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Introduction

De quelle manière l’activité des tribunaux a-t-elle été abordée par les chercheurs dans les travaux parus dans Criminologie depuis sa création ? Pour répondre à cette question, nous avons choisi d’observer le paradigme critique dans lequel s’inscrivent les contributions à Criminologie portant sur cette activité judiciaire. Par paradigme, nous entendons, en référence à Roland Barthes (2002), un couple d’opposition structurale dont il semble difficile de sortir. En l’occurrence, deux paradigmes dominent la production de la revue : le premier – opposant justice et injustice – organise l’évaluation des pratiques en référence aux valeurs institutionnelles du droit ; le second – distinguant pénal et non-pénal – enferme la lecture des pratiques dans la rationalité créée par les divisions internes et supposément étanches du droit.

La recherche sur les tribunaux est indissociable de la recherche sur le système de justice pénale. Néanmoins, un découpage juridique déterminera ici la matière traitée, exclusivement formée des contributions à Criminologie portant sur les opérations et les organisations judiciaires de l’activité du système de justice pénale. Quoi qu’il en soit des « emboîtements » surdéterminants des décisions prises en amont du tribunal (encore illustrés récemment par Skordou, 2012), nous ne traiterons que d’un segment de l’action pénale prise en charge par des organes judiciaires (intervenant dans la détention préventive, dans la détermination de la culpabilité et de la peine), excluant donc les phases pré-judiciaires et les actions post-sentencielles de l’action pénale (voir Gauthier, 1981, p. 62). Nous soustrairons également du propos les contributions relatives aux tribunaux non strictement pénaux tels que les tribunaux administratifs, bien que ceux-ci, comme Velloso le rappelle (voir 2013, p. 59), puissent rendre des décisions à caractère punitif.

La sélection opérée dans le catalogue de la revue, qui s’échelonne sur un demi-siècle, s’appuie sur les titres, mots clés et résumés des articles publiés, soit leur péritexte (voir Genette, 1987, p. 10). Cette forme d’échantillonnage mérite d’être explicitée. Elle repose sur le présupposé suivant : les mots choisis pour intituler ou introduire un texte sont représentatifs de son contenu (Brown, 1964 ; Hoek, 1981 ; Kaminski, 1995 ; Lindauer, 1978). Dans cette perspective justifiant notre sélection, titres, mots clés et introductions doivent être conformes aux textes qu’ils désignent. Les mots du péritexte retenus sont des signifiants qui, largement, désignent l’activité judiciaire : le mot tribunal, les mots sentence ou peine, ou encore le qualificatif judiciaire. Sur 811 articles publiés entre 1968 et 2016, nous avons, dans un premier temps, sur la base de ce critère, retenu 102 articles, soit environ 12,5 % du catalogue. Évidemment, cette conception idéale des éléments du péritexte fait l’objet de nombreux écarts. Nous avons ainsi dû extraire d’une première sélection, opérée au moyen du titre seul, des articles qui manifestement ne traitaient pas des tribunaux et ajouter des articles dont le résumé témoignait mieux que leur titre de leur participation à la thématique. Il est également possible que des articles au contenu pertinent nous aient échappé, faute d’avoir été intitulés, référés ou résumés de façon significative. La lecture des articles nous a permis, ensuite, d’exclure une part non négligeable de textes qui, tout en étant consacrés à la justice, ne portaient pas sur l’activité des tribunaux. La sélection définitive contient 63 articles, soit près de 8 % du catalogue, répartis de façon relativement uniforme entre 1971 et 2016, avec quelques pics, tributaires du thème de certains numéros, en 1979, 1991, 2000, 2011 et 2015.

Du chiffre, il ne faudrait pas tirer des conclusions hâtives, pour au moins trois motifs. Bien souvent l’entrée « judiciaire » du propos s’articule, tout d’abord, à un autre thème qui est souvent principal (les femmes, les victimes, les Autochtones), sachant que le tribunal est un espace parmi d’autres d’examen de la situation de ces différents groupes. Le deuxième motif est associé à ce que l’on sait de l’étude de l’activité judiciaire dans la criminologie francophone : après avoir appartenu à la psychologie judiciaire, la recherche sur les tribunaux émerge, au moment où s’est fondée dans le monde francophone une criminologie dite de la réaction sociale, s’intéressant au fonctionnement social du système pénal. À la faveur de cette lecture systémique, la surdétermination des décisions judiciaires par les organes intervenant en amont du juge a très vite été mise en évidence. En telle manière que le site d’observation qu’est le tribunal (trop visible, trop public, trop influencé par les décisions prises en amont) a plutôt été abandonné au profit des décisions préalables (et plus mystérieuses) à sa saisine. On pouvait donc s’attendre à une plus faible présence de la thématique dans Criminologie. Landreville (1991), suivi par de Vanhamme (2002, pour la Belgique), fait le constat du faible nombre de recherches empiriques en la matière et, dès lors, de la faible connaissance du poids des acteurs et des facteurs de la décision judiciaire. Enfin – dernier motif –, si le tribunal s’est trouvé significativement présent dans Criminologie, c’est sans doute parce qu’il a été le bon objet pour l’adresse d’une autre critique, plutôt tributaire d’une crise du droit et de ses organes : cette critique, d’ordre juridique, utilise les termes de la valeur institutionnelle « justice » (égalité, non-discrimination raciale, sociale ou genrée, proportionnalité, etc.) pour en critiquer les produits forains. La question de l’inégalité devant la justice pénale (voir infra) sature ainsi une grande partie des productions étudiées. À la fin des années 1970, l’environnement intellectuel est incontestablement chargé de commissions d’enquête et de commissions de réforme ; des publications reflètent les acquis de travaux experts (voir Brodeur, 1991 ; Parizeau, 1978 ; Pires, 1987 ; Watson, 1978). Entre soupçon d’arbitraire ou de discrimination et inscription dans un environnement qui fait de son indépendance une illusion sociologique, l’activité des tribunaux a en revanche peu été étudiée pour elle-même. Il apparaît souvent qu’une appellation organisationnelle (les tribunaux) ou professionnelle (les juges) cache mal un enjeu institutionnel, autrement dit une référence à des valeurs que l’idéal de justice convoque, et qui contamine la recherche.

