sang neuf est fortement apprécié : « aux salariés, je leur ai tenu un discours : « j’ai repris l’entreprise, mon objectif est de la développer » (…) Au contraire, ils étaient un peu demandeurs parce que l’entreprise vivotait un peu. Ce n’est pas comme quand vous arrivez que l’entreprise est en pleine forme, en pleine expansion. Là, ce n’était pas le cas, elle était un peu repliée sur elle. Elle avait besoin de ça. Je reconnais qu’il y avait une certaine facilité » (repreneur CO). Au-delà, le nouveau dirigeant se veut être l’expression concrète de son projet, il se doit d’être exemplaire vis-à-vis de ses subordonnés : « on ne peut pas que tenir un discours, il faut donner l’exemple. C’est important, on est le patron » (repreneur CD). A côté de cette communication sur le projet collectif, les subordonnés ont besoin d’être rassurés sur leur propre avenir : « ils attendaient des réponses à leurs préoccupations qui peuvent être diverses. Première préoccupation : vais-je perdre mon emploi (…) Parfois des choses simples qui perturbent le quotidien » (repreneur CD).

Une confiance à restaurer

Tous les entretiens (repreneurs/salariés) convergent vers la nécessité de restaurer des liens de confiance vis-à-vis des subordonnés, surtout si le repreneur n’a pas d’antériorité : « dès qu’il rentre, il faut qu’il mettre en confiance parce qu’on n’a pas de points de repère sur la personne, on ne sait pas qui sait, surtout quand c’est un anonyme » (non cadre IN). Les subordonnés doivent aussi pouvoir se fier à cette prise de position, certains repreneurs en ont conscience : « lorsque vous avez apporté la démonstration que vous respectez vos engagements (…) c’est-à-dire qu’on ne peut pas acquérir la confiance des gens si on triche avec eux et si on n’est pas sincère. La confiance, ce n’est pas facile à acquérir » (repreneur IN). Ceux qui ne viennent pas du métier (sept cas sur huit) ont d’ailleurs plus de difficultés que les autres, comme l’explique ce repreneur : « c’était difficile, j’avais un double apprentissage à faire, une double confiance à donner : d’abord la confiance du chef d’entreprise, c’est inhérent à une reprise; puis après la confiance professionnelle » (repreneur MC).

Une adhésion active à obtenir

L’adhésion des subordonnés doit être active sans être forcée, comme le précise ce cadre : « vous savez quand on est aussi nombreux, vous ne pouvez pas avoir tout le monde qui adhère au projet » (cadre IN). Sauf pour les poches actives de contre-pouvoir qu’il faut ramener à l’ordre ou, au pire, qui doivent entraîner des sanctions de recadrage : exigences fermes, pressions claires, licenciements justifiés. C’est le cas notamment des membres de la famille du cédant qui peuvent abuser de leur position de pouvoir (deux cas sur huit) : « donc, quand je suis arrivé là-dedans, j’avais en face de moi un bloc. Mais, j’ai conservé tous les membres de la famille du vendeur dans la société. C’était une grave erreur parce que même si cela était censé représenter de l’expérience et de la stabilité, ils ont représenté aussi du chantage. Quand on est chef d’entreprise, si on a un pouvoir plus fort que le sien, cela peut gêner » (repreneur PT). Le repreneur peut aussi prendre la liberté d’intervenir pour s’opposer à des subordonnés susceptibles de mettre en péril la cohésion sociale initiale (deux cas sur huit) : « il y avait une ambiance malsaine alors j’ai mis fin au contrat de travail de la directrice de production essentiellement pour ça. Je ne pouvais pas la garder » (repreneur CD). En revanche, la menace d’un départ apparaît comme une contrainte forte à l’égard du repreneur. Elle est d’autant plus préjudiciable s’il s’agit d’un homme-clé. Salariés et repreneurs le reconnaissent : « si j’étais parti, il aurait eu du mal. Comme à l’époque, j’étais le seul technicien, c’était moi qui connaissais tout le système. Si je m’en vais, je prends un morceau de l’entreprise avec moi (…) Parce que les clients qui me connaissent, ils peuvent me suivre » (cadre CO). A contrario, et notamment pour les salariés de base, la peur du chômage constitue un élément important dans le rapport de force, susceptible de les maintenir en situation de dépendance. Ils préfèrent alors « supporter » un nouveau dirigeant que de prendre l’initiative d’une rupture, comme nous l’explique ce salarié : « il y a certains employés qui ont connu le chômage, et même s’ils ne s’entendent pas avec [le repreneur] vont rester pour garder leur salaire, leur emploi » (non cadre DU). Au-delà de ce rapport de force ambigu, le repreneur doit tout de même s’assurer d’un sentiment suffisant d’adhésion pour que son équipe se tourne ensuite naturellement vers lui : « aujourd’hui, on a besoin d’être dans la dynamique du [repreneur], et plus dans l’autre. La société doit maintenant être identifiée à lui seul » (cadre IN).

Notre proposition de recherche reliant comportements du leader et besoin de resocialisation des subordonnés est validée, avec un repreneur qui se situe ici beaucoup plus dans l’art d’orienter et de convaincre que dans le fait de menacer, de prescrire ou d’imposer (sauf pour les poches de contrepouvoir). A la différence d’une nouvelle recrue, les propositions 3 et 4 montrent finalement que le repreneur peut jongler entre autorité légitime et leadership pour parvenir à se faire reconnaitre comme le nouveau dirigeant-leader.

Discussion et conclusion

Les quatre propositions avancées, fondées sur une revue de littérature élargie, sont pour l’essentiel validées.

Premièrement, cette recherche valide que les acteurs de la socialisation en entreprise ne se limitent pas aux supérieurs et aux pairs (Fedman, 1981; Nelson et Quick, 1991). Lors d’une reprise, les subordonnés jouent un rôle socialisateur de premier plan (suite au départ du cédant) envers leur nouveau dirigeant. Ils apportent une aide tri-dimensionnelle (cognitive, relationnelle, technique). Les subordonnés aident le repreneur à décoder la réalité organisationnelle dans laquelle il s’insère, grâce à leurs propres schémas interprétatifs plus riches que les siens pour créer du sens (Louis, 1980). Parallèlement, les salariés bien intégrés représentent un accès à l’information qui les amène à en savoir plus que lui, compte tenu de leurs connaissances du métier, des rouages administratifs, de la localisation de dossiers, du carnet d’adresse, etc (Louis, 1980). Les subordonnés apportent aussi au repreneur une aide de nature relationnelle (House, 1981) qui se décompose en deux sous dimensions. La première est émotionnelle. Certains membres peuvent entretenir des relations privilégiées avec le repreneur. Ce résultat enrichit la littérature sur le soutien social (Nelson et Quick, 1991) dans ce contexte, notamment les travaux de Kram et Isabella (1985) qui l’avaient identifié venant des pairs. La seconde est liée à la prise de décision. Leurs conseils sont utiles dans la réflexion stratégique du repreneur. Ces résultats enrichissent la littérature en suggérant que les subordonnés peuvent aller jusqu’à co-décider avec le nouveau dirigeant, même si en dernier recours c’est à lui de trancher. L’analyse en termes d’équilibre des pouvoirs de Crozier (1964) est pleinement appliquée. Enfin, nos données témoignent d’un apport technique des subordonnés au repreneur. Elles vont cependant au-delà en soulignant que ces derniers pallient le manque d’expertise métier du repreneur par une prise de relais de celui-ci. Ce résultat constitue une nouveauté en posant les subordonnés comme des supports opérationnels essentiels.

Notre travail montre donc que le dirigeant est effectivement aidé (voire formé) par ses subordonnés (cadre et non cadre) lors de son entrée en fonction. Cette aide marquée par l’incertitude (Miller et Jablin, 1991) et le stress (Nelson, 1987) est d’autant plus utile que le repreneur reconnait un certain pouvoir aux subordonnés. Là encore, le travail de Crozier (1964) est validée. Cependant, il convient de nuancer le propos à un double niveau. Le premier est l’extériorité des repreneurs. L’assistance tant psychologique que professionnelle vis-à-vis de ces « étrangers » est prioritairement fournie par des personnes clés, confirmant les travaux de Morrison (1993). Le second est lié au fait que les subordonnés, à la différence des supérieurs hiérarchiques ou pairs dans le cadre d’un recrutement, ne sont pas missionnés pour prendre en charge la socialisation de leur nouveau dirigeant. Nos résultats établissent ici l’existence d’un travail hors rôle.

Deuxièmement, nous montrons que ce collectif accueillant joue un rôle dans la socialisation sous condition. Ce résultat retrouve les travaux de Feldman (1994) et Ashforth et al. (1998), qui soulignent l’importance de la prise en compte du contexte d’accueil lors de la socialisation. La première condition d’ordre émotionnelle souligne la nécessité d’une préparation de la part du cédant pour informer l’équipe en place, avant le rachat. Notre travail valide la difficulté pour les salariés de vivre cette transition (Chabert, 2005; Bah, 2009) et les craintes associées (Deschamps et Paturel, 2009; Cadieux et Brouard, 2009; Cadieux et Deschamps, 2011). Cette absence de communication peut prendre des proportions importantes si elle se combine avec des facteurs aggravant cette instabilité. Trois sont identifiés. Le premier est le poids dans l’histoire de l’entreprise d’un échec de reprise. Le second est un climat social malsain qui complique la relation entre le repreneur et ses subordonnés. Le troisième met en avant l’existence de salariés cherchant à profiter de la situation d’instabilité. Cependant, c’est au repreneur de supporter les conséquences d’une telle crise contextuelle; ce qui rend encore plus difficile sa prise de fonction.

La deuxième condition renvoie à l’opérationnalisation de la socialisation du repreneur, une fois le rachat effectué. Elle est ici ambivalente, synonyme de coûts et de valorisation pour ses subordonnés (Feldman, 1994). Là encore, il apparait que les personnes clés sont plus affectées que les autres tant elles sont sollicitées de manière prioritaire, avant ou après l’entrée en fonction du repreneur (Louis et al, 1983; Miller et Jablin, 1991). Pour autant, ce travail montre qu’il convient de ne pas limiter la socialisation à un coût opérationnel pour les salariés. Ces derniers trouvent une valorisation personnelle dans cette action (Ashford et Cumming, 1983). Nos résultats précisent que les subordonnés expriment un réel sentiment de reconnaissance à aider leur dirigeant à s’intégrer. Ils montrent aussi qu’ils peuvent voir leur contribution à la socialisation du repreneur comme une obligation morale.

La troisième proposition pose que la socialisation du dirigeant sera facilitée par sa capacité à démontrer ses compétences managériales (Berlew et Hall, 1966), en particulier en contexte de RPPE (Rollin, 2006). Notre travail souligne l’existence d’une dynamique consensuelle d’intégration articulant volonté d’aide des subordonnés et proactivité du nouveau dirigeant (Louis, 1980). Elle porte sur les registres culturels et organisationnels. Le nouveau leader apprend de ses interactions. Sans cet apprentissage, il risque de se comporter en dirigeant-bulldozer. Pour éviter cette dérive, le repreneur doit créer au contraire une relation de proximité. Sur cette base, le repreneur doit rentrer en contact direct avec ses subordonnés (Reichers, 1997) et développer différentes « tactiques individuelles d’intégration » (Lacaze, 2007). Il peut lui-même rechercher l’information qui lui est nécessaire (Jablin, 1984; Miller et Jablin, 1991; Morrison, 1993). Notre travail établit que le repreneur cible les personnes vers lesquelles il accepte d’apparaître en questionnement (Vancouver et Morrison, 1995). Trois caractéristiques de la source d’information se dégagent ici : la compétence, le poste et l’ancienneté. Ce résultat confirme les travaux de Jablin (1987). Il y a ici une relativisation des personnes-clés très présentes dans nos deux premières propositions. Notre étude ne recense pas le type d’information recherchée par un repreneur d’entreprise, selon la grille de Morrison (1993). Pour celui qui n’est pas du métier, il peut en outre développer l’observation et l’expérimentation (Ostroff et Koslowski, 1992). Quatre qualités se dégagent toutefois pour trouver la bonne posture vis-à-vis des subordonnés. Le repreneur doit faire preuve d’écoute, de curiosité mais aussi d’humilité et de respect du travail précédemment accompli. Sa démarche intégrative ne doit pas laisser craindre au repreneur de ternir son image ou de perdre la face (Ashford et Cumming, 1983). Elle est perçue ici par les subordonnés comme une façon de manifester ses compétences et d’acter son contrôle (Ashford et Black, 1996). A la différence d’une situation de recrutement, cette tactique apparaît comme un préalable à la reconnaissance de sa plénitude patronale.

La quatrième proposition avançant que la socialisation du repreneur l’oblige à se révéler en véritable leader est validée. Nos données montrent que les subordonnés sont en attente d’un leader les resocialisant (Van Maanen et Schein, 1979). Cette recherche entre dans le détail du travail entrepris par le repreneur pour répondre à ces attentes, validant plusieurs recherches passées (Bennis et Namus, 1985; Kotter, 1990). Il se doit de partager une vision claire, avec un minimum de confiance collective. Plus encore, cette recherche établit que pour le repreneur hors-métier, une double confiance est à instaurer : la confiance du chef d’entreprise inhérente à une reprise et la confiance professionnelle. Le repreneur se doit aussi de susciter une adhésion active de ses subordonnés, sauf pour les poches de contrepouvoirs pour lesquels il peut faire valoir son pouvoir de sanction. Au-delà, notre travail retrouve les résultats avancés par Crozier et Friedberg (1977) en termes de sources de pouvoir. Les salariés maîtrisent la connaissance professionnelle alors que le repreneur est dépositaire du pouvoir hiérarchique. Nos résultats montrent que cette tension peut conduire les salariés à quitter l’entreprise (de gré ou de force), source d’échec de socialisation (Schein, 1988).

Ce travail fait émerger plusieurs limites qui constituent autant de pistes de recherche fructueuses. Tout d’abord, notre recherche souligne l’importance et la fragilité de la dynamique collective de l’aide entourant la socialisation du dirigeant. Nos résultats témoignent de l’importance de la situation de l’entreprise, qui pourrait être couplé aux profils des repreneurs. Nous nous sommes concentrés ici sur des entreprises en bonne santé. Il conviendrait d’élargir la perspective à des situations de redressement (Watkins, 2003) dans lesquelles le repreneur est perçu comme « un sauveur », où le temps est impérativement compté et la confiance plus immédiate chez des salariés qui pensaient que leur entreprise allait fermer. L’approfondissement de cette lecture contingente pourrait permettre aux candidats-repreneurs de mieux comprendre leurs contextes d’accueil et de s’ajuster avec plus de pertinence. Ensuite, sur un plan méthodologique, une étude longitudinale permettrait d’enrichir la dynamique qui soutient ce type de socialisation. Il s’agirait de suivre dans le temps son évolution auprès des subordonnés comme du repreneur afin d’apprécier son état d’intégration (Fisher, 1986). Il pourrait être intéressant d’adapter au contexte ici étudié les échelles de mesure jusqu’à présent utilisées dans le domaine du recrutement (Haueter et al., 2004; Perrot et Campoy, 2009). Enfin, mieux cerner les mécanismes de resocialisation des subordonnés (Van Maanen et Schein, 1979) suite à une RPPE apparait comme une piste de recherche prometteuse.