Corps de l’article

Introduction

Dans le cadre de ce numéro spécial consacré au 50e anniversaire de la revue Criminologie, l’occasion s’est présentée de dresser un bilan des enjeux relatifs à l’intervention auprès des personnes judiciarisées. En s’inspirant de l’analyse des articles de la revue qui ont traité de la question de l’intervention en criminologie et du contexte de la création récente d’un ordre professionnel des criminologues au Québec (OPCQ), cet article propose une réflexion sur l’apport des différents modèles d’intervention mobilisés dans le champ de la criminologie au Québec. Étant convaincu qu’une diversité des approches représente la meilleure façon de répondre aux besoins des justiciables, nous insisterons en particulier sur les apports de la criminologie critique à une intervention qui soit à la fois humaniste et réflexive[2].

Dans un premier temps, nous présentons les résultats d’une analyse thématique des articles de la revue Criminologie qui ont abordé la question de l’intervention au fil des années. Cette analyse nous permet de dresser un bilan des travaux et des enjeux qui ont marqué ce champ depuis la création de la revue en 1968. Cette analyse nous permet également de rappeler l’importance qui devrait être accordée au principe de l’appariement des modèles et des programmes d’intervention de façon à pouvoir optimiser leur impact auprès des justiciables qui en bénéficieront.

Dans un deuxième temps, nous offrons une réflexion autour de la délimitation de la criminologie à la fois comme discipline et comme champ d’intervention. Nous défendons en particulier l’idée que le champ de la criminologie doit absolument inclure un volet critique, lequel représente une contribution significative à l’élaboration de pratiques d’intervention pour venir en aide aux personnes prises en charge par les institutions pénales. Nous croyons en effet que la perspective critique offre des outils qui permettraient aux intervenants de s’émanciper des impératifs institutionnels du système pénal afin de mieux répondre aux besoins et aux préoccupations propres aux justiciables.

Dans un troisième temps, nous exposons de quelle façon l’ordre professionnel pourrait défendre cette nécessité d’une intervention criminologique qui soit résolument critique, lui permettant de préserver sa mission de protection des individus vulnérables tout en conservant son indépendance par rapport aux institutions pénales. Cet article constitue en fait un plaidoyer pour une conception plus globale de l’intervention criminologique dans laquelle la relation d’aide constituerait le principal vecteur de l’activité professionnelle du criminologue.

1. Cinquante ans de recherche sur l’intervention

Présente depuis un demi-siècle, la revue Criminologie a toujours constitué la principale tribune pour la diffusion des travaux de recherche en criminologie au Québec. C’est pourquoi il s’avère particulièrement intéressant de dresser un bilan historique de la façon dont l’intervention en criminologie est abordée dans les articles de la revue. La sélection des articles qui traitent de l’intervention auprès des personnes judiciarisées nous a permis de constituer un corpus de 60 articles qui s’étale sur 50 ans[3]. Bien que l’analyse de ce corpus nous ait fourni de nombreuses indications sur l’évolution de ce champ de recherche, nous nous limiterons à souligner les constats qui nous apparaissent les plus frappants. Nous aborderons ainsi les thèmes suivants : 1) la place accordée à l’intervention au sein de la revue ; 2) l’affiliation institutionnelle des auteurs ; et 3) les pratiques et les modèles d’intervention qui ont été analysés dans les articles.

1.1 Place accordée à l’intervention au sein de la revue

Nous avons tout d’abord été surpris par le nombre relativement réduit d’articles qui traitent de la question de l’intervention en criminologie. Sur un total de 811 articles qui ont été publiés sur une période de 50 ans, à peine 7 % (n = 60) portent sur les aspects relatifs à l’intervention auprès des justiciables. Ces chiffres sont d’autant plus surprenants que dès 1972, le Département de criminologie de l’Université de Montréal devient une école professionnelle (Poupart, 2004), ce qui implique que la formation comporte dès lors un important volet consacré à l’intervention clinique. Cette sous-représentation des articles consacrés à ce thème s’explique probablement par la décision éditoriale de la revue de privilégier les numéros thématiques. La couverture de la recherche ne constitue donc pas un portrait fidèle de la recherche criminologique menée au Québec, mais plutôt un reflet des choix éditoriaux autour des thèmes abordés dans les différents numéros. Le thème de l’intervention sera ainsi couvert de façon plus sporadique, en général autour de certains numéros thématiques qui traitent de ces questions.

1.2 Affiliation institutionnelle des auteurs

Considérant que l’intervention criminologique constitue un domaine de recherche résolument ancré dans la pratique, nous avons décidé d’analyser l’affiliation institutionnelle des auteurs qui ont participé à la rédaction des articles. Cette analyse nous a ainsi permis d’obtenir un portrait général de la participation des intervenants à la publication scientifique.

La grande majorité des articles sélectionnés ont été rédigés par des auteurs qui proviennent du milieu de la recherche. On constate néanmoins un certain nombre d’articles qui ont été rédigés par des auteurs issus du domaine de l’intervention. La répartition des articles selon l’affiliation institutionnelle de l’auteur principal se présente comme suit : 48 des articles sont rédigés par des chercheurs (dont 20 par des auteurs rattachés à l’École de criminologie, 21 à des auteurs affiliés à d’autres établissements de recherche canadiens et 7 à des établissements de recherche à l’étranger) et 12 par des praticiens qui exercent dans différents secteurs de l’intervention (organismes communautaires, santé mentale, probation, service correctionnel, etc.). On constate aussi qu’il y a très peu d’articles qui ont été rédigés conjointement par des auteurs issus de la recherche et de l’intervention, témoignant ainsi d’un certain cloisonnement entre les deux mondes.

Bien que l’apport des intervenants à la publication des articles demeure plus modeste et souvent ponctuel, on constate cependant que la pratique des intervenants représente le principal objet d’investigation de plusieurs articles. On analyse la pratique des intervenants dans des enquêtes menées sous forme de sondages (Gagnon et Normandeau, 1977 ; Geoffrion et Ouellet, 2013 ; Lafortune et Lusignan, 2004), d’entretiens individuels ou de groupe (Dozois, Lalonde et Poupart, 1984 ; F.-Dufour, 2015 ; Messier, 1990 ; Quirion et d’Addese, 2011 ; Schneeberger et Brochu, 2000), de recherches ethnographiques (Fontaine, 2010) ou de réflexions sur le rôle des intervenants (Bogopolsky, 1984 ; Casoni, 1996 ; Gervais 1988 ; Leroux et Larrivée, 1988). À cet égard, les pratiques professionnelles des intervenants constituent une préoccupation pour les chercheurs qui oeuvrent dans le domaine.

1.3 Principaux thèmes abordés

L’intervention en criminologie recouvre principalement deux catégories de pratiques qui, bien qu’elles soient souvent menées par des groupes distincts d’intervenants, sont intimement liées. Il s’agit des pratiques relatives à l’évaluation des justiciables et celles liées à leur prise en charge thérapeutique.

1.3.1 Pratiques d’évaluation

Notre analyse a permis de constater que de nombreux articles sont consacrés aux pratiques d’évaluation en criminologie. Au début des années 1980, plusieurs articles vont traiter des enjeux relatifs à l’évaluation de la dangerosité et à la prédiction des comportements violents (Aubut, 1982 ; Debuyst, 1984 ; Houchon, 1984 ; Poupart, Dozois et Lalonde, 1982 ; Quinsey, 1984). S’inscrivant souvent dans une perspective critique, ces articles abordent surtout les enjeux théoriques et éthiques liés à l’utilisation du concept de dangerosité. Mais à partir de la fin des années 1990, on abandonne la question de la dangerosité, alors que les intérêts des chercheurs se déplaceront vers les outils psychométriques et les grilles d’évaluation du risque (Brouillette-Alarie, Proulx et Benbouriche, 2013 ; Charton, Couture-Poulin et Guay, 2011 ; Côté, 2001 ; Meunier et Ravit, 2015 ; Millaud, 1996 ; Parent, Guay et Knight, 2009 ; Proulx et Lussier, 2001 ; Quirion et d’Addese, 2011 ; Savard, Lussier et Sabourin, 2014). Les articles les plus récents porteront surtout sur la validité prédictive des différents instruments utilisés. Ce déplacement thématique témoigne alors du virage actuariel qui s’est opéré dans le champ de l’évaluation des justiciables, alors que la notion de dangerosité sera graduellement supplantée par celle de risque (Castel, 1983 ; Quirion, 2006).

1.3.2 Prise en charge thérapeutique et modèles d’intervention

En ce qui concerne la prise en charge thérapeutique, on retrouve un certain nombre de contributions qui traitent des programmes et des modèles d’intervention, que ce soit auprès des jeunes en difficulté ou des justiciables adultes. Bien que le nombre limité d’articles ne puisse nous autoriser à brosser un portrait exhaustif de l’évolution des pratiques qui s’est opérée au Québec au cours de ce demi-siècle, nous avons pu déceler, en filigrane de cette compilation, les grands modèles d’intervention qui ont marqué le champ de l’intervention au fil du temps.

Pour les décennies des années 1970 et 1980, on retrouve relativement peu d’articles qui traitent des modèles d’intervention. Les quelques contributions répertoriées portent sur des interventions qui s’inspirent essentiellement de l’approche psychodynamique (Laberge, 1982) et de l’approche rééducative héritée de la psychoéducation (Le Blanc et Tessier, 1978). On retrouve cependant chez certains auteurs un intérêt pour développer des modèles d’intervention permettant d’intégrer une approche multidisciplinaire (Kupperstein, 1971) ou permettant d’adapter l’intervention aux besoins propres aux justiciables (Brill, 1978). On souligne déjà l’importance de repousser les frontières disciplinaires et théoriques et d’instaurer une diversité d’approches et de modèles d’intervention pour mieux répondre aux particularités individuelles des justiciables.

Ces approches plus traditionnelles de l’intervention seront par la suite déclassées au profit de deux principaux modèles qui s’imposent à partir du début des années 1990. Il s’agit tout d’abord de l’approche cognitivo-comportementale, qui devient rapidement le modèle de prédilection des institutions correctionnelles canadiennes. Plusieurs articles parus dans la revue vont d’ailleurs adhérer à ce modèle d’intervention, que ce soit auprès des délinquants sexuels (Pellerin et al., 1996 ; Proulx, Aubut, Perron et McKibben, 1994 ; Viens, Tourigny, Lagueux et Étienne, 2012), des jeunes en difficulté (Lanctôt, 2010) ou de la population correctionnelle plus générale (Cortoni et Lafortune, 2009 ; Lafortune et Blanchard, 2010). Un second modèle d’intervention, soit l’approche développementale, devient aussi très populaire, en particulier auprès des jeunes en difficulté (Brunelle et Bertrand, 2010 ; Carbonneau, 2008 ; Dionne, 1996 ; Le Blanc, 2010 ; Tarabulsy, Robitaille, Lacharité, Deslandes et Coderre, 1998). Ces deux modèles bénéficieront d’une très large diffusion au Québec, tant auprès des chercheurs que des intervenants. Cet engouement exclusif pour ces deux grands modèles allait toutefois limiter la diversité des programmes offerts au sein du système pénal.

On remarque cependant, en marge de ces deux grands modèles d’intervention dont la cible est principalement individuelle, certains articles qui traitent de formes alternatives d’intervention dont la portée est beaucoup plus large. Plutôt que d’aborder l’intervention professionnelle offerte au sein des établissements spécialisés, certains articles s’intéressent à la mobilisation des ressources du milieu comme principal levier de changement, comme c’est le cas avec les groupes d’entraide et les pairs aidants (Bellot, Rivard et Greissier, 2010 ; Daigle, 1997), ou l’intégration de pratiques rituelles amérindiennes dans les programmes correctionnels (Létourneau, 2009). Dans une perspective mettant davantage l’accent sur les options alternatives à la prise en charge institutionnelle, certains articles traitent des programmes permettant de réduire le recours à l’intervention pénale afin d’orienter les individus vers des ressources plus en mesure de répondre à leurs besoins. C’est le cas entre autres des programmes de déjudiciarisation offerts aux personnes manifestant des problèmes de santé mentale (Laberge, Landreville et Morin, 2000) ou des programmes de rechange permettant à des femmes d’éviter les peines d’incarcération (Meunier, Wemmers et Jimenez, 2013). On retrouve aussi des articles qui sont consacrés à des interventions dont la cible ne se limite pas exclusivement aux justiciables, mais également à la communauté dans laquelle ils évoluent (Jaccoud, 1999). Ces formes alternatives d’intervention s’avèrent dès lors très stimulantes pour quiconque souhaiterait penser autrement l’intervention. Ces contributions portent en effet sur des interventions qui permettent d’intégrer certaines dimensions sociales et communautaires, faisant ainsi éclater le cadre de l’intervention clinique plus traditionnelle.

1.3.3 Diversité des approches et principe d’appariement

Ce survol des articles ayant traité de l’intervention nous permet dès lors de mettre en évidence les enjeux relatifs à un éventuel effritement de la diversité des modèles qui sont mobilisés dans le champ criminologique. À une époque marquée par le paradigme des données probantes et par le souci constant pour la rationalisation des ressources, on semble avoir perdu de vue l’importance qui était autrefois accordée au principe de l’appariement (Brill, 1978). Emprunté au champ de l’éducation, ce principe stipule que pour optimiser l’efficacité d’une intervention, celle-ci doit être adaptée au niveau de développement du bénéficiaire. Transposé dans le champ de l’intervention criminologique, ce principe désigne alors la nécessité d’ajuster les composantes d’un programme aux besoins propres au justiciable de façon à augmenter les chances que son impact soit significatif. Or, afin d’assurer cet agencement optimal des diverses dimensions de l’intervention, il est nécessaire d’offrir une panoplie de programmes et de techniques d’intervention dont la diversité permettrait de mieux répondre aux divers besoins des justiciables. C’est dans cet esprit d’ouverture à une diversification des approches et des pratiques d’intervention que nous exposerons maintenant les apports à la fois théoriques et pratiques de la criminologie critique dans le champ de l’intervention auprès des personnes judiciarisées.

2. Intervention et criminologie critique

Bien que la criminologie critique soit aujourd’hui légitimement reconnue sur le plan institutionnel, son champ d’analyse demeure néanmoins difficile à délimiter. Il semble en effet y avoir autant de définitions de la criminologie critique qu’il y a de criminologues qui se proclament de cette approche (Ratner, 2006 ; Schwartz et Hatty, 2003). Le champ de la criminologie critique recouvre en effet un si large spectre de perspectives (radicale, marxiste, féministe, constructiviste, conflictualiste, poststructuraliste, etc.) qu’il devient ardu d’y retrouver des bases communes, si ce n’est le fait de se définir en réaction ou en réponse à une criminologie dite traditionnelle. C’est donc à partir des limites de cette criminologie traditionnelle que nous établirons les principales assises de la criminologie critique pour ensuite réfléchir à son éventuel apport à l’intervention auprès des justiciables.

2.1 Principales limites de la criminologie traditionnelle

L’histoire de la criminologie a été marquée par de nombreux débats épistémologiques, en particulier autour de la question de la délimitation de son champ et de ses objets de recherche. Dans le cadre de ces débats, les tenants d’une perspective dite traditionnelle se sont souvent rabattus sur une définition très restreinte de la criminologie, qui se résume à l’étude d’un seul objet, soit le phénomène criminel. Il s’agit d’une criminologie qui, au départ, cherche à analyser un champ dont les contours ont été préalablement délimités par les institutions pénales. Cette définition véhicule en fait une vision tronquée du champ disciplinaire, qui se contente d’étudier le crime comme étant un phénomène ou un comportement en soi, qui serait brut sur le plan ontologique (Cusson, 2000). Cette criminologie du passage à l’acte comporte dès lors une difficulté majeure puisqu’elle refuse de considérer le phénomène criminel comme un objet d’étude qui est préalablement construit, tant sur le plan politique que juridique. En se rabattant sur le crime comme conduite spécifique et brute, cette criminologie contribue dès lors à essentialiser la notion de crime et à éliminer toute réflexion critique sur les conditions sociales de production de cette catégorie juridique (Pires, 1995). La criminologie, comme champ disciplinaire, ne peut pourtant faire l’économie d’une étude en profondeur de la médiation sociale et institutionnelle à travers laquelle le phénomène criminel est constitué (Kaminski, Mary et Cartuyvels, 2013).

La criminologie traditionnelle est aussi porteuse d’une autre difficulté majeure, qui est celle relative à la visée normative qu’on cherche à lui imposer. Sous prétexte que la criminologie doit être une discipline appliquée, certains auteurs vont lui accoler une mission dont la portée prescriptive se distingue très mal de celle des institutions pénales. C’est ainsi qu’on cherche à octroyer à la criminologie le rôle d’élaborer des outils permettant de mieux lutter contre le crime (Gassin, 2007). Pleinement conscients de cette portée répressive, les tenants de cette criminologie correctionnaliste se montreront d’ailleurs favorables à un élargissement de la discipline aux mesures de contrôle social, pourvu que ce soit pour en mesurer l’efficacité à des fins de lutte à la criminalité. Cette criminologie cherche alors à proposer des solutions à des problèmes qu’elle ne peut formuler de façon indépendante. Or, au même titre que n’importe quelle science sociale, la criminologie doit absolument éviter de se retrouver contrainte par des impératifs institutionnels et politiques, et de préserver son autonomie à titre de discipline indépendante. C’est justement par le truchement d’une posture résolument critique que la criminologie peut conserver cette indépendance et continuer à proposer ses propres interprétations quant à la nature des phénomènes étudiés, tout en évitant de mobiliser les catégories et les cadres qui sont générés par les institutions pénales.

2.2 Qu’est-ce que la criminologie critique ?

La critique, ce sera l’art de l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie.

Foucault, 1978/2015, p. 39

C’est ainsi en réponse aux principales limites de la criminologie traditionnelle que s’est développée la criminologie critique, laquelle se caractérise avant tout par un appel à l’indépendance de pensée par rapport au sens commun et aux institutions pénales et politiques. La criminologie critique se distingue ainsi par deux postures complémentaires, soit une posture politique et une posture épistémologique. La posture politique implique un parti pris assumé pour la défense des individus et des groupes vulnérables et marginalisés. La posture épistémologique implique quant à elle une indépendance dans la délimitation de ses objets de recherche et d’intervention, en particulier à l’égard des institutions pénales et correctionnelles.

2.2.1 Posture politique

Ethical conduct requires that we stay in touch with the living subjects of our theoretical inquiries and that we try to bridge the gulf between ourselves and those who bear the quotidian burden of discharging social control.

Ratner, 2006, p. 657

La criminologie critique s’est avant tout développée dans la foulée de la criminologie radicale des années 1970, laquelle s’est largement alimentée auprès du marxisme et de l’École de Frankfurt (Ratner, 2006). Ce mouvement se caractérise avant tout par une remise en question du statu quo politique – se démarquant ainsi de la criminologie traditionnelle – et par un appel à l’émancipation des individus et des groupes victimes de l’aliénation politique. L’objectif de la criminologie radicale consiste alors à rendre apparentes les contradictions propres au régime capitaliste et les contraintes structurelles qui s’exercent sur certains groupes vulnérables afin de proposer des solutions politiques autres. La criminologie critique se donne alors pour mission de dénoncer les injustices qui touchent principalement les groupes et les individus marginalisés et de promouvoir une plus grande justice sociale.

La recherche criminologique qui sera menée dans cette perspective porte principalement sur les institutions à travers lesquelles s’exerce le pouvoir (État, prisons, police), et tout particulièrement sur l’impact négatif de ces institutions sur les populations qui en sont la cible. On peut mentionner à cet égard les recherches portant sur les conditions de vie en prison et sur les effets corrosifs de l’intervention pénale sur les justiciables (Pires, Landreville et Blankevoort, 1981). Émerge alors une criminologie engagée dont l’objectif n’est plus tant de produire des connaissances permettant de développer des outils pour mieux lutter contre le crime, mais plutôt de proposer des mesures visant à réduire le recours au droit pénal et à la répression.

Cette posture politique, bien qu’elle permette de revendiquer des mesures pour protéger les groupes les plus vulnérables, ne remet toutefois pas en question cet objet d’étude que représente la conduite criminelle. Les tenants de la criminologie radicale vont bien sûr contribuer à faire reconnaître l’importance des inégalités sociales et des contraintes structurelles dans l’analyse du comportement criminel, mais sans nécessairement remettre en question la pertinence de cette catégorie d’analyse. Certains criminologues radicaux vont d’ailleurs chercher à redéfinir la liste des conduites devant être considérées comme des crimes de façon à pouvoir mieux lutter contre certaines pratiques exercées par les groupes dominants (DeKeseredy, 2011). On cible ainsi un certain nombre de conduites qui impliquent un préjudice sérieux pour la communauté, mais qui pourtant échappent à toute forme de contrôle (criminalité d’affaires, crimes politiques, crimes environnementaux). Derrière un discours émancipateur, cette criminologie persiste en fait à essentialiser le crime et à proposer des solutions pénales pour lutter contre des comportements qui génèrent des inégalités sociales.

Bien que la posture politique de la criminologie critique ne soit pas suffisante à elle seule pour remettre en question la pertinence du recours aux catégories pénales, elle offre néanmoins une éthique de l’intervention qui devrait guider davantage les intervenants appelés à travailler au sein des institutions pénales. Cette posture implique en effet une obligation morale à l’égard des individus et de groupes plus vulnérables qui se retrouvent pris en charge par le système pénal. Tout criminologue, qu’il se définisse ou non comme critique, doit se sentir interpellé par le sort des justiciables et prendre parti auprès des plus vulnérables (Becker, 1967). Il s’agit en fait de promouvoir une criminologie de la compassion dont la finalité est de protéger les personnes vulnérables contre les effets nocifs de l’intervention pénale. À cet égard, la criminologie critique peut contribuer à la mise en place de pratiques d’intervention dont la portée est résolument humaniste.

2.2.2 Posture épistémologique

La théorie qui élabore la pensée critique ne travaille pas au service d’une réalité déjà donnée, elle en dévoile seulement la face cachée.

Horkheimer, 1974, p. 50

La criminologie critique se caractérise aussi par une posture épistémologique qui consiste à préserver une distance par rapport aux objets d’étude qui lui sont imposés par les institutions pénales. Cette approche critique ne se manifeste pas seulement dans le choix des objets d’étude, mais aussi dans la façon dont ils seront définis et circonscrits. Toute démarche critique doit en fait s’assurer de remettre en questionner les a priori théoriques et les idées reçues concernant le crime et les mesures mises en place pour y répondre. À cet égard, la criminologie critique se distingue par rapport à la production du savoir criminologique traditionnel.

Entretenir une attitude critique par rapport à la connaissance, c’est être en mesure de remettre constamment en question le processus par lequel on en arrive à produire du savoir. S’inspirant à cet égard du réalisme critique de Karl Popper (1991), une théorie critique de la connaissance se doit de continuellement remettre en question la validité même de ses fondements théoriques et empiriques. Optant pour une méthode falsificatoire, la démarche poppérienne s’appuie sur l’idée qu’aucune théorie ne peut être prouvée de façon définitive, mais seulement réfutée sur la base du raisonnement et des expériences empiriques. Toute nouvelle théorie, aussi rigoureuse soit-elle, demeure toujours une hypothèse qui pourra éventuellement être réfutée. Selon cette perspective, il s’avère illusoire d’espérer atteindre un jour la vérité ultime. La mission du chercheur consistera donc, en toute humilité, à se rapprocher toujours davantage de la vérité par un incessant processus d’essais et d’erreurs, tout en préservant ce réflexe falsificatoire. C’est cette continuelle quête de la falsification qui permet de conférer à cette méthode son caractère critique. Comme le mentionne Popper, cette démarche critique a pour principal avantage de nous permettre d’échapper à « la stratégie d’immunisation de nos théories contre la réfutation » (Popper, 1991, p. 78). Être critique pour le chercheur, c’est donc de s’assurer de ne jamais tomber dans le piège de la certitude absolue et de l’acceptation aveugle des idées reçues. Bien qu’au premier abord plus confortable, cette certitude par rapport à notre connaissance des choses n’en demeure pas moins improductive du point de vue des nouvelles découvertes.

Dans le domaine des sciences humaines, cette attitude critique s’avère d’autant plus nécessaire que le chercheur est appelé à se pencher sur des objets et des phénomènes qui sont au départ fabriqués selon une logique institutionnelle. Cette remarque est particulièrement frappante en ce qui concerne la criminologie traditionnelle, puisque son principal objet (le crime) est le produit d’une désignation juridique et sociale fortement marquée par des enjeux normatifs liés au maintien de l’ordre et à la répression des conduites marginales. Maintenir une attitude critique implique donc pour le criminologue d’éviter de tenir ces objets pour acquis, d’essayer d’en dévoiler leurs origines institutionnelles et de proposer des définitions conceptuelles et théoriques alternatives. Le réflexe critique consiste donc à continuellement questionner la provenance des a priori qui circulent au sein de la discipline. Il s’agit en fait d’étendre la portée du réalisme critique de Popper au-delà de la réfutation des théories pour y inclure également la réfutation des concepts et des objets qui sont au coeur de la criminologie traditionnelle.

La criminologie critique a ainsi permis de mettre en lumière le fait que le crime, à titre de conduite spécifique, n’est pas tant un phénomène brut qu’une construction juridique et sociale. Ce qui caractérise toutes les conduites qualifiées de crime, ce ne sont pas les caractéristiques inhérentes à ces conduites, mais bien le fait qu’elles transgressent un code de conduite qui a été instauré par des institutions politiques et juridiques. Le crime est avant tout le produit d’une incrimination qui est suivi d’une transgression (Robert, 2005). Chez Michel Foucault (1975/1999), on porte encore plus loin cette analyse de la qualification institutionnelle qui s’opère au sein de la pénalité. Il souligne entre autres que la production d’un savoir positiviste sur le criminel aurait permis de doubler le caractère juridique du crime d’une nouvelle valeur scientifique, ouvrant ainsi la porte à la mise en place de nouvelles technologies de contrôle des marginaux (Foucault, 1975/1999). L’importance octroyée au processus de désignation a ainsi permis l’émergence en criminologie d’une tradition de recherche portant sur les processus de mise en forme juridique et institutionnelle de certaines conduites jugées répréhensibles.

Cette attitude critique a conduit des chercheurs à dénoncer le recours à certains concepts ou notions soi-disant neutres et objectifs, mais qui en fait étaient calqués sur le jargon et les catégories des institutions de prise en charge (Debuyst, 2009). Dans cet esprit, les tenants de la criminologie critique se sont toujours efforcés de proposer des façons différentes d’aborder et de définir l’objet du « crime » qui est au coeur de leur discipline. On peut penser en particulier à Louk Hulsman qui allait proposer l’expression de situations problématiques pour désigner les situations de conflit qui seront prises en charge par le système pénal. Cette redéfinition de l’objet permettait dès lors, tout en échappant au langage et à la logique propres au système de justice pénale, de tracer des nouvelles frontières au sein de la discipline criminologique. Le concept de situation problématique deviendra d’ailleurs l’un des principaux éléments théoriques de sa perspective abolitionniste (Bernat de Celis, 1982 ; Hulsman, 1986 ; Slingeneyer, 2005). Dans sa forme la plus radicale, la criminologie critique préconise l’abolition du système pénal. Dans sa version plus modérée, elle défend l’idée d’une intervention réduite de l’appareil de justice criminelle. Cet appel à un allègement pénal se traduit, par exemple, par des demandes pour la création de peines alternatives à l’emprisonnement et pour la réduction des pouvoirs octroyés aux agences policières. On dénonce aussi cette tendance à la criminalisation d’un nombre de plus en plus important de conduites, lesquelles devraient relever davantage de la politique sociale que de la politique criminelle.

Opter pour une approche critique en criminologie, c’est à la fois prendre la défense des groupes ou des individus les plus vulnérables et remettre en question les concepts qui nous viennent des institutions pénales. Il s’agit ainsi d’une approche qui permet d’interroger la vérité et ses effets de pouvoir, de façon à favoriser une remise en question des idées reçues et de promouvoir une résistance politique à la fois individuelle et collective (Foucault, 1978/2015). À cet égard, la criminologie critique propose bien plus qu’une grille d’analyse théorique puisqu’elle permet aussi de développer des outils pratiques pour résoudre des problèmes inhérents à l’exercice du pouvoir. Il nous reste dès lors à explorer de quelle manière cette criminologie critique peut constituer un important levier dans le contexte de l’intervention auprès des personnes prises en charge par les institutions pénales, relevant ainsi sa dimension éminemment appliquée.

3. Criminologie critique et intervention : enjeux relatifs à l’implantation d’un ordre professionnel au Québec

Pendant trop longtemps, les criminologues critiques ont négligé le champ de l’intervention auprès des personnes judiciarisées, laissant ainsi le champ libre à la criminologie traditionnelle pour déterminer les modalités de l’intervention. Cette situation avait déjà été dénoncée au milieu des années 1970, alors que Christian Debuyst (1975) en appelait à une réconciliation entre la psychologie criminelle et la sociologie de la réaction sociale. Son appel n’ayant malheureusement pas été suffisamment entendu, l’intervention en criminologie a été dès lors essentiellement confiée aux soins de chercheurs qui s’inscrivaient résolument dans une perspective traditionnelle du passage à l’acte. En s’inspirant du contexte de la création d’un ordre professionnel des criminologues au Québec, nous proposons maintenant d’approfondir la réflexion autour de l’apport éventuel de la criminologie critique à une intervention plus humaniste et plus réflexive. Il s’agit en fait de proposer des solutions permettant de rattraper ce rendez-vous manqué entre la criminologie critique et l’intervention criminologique et de favoriser une plus grande diversité des approches mobilisées pour répondre aux besoins des personnes judiciarisées.

3.1 Présentation du contexte de constitution de l’ordre professionnel

Après un long processus qui s’est échelonné sur plusieurs années, l’Ordre professionnel des criminologues du Québec (OPCQ) est officiellement constitué en juillet 2015. Afin de mieux cerner les enjeux inhérents à la création de l’OPCQ, il s’avère utile de rappeler le contexte dans lequel il a été constitué.

3.1.1 Émergence du système professionnel québécois

Au Québec, le système professionnel a été instauré en 1974 afin de permettre à l’État de mieux réguler les pratiques professionnelles, s’inscrivant ainsi en continuité avec les grands principes de la Révolution tranquille. Ce système a été créé initialement afin de mieux distinguer les associations professionnelles visant à promouvoir les intérêts de leurs membres et les organisations visant à protéger le public contre les préjudices et les pratiques abusives. Bien qu’une confusion puisse persister dans la perception du public quant à la véritable mission des ordres professionnels (Hébert et Sully, 2015), il n’en demeure pas moins que leur rôle officiel est d’assurer la protection des individus assujettis à ces pratiques professionnelles. Il est en effet stipulé dans le Code des professions que la principale mission des ordres professionnels consiste à protéger les membres du public (en l’occurrence les personnes vulnérables) contre les préjudices et les pratiques abusives qui peuvent découler de l’exercice des professions[4]. La mission des ordres professionnels consiste également à encadrer les pratiques par la mise en place d’un système de reconnaissance des compétences et de la formation auquel doivent se conformer les intervenants qui exercent des activités professionnelles. L’encadrement de ces activités sera alors confié à l’Office des professions, un organisme gouvernemental chargé d’exercer un rôle de surveillance des ordres professionnels.

Le système professionnel repose principalement sur la désignation d’activités réservées, ce qui permet de s’assurer que seuls les professionnels ayant les compétences requises puissent exercer certaines formes d’intervention (Hébert et Sully, 2015). Dans le domaine de la santé et des relations humaines, comme toute forme d’intervention implique nécessairement l’exercice d’un pouvoir – en particulier en matière d’évaluation des justiciables –, la reconnaissance de ces activités réservées permet dès lors d’assurer un meilleur encadrement des pratiques professionnelles qui peuvent impliquer un préjudice pour ceux qui y sont assujettis.

3.1.2 Intégration des criminologues dans le système professionnel

Une réforme en profondeur du système professionnel québécois est lancée en 2000 dont l’objectif est de moderniser le champ d’exercice des professions. Après une première phase qui touche essentiellement les professionnels du domaine de la santé physique, on entreprend par la suite une réforme du domaine de la santé mentale et des relations humaines. Un groupe de travail interministériel est alors créé sous la présidence du Dr Roch Bernier. Dans le rapport déposé en juin 2002, le groupe de travail recommande une redéfinition des champs d’exercice et la mise en place d’activités réservées pour les ordres déjà constitués. Il recommande aussi d’analyser la possibilité d’intégrer les criminologues dans le système professionnel (Groupe de travail ministériel sur les professions de la santé et des relations humaines, 2002).

Un comité d’experts sera pas la suite constitué en janvier 2004 sous la présidence du Dr Jean-Bernard Trudeau, dont le mandat est de poursuivre les travaux du comité Bernier et de proposer des recommandations concernant l’encadrement de la psychothérapie et l’intégration de nouveaux groupes d’intervenants dans le système professionnel. Le rapport Trudeau, qui est déposé en novembre 2005, recommande de façon explicite que les criminologues soient regroupés en ordre professionnel (Comité d’experts sur la modernisation de la pratique professionnelle en santé mentale et en relations humaines, 2005). On y énumère une liste d’activités réservées pour les criminologues, qui touchent principalement les activités d’évaluation des justiciables et des victimes d’actes criminels. On y propose aussi un champ d’exercice propre au criminologue, qui vise à circonscrire le contexte professionnel dans lequel s’exerceront les activités réservées et à établir la nature et la finalité de l’intervention. Le champ d’exercice du criminologue, tel qu’énoncé dans le rapport Trudeau, consiste à :

évaluer les facteurs criminogènes et le comportement délictueux de la personne ainsi que les effets d’un acte criminel sur la victime, déterminer un plan d’intervention et en assurer la mise en oeuvre, soutenir et rétablir les capacités sociales de la personne contrevenante et de la victime dans le but de favoriser l’intégration dans la société de l’être humain en interaction avec son environnement.

Comité d’experts sur la modernisation de la pratique professionnelle en santé mentale et en relations humaines, 2005, p. 79

Le champ d’exercice tel qu’il est proposé dans le rapport Trudeau sera dès lors repris de façon intégrale dans le projet de loi 21 qui sera adopté en juin 2009 (Gouvernement du Québec, 2009), ainsi que dans les lettres patentes qui seront publiées en décembre 2014 (Gouvernement du Québec, 2014). Après une longue période de discussions entre les diverses instances impliquées, l’OPCQ est légalement constitué le 22 juillet 2015. Bien que la liste des activités réservées permette de bien répondre à l’objectif de protection des personnes vulnérables, on constate néanmoins que le champ d’exercice est calqué principalement sur les finalités institutionnelles du système pénal. En insistant de façon toute particulière sur les facteurs criminogènes, cette délimitation du champ de la pratique reproduit en fait les finalités correctionnalistes de lutte à la récidive, contrevenant en fait au principe d’indépendance de la pratique criminologique relativement aux institutions du système pénal. Nous abordons donc, dans la section suivante, les principaux enjeux qu’implique la constitution de l’OPCQ selon une perspective critique.

3.2 Perspective critique et ordre professionnel

Dans sa dimension appliquée, la criminologie critique peut offrir un cadre d’intervention fort intéressant pour les praticiens qui ont à coeur la mise en place de mesures permettant de mieux répondre aux besoins des personnes judiciarisées. À cet égard, la criminologie critique peut s’avérer réconciliable avec la mission d’un ordre professionnel, pourvu que certains principes soient préservés du point de vue politique et épistémologique.

En ce qui concerne la posture politique, comme la mission de l’OPCQ est de protéger les personnes judiciarisées contre les interventions abusives, elle s’avère tout à fait cohérente avec un parti pris pour la défense des personnes vulnérables. Si on accepte cette idée que toute intervention – de même que tout défaut d’intervention – peut entraîner des perturbations et des préjudices pour les personnes qui y sont assujetties, la criminologie critique peut offrir un cadre dans lequel le souci de protection des personnes vulnérables doit guider les pratiques. En instaurant un code de déontologie et un processus de traitement des plaintes, l’OPCQ permet dès lors de protéger les justiciables contre certaines interventions qui, bien que justifiées au nom du mieux-être du bénéficiaire, n’en comportent pas moins des risques en termes de préjudice. À cet égard, l’OPCQ constitue un important rempart pour éviter toute intervention abusive et préjudiciable, dévoilant ainsi sa véritable portée critique.

Cette mission de protection des individus vulnérables est d’autant plus légitime que la clientèle des criminologues évolue dans un contexte où la contrainte joue un rôle important (Quirion, 2014). À cet égard, la criminologie critique peut offrir une contribution additionnelle puisqu’elle permet d’étendre la notion d’intervention abusive à toute forme d’intervention pénale qui aurait recours à des mesures restrictives de la liberté. Dans cet esprit, un ordre professionnel devrait être en mesure de reconnaître – et même de promouvoir – une intervention alternative à l’approche clinique traditionnelle (réduction des méfaits, médiation, justice alternative, etc.), permettant ainsi aux bénéficiaires d’échapper aux contraintes exercées par les institutions pénales. L’intervention ne devrait donc pas s’inscrire exclusivement dans un programme de lutte à la récidive, mais devrait également offrir aux personnes judiciarisées des outils pour lutter contre les effets de l’exclusion et pour contrer les effets négatifs de l’intervention pénale. L’intervention en criminologie devrait ainsi inclure toute mesure visant à lutter contre le traumatisme carcéral et à réduire l’impact négatif de la prise en charge pénale.

Pour ce qui est de la posture épistémologique, un ordre professionnel devrait également préserver son indépendance quant à la logique et aux catégories qui sont imposées par les institutions de contrôle social. À cet égard, on peut reprocher à l’Office des professions d’avoir restreint le champ de la pratique criminologique à une intervention correctionnaliste qui est essentiellement calquée sur la mission des agences du système pénal. En incluant dans la description du champ d’exercice du criminologue « l’évaluation des facteurs criminogènes et du comportement délictueux de la personne » (Gouvernement du Québec, 2014, p. 4673), les différentes instances du système professionnel ont ainsi endossé sans aucun esprit critique les finalités et le vocabulaire portés par les institutions pénales. Cette décision a eu pour effet de confiner le criminologue dans un rôle d’agent de lutte à la récidive alors que ses compétences lui permettraient de jouer un rôle beaucoup plus général d’agent de relation d’aide. Le cadre de l’intervention du criminologue regroupait déjà une panoplie de fonctions, comme la médiation et la négociation (Lafortune et Lusignan, 2004). La spécificité du criminologue, par rapport aux autres professions, devrait donc reposer sur sa capacité à venir en aide à des personnes qui se retrouvent dans un contexte de contrainte pénale et non à assurer la protection du public contre la récidive. Il ne revient donc pas aux ordres professionnels d’endosser les missions des diverses agences dans lesquelles leurs membres seront appelés à pratiquer, mais plutôt d’encadrer les pratiques professionnelles de façon à ce qu’elles soient aidantes pour ceux qui en bénéficient.

Le contexte dans lequel les criminologues sont appelés à évoluer implique évidemment une dimension de contrôle et de surveillance à laquelle il est difficile (voire même impossible) d’échapper. Mais dans un contexte d’encadrement des pratiques professionnelles, il ne revient pas à l’OPCQ de confiner ses membres à cette finalité de contrôle. La criminologie critique, en permettant une mise à distance par rapport aux institutions pénales, pourrait dès lors contribuer à redéfinir le champ de l’intervention à partir de ses propres balises. Plutôt que de répondre exclusivement aux impératifs de réduction de la récidive et de protection de la communauté, l’intervention devrait aussi offrir aux personnes judiciarisées les outils nécessaires pour mieux répondre à leurs propres besoins en termes d’intégration sociale.

Conclusion

Au cours des dernières décennies, le champ de l’intervention en criminologie semble avoir été marqué par un effritement de la diversité des modèles d’intervention. Cette tendance est particulièrement frappante lorsqu’on examine la standardisation des programmes et des outils d’évaluation qui sont utilisés au sein des agences correctionnelles (Quirion, 2006). Au nom du paradigme des données probantes, on a en effet procédé à une rationalisation de l’intervention, ce qui aurait conduit à réduire de façon considérable le spectre des programmes mis en place pour répondre à la diversité des besoins des personnes judiciarisées. Cet effritement de la diversité des approches représente à notre avis un important recul puisqu’il contribue à réduire la portée du principe de l’appariement.

Pour contrer cette érosion du principe de l’appariement, nous croyons qu’il est nécessaire de diversifier l’offre de service et de développer des programmes s’inspirant de modèles et d’approches plus variés. C’est dans cet esprit de diversification de modèles que nous avons proposé de (re)mobiliser les grands principes de la criminologie critique afin de repenser l’intervention auprès des personnes judiciarisées. Nous sommes d’avis que la criminologie critique – dans sa dimension résolument appliquée – peut contribuer à instaurer des pratiques d’intervention qui soient mieux adaptées aux véritables besoins des individus pris en charge par les institutions pénales. En permettant de réinstaurer une véritable criminologie de la compassion, et en conservant son indépendance par rapport aux catégories et aux finalités des institutions pénales, la criminologie critique permet de véhiculer une conception de l’intervention à la fois humaniste et réflexive.

Si l’intervention auprès des personnes judiciarisées n’est pas nécessairement irréconciliable avec la criminologie critique, elle doit toutefois être repensée afin d’intégrer certains principes qui sont à la base de cette approche. Dans le contexte de constitution d’un ordre professionnel des criminologues au Québec, nous croyons que la criminologie peut apporter une contribution importante dans le champ de l’intervention, pourvu que l’on accepte de prendre en compte la diversité des interventions, en particulier celles relatives à une intervention critique.