La suite de notre propos fera place tout d’abord à une entrée sur le statut critique des publications recensées (1) ; dans un deuxième temps sera présenté le schéma classique et binaire de description de l’activité des tribunaux : juger et punir (2) ; enfin, nous opérerons une synthèse, évidemment partielle et probablement partiale (comme tout effort de synthèse), orientée vers les quatre injustices des opérations judiciaires, que l’on trouve dans le corpus retenu (3).

1. Crise de la justice et paradigme critique

Dans un des premiers articles du catalogue, ses auteurs envisagent la justice pénale sous l’angle de la crise qui l’affecte, telle que peut en rendre compte l’étude des représentations dont elle fait l’objet : « seule une approche scientifique intégrative – incluant entre autres l’idée des représentations sociales – peut avoir l’ambition de dire quelque chose de nouveau et de décisif » (Robert et Faugeron, 1973, p. 15) sur la justice. Incontestablement, la démarche suivie par les auteurs intègre les représentations du crime, de l’action policière, de l’action judiciaire et des organes d’exécution des peines (la prison en premier lieu). Le « conformisme » y apparaît notamment, avec pour indicateurs « la résistance au changement, [le refus] des innovations, l’adhésion aux valeurs traditionnelles et aux institutions » (p. 38). Le conformisme scientifique est évidemment absent de l’analyse, mais nous voudrions mettre ici en lumière le double paradigme institutionnel dans lequel la recherche sur les tribunaux, comme les représentations sur la justice, semble inscrite, que nous nommerons prosaïquement critique de 1er ordre, et dont nous traiterons en premier lieu, avant de passer à une forme de critique plus rare (dite de 2e ordre) dans les productions de Criminologie.

1.1 Des tribunaux « déviants » : une critique chevillée à l’immuable

La contrainte paradigmatique de la recherche dominante, loin des oppositions classiques entre positivisme et constructivisme ou entre criminologie du passage à l’acte et criminologie de la réaction sociale, est celle qui consiste à justifier ou dénoncer, réduisant l’observation des tribunaux à l’étude, attendrie ou critique, de leur contribution à la valeur de justice ou à ce qui les institue comme obligatoirement pénaux. Comme on le lira en filigrane des synthèses thématiques infra, la critique de l’activité des tribunaux dans Criminologie est sévère et, quoi qu’il en soit de la logique – intentionnelle ou objective – qui y préside, elle relève de l’indignation à l’égard du droit, des actions judiciaires et des habitus qui s’y révèlent. Toutes les contributions retenues ne sont pas teintées de cette critique de premier ordre, indignée et confiante dans l’amélioration des appareils pénaux pour mieux répondre aux problèmes étudiés, mais la tendance est lourde. Malgré l’« émergence d’un nouveau secteur de recherche » (Acosta, 1988, p. 7), de nombreux chercheurs témoignent d’une indignation qui soutient « l’idéologie locale » du système pénal. Cette posture présente une face normative, la recherche condamnant son objet ou lui demandant de s’amender afin de trouver le chemin du droit, de la justice, de l’égalité. Il découle de ce trait, quel que soit le prisme choisi (celui de la légitimation ou celui de la dénonciation), que les recherches souscrivent en choeur aux valeurs de référence que les unes considèrent comme blessées et les autres comme préservées, l’indignation étant habilement conduite par le mythe, éminemment normatif, de l’égalité pénale, dans le traitement du dossier ou dans le choix de la peine.

Les effets de cette soumission paradigmatique de l’observation scientifique des tribunaux au couple « justice/injustice » peuvent être trouvés chez Leclerc, qui signe en 1985 un article dans lequel il nomme « infra-justice » des modalités de règlement extra-judiciaires ou mobilisées sous menace judiciaire. Cette disqualification de la voie de règlement non pénale a attiré notre attention : il se fait qu’à Montréal, la moyenne annuelle des causes de voies de fait entendues devant le tribunal royal passe de 6 à 1 entre 1720 et 1760. Loin de l’hypothèse d’une « “admirable” régression de la violence » (p. 35), l’auteur explique ce déclin par une transformation de la société montréalaise rendant l’appui de la justice moins nécessaire au déblocage des négociations :

le renforcement des mécanismes infra-judiciaires pousse les juges à exercer une sélection plus sévère des poursuites, renvoyant les plus légères aux mécanismes locaux du règlement ; de plus, les justiciables eux-mêmes, mieux informés des exigences légales, saisissent moins spontanément le tribunal d’affaires légères, mal étayées et soumettent leurs litiges à l’arbitrage au lieu de les régler par la force.

p. 38

Cette illustration donne à réfléchir, a contrario, sur la double sélection qui forme le paradigme dominant de la recherche sur les tribunaux : 1) la « justice » (valeur) doit s’y loger, toute autre forme de règlement d’un conflit étant non seulement extra-judiciaire, mais « infra-judiciaire » ; 2) la rationalité pénale (Pires, 2008) domine la pensée scientifique, les alternatives (par exemple) ne pouvant elles-mêmes être logées qu’à l’intérieur de cette rationalité. La recherche de Tremblay, Gravel et Cusson (1987) consacrée aux équivalences pénales illustre le plus nettement cette double naturalisation de la justice comme valeur et de la justice pénale comme institution nécessaire : quand on compare la métrique du choix des peines par les juges et la sévérité perçue par le public, on découvre un consensus entre société civile et tribunaux. Les auteurs concluent :

[u]n tel consensus suggère également que la manière dont les tribunaux évaluent la sévérité des peines qu’ils infligent n’exprime pas les préférences particulières des juristes ou ne résulte pas d’une convention intrinsèquement arbitraire ou modulée par les contingences organisationnelles des palais de justice mais constitue bien au contraire un fait social, largement inconscient, de droit naturel (…).

p. 79-80

L’Occident a construit son épistémè – « le lieu, l’espace non oscillant où peut être élevée au rang de vérité la totalité des immuables » (Severino, 1990, p. 27) – en se donnant des repères en vue de « dominer l’irruption du devenir » (p. 26) : il s’agit de l’un ou l’autre dieu bien sûr, mais c’est aussi « l’ordre et le droit naturels ». Si l’invocation du droit naturel par Tremblay et ses collègues paraît excentrique au regard des autres contributions de Criminologie étudiées dans ces lignes, elle met néanmoins en exergue le principe d’un éternel, d’un « immuable » de la recherche sur les tribunaux : ceux-ci rendent ou doivent rendre la justice, selon un modèle nécessairement punitif. Ce modèle, associant fonction et nécessité, est rarement interrogé, servant de façon monoculaire à l’évaluation de pratiques, qui se situent bien souvent en deçà de la fonction attribuée aux tribunaux et du caractère indispensable de la peine.

Cette critique, accrochée à la valeur de justice et à la distinction naturalisée du droit pénal, que nous qualifions « de premier ordre », est évidemment instructive. Néanmoins, aussi normative que le droit, elle contribue à une sociologie de l’écart entre institution juridique et organisation ou encore entre normes et pratiques (voir Kaminski, 2015, p. 103-124), bien plus qu’à une sociologie des organisations et des pratiques elles-mêmes.

1.2 La critique substantive : une denrée rare

Une critique de second ordre, substantive (mot dont l’anglais use pour désigner l’indépendance), est plus rare dans le catalogue étudié. Cette démarche consiste à étudier le fonctionnement d’un dispositif décisionnel en échappant aux couples égalité/inégalité, justice/injustice, droit/infra-droit qui configurent, selon la rationalité pénale moderne (Pires, 2008), le paradigme dominant. Bertrand (2008) en témoigne à travers la perspective zémiologique, de même qu’Acosta (1988), dans son traitement des illégalismes privilégiés ; Walgrave (1999), promoteur de la justice restaurative, ouvre aussi une perspective critique de second ordre. Strimelle et Vanhamme (2009), comme Bousquet (2009), comparent à l’épistémè occidentale les valeurs en jeu dans la gestion des situations problématiques dans les communautés autochtones, ainsi que les protagonistes autorisés à intervenir dans la gestion du conflit ou la façon de construire une décision. Il en va de même avec Jaccoud (1992), ajoutant le genre à l’altérité ethnique et culturelle.

Acosta (1988) formule la différence entre la dénonciation (critique de premier ordre) et une critique de second ordre, rarement présente en criminologie :

On s’est peut-être trop souvent contenté de concevoir le pénal, son discours, les pratiques institutionnelles qu’il constitue, comme un objet étanche. (…) il apparaît de plus en plus évident que l’on gagne à inscrire cet objet particulier dans le cadre d’une problématique plus large qui tienne compte de la multiplicité des formes de règlements de conflits et, surtout, des rapports complexes qui se nouent entre elles.

p. 31

Acosta (1988) met ici en cause les immuables épistémiques communs de la justice pénale et de la recherche. Ainsi, il semble que l’enseignement de Garfinkel (1949 ; analysé par Brion, 2003) ait en quelque sorte été oublié, sous l’effet de la croyance réformatrice en un meilleur système pénal que celui dont on constate les défaillances. Travaillant sur la distribution raciale des auteurs et des victimes d’homicide, Garfinkel montre (en Caroline du Nord, entre 1930 et 1940) que l’homicide d’un Blanc par un Noir fait scandale, celui d’un Blanc par un Blanc suscite l’intérêt, et celui d’un Noir par un Noir provoque l’ennui. La remarque suivante de Brion (2003) permet d’entrevoir les limites de l’observation critique des pratiques au moyen des normes juridiques :

À l’encontre (…) de ceux qui font de la discrimination la fonction d’une intention méchante, Garfinkel considère que la différenciation raciale du traitement pénal ne présuppose ni méchanceté, ni même intention de prendre à l’encontre de tel membre « en personne » une décision sévère ou indulgente. (…) Ni écart à la norme statistique, ni écart à la norme de Raison, ni distinction illégitime, ni volonté de porter préjudice, la différenciation raciale du traitement pénal révèle le caractère non su qui informe le droit (…). Elle dit un ordre dont elle est le fait, un ordre dont elle est le produit et qu’elle contribue à reproduire et à signifier solennellement à chacun. Si la race est le ressort de la différenciation du travail pénal, le crime, en retour, est celui de la légitimation de l’ordre racial. De l’institution pénale, on ne connaît en effet que les produits finis ; on méconnaît qu’avant d’être finis, ces produits sont dé-finis. Cette méconnaissance, où s’atteste la force du droit, est la condition de son efficacité sociale.

p. 24

Ni le tribunal ni le droit ne sortent indemnes de l’analyse de Garfinkel, repoussant autant la délégitimation que la légitimation des deux instances l’une par l’autre, ou pire, leur naturalisation par les chercheurs. Légitimation et critique sont les deux membres opposés du même paradigme de soutien, jusque dans la dénonciation, de l’action pénale dont l’opération est interprétation, soit « activité du membre sur le non-membre ». La logique – confiante ou critique – est l’opérateur magique censé constituer « le droit en tant que vision droite, (…) qui soutient formellement l’illusion née du désir de croire que la vérité et la justice sont l’une à l’autre coextensives, et réalisées ou réalisables dans le droit » (Brion, 2003, p. 19).

2. Juger et punir ?

Selon la vulgate juridique, l’activité du tribunal pénal se décline en deux temps logiques, celui de l’examen de la culpabilité et celui du choix de la peine, dès lors que le premier aboutit à la culpabilité. On peut représenter ces deux temps par les verbes juger et punir. La vulgate sociologique, elle, restreint pour des raisons de surdétermination systémique le véritable rôle du juge dans le choix, arbitraire ou socialement contraint, de la peine (Vanhamme, 2009). Sachant que cette appréciation de la culpabilité relève d’un travail de validation (coupable ou non coupable) objectivé par les définitions juridiques et les preuves contenues dans le dossier, l’activité du juge y serait soit insignifiante, soit difficile à objectiver sociologiquement, au contraire du choix de la peine qui, au nom du pouvoir discrétionnaire accordé, mériterait un examen sociologique d’élucidation.

2.1 Le dossier et le procès : juger

Dans une perspective de critique juridique, l’article de Rico (1980) consacré à l’analyse des procès felquistes fait exception à cette inégalité de traitement entre la phase du jugement et la détermination de la peine. Dans la même veine, Nonn (1991), à propos des « voies de fait », s’intéresse à la qualification des actes (par la police et par la poursuite), qui devrait faire l’objet d’un contrôle des juges ; même si le travail de ces derniers n’entre pas directement dans son observation empirique, l’auteure indique : « [p]our déterminer la gravité de l’acte, les juges devraient, du moins en principe, se baser d’abord sur les dispositions du Code criminel. Il semble toutefois que ces dispositions ne facilitent pas la qualification des voies de fait » (p. 39). D’autres recherches sont consacrées à la construction pénale du dossier, mais ne s’intéressent pas à l’activité critique spécifique du tribunal devant le dossier construit. Cousineau et Cucumel (1991) font ainsi « l’étude de l’articulation entre l’intervention de la police (porte d’entrée privilégiée du système judiciaire) et du tribunal (noeud décisionnel déterminant) » (p. 59) et concluent que l’agencement des décisions (police, procureur et juge) « contribue à définir des trajectoires particulières pour les contrevenants mis en accusation » (p. 79).

La thématique de l’inégalité entre justiciables (sur laquelle nous reviendrons) est principalement examinée au regard de la variable genre, dont les effets sur la procédure sont analysés. Si le genre constitue parfois une variable d’examen des spécificités dans l’expérience ou la représentation de la justice pénale (Fagnan, 1992 ; Jaccoud, 1992), les « contentieux genrés » mettent quant à eux le doigt sur la singulière objectivité du droit et du raisonnement judiciaire au moment de l’examen de la culpabilité. Côté (1996) étudie les contentieux impliquant un fémicide conjugal pour examiner l’impact de la « défense de provocation ». L’auteure conclut, de jure ferenda :

[e]n assimilant à de la provocation les tentatives déployées par les femmes pour affirmer leur liberté ou leur dignité, notre droit accorde de la légitimité aux attentes sexistes et aux prétentions patriarcales des hommes violents. (…) Il y a donc lieu de se demander si l’on doit abolir la défense de provocation, à tout le moins dans le contexte du fémicide conjugal.

p. 108

Laberge et Gauthier (2000) accentuent encore la critique : au regard des attitudes des tribunaux en matière de violence conjugale, les auteures évoquent une double victimation, la seconde étant due à la procédure pénale, dépossédant les victimes de leur pouvoir et justifiant leur hésitation à recourir à une intervention judiciaire inadéquate. Frigon et Viau (2000) inversent le contentieux en examinant le refus patriarcal de légitime défense dans les cas de maricide. Ces contentieux apparaissent comme emblématiques des biais du droit et de son application, la variable genre constituant un des déterminants de la tragique « objectivité » de la loi et des tribunaux devant les situations toujours sociales et subjectives qui leur sont confiées.

Enfin, des décisions singulières prises en audience sont interrogées, comme le recours à une expertise psychiatrique, dont les motifs sont questionnés par Hodgins et al. (1982), ou le recours à la détention préventive des prévenus dont l’état mental est mis en doute (Laberge, Morin et Robert, 1995).

2.2 Le choix de la peine : punir

La prérogative fascinante du juge est celle du choix de la peine. L’exercice du pouvoir de punir est incontestablement le plus inquiétant pour le chercheur épris de justice. Soit la recherche est irritée par l’arbitraire et vise à l’expliquer ou à le circonvenir, soit elle est convaincue de la sévérité inutile ou contre-productive et vise à trouver à la pénalité d’autres voies, dites alternatives. Normandeau (1979) inaugure le thème, en faisant place à la récente promotion du Justice Model aux États-Unis contre le modèle réhabilitatif dont les excès et les « injustices » avaient été dénoncés par les chercheurs américains, ce qu’il nomme joliment « la réhabilitation de la punition » (1979, p. 92).

Plusieurs études empiriques se sont penchées sur les rouages du processus décisionnel. Gagnon et Le Blanc signent en 1985 un article qui s’intéresse autant au cheminement des affaires de vol à main armée qu’à la détermination de la peine, et qui montre les ressorts de la clémence ou de la rigueur de la peine choisie dans le cadre de ces contentieux. Les auteurs constatent que, grâce à la négociation, les voleurs les plus actifs bénéficient d’une sorte de clémence. En bons élèves de Beccaria, les auteurs plaident en faveur de la certitude de la peine en lieu et place de sa sévérité. Deux ans plus tard, Poirier se penche sur la négociation des peines du point de vue de la défense et examine les activités et pratiques des avocats, nuisibles souvent à l’examen raisonné des preuves et à la compréhension de la procédure par les inculpés et les parties civiles :

les caractères secret et privé du déroulement des négociations ne permettent pas aux prévenus, ainsi qu’aux victimes, de percevoir le processus dans lequel ils sont impliqués. Certaines pratiques de négociation jugées abusives par les avocats de la défense eux-mêmes rendent compte de l’incapacité du système d’exercer un contrôle efficace de ses activités.

1987, p. 67-68

Plus récemment, Euvrard et Leclerc (2015) abordent le même sujet sous un angle similaire, dans leur étude des disparités entre les procédures négociées et les autres, ainsi que des disparités internes aux procédures négociées. Aucun autre article du catalogue n’a abordé cette thématique, à l’exception, quinze ans plus tôt, de celui de Gravel (1991), qui relevait les stratégies professionnelles différenciées des pratiques de négociation et construisait une typologie fondée sur leur impact différentiel.

Sur le plan théorique, Rocha Machado et Pires (2010) se sont intéressés aux fondements culturels de la peine minimale. Ils relèvent à cet égard que « [l]a théorie [de la séparation des pouvoirs du xviiie siècle] autorise le système politique à intervenir radicalement dans le champ central des prérogatives du judiciaire et, plus important encore, à y faire obstacle à la réduction du pouvoir de modération et de protection juridique du tribunal » (p. 120). C’est à cette théorie que tient :

l’élimination absolue du champ de discrétion des tribunaux en matière de sentence, la réduction de ce champ à une alternative presque équivalente l’une à l’autre (mort/perpétuité ; perpétuité/25 ans) ou la réduction de ce champ à travers des peines minimales de tous genres. On débouche alors sur la diminution de la capacité des tribunaux à décider en faveur de la protection des droits des individus (…). C’est le pouvoir d’expression modérateur du droit qui est court-circuité ou censuré.

p. 121-122

Noël-Grandmaison (1996) cherche à mieux comprendre le rôle des tribunaux dans les causes d’homicide à Montréal, et constate l’influence prégnante des décisions prises en amont de la phase adjudicatoire : « dès le moment où est déterminé le chef d’accusation sur lequel portera le verdict, l’imposition d’une sentence tarifée sera la pratique courante, à quelques exceptions près » (p. 158). Notons que les études de cette nature demeurent somme toute marginales dans le corpus étudié.

La décision relative à la détention préventive a suscité peu d’intérêt auprès des chercheurs jusqu’au début des années 1990 (Garceau, 1990). Même si elle intervient en amont de la détermination de la culpabilité et de la peine, certains considèrent qu’elle entretient des liens étroits avec le processus d’adjudication : si Laberge et al. (1995) lui accordent la position de variable déterminante, avec d’autres, du sort ultérieur du prévenu, Cousineau (1995) en traite à la fois comme mesure déterminée (influencée par l’amont de la procédure) et déterminante (de la suite de la procédure et de la détermination de la peine), alors que Tournier (1995) l’envisage comme objet autonome.

3. Les injustices de la « Justice »

La thématique des « tribunaux » est saturée par quatre questions centrées sur des représentations de l’injustice judiciaire : celle de l’exclusion des victimes et du respect qui leur est dû durant le processus pénal (A) ; celle des inégalités entre contrevenants (B) ; celle des inégalités tributaires des biais sociaux des incriminations, connus sous le nom d’illégalismes privilégiés (C) ; enfin, celle du recours fragile ou suspect aux mesures dites alternatives (D). Pour le dire autrement, la recherche sur les tribunaux se trouve prise dans un étau institutionnel, son but critique étant de dénoncer et de mesurer les injustices dont font l’objet les victimes et les contrevenants, alors que le travail judiciaire est lourdement contraint au respect des normes de comportement et de sanction dont il ne peut se défaire.

La référence à la « justice » fait en sorte qu’il est difficile d’échapper à une tonalité normative du propos porté sur elle, comme si l’institution ne pouvait que donner sa couleur à l’organisation. On en trouvera une expression symptomatique dans les mots « système d’injustice pénale », employés par Bertrand (1983, p. 85). Les difficultés liées à la définition que l’on se donne de la « justice » sont une constante du rapport entre la magistrature et la recherche. Les juges se sentent disqualifiés par les résultats d’une recherche critique et se défendent de la détermination sociale de leurs décisions en usant de leur réservoir de valeurs institutionnelles, d’euphémisations juridiques (impartialité, facteurs strictement légaux de la décision) et d’éthique du cas par cas. Ainsi, le juge Grenier (1982) expose les clés de légitimation de sa charge, dont une recherche récente (Kaminski, 2015) a pu montrer qu’elles ne constituent aucunement des obstacles aux inégalités produites par les décisions. Or, pour Landreville (2007), qui se réfère à Christie (1981), le besoin de justification puise légitimement ses fondements dans la tâche attribuée non seulement aux juges, mais également à d’autres acteurs clés de la justice pénale : l’infliction délibérée de la souffrance.

En quelque sorte, derrière les grandes luttes « scientifiques » pour la justice, les dimensions administratives, systémiques, interactionnelles et professionnelles sont occultées par l’injustice révélée. Elles sont pourtant consubstantielles de l’activité des tribunaux : qui sont les juges, avec quels acteurs interagissent-ils, comment sont organisées leurs activités, et quelles sont-elles, sachant que la recherche réduit souvent le rôle des juges à la détermination de la peine ?

Notre analyse mettra successivement en évidence les quatre « injustices » qui dominent les productions de la revue Criminologie relativement à l’activité des tribunaux.

3.1 L’exclusion des victimes

Le prisme victimologique a soutenu la recherche critique sur les tribunaux. On notera que cette recherche s’est dépliée en sous-thèmes ou en sous-orientations relatives à des contextes spécifiques, comme le contexte international, avec un numéro spécial en 2011 intitulé « Droits des victimes dans un contexte international », ou encore les variables de genre et ethniques. Baril, Cousineau et Gravel, relevant la pauvreté des connaissances sur le thème, signent en 1983 le premier titre consacré au jugement des violences conjugales et associant directement l’activité des tribunaux à un double enjeu, victimologique et féministe.

La sensibilité victimaire[2] semble le facteur significatif d’une évaluation négative, à la fois militante et scientifique, du fonctionnement des tribunaux. Un numéro de 1979 (« Justice et public ») y est consacré. L’observation des tribunaux prend alors un tournant : la recherche est justifiée par les représentations négatives dont ces derniers font l’objet. Les auteurs confirment la frustration tant des accusés que des victimes : « le système judiciaire actuel ne dessert pas, ou mal, les citoyens qu’il touche, et cela, à travers trois thèmes principaux : les lenteurs judiciaires, l’absence de participation du citoyen et le caractère antisocial des tribunaux » (Huot et Giroux, 1979, p. 45). Sur le dernier diagnostic, les auteurs se font exclusivement la voix des victimes, non rétribuées par les décisions et parfois transformées en accusées au cours de la procédure[3]. Manseau et Grenier (1979) contribuent au même projet : « connaître, chez les personnes concernées par le vol à main armée [des commerçants], l’impact de la victimisation, sur leurs attitudes et opinions envers le système de justice canadien » (p. 57). Désenchantement, frustration, sentiment d’être l’accusé et ignorance de la sentence dominent dans les commentaires recueillis. Les individus interrogés ne se montrent pas particulièrement punitifs, mais ils apparaissent comme marqués par une double impuissance : « [i]mpuissance liée à leur condition de victime d’acte criminel d’abord puis, de surcroît, impuissance devant l’oppression qu’ils ont vécue à l’intérieur du système » (p. 65).

Cyr et Wemmers (2011), trente ans plus tard, ne font pas un constat très différent :

(…) [c]’est parfois la prise de conscience de l’échec du système à répondre à leurs attentes qui pousse certaines victimes résilientes à s’en sortir, plus que la victimisation en soi. (…) [L]e système de justice (…) favorise plutôt un état d’impuissance, ce qui amène les victimes à ne plus avoir d’attentes envers le système.

p. 145

Ce constat d’échec (voir également Kirchengast, 2011) – et non plus seulement de carence – d’un système de justice paternaliste et non soutenant pousse les auteures à s’interroger sur la pertinence du recours à la justice réparatrice, dont elles déplorent la disponibilité restreinte au Québec. Dans un autre article du même numéro, Van Camp et Wemmers (2011) préconisent « (…) d’améliorer le système judiciaire pour qu’il y ait plus de place pour les émotions et une place pour la victime » (p. 193). On lit, entre les lignes, des attentes inassouvies, relayées par les chercheurs dans une perspective critique de premier ordre.

3.2 Les inégalités sociales entre contrevenants

Hétu (1976) inaugure une veine critique relative au caractère discriminatoire de la justice pénale, à l’égard de ses clients captifs : « le droit de l’individu à l’égalité devant la loi n’est pas toujours respecté, et ce, de façon à frapper plus lourdement les pauvres et les démunis que les riches pour des délits identiques » (p. 87). Garceau (1990) fait le même constat à propos des décisions de mise en détention provisoire, et soulève « l’hypothèse de l’existence d’une gestion discriminatoire du système pénal, par le biais de la détention provisoire, à l’endroit des personnes socio-économiquement défavorisées » (p. 125). « Discrétion » de la police et de la Couronne, conséquences du cautionnement, et enfin, disparité des sentences contribuent à grossir les chiffres de la criminalité des pauvres « comparativement aux autres groupes de notre société » (Hétu, 1976, p. 106). Toujours relativement à la discrimination sociale, Poirier (1987) s’intéresse à la négociation des sentences et soulève l’hypothèse voulant que « les gens qui proviennent des classes supérieures de la société peuvent, plus facilement que d’autres, changer de type d’avocat et obtenir ainsi un éventail élargi de solutions pour résoudre leurs causes » (p. 60). Gravel (1991) note, quant à elle, l’influence de la situation financière du prévenu notamment eu égard à l’accès au procès devant jury, mais rejette l’idée que la négociation des peines aboutisse à « des inégalités sentencielles entre les accusés » (p. 14).

Si la variable « classe » est ici mise en avant, le genre et la variable ethnique ne sont pas en reste. À cet égard, relevons notamment la perspective féministe qu’a soutenue Bertrand (1983) dans un article s’intéressant au sort réservé aux femmes coupables. Incriminer les femmes :

semble relever de la fabrication mâle. (…) Qui niera que dans la dialectique qui préside à la création du droit pénal, lequel fonde le droit à intervenir, des rapports de dominant/dominé se sont depuis toujours exprimés entre des hommes d’une part et des femmes d’autre part, des rapports de dépendance de la part des femmes, dépendance juridique, économique, affective avec tout le cortège des servilités, des infériorités, de l’absence d’autonomie morale, sociale, qu’entraînent ces rapports d’inégalité ?

p. 83

En ce qui a trait aux contrevenants autochtones, Jaccoud (1992) analyse différentes théories avancées par les chercheurs pour expliquer la surreprésentation des Autochtones dans le système de justice pénale et constate que « [l]’hypothèse qui veut qu’un traitement différentiel explique [ce phénomène] est sans doute l’une des hypothèses les plus souvent mises de l’avant » (p. 77-78).

3.3 Les illégalismes privilégiés ou impunis

La recherche sur la judiciarisation se complaît souvent dans une critique en miroir, soit pour déplorer la faiblesse de la criminalisation dans des domaines spécifiques et revendiquer la pertinence ou l’extension des moyens pénaux en ces matières, soit au contraire, mais sur d’autres contentieux, pour prôner la déjudiciarisation.

L’analyse au moyen des illégalismes est exploitée par quelques contributions faisant le constat critique de la faiblesse de la criminalisation et de la judiciarisation, le droit pénal comme les tribunaux se trouvant démunis ou réticents devant des contentieux « privilégiés ». L’orientation de la critique est cependant double. Elle peut, rarement, viser à promouvoir des méthodes de traitement alternatives. Elle exigera, plus souvent, une criminalisation et une judiciarisation accrues ; en effet, le thème de l’impunité domine ces contributions. Un article de Néel (2000) consacré à la judiciarisation internationale des crimes de guerre illustre de façon exemplaire le bornage normatif de la critique de premier ordre, fondée sur la nécessité incontestable de punir : « [l]e maintien de la paix et la sécurité internationale passent nécessairement par la lutte contre l’impunité des personnes responsables des violations graves du droit international humanitaire, car l’impunité constitue souvent une partie intégrante des conflits intra-étatiques actuels » (p. 178-179).

L’article d’Acosta (1988) sur le traitement des illégalismes privilégiés fait date et ne s’inscrit pas dans la critique de premier ordre (qui adopte la rationalité pénale et s’indigne de l’insuffisance des moyens) : au contraire, il interroge l’étanchéité du droit pénal et invite en quelque sorte à envisager les bénéfices d’un décloisonnement des modes de règlement des conflits (voir Acosta, 1988, p. 30, cité supra ; dans un esprit proche, voir aussi Reeves-Latour, 2016).

Il n’en va pas de même pour d’autres textes consacrés, dans le même numéro de la revue, au traitement pénal des accidents du travail (Lippel, 1988), les juges se montrant « réticents » devant ce contentieux « accidentel », et à la problématique de la criminalité environnementale, Grandbois (1988) diagnostiquant une garantie d’impunité en la matière : « [c]e qui freine le droit pénal de l’environnement, c’est d’abord le manque de volonté ferme des législateurs et des administrations publiques de sévir contre tous les pollueurs. Tant que cette volonté politique sera absente, certaines grandes entreprises continueront à détériorer impunément l’environnement » (p. 80). Cette dernière problématique est reprise à l’échelle transnationale par Manirabona (2014) avec une injonction claire : « [s]eule une plus grande stigmatisation provenant de l’application du droit international pénal ainsi qu’une importante dissuasion à la mesure de la gravité de la [criminalité environnementale transnationale] pourraient, sinon venir à bout du phénomène, du moins diminuer son importance et ses effets » (p. 170). Un article antérieur de Brissette (1982) grimpait sur les mêmes chevaux normatifs pour réclamer un « régime de sentences applicables à des personnes morales » (p. 79), compte tenu de l’impunité dans laquelle étaient laissées les « puissantes structures et leurs organisations » (p. 78). Dans une interprétation sensiblement différente, la fraude fiscale fait, selon Spire et Weidenfeld (2016), l’objet d’une tolérance des juges, attribuable à un « inconscient d’institution », concept non défini mais tributaire de la contradiction entre les discours des magistrats qui « fustigent cette forme d’incivisme » (p. 80) et la passivité des tribunaux, l’invisibilité des sanctions ou leur légèreté, justifiée par la suffisance sanctionnatrice de la honte produite par les poursuites et favorisée par le capital économique et social des prévenus. On constate donc que, sous prétexte de valeurs fondamentales à préserver, leur protection passe par la criminalisation accrue et la judiciarisation efficace du contentieux[4].

Dupont (2014) suggère en revanche, sur base d’un argument pragmatique, une démarche opposée à propos de la cybercriminalité. Au nom de l’efficacité, nulle au pénal, l’auteur prône une régulation reposant :

sur des partenariats entre acteurs publics et privés destinés à renforcer la résilience de l’écosystème et à aider les victimes infectées à restaurer l’intégrité de leur équipement informatique. (…) Si la judiciarisation – et son regard tourné vers le passé – s’avère assez mal adaptée aux propriétés de cette délinquance numérique, la régulation, qui s’attache plutôt à changer le futur en modifiant les paramètres économiques et sociaux de son émergence, semble plus prometteuse.

p. 181 et 188

La nécessité de punir judiciairement les contrevenants passe au second plan de l’analyse. Les violences sexuelles massives vécues en contexte africain d’instabilité politique et sociale notamment, font l’objet d’une analyse comparable à celle de Dupont sur la cybercriminalité :

il nous semble important, dans [ce contexte particulier], de repenser la question de la justice pénale en tenant compte de ces innovations susceptibles de permettre une meilleure cohabitation entre le modèle de santé mentale communautaire et une vision renouvelée de la manière de faire justice.

Gasibirege, Van Billoen et Digneffe, 2015, p. 155

3.4 La diffusion difficile et pervertie des alternatives

On trouvera sous ce titre une brève analyse des articles portant sur des procédures ou des mesures dites « alternatives ». Si cet objet touche plus à la nature de la peine qu’à son quantum, la question des équivalences pèse lourdement sur la réception des alternatives par les tribunaux.

L’étude du recours aux mesures alternatives apparaît en 1979 avec une contribution de Fortier et Gallant (1979). Relativement à la peine de travaux communautaires, le « conservatisme » des juges est constaté : « l’introduction d’un tel type de programme dans le domaine de l’administration de la justice (…) ne peut s’effectuer sans une certaine résistance inhérente à tout changement » (p. 28). Le conservatisme s’observe par les compensations : quand la peine alternative est choisie, les juges en compensent la prétendue légèreté par des « jumelages » avec d’autres peines « telles que l’amende, la restitution, la détention ou l’ordonnance de probation entraînant une surveillance » (p. 30). À propos de l’injonction thérapeutique à l’égard des toxicomanes, Facy, Brochu et Simon (1996) révèlent que le Canada se montrait à la traîne du recours à cette alternative, constatant qu’à l’époque « il n’exist[ait] pas véritablement d’injonction thérapeutique dans la pratique (…) des tribunaux canadiens » (p. 133).

Parizeau (1980), un an plus tard, constate la sous-utilisation du dédommagement – une mesure qui s’éloigne de la peine – et critique les conditions d’accès à cette option, soulignant que « les victimes ne peuvent compter que rarement sur la possibilité d’être dédommagées par l’auteur du délit » (p. 50-51).

Noreau (2000) se penche sur les procureurs de la poursuite et les avocats de la défense, porteurs d’obstacles cognitifs à la décriminalisation, à la dépénalisation et à la déjudiciarisation. Il constate alors que même :

si les positions respectives de la couronne et de la défense peuvent, dans l’absolu, se distinguer, c’est surtout au chapitre de la dépénalisation qu’elles divergent réellement. (…) [L]a définition de ce qui fonde juridiquement la criminalité et assure l’efficacité du pouvoir judiciaire est entretenue par l’ensemble des agents impliqués dans le champ : la sentence et la responsabilité plutôt que la réhabilitation.

p. 77-78

Quant à Longtin (2002), elle interroge la surdétermination d’une logique économique dans la promotion des alternatives, qui pousserait au développement d’un nouveau créneau de discrétion dans le choix des mesures imposées aux jeunes délinquants.

Schneeberger et Brochu (2000) fournissent la structure élémentaire de la problématique des alternatives, à partir de la toxicomanie et de son traitement contraint : quand elles sont bien accueillies par les magistrats, elles supposent souvent un « arrimage » entre deux réseaux distincts (pénal et alternatif) dont les modalités d’action sont difficilement compatibles, la rationalité pénale risquant à la fois « d’empoisonner » la logique propre à l’intervention alternative et de créer la confusion de la clientèle entre les acteurs de ces deux réseaux. Cette contamination influence les effets attendus (la non-récidive pour les magistrats, d’autres effets pour les intervenants sociaux, notamment thérapeutiques) et risque de délégitimer le recours à l’alternative. Morin, Landreville et Laberge (2000) tirent des constats similaires à propos de pratiques de déjudiciarisation de la maladie mentale.

Logique économique, habitus professionnels, conditions d’accès limitatives aux mesures, souci métrique d’équivalence et de compensation, pervertissement de la rationalité thérapeutique ou sociale sont donc autant de freins au développement quantitatif des différentes formes de déjudiciarisation ou des alternatives.

Conclusion

Ce tour d’horizon des productions de Criminologie relatives aux tribunaux est trop succinct et probablement partial. Néanmoins, l’exercice permet de dresser un portrait transversal des travaux portant sur ce thème depuis cinquante ans. Trop souvent obnubilée par la distinction qui oppose traditionnellement et (trop) pédagogiquement théorie conventionnelle et théorie critique, la recherche accueillie par Criminologie s’inscrit majoritairement dans un double paradigme qui, loin d’être stérile, révèle la forte communauté de pensée de la rationalité juridique et de la recherche criminologique : ce double paradigme configure une critique dite « de premier ordre », en contraignant, d’une part, la recherche à une évaluation au regard de l’idéal de justice et en la confinant, d’autre part, dans les frontières de la rationalité pénale. Cette critique, essentielle, nous donne à voir les tribunaux comme distributeurs de peines plutôt que comme évaluateurs de dossiers ; elle nous donne à voir des tribunaux injustes, dans leurs usages des victimes, des contrevenants, des incriminations et des peines. En mettant en évidence un second ordre de critique, plus rare, notre état des lieux invite à la réflexion sur la manière d’observer à l’avenir l’activité des tribunaux et le fonctionnement du système pénal dans son ensemble : une observation qui, sans se départir des idéaux de justice, ne se laisse pas aveugler sur leur véritable performance conservatrice ; une observation qui, bien que portant sur des pratiques pénales, ne s’arrête pas aux frontières de la rationalité qui les justifie